Le IIme Livre des masques/Les Goncourt

Société du Mercure de France (p. 258-272).
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LES GONCOURT


Quoique les dernières évolutions littéraires se soient faites loin de M. de Goncourt et qu’il ait eu l’orgueil — ou la faiblesse — de s’en désintéresser, on ne trouverait sans doute pas à cette heure un « symboliste » de marque, et même le plus absolu en ses idées, qui ne consentît à signer un éloge cordial de l’auteur de Madame Gervaisais. Le doute qui assombrit l’éclat des obsèques d’Alexandre Dumas, ou les moins illustres funérailles de M. Daudet, s’est résolu en évidente lumière et en certitude pure et simple : les Goncourt furent un grand écrivain.

Ils en eurent tous les caractères : l’originalité, la fécondité, la diversité.

L’originalité est le don premier, mystérieux et formidable ; sans lui, toutes les autres qualités de l’écrivain sont stériles, nuisibles, et même un peu ridicules, le jour où l’homme de lettres laborieux et intelligent, mais pas davantage, fier de multiples aptitudes, se veut dressé en statue sur un piédestal de tomes. Plus digne de gloire est le génie intermittent ou soudain qui se manifeste par de capricieux éclairs ou par la lueur inattendue d’un rayon seul et qu’on ne reverra pas. Les Goncourt appartiennent à la caste des génies continus et sans défaillance ; s’ils ne doivent pas être nombrés parmi les demi-dieux, ils le seront parmi les héros qui accumulèrent un total de belles actions égal à une œuvre unique et grandiose. Chacun des livres des Goncourt fut une de ces belles actions, chacune d’une beauté différente et neuve.

Historiens, appliquant aux événements d’hier la méthode documentaire d’Augustin Thierry, ils restituèrent, en place d’une vision de parade, un XVIIIe siècle vivant et sincère, rajeuni par la typique anecdote, éclairé par le sourire des femmes, expliqué par le costume, par le billet, par l’estampe, par le cri de la rue, par l’épigramme, par le mot. Cette sorte d’histoire n’est pas toute l’histoire, mais c’est peut-être la seule qui puisse intéresser désormais des esprits devenus sceptiques par trop de lectures et plus curieux de comprendre les différences que de ramener à l’unité la diversité des événements. Si l’on ne retient de l’histoire que les faits les plus généraux, ceux qui se prêtent aux parallèles et aux théories, il suffit, comme disait Schopenhauer, de conférer avec Hérodote le journal du matin : tout l’intermédiaire, répétition évidente et fatale des faits les plus lointains et des faits les plus récents, devient inutile et fastidieux ; Bossuet le rejette. Ce fut la première originalité des Goncourt de créer de l’histoire avec les détritus mêmes de l’histoire. Tout un mouvement de curiosité date de là ; la publication de l’Histoire de la Société française pendant la Révolution et sous le Directoire ouvrit l’ère du bibelot, — et que l’on ne voie pas en ce mot une intention dépréciatrice ; le bibelot historique jadis s’appela relique : c’est le signe matériel qui témoigne devant le présent de l’existence du passé. En ce sens, le musée Carnavalet, pour prendre un exemple bien clair, est l’œuvre des Goncourt, — et, s’il avait acheté la partie historique du cabinet d’Auteuil, il aurait pu tout naturellement changer de nom en s’enrichissant.

L’œuvre historique des Goncourt, laissées de côté ses conséquences et son influence, a une valeur certaine. D’abord ils imaginèrent d’« écrire » l’histoire ; ils ne font ni des discours ni des dissertations, mais des livres ; ils traitent Marie-Antoinette non pas en sujet mais en motif autour duquel se viennent rassembler tous les petits faits de vie dont vivait la reine : à connaître ses jeux, ses paroles, ses robes et ses coiffures, ils pénètrent plus facilement jusqu’à son âme qui, occupée sans doute de combinaisons politiques, l’était aussi de jeux, de robes et de coiffures. Tous ces détails, que les gens graves de l’an 1855 taxaient d’enfantillages, ne les empêchèrent pas de dégager les premiers le véritable rôle de la reine et de montrer que tous les fils venaient se nouer autour de ses doigts fins et redoutables. La clef de l’énigme que cherchaient en vain les historiens « sérieux » et professionnels, les Goncourt la trouvèrent dans une boîte à mouches, peut-être, mais ils la trouvèrent.

Leur période uniquement historique se clôt vers 1860 : alors, sans modifier leurs procédés, ils demandent aux faits de la vie contemporaine ce qu’ils avaient demandé au document du passé : la vérité réaliste.

Chercher la vérité semble une entreprise illusoire et paradoxale. Avec de la patience, on atteint quelquefois l’exactitude, et avec de la conscience, la véracité ; ce sont les qualités fondamentales de l’histoire ; on les retrouve dans les romans des Goncourt. Leurs fictions, plus que toutes autres, inspirent confiance ; on peut y étudier la vie comme dans la vie elle-même ; les faits, transposés selon le ton nécessaire, loin d’être défigurés, sont encore accentués et rendus plus vivants par l’art qui les remet en leur place et en leur lumière logiques. Le réalisme ne s’y étale jamais avec la brutalité démocratique où il descendit plus tard ; ils manient les anecdotes sociales avec délicatesse, comme les médecins font des plaies les plus sales ; avec pitié, avec dédain, avec joie, — toujours avec cette supériorité aristocratique, don de ceux qui, élevés au-dessus de la basse vie, n’y inclinent que leur intelligence et n’y mettent pas les mains. Tous leurs romans sont observés de haut, par un regard qui plonge ; ils dominent leurs personnages ; ils ne sont jamais familiers, mais jamais insolents.

Observateurs désintéressés, sans croyances, sans opinions sociales, ils vont dans la vie, la poitrine bravement tournée vers la lame, et ils notent, après le choc, leur sensation. Ils se font ainsi un répertoire authentique d’attestations dont ils ont éprouvé sur eux-mêmes la vérité immédiate. Que ces fiches soient rangées dans leur cerveau ou dans des boîtes, c’est là qu’ils puisent s’ils ont à dire, ressentie par un de leurs personnages, une impression analogue à celle qu’ils éprouvèrent. Aussi ils écoutaient, attentifs aux involontaires confidences, aux cris de nature, prompts à saisir la valeur significative d’un sourire, d’un regard, d’un geste. Voulant reproduire en son élémentaire véracité la langue des enfants, ils s’astreignirent à passer sur un banc des Tuileries d’immobiles après-midi, figés en un feint sommeil, pour ne pas effaroucher la piaillerie des moineaux. L’un comme l’autre, ils avaient la passion d’écouter aux portes de la vie ; ils cherchaient des secrets comme des gens cherchent de minuscules coquillages dans le sable des dunes ; le survivant garda jusqu’à sa dernière heure ce besoin de savoir ce qui se passe, de regarder par la fenêtre, de soulever les stores et les rideaux. Tout ce qui ne put logiquement trouver place dans les romans devint la matière du Journal, — ce carnet colossal d’un romancier réaliste.

On appelle réaliste le romancier qui ne travaille que d’après l’observation minutieuse des faits de la vie ordinaire, mais un romancier qui ne serait que réaliste ne serait que la moitié d’un romancier, ou moins : on le vit bien lorsque le réalisme fut manié par le déplorable Champfleury. Comme méthode, le réalisme avait été inventé par les romantiques qui se vantaient, à l’imitation de Gœthe, de mêler exactement dans leurs œuvres la vérité et la poésie. Plus tard, tandis que les uns gardaient la seule poésie et, par Musset, arrivaient à Octave Feuillet, les autres, rejetant toute poésie, venant de Stendhal, aboutissaient aux sèches analyses de Duranty, — qu’aucun effort n’a pu tirer de son sépulcre. Cependant Flaubert, qui ne fit jamais que subir impatiemment le réalisme, continuait la tradition de Chateaubriand. Les Goncourt perpétuèrent, en le rénovant, le véritable romantisme des romanciers, celui de Balzac ; si l’on veut bien étudier leur œuvre d’un peu près, se remémorer Renée Mauperin ou Sœur Philomène, ou même la tragique Germinie Lacerteux, on sera forcé de le reconnaître et on le reconnaîtra un jour ou l’autre, si équivoque que cela paraisse à cette heure, après l’oraison funèbre de M. Zola : les Goncourt furent des romantiques. Par eux, par Edmond de Goncourt qui fit la Faustin, se clôt le cycle ouvert par Balzac.

En aucun des romans qui vont de Charles Demailly à Chérie, on ne sent cette affectation d’insensibilité, d’ironie froide qui caractérisa depuis les œuvres de presque tous les médanistes. Il y a même chez eux un penchant à la pitié ou à la tendresse qui va jusqu’au sentimentalisme, mais discret, et si pur. Renée Mauperin est un livre de ce ton, plein de larmes cachées ; Sœur Philomène est une œuvre de sentiment : dégagée par la pensée du réalisme adventice qui l’encombre et le défigure, ce roman serait, en même temps que la plus émouvante, la plus pure histoire d’amour écrite depuis Atala. Ici, la méthode a gâté le génie, mais le génie et la tradition ont vaincu la méthode.

En même temps qu’ils continuaient une période littéraire, ils en ouvraient une autre, fraternellement avec Gustave Flaubert. Quand parut Germinie Lacerteux, M. Zola regardait la lune se jouer sur l’onde azurée du ruisseau bordé de saules où Ninon, chantant une barcarolle, prend un bain sentimental. Il est inutile d’insister : tout le naturalisme, en sa partie populaire, vient de Germinie Lacerteux ; cette œuvre forte et hardie n’était qu’un épisode dans l’épopée des Goncourt ; les années suivantes ils donnaient Manette Salomon, puis Madame Gervaisais, analyse suraiguë du mysticisme maladif ; néanmoins, c’est l’histoire de la servante hystérique qui semble avoir eu l’influence la plus décisive sur le développement ultérieur du naturalisme, tel qu’il fut compris par M. Zola et par ses disciples immédiats.

La domination des Goncourt s’étendit plus loin que sur une école ; hormis peut-être Villiers de l’Isle-Adam, il n’est aucun écrivain qui ne l’ait subie pendant vingt ans, de 1869 à 1889 : leur instrument de règne fut le style.

On leur attribue le mot, démonétisé depuis, d’écriture artiste ; ils inventèrent du moins la chose et se firent ainsi des ennemis de tous ceux qui sont dénués de style personnel et, naturellement, des journalistes, qui rédigent en hâte, dont le métier pour ainsi dire est de ne pas « écrire ». Écrire, selon l’exemple des Goncourt, c’est forger des métaphores nouvelles, c’est n’ouvrir sa phrase qu’à des images inédites ou retravaillées, déformées par le passage forcé au laminoir du cerveau ; c’est encore plusieurs choses et d’abord c’est avoir un don particulier et une sensibilité spéciale. On peut cependant, par la volonté et par le travail, acquérir un style presque personnel en cultivant, selon sa direction naturelle, la faculté qu’a tout homme intelligent d’exprimer sa pensée au moyen de phrases. Trouver des phrases que nul n’a encore faites, en même temps claires, harmonieuses, justes, vivantes, émondées de tout parasitisme oratoire, de tout lieu commun, des phrases où les mots, même les plus ordinaires, prennent, comme les notes en musique, une valeur de position, des phrases un peu tourmentées, greffées adroitement de ces incidentes qui déconcertent, puis charment l’oreille et l’esprit lorsqu’on a saisi le ton et le mécanisme de l’accord, des phrases qui se meuvent comme des êtres, oui, qui semblent vivre d’une vie délicieusement factice, comme des créations de magie.

Quand on a goûté à ce vin on ne veut plus boire l’ordinaire vinasse des bas littérateurs. Si les Goncourt étaient devenus populaires, si la notion du style pouvait pénétrer dans les cerveaux moyens ! On dit que le peuple d’Athènes avait cette notion.

Après l’originalité de leur style, l’importance de leur rôle littéraire, historique, artistique, ce qu’il faut admirer chez les Goncourt, et chez le survivant jusqu’à la dernière heure, c’est la fécondité. Non pas la banale et abondante moisson de lignes qu’ils engerbèrent en d’infinis tomes, non pas cette fécondité à la Sand toute pareille au travail naturel de l’animal prolifique, — mais une production raisonnée et voulue d’œuvres choisies entre toutes celles qui leur étaient possibles, et diversifiées assez pour que rien d’essentiel n’ait échappé à leurs mains d’entre les fruits de l’arbre. Ils ont vraiment cueilli les fruits les plus beaux et les plus variés de forme, de couleur et de saveur ; ils ont dit de l’homme, des choses, de la vie tout ce qu’ils avaient à en dire, et cela méthodiquement, d’après un plan secret, mais certainement élaboré dès leurs premières années de travail. Demeuré seul, Edmond de Goncourt compléta l’œuvre commune par des livres où, s’il y a quelque chose de moins, il y a aussi quelque chose de plus : la Faustin et Chérie témoignent que si les deux frères avaient ensemble du génie, le mourant légua au survivant la part qu’il aurait pu emporter. Quoi que l’on ait dit, le second des Goncourt était peut-être le moins âpre des deux, en même temps que le moins esclave des règles réalistes ; dans les œuvres qu’il signa seul, le ton est plus uniforme, la tendresse plus profonde, la pitié plus humaine : peu de livres sont aussi touchants que les Frères Zemganno et peu sont plus poignants que la Fille Élisa. Les pages où il dit l’horreur du silence dans les bagnes de femmes auraient fait abolir cette coutume abominable si nous étions un peuple apte encore aux sentiments élémentaires de la miséricorde.

Enfin, et pour résumer l’impression que donne la vue panoramique de cette double existence, si noblement prolongée par l’un d’eux jusque vers l’extrême vieillesse, les Goncourt furent de miraculeux hommes de lettres. Victor Hugo souligna un jour sur un contrat son nom de ces mots, si vilipendés : homme de lettres. Plus justement encore, Edmond de Goncourt eût pu signer ainsi son testament. Il était « de lettres », comme on était jadis « de robe » ou « d’épée » ; il l’était tout entier, simplement, fièrement, — mais jusqu’à la souffrance et jusqu’à la manie, comme le prouve cette entreprise de monographies japonaises, qui, œuvre de tout autre, eût paru inutile et même absurde. Il écrivait pour se réaliser, pour dire ses sensations, ses admirations, ses goûts et ses dégoûts. Nul autre souci, — et surtout quel mémorable désintéressement ! En tout autre temps, nul n’aurait songé à louer Edmond de Goncourt pour ce dédain de l’argent et de la basse popularité, car l’amour est exclusif et celui qui aime l’art n’aime que l’art : mais, après les exemples de toutes les avidités qui nous ont été donnés depuis vingt ans par les boursiers de lettres, par la coulisse de la littérature, il est juste et nécessaire de glorifier, en face de ceux qui vivent pour l’argent, ceux qui vécurent pour l’idée et pour l’art.

La place des Goncourt dans l’histoire littéraire de ce siècle sera peut-être aussi grande que celle même de Flaubert, et ils la devront à leur souci si nouveau, si scandaleux en une littérature alors encore toute rhétoricienne, de la « non-imitation » ; cela a révolutionné le monde de l’écriture. Flaubert devait beaucoup à Chateaubriand : il serait difficile de nommer le maître des Goncourt. Ils conquirent pour eux, ensuite pour tous les talents, le droit à la personnalité stricte, le droit à l’égoïsme artistique, le droit pour un écrivain de s’avouer tel quel, et rien qu’ainsi, sans s’inquiéter des modèles, des règles, de tout le pédantisme universitaire et cénaculaire, le droit de se mettre face à face avec la vie, avec la sensation, avec le rêve, avec l’idée, de créer sa phrase — et même, dans les limites du génie de la langue, sa syntaxe.

Ainsi, ils complétèrent l’œuvre de Victor Hugo qui se vantait justement d’avoir libéré les mots du dictionnaire ; ainsi ils achevèrent l’évolution du romantisme en fondant définitivement la liberté du style.