Le IIme Livre des masques/Albert Aurier

Société du Mercure de France (p. 242-256).



ALBERT AURIER


Avec un tempérament outrancier d’observateur ironiste, une tendance à des jovialités rabelaisiennes, Aurier se trouva, dès ses premières années d’étudiant, engagé dans un groupement littéraire en apparence très opposé à ses penchants. Mais, de même que tout n’était pas ridicule dans le Décadent, tout n’est pas de simple jeu dans les vers qu’Aurier y donnait abondamment ; ce sonnet, Sous Bois, daté de Luchon, août 1886, n’a pas qu’une valeur de précocité :


Les forêts de sapins semblent des cathédrales
Qu’ombrent d’immenses deuils. Infinis, sans espoir,
Montent des noirs piliers se perdant en le noir,
Et l’ombre bleue emplit les voûtes colossales !…


Tandis que, pour voiler l’invisible ostensoir,
Pendent sur les vitraux des loques sépulcrales,
Vagues, passent des chants tristes comme des râles,
Les chants de la forêt à la brise du soir.

— Ô Temple ! Bien souvent je suis le labyrinthe
De tes nefs, par la nuit cherchant ton Arche-Sainte !…
Mais, en vain ! L’horizon, toujours sombre et béant,

Fuit devant moi ; le Vide dort au fond des salles !
— Ainsi, mon cœur, sondant les célestes dédales,
Marche, toujours heurtant l’implacable néant !


Si, après cette estampe romantique, j’extrais du même recueil la Contemplation, on aura peut-être une idée assez juste d’Aurier très jeune, partagé entre le vouloir d’être sérieux et l’amusement de ne pas l’être :


Le cœur inondé d’une ineffable tristesse,
Je contemple le crâne aimé de ma maîtresse.

Dans ses orbites creux, d’épouvantes remplis,
J’ai fait coller deux très beaux lapis-lazulis ;

J’ai mis artistement sur l’os blanc de sa nuque,
Poli comme un ivoire, une vieille perruque ;

J’ai, dans ce faux chignon, répandu ses parfums
Préférés (souvenir de mes amours défunts) ;


J’ai placé, pour cacher son rictus trop morose,
À ses troublantes dents ma cigarette rose,

Puis j’ai posé le tout (à la place d’un saint)
Dans une niche, sur les velours d’un coussin.

Et je songe qu’ainsi (méditations mornes !)
La Catin ne peut plus me gratifier de cornes !


Ces deux notes, l’une de mélancolie, l’autre d’ironie, persistèrent à sonner jusqu’à la fin dans les vers d’Aurier, et on les retrouvera dans le Pendu et dans Irénée.

Quant aux caractères propres, différentiels de sa poésie, ce sont, il me semble, la spontanéité et l’inattendu. Il ne fut jamais un chercheur de pierres précieuses : il sertissait celles qu’il avait sous la main, plus soucieux de leur mise en valeur que de leur rareté ; mais, pêcheur de perles, il le fut aussi trop peu et, trop confiant en sa force improvisatrice, il laissa, même en des morceaux jugés par lui définitifs, échapper des à peu près et des erreurs. Cela vaut-il mieux que d’être trop parfait ? Oui, quand la perfection de la forme n’est que le résultat d’un pénible limage, d’une quête aveugle des raretés éparses dans les dictionnaires, d’un effort naïf à tirer, sur le vide d’une œuvre, un rideau constellé de fausses émeraudes et de rubis inanes. Il est cependant une certaine dextérité manuelle qu’il faut posséder ; il faut être à la fois l’artisan et l’artiste, manier le ciseau et l’ébauchoir, et que la main qui a dessiné les rinceaux puisse les marteler sur l’enclume.

Mais là, Aurier pécha moins par omission que par jeunesse, et s’il montra un talent moins sûr que son intelligence, c’est que toutes les facultés de l’âme n’atteignent pas à la même heure leur complet développement ; chez lui, l’intelligence avait fleuri la première et attiré à soi la meilleure partie de la sève.

L’intelligence et le talent, voila, je crois, une distinction qui n’a guère été faite en critique littéraire ; elle est pourtant capitale, il n’y a pas un rapport constant ni même un rapport logique entre ces deux manières d’être ; on peut être fort intelligent et n’avoir aucun talent ; on peut être doué d’un talent littéraire ou artistique évident et n’être qu’un sot ; on peut aussi cumuler ces deux dons : alors on est Gœthe ou Villiers de l’Isle-Adam, ou moins, mais un être complet.

Aurier manqua de quelques années pour s’harmoniser définitivement. Il en était encore à la période où l’on ressent une si grande tendresse pour toutes ses idées qu’on se hâte de les revêtir, même d’étoffes un peu frustes, de peur qu’elles n’aient froid dans la chemise aux notules : d’ailleurs, presque rien de ce que nous connaissons de lui, en fait de vers, n’avait reçu la suprême correction.

Mais que l’on ne prenne pas cette opinion pour absolue ; on pourrait la contrarier en citant l’extraordinaire Sarcophage vif, par exemple, ou le Subtil Empereur :


En l’or constellé des barbares dalmatiques,
La peau fardée et les cheveux teints d’incarnat,
je trône, contempteur des nudités attiques
Dans la peau royale où mon rêve s’incarna…

Je regarde en raillant agoniser l’empire
Dans les rires du cirque et les cris des jockeys,
Et cet écroulement formidable m’inspire
Des vers subtils fleuris de vocables coquets !…

Je suis le Basileus dilettante et farouche !
Ma cathèdre est d’or pur sous un dais de tabis…
Quand je parle, on dirait qu’il tombe de ma bouche
Des anges, des saphirs, des fleurs et des rubis…


Poète, Aurier l’est encore jusqu’en sa critique d’art. Il interprète les œuvres, il en rédige le commentaire — esthète, peut-être, mais non pas esthéticien, et la valeur de sa critique, presque toujours positive, tient en partie au choix qu’il sut faire, de main sûre, entre les artistes et entre les œuvres.

Sa critique est positive ; il exalte le sujet de son analyse ; il dit les signifiances obscurément voulues par le peintre et, ce disant, recompose très souvent une œuvre un peu différente, par les tendances nouvelles qu’il y trouve, de celle qu’il a eue sous les yeux : ainsi, dans son étude sur Henry de Groux, un grandiose pendu nous apparaît, plus grandiose encore et plus lamentable aussi, parmi le renouveau luxuriant des sèves, que le grandiose et lamentable bonhomme du peintre de la Violence.

Quant aux défauts des œuvres qu’il aimait, il les voyait bien, mais il préféra souvent les taire, sachant que l’éloge doit, pour porter, être un peu partial, et sachant aussi que le rôle du critique est de nous signaler des beautés et des joies, non des imperfections et des causes de tristesse. À l’œuvre mauvaise, médiocre ou nulle, le silence seul convient, et, contrairement à l’opinion d’Edgar Poe, j’affirme que la plupart des chefs-d’œuvre même ont besoin pour être compris, à l’heure où ils éclosent, de la charitable glose d’une intelligence amie. Malheureusement, la critique influente, si peu qu’elle le soit encore, étant devenue prudente ou servile, il est nécessaire de la contredire de temps à autre, rien que pour montrer que l’on n’est pas dupe : cela seul induisit Aurier à contester non le talent, mais le génie de M. Meissonier, peintre fameux des états-majors et dés cuirassiers. Ce ne fut que par occasion qu’il livra bataille au taureau ; il avait, comme critique, une besogne plus urgente : mettre en lumière les « isolés », comme il disait, forcer vers eux l’attention de quelques-uns. La première étude de ce genre, son Van Gogh eut un succès inattendu ; elle était excellente, d’ailleurs, disait la vérité sans ménagements pour l’opinion, et vantait le peintre du soleil et des soleils sans ces emballements puérils qui sont la tare de l’enthousiasme. Dès là, il exprimait les deux inquiétudes dont il se souciait avant tout : le peintre est-il sincère ? et que signifie sa peinture ? La sincérité, en art, est bien difficile à démêler de l’inconsciente fraude où se laissent aller les artistes les plus purs et les plus désintéressés ; l’extrême talent dégénère très souvent en virtuosité : il faut donc, en principe, croire l’artiste sur sa parole, sur son œuvre. À la seconde question, la réponse est généralement plus facile. Voici ce qu’Aurier dit à propos de Van Gogh, et cela peut servir de définition assez nette du symbolisme en art :

« C’est, presque toujours, un symboliste. Non point, je le sais, un symboliste à la manière des Primitifs italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le besoin de désimmatérialiser leurs rêves, mais un symboliste sentant la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d’enveloppes intensément charnelles et matérielles. Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l’esprit qui sait l’y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l’Œuvre, en est, en même temps, la cause efficiente et finale. Quant aux brillantes et éclatantes symphonies de couleurs et de lignes, quelle que soit leur importance pour le peintre, elles ne sont dans son travail que de simples procédés de symbolisation. »

En son étude sur Gauguin, un an plus tard, il revint sur cette théorie, la développa, exposant, avec une grande sûreté de logique, les principes élémentaires de l’art symboliste ou idéiste, qu’il résume ainsi :

L’œuvre d’art devra être :

« 1° Idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’Idée ;

« 2° Symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée par des formes ;

« 3° Synthétique, puisqu’elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ;

« 4° Subjective, puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe d’idée perçu par le sujet ;

« 5° (C’est une conséquence) Décorative — car la peinture décorative proprement dite, telle que l’ont comprise les Égyptiens, très probablement les Grecs et les Primitifs, n’est rien autre chose qu’une manifestation d’art à la fois subjectif, synthétique, symboliste et idéiste. »

Après avoir ajouté que l’art décoratif est le seul art, que « la peinture n’a pu être créée que pour décorer de pensées, de rêves et d’idées les murales banalités des édifices humains », il impose encore à l’artiste le nécessaire don d’émotivité, en alléguant, seule, « cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l’âme devant le drame ondoyant des abstractions ».

« Grâce à ce don, les symboles, c’est-à-dire les Idées, surgissent des ténèbres, s’animent, se mettent à vivre d’une vie qui n’est plus notre vie contingente et relative, d’une vie essentielle, la vie de l’Art, l’être de l’Être.

» Grâce à ce don, l’art est complet, parfait, absolu, existe enfin. »

Sans doute, tout cela est plutôt, au fond, une philosophie qu’une théorie de l’art, et je me méfierais de l’artiste, même supérieurement doué, qui s’appliquerait à la réaliser par des œuvres ; mais c’est une philosophie très haute et possiblement féconde : quelques artistes en seront peut-être touchés même à travers leur cuirasse d’inconscience.

En critique, Aurier était encore d’avis que l’on doit examiner l’œuvre en soi et qu’il est ridicule de faire intervenir dans son jugement des motifs aussi vagues et aussi trompeurs que l’hérédité et le milieu. Il y a un lien de cause à effet, cela est naïvement clair, entre l’homme et l’œuvre, mais de quel intérêt peut bien être la connaissance de l’homme pour qui s’amuse aux fantastiques marines de Claude Lorrain ? La logique, si j’y réfléchissais, m’affirmerait ce Claude Napolitain ou Vénitien, méridional tout au moins, et qu’il soit né en Lorraine, cela me suffoquerait, si j’étais M. Taine ; l’histoire, il est vrai, m’apprend qu’il séjourna à Naples et qu’il passa par Venise : je m’en doutais, mais cela n’ajoute rien à mon rêve, et Cléopâtre, appuyée à l’épaule de Dellius, n’y puise pas une beauté nouvelle.

Sans être un bon roman, ni de bonne littérature, Vieux est un roman amusant, et, avec cela, bien ordonné. La personnalité d’Aurier n’y est pas encore bien nette ; son esprit ne s’y affirme qu’à l’état de collaborateur, — collaborateur de Scarron et de Théophile Gautier, de Balzac et même de certains petits naturalistes qui tentèrent d’être goguenards. Mais le plus grave défaut de ce livre fut qu’il n’exprimait plus, quand il fut achevé, les tendances esthétiques de l’auteur, ou qu’il n’en exprimait que la moitié et la partie la moins neuve et la plus caduque. Qu’on lise, cependant, le chapitre VII : ce sont de fort belles pages et bien à leur place, quoique d’un ton plus élevé que le reste du roman ; qu’on lise, au chapitre XXI, la psychologie de l’« heure du coucher », et ce qui suit : c’est d’une finesse un peu simple, mais comme c’est observé et quelle belle ironie en action ! Qu’on lise encore la déclaration d’amour du vieux Godeau, les tendres paroles dont se soulage le malheureux pendant que la bien-aimée se livre, cyniquement, à d’autres soulagements : c’est d’un genre de comique qui n’a de vulgaire que la forme, et qui laisse dans le souvenir une impression de rabelaisianisme ingénu.

Enfin, Vieux est une œuvre très imparfaite, — mais non pas médiocre.

Aurier annonçait plusieurs romans, les Manigances, la Bête qui meurt : comme toujours, et comme tous les faiseurs de projets, il se préoccupa de réaliser ses promesses dans l’ordre inverse où il les avait faites. On a retrouvé dans ses papiers un manuscrit intitulé Edwige, mais qu’il avait verbalement débaptisé quelques semaines avant sa mort ; il a paru sous ce titre : Ailleurs.

Plus qu’une esquisse et moins qu’une œuvre achevée, ce petit roman philosophique est curieux : c’est un duel tragi-comique entre la Science et la Poésie, entre l’Idéalité et le Positivisme, conté en un style adéquat au sujet, tantôt bizarrement familier, tantôt mesuré et stellé de belles métaphores. On y retrouve l’auteur de Vieux, mais plus sobre ; on y retrouve le poète et le critique d’art, mais plus sûr de sa philosophie et plus maître de l’expression de ses idées ou de ses sentiments.

Aurier avait, comme romancier, un don assez rare et sans lequel le meilleur roman n’est qu’un recueil de morceaux choisis : il savait ériger en vie un personnage, lui attribuer un caractère absolu et dévoiler logiquement, au cours d’un volume, les phases de ce caractère, non par de vagues analyses, mais par la mise en scène de faits systématiquement choisis pour leur valeur révélatrice : tel, dans Vieux, M. Godeau ; tels, dans Ailleurs, Hans et l’ingénieur. Cet ingénieur est une merveilleuse caricature : Aurier lui prête des propos d’un comique vraiment énorme et pourtant lamentablement vraisemblables, car c’est encore un autre de ses dons, comme romancier, de n’outrer jamais que le vrai ou le possible : il y avait en lui le génie d’un Daumier, — et Daumier, seul, aurait pu conter avec des images un symbolique épisode aussi amèrement comique que la colère du Dr Cocon accusé d’héroïsme. Aurier serait allé très loin en ce genre, le roman de l’ironie comique, de l’amertume exhilarante : que de joies il nous eût données !

C’était un homme de talent et d’un talent peu ordinaire, un esprit supérieur ; il ne doit pas être oublié : on peut encore lire ses romans, goûter plus d’une page de ses vers et, pendant longtemps, ses critiques d’art fourniront des idées, une méthode et des principes.