Société du Mercure de France (p. 274-287).



HELLO
OU LE CROYANT


Hello représente la foi, en ce qu’elle doit avoir d’absolu, et la crédulité, en ce qu’elle peut avoir de plus transitoire.

La vie de l’homme est un acte de foi et un acte de confiance (ces deux mots sont presque des doublets) ; il faut que l’homme croie, sinon à la réalité, du moins à la véracité de sa vie et de la vie ; il faut qu’il ait foi dans la floraison, aux heures où il plante son verger, et foi dans la fructification aux heures où il se promène sous les fleurs. Les fleurs qu’il désire et les fruits qu’il attend diffèrent selon la nature de son âme, mais il croit aux fleurs et aux fruits, et qu’il mangera les fruits, et qu’il s’endormira rassasié au pied de l’arbre de sa prédilection. Il a la foi, puisqu’il vit et puisque la faillite de tous les vieux automnes ne l’incline pas à se coucher avant tout travail, parmi la terrible stérilité de l’herbe.

Hello, par l’absolutisme de sa foi, est bien un représentant de l’humanité croyante, de l’humanité qui, ayant à peine semé, se penche déjà anxieuse vers les secrets du sillon ; mais il y a une malédiction sur le sein de la terre ; il est peut-être pourri depuis le meurtre d’Abel : la semence ne germe pas : et l’homme recommence à jeter des graines dans la glèbe pourrie ; il y verse du sang, il y enfonce son cœur, il y enterre son âme, il descend tout entier dans cette tombe miraculeuse, et là, paisible sous le terrible manteau des herbes stériles, il attend, imputrescible germe, l’heure de la germination divine.

La foi est imputrescible, puisque l’humanité vit et puisque le silence des tombes ne l’a pas découragée de creuser de nouvelles tombes.

Hello est le croyant. Sa foi n’est pas l’espérance imprécise d’un hédoniste inconscient ; elle est absolue dans son principe comme dans son but, et ce principe et ce but sont uns ; parti de la vérité, il va vers la vérité. Il sait ce qu’il sème, il sait ce qu’il récoltera, et quand il se confie à la tombe, quel fruit d’illumination, quel fruit d’éternité.

S’il va vers la vérité, c’est par obéissance ; pour aller vers la vérité, il est forcé de la prendre dans son cœur, de l’arracher, chair de sa chair, et de la jeter loin, devant lui, admirable proie, qu’il disputera, sûr de la victoire, aux chiens de l’erreur.

Il sait ce que c’est que la vérité ; il sait donc ce que c’est que l’erreur.

Pour lui, le monde des idées se divise en deux hémisphères ; l’un est continuellement éclairé par le rayonnement de l’infini ; l’autre est continuellement enténébré par les vapeurs de l’orgueil. Il sait pourquoi l’orgueil engendre les ténèbres : l’orgueil est un écran entre l’intelligence humaine et l’intelligence divine ; l’orgueil se contemple lui-même et se contemple seul, car il se croit seul. C’est là l’erreur absolue, comme la vérité absolue est de ne pas croire en soi, mais de croire en Dieu seul, qui est la vérité unique.

La croyance d’Hello est la croyance au Dieu providentiel. « Rien n’arrive sans son ordre ou sans sa permission. » Mais Dieu est logique ; il y a un « plan divin » : Hello le connaît sommairement. Dieu veut ce que Hello croit. Dieu veut l’accomplissement de la vérité ; Dieu veut s’accomplir lui-même et se réaliser partiellement en toute créature de bonne volonté. Les moyens de Dieu sont obscurs ; ses desseins sont clairs. Ses actes sont parfois terribles, mais ceux-là seuls en souffrent parmi les hommes qui habitent l’hémisphère des ténèbres ; ceux qui se sont rangés du côté de la lumière peuvent être passagèrement éblouis et navrés : un jour viendra où le souvenir même des agonies ne sera plus que la joie de comprendre la nécessité fugitive de la douleur humaine.

La Providence, ayant organisé, administre par l’intermédiaire de l’Église. L’Église résout les affaires courantes et de logique ; en ce domaine elle est souveraine. La Providence se réserve l’extraordinaire et l’absurde, c’est-à-dire le surnaturel ; en cet ordre d’idées, elle opère le plus souvent au moyen des saints et d’abord de la Vierge Marie, qui est la Sainte au-dessus des saints. Hello croit fermement à tout miracle admis par l’Église ; à la vertu des reliques ; aux apparitions ; aux guérisons subites ; aux punitions providentielles ; aux bienveillances temporaires de l’infini. Dieu est penché sur nous ; il nous observe comme nous observons une fourmilière ; il relève, si elles tombent trop chargées du fardeau de la croix élue, les fourmis croyantes, les fourmis au cœur pur et mêmes les fourmis pécheresses mais en qui le souffle du péché n’a pas éteint toutes les flammes de l’amour. Dieu parle à ses fourmis préférées ; il les encourage ; il leur prédit l’avenir ; il leur dévoile les cataclysmes par quoi les méchants seront avertis et inclinés au repentir, s’il en est temps encore. Hello, fourmi de bonne volonté, s’arrête sur la pente du fétu, et rend à Dieu son regard d’amour.

Hello est chrétien et catholique absolument ; il croit avec génie ; il croit spontanément, sans effort, mais avec l’énergie du batelier, emporté par le courant du fleuve et qui croit au courant du fleuve. Il sait que la vie l’emporte et il sait vers quel pays. Le paysage des rives l’intéresse à peine et ne l’intéresse pas comme paysage. Quand il a regardé un défilé de saules, de roseaux ou de peupliers, il ferme les yeux un bon moment et médite sur la signification des arbres, des arbustes et des herbes. Ayant médité, il comprend, car il est apte à comprendre tout, et il comprend à l’inverse du savant. Le comment des choses ne l’inquiète pas ; il en cherche le pourquoi, et il le trouve toujours, toujours satisfait par l’explication la plus simple, l’éternelle explication dont le croyant se contente : Dieu l’a voulu ainsi.

On dirait qu’il se contente de peu, mais c’est une apparence : il ne se contente que de l’infini. À chaque pas, à chaque coup d’aviron, à chaque pont, à chaque gué, il a besoin de l’infini, Christophe qui, pour traverser le torrent tumultueux, a besoin d’un bâton lourd et haut comme un chêne. Sans ce bâton le croyant tombe et s’évanouit : Hello manie le sien avec certitude et avec délectation. Selon les circonstances de la route il en fait un épieu, une perche, une passerelle, un rempart ; dans les menues branches il taille des flèches ; les ramilles lui servent de verges : il a du plaisir à fustiger le monde avec les verges de l’infini.

Le croyant n’est pas le voyant. Le voyant ne se trompe jamais humainement sur l’essence des âmes ou des intelligences ; son regard pénètre les écorces et les carapaces et porte jusqu’au milieu des secrets une lumière pareille à ces lampes par quoi on éclaire subitement les cavernes et les abîmes. Le regard du croyant et sa lampe s’arrêtent à la porte ou à la surface : il n’ose ni enfoncer les portes, ni briser les surfaces ; il est prudent ; sa lumière s’appelle la Foi : il a peur de la diminuer, car il sait que la diminuer, c’est la perdre. Il rôde autour du mystère comme le loup autour du troupeau, et il croit avoir compté les brebis parce qu’il a fait le tour du troupeau pendant une nuit sans lune. Hello n’entre jamais au cœur des problèmes, ces troupeaux d’idées ; il les cerne, il les ceint d’un cercle d’où il leur défend de sortir, puis il leur parle ; ses discours sont uniformes : problème, tu es simple, trop simple pour que je m’attarde autour de toi, si simple que tu n’existes pas. Troupeau d’idées réunies là sous un berger de hasard pour brouter l’herbe de l’erreur, tu es mon prisonnier, parce que j’ai dessiné un cercle autour de ton pâturage et parce que tu pâtures l’herbe de l’erreur. Regarde-moi, du fond de ta prison circulaire, vois comme les étincelles jaillissent quand mes pieds foulent l’herbe de la vérité ; et toutes ces étincelles, vois comme elles se rejoignent en longues et douces flammes : alors je les moissonne, je les engerbe, je les emporte sur mes épaules, fardeau glorieux de vérité, et je te laisse pâturer l’ignominie empoisonnée.

Il y a le bien et le mal. Hello est très simplet sous son air de profondeur. C’est un prophète infiniment naïf. Il a la naïveté du génie et la naïveté de l’ignorance. Il est douloureusement ignorant. N’ayant vu jamais les paysages d’idées que de loin, dans un brouillard d’aurore ou de crépuscule, il n’est pas nomenclateur : il ne sait pas comment se nomment les arbres ; il ne sait pas comment s’appellent les hommes ; et dans le troupeau des idées il ne fait que cette distinction : il y a des brebis blanches et des brebis noires.

Toutes les sciences lui sont étrangères, même celles que les chrétiens cultivent en vue de fins apologétiques. En histoire, il est demeuré à Bossuet, et de Maistre lui semble hardi ; en philologie, presque jovial, il sait que Babel veut dire confusion, et il ne sait guère que cela.

Ignorant, il est crédule : ne l’ayant pas lu, il suppose que l’admirable Darwin est un farceur dans le genre de Voltaire. Il le méprise pour exalter Benoît Labre et M. Dupont (de Tours). N’ayant de principes que des principes extérieurs à lui-même, il ne juge pas, il accepte et il explique. Il a endossé la foi comme un vêtement ; il s’est orné de superstitions comme de breloques. Il vante le pouvoir miraculeux de la langue de M. Olier conservée dans un bocal à Saint-Sulpice. On dirait qu’il veut décourager l’intelligence, mais il n’a vraiment qu’un dessein : étaler sa foi comme les lessiveuses étalent du linge sur une haie. Il étale toute sa foi, toute la lessive et jusqu’aux linges les plus troués et les plus tachés. Il est fier de sa foi et de son ignorance, et de sa crédulité, et de ses chiffons mal blanchis. Il voudrait que l’Église lui ordonnât des croyances et des étalages plus humiliants. Ayant baisé les sandales de Labre, la redingote de M. Dupont et la calotte de M. Vianey, il souhaiterait de plus répugnantes joies : par un côté, la vénération des reliques se rapproche des divagations sensuelles. Il y a des baisers qui ne sont sensuels que parce qu’ils sont sales ; il y a des reliques qui ne sont saintes que parce qu’elles sont malpropres.

Mais le croyant est humble. La pure cendre des palmes n’a taché son front que d’un signe symbolique ; il lui faut de la vraie poussière, celles des sentiers où des sueurs ont suinté, celles des dalles où des femmes accroupies ont laissé l’odeur de leurs glandes. Il y a l’hystérie de la poussière. Il y aussi l’hystérie du débris de cimetière et de la pièce anatomique. La rotule a des pouvoirs et l’omoplate a des volontés : l’humble s’agenouille devant la rotule et le croyant se signe devant l’omoplate. Il veut se faire plus humble qu’un vieil ossement ; il veut se faire si croyant qu’il croira au pouvoir de l’inerte et à la volonté de la mort.

Dans l’excès de l’humilité il y a de l’orgueil ; il y a de la vanité dans l’excès de la croyance. Hello a la vanité de la croyance et l’orgueil de l’humilité. Il accepte l’absurde avec ostentation ; il déprécie son intelligence avec fierté. Il se donne à croire des choses dont la stupidité ferait rire une gardeuse d’oies ; il se salit l’esprit et les mains à des contacts où hésiteraient des manouvriers, mais c’est pour dire : Voyez comme je suis supérieur aux gentils. Je suis supérieur aux gentils parce que je suis obéissant, croyant et humble. Si je suis un être d’élection, ce n’est ni par mon intelligence ni par mon amour : l’infini m’a élu au-dessus des autres hommes parce que je me suis couché dans la poussière, parce que j’ai léché la poussière, parce que je me suis roulé dans la poussière, poussière sur laquelle je vous prie, frères, de marcher avec assurance et de cracher avec mépris. Puisque l’infini m’a élu, je veux que vous me méprisiez : cela sera ma seule récompense terrestre. Je veux paraître un Labre intellectuel. Vous marcherez sur moi et vous ne me verrez pas : je suis si grand que je puis, comme une vermine, me cacher dans la poussière. Je suis grand, je suis fort, je suis beau, je suis pur, je suis vrai parce que je suis un atome imprégné de la grandeur, de la force, de la beauté, de la pureté et de la vérité de Dieu. Quand je parle, on ne m’écoute pas, parce que ma voix est si puissante qu’on l’entend sans l’écouter : on n’écoute pas le tonnerre. Quand je passe, on ne me voit pas, car on ne voit pas le vent et je passe au milieu des galères mortes comme une triomphante barque dont les voiles sont gonflées par le souffle des anges : elle glisse comme un fantôme divin, au milieu des galères mortes, et les rameurs s’agitent, mais elle a fui, si rapide et si tumultueuse qu’ils s’arrêtent en se disant l’un à l’autre : quelque chose vient de passer pendant que nous dormions.

Je passe et on ne me voit pas, je parle et on ne m’écoute pas. Voit-on Dieu ? Écoute-t-on Dieu ? Pourtant Dieu passe incessamment parmi nous, arbres, barques, tabernacles ou pierres ! Pourtant Dieu parle éternellement à chacun de nous, et il nous dit des choses si douces et si merveilleuses ! On ne me voit pas et on ne m’écoute pas, parce que je suis l’envoyé de Dieu et le porte-parole de Dieu. Je suis le génie.

« Le Génie est armé d’une partialité terrible, comme une épée à deux tranchants ! Non seulement il aime le bien, mais de plus il hait le mal ! Cette seconde gloire lui est inhérente tout autant que la première. J’insiste, il hait le mal, et cette sainte haine est le couronnement de son amour. »

Voilà Hello peint par lui-même, croyant qui croit à lui-même.

Il ajoute :

« Une des meilleures manières, non de définir, malt de faire deviner l’homme de génie, serait cette parole ; il est le contraire de l’homme médiocre. »

C’est encore vrai. Hello, type du croyant, n’est pas médiocre, puisqu’il est excessif ; il est vraiment le contraire du médiocre.

Il continue :

« Peut-être une définition complète du génie est-elle impossible, parce que le génie fait éclater toutes les formules.

» Il est tellement son nom à lui-même qu’il n’en peut pas supporter d’autres. Son nom est le génie, son atmosphère est la gloire.

» Aucune périphrase n’équivaut à son nom, aucune atmosphère ne remplace son atmosphère.

» Il refuse de se laisser enfermer dans une définition. Il brise tous les cadres. Il est le Samson du monde des esprits : et quand vous avez cru le circonscrire, il fait comme le héros juif : il emporte avec lui sur la montagne les portes de sa prison. »

Mais Hello, qui a du génie, n’est pas le génie. Il n’emportera pas sur la montagne les portes de sa prison. Sa prison, c’est la foi. Il demeure là, il s’y trouve bien. Au lieu de désarticuler les portes, il y ajoute de nouveaux verrous. Samson est le révolté ; Hello est le croyant.