CHAPITRE IV

LE JAPON D’AUJOURD’HUI

I

Un programme menteur. — Révolution dans l’étiquette et dans les mode à la cour du mikado.

La révolution de 1868, à en juger par le programme de ses auteurs, devait inaugurer un violent retour vers le passé. On avait renversé le shogoun en l’accusant d’avoir trahi par ses traités avec « les barbares » l’intérêt et l’honneur du pays. On devait donc s’attendre à voir ces traités déchirés, au risque d’une guerre avec l’Europe et les États-Unis, et les portes du Japon plus étroitement fermées que jamais aux étrangers, à moins que ceux-ci ne se décidassent à les enfoncer à coups de canon. Les chefs du mouvement, au moins ses chefs apparents, étaient les grands seigneurs féodaux. On devait donc supposer qu’une fois vainqueurs ils allaient se hâter de reconquérir tout le terrain perdu par la féodalité, et d’imposer au reste de la nation un joug plus lourd encore que par le passé. Mais notre mot : menteur comme un programme est aussi vrai dans l’extrême Orient que dans l’Occident ; d’ailleurs, sur les côtes du Pacifique comme sur celles de l’Atlantique, les résolutions arrêtées et les plans longuement mûris ne peuvent rien contre la force des choses.

Les chefs du mouvement qui venait d’aboutir à l’


LE MIKADO DERRIÈRE UNE NATTE.

abolition du shogounat étaient peut-être des ambitieux, mais ce n’étaient pas des fanatiques ; ils comprirent tout de suite qu’ils ne pouvaient songer à se lancer dans une aventure où l’immense empire de Chine avait échoué ; l’on peut croire qu’ils n’eurent pas un seul instant la pensée de rompre en visière à tout l’univers civilisé, et d’attirer sur leur pays, déjà éprouvé par deux ou trois ans de guerre civile, le fléau d’une guerre étrangère dont l’issue n’était pas douteuse. Ce qui peut à bon droit nous surprendre davantage, c’est qu’au lieu de se contenter de respecter, une fois au pouvoir, ces traités naguère si violemment dénoncés par eux à l’indignation publique lorsqu’ils faisaient au shogoun une opposition révolutionnaire, ils allèrent beaucoup plus loin que n’avait osé le faire le gouvernement déchu dans la voie des réformes libérales et se mirent à copier — ce qu’il n’avait jamais fait — les institutions, les mœurs et même les modes de l’Europe.

Jusqu’en 1868, le mikado était le type le plus accompli de ces princes de l’Orient qui croient imposer le respect à leurs sujets en se rendant invisibles à tous et en se cachant au fond de quelque palais. Ceux de ses sujets, en très petit nombre, qu’il daignait admettre à venir lui présenter leurs hommages étaient séparés de lui par un rideau disposé de façon à leur cacher son auguste visage, tandis qu’il pouvait les voir se prosterner au pied de l’estrade sur laquelle il était, accroupi sur ses talons, immobile, les mains jointes, dans la pose classique des statues de Bouddha. Quand il sortait, c’était toujours dans une litière hermétiquement fermée, tous ceux qui rencontraient son cortège devaient, tandis qu’il passait, se prosterner à terre, la face collée sur le sol.

Dès qu’ils eurent triomphé, les chefs du mouvement, au lieu de rendre le souverain encore plus inabordable, comprirent la nécessité de détruire peu à peu une étiquette qu’on ne pouvait plus maintenir ; mais il est plus facile d’exciter le fanatisme que de l’éteindre, et ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’en faisant appel aux passions patriotiques et religieuses de la petite noblesse, ils avaient trop pleinement réussi.

En 1869, les ministres d’Angleterre, de France, des États-Unis et des Pays-Bas avaient été appelés Kioto par le mikado lui-même. Le 23 mars, sir Harry Parks, ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne, devait avoir une audience solennelle de l’empereur. Tandis qu’il se rendait au palais avec son nombreux cortège, des bonzes et des samouraïs fanatiques, que la vues des barbares exaspérait aussi bien après le triomphe des conspirateurs qu’auparavant, se jetèrent sur le diplomate anglais et sur son escorte. Sur les treize cavaliers anglais qui précédaient sir Harry, neuf furent gravement blessés. Sir Harry lui-même voyait déjà un sabre levé sur sa tête, lorsque, par un hasard heureux, l’assassin fit un faux pas et tomba. Les fonctionnaires, les samouraïs et les soldats indigènes qui remplissaient les rues, au lieu de défendre les étrangers, s’empressèrent de se sauver, et les soldats anglais furent seuls à protéger le représentant de l’Angleterre. Toute la population, vivement émue, semblait partager le fanatisme des assassins. On craignait de nouvelles attaques contre les étrangers. L’audience à laquelle sir Parks n’avait pu se rendre ce jour-là eut lieu le lendemain et les légations européennes partirent aussitôt pour Osaka.

Cependant les événements de cette triste journée n’empêchèrent pas une réforme jugée nécessaire. Peu à peu le mikado se mit à recevoir ses sujets avec un cérémonial moins étrange ; il parla, il remua devant eux ; il ne craignit plus de montrer qu’il était vivant. Puis il sortit à cheval et même à pied dans les rues de Yédo où il transféra bientôt la capitale de l’empire. On ne fut plus obligé de se détourner de son passage ou de se jeter dans la poussière ou dans la boue pour lui rendre hommage. Ces antiques marques de respect furent même interdites par un décret. En même temps, il modifia peu à peu son costume. Paré d’étoffes raides de broderies, et la tête surmontée d’une immense aigrette, dans son immobilité de statue il avait plutôt l’air d’une idole que du chef vivant d’un grand empire. Il ne tarda pas à adopter des costumes de plus en plus semblables à ceux des simples mortels. En 1872, à l’inauguration du premier chemin de fer construit dans son pays (de Yédo à Yokohama), il portait encore l’ancien costume des mikados ; mais il comprit sans doute lui-même que ces modes orientales devaient être réformées depuis que l’Europe pénétrait dans son empire avec ses chaudières, ses locomotives et ses télégraphes électriques. Le 1er janvier 1873, il ne fit que se montrer un instant à ses invités, recouvert de sa robe de cérémonie. « Trois ans plus tard, à la réception du 1er janvier 1876, nous dit M. Bousquet, qui a assisté comme fonctionnaire du gouvernement japonais à ces deux cérémonies, des chambellans en frac recevaient les privilégiés dans des salons meublés de fauteuils démodés, les introduisaient devant le mikado, vêtu d’un pantalon de casimir noir à bandes d’or et d’un veston brodé, costume qu’il paraît avoir décidément adopté comme tenue de cérémonie, et Sa Majesté échangeait un salut avec chacun. L’impératrice conservait encore l’ancien costume impérial dans toute sa rigueur, mais nous supposons qu’elle ne tardera pas à faire venir ses toilettes de Paris. »