Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 32-36).


VI

EXCELLER DANS LE GRAND



Il n’appartient qu’au Souverain Être de posséder toutes les perfections ensemble, et de les posséder dans le suprême degré parce qu’il n’appartient qu’à lui de ne recevoir point l’Être d’un autre, et conséquemment de n’admettre point de limites. L’homme, néanmoins, image de la divinité, n’est pas sans quelques bonnes qualités, quoiqu’elles soient toujours bornées dans leur perfection même. Or, entre ces bonnes qualités, les unes le ciel nous les donne, et les autres il les commet à notre industrie : c’est-à-dire que les qualités naturelles qu’il ne nous a pas départies, il faut que notre travail les remplace par des qualités acquises. Les premières, je les nomme à notre façon de parler les filles d’une destinée heureuse ; les secondes, je les appelle les filles d’une industrie louable : et celles-ci ne sont pas pour l’ordinaire les moins nobles.

Certainement quelques belles qualités suffisent bien pour un particulier ; mais pour un homme universel, quel assemblage, et nombreux et varié, ne demande-t-on point ? Aussi, le connaît-on un tel homme ? A-t-il paru jusqu’à présent ? On peut sans doute en tracer l’idée ; mais on ne convient guère que cette idée se puisse réaliser. Ce n’est pas être un seul homme que d’en valoir tant d’autres qui ont leur prix : c’est avoir un mérite assez multiplié, assez étendu pour renfermer celui de chaque particulier.

Cependant, une seule perfection, soit naturelle ou soit acquise, n’élève pas à la dignité de héros : à moins que cette perfection ne soit extraordinaire et dans le grand. En effet, tout talent ne mérite pas de l’estime à proprement parler, non plus que tout emploi n’attire pas du crédit. À la vérité, l’on ne blâmerait point un homme de se connaître à tout, autant que cela est possible : mais s’il s’avisait d’exercer les arts dont il aurait la connaissance, ce serait se dégrader. D’ailleurs, exceller en une chose vulgaire de sa nature, c’est précisément être grand dans le petit ; c’est être précisément supérieur au rien. Il est question pour un héros d’exceller dans le grand ; sans quoi le titre d’homme extraordinaire est opiniâtrement refusé.

Il y eut une différence très marquée entre l’héroïsme de Philippe II, roi d’Espagne, et entre celui de Philippe, roi de Macédoine. Le premier, presque égal à Charles Quint son père par les succès, n’est guère comparable qu’à lui-même par la manière dont il réussissait. Toujours renfermé dans son cabinet, il arrangeait si bien ses desseins qu’une heureuse exécution en devenait la suite infaillible. Et c’est cette prudence consommée qui caractérise singulièrement son héroïsme. Au contraire, Philippe de Macédoine n’abandonnait point le champ de Mars, comme il s’exprimait à Alexandre son fils, lorsqu’il le formait au métier de la guerre. Aussi, la bravoure, l’ardeur infatigable d’étendre ses petits États, et le bonheur des armes, eurent plus de part à ses succès que des moyens profondément médités pour arriver à une fin. Philippe II était un grand homme, et Philippe de Macédoine un conquérant. Pour ce qui est d’Alexandre, il vainquit à la vérité tant de rois qu’il n’en resta plus dont la défaite eût échappé à sa valeur. Mais l’héroïsme subsiste-t-il avec l’esclavage auquel il s’abaissa ? Est-on grand lorsqu’on est faible jusqu’à chérir des chaînes honteuses ? La gloire souffre trop de la volupté pour s’accorder et pour marcher ensemble.

Cependant un homme extraordinaire n’est point content d’exceller en un seul genre ; il désire et il s’efforce d’être parfait en tout, s’il se peut, de sorte que l’étendue de ses lumières réponde à celle des facultés auxquelles il s’explique. Car il méprise, par exemple, une légère teinture, ou de la politique, ou des lettres, etc. Acquisition facile, qui est plutôt la vaine marque d’une démangeaison puérile de briller que le fruit utile d’une noble émulation. Il est vrai qu’exceller en tout, selon notre portée même, entre les choses comme impossibles, ce n’est pas celle qui le soit moins. Mais, est-ce à l’impuissance, ou à la tiédeur de nos désirs qu’il faut s’en prendre ? Non : c’est que nous n’avons pas le courage nécessaire à un si pénible travail ; c’est que la faiblesse de la santé, et la brièveté de la vie y mettent obstacle : l’exercice est le moyen indispensable de se rendre un homme parfait dans sa profession ; et souvent le temps manque pour cela même : et puis le plaisir que nous recueillerions de nos peines nous semble trop court pour en acheter si cher la jouissance.

Quoi qu’il en soit, plusieurs belles qualités, mais médiocres, ne sauraient faire un grand homme : une seule, mais éminente, donne cette supériorité, comme je viens de le dire. Il n’y eut jamais de héros qui n’excellât dans un genre élevé, parce que c’est la preuve caractéristique de la grandeur : et plus une profession est noble par elle-même, plus il y a d’honneur et de distinction à y exceller. L’excellence dans le grand est une sorte de souveraineté, qui exige un tribut d’estime et de vénération. Un pilote parfaitement habile en son art se fait de la réputation, et est jugé digne de louange : quelle gloire ne sera point due à un général d’armée, à un homme de cabinet, à un savant, à un magistrat, à un roi, lorsqu’ils excellent dans ces fonctions du premier ordre ?

Le Mars castillan Don Diègue Pérez de Vargas, qui fonda ce proverbe : La Castille fournit des capitaines, et l’Aragon des rois, s’était retiré plein de gloire dans un lieu nommé Xerès, près de la frontière. Il vivait tranquille en sa retraite, sans penser que qui que ce soit songeât encore à lui. Mais ses belles actions, répandues dans le monde, y faisaient tous les jours plus de bruit, à cause de son absence même. Le nouveau roi Alphonse d’Aragon, parfait estimateur du mérite rare, et surtout dans le métier de la guerre, fut un jour plus frappé que jamais de celui de Vargas ; et il résolut d’aller voir lui-même un si grand homme. Il partit pour cela dès le lendemain ; mais il partit déguisé et accompagné seulement de quatre hommes de cheval. Qu’un mérite supérieur a d’attraits pour ceux qui savent l’apprécier ! Alphonse arrivé à Xerès et à la maison de Vargas ne l’y trouva pas. Ce guerrier, accoutumé à l’action, était allé suivant son ordinaire à une petite ferme où il travaillait de ses mains. Le roi, qui s’était fait un plaisir de venir exprès de Madrid à Xerès pour le voir, n’eut pas de peine à se rendre de Xerès à la petite ferme. Les cavaliers qui accompagnaient le roi aperçurent les premiers Vargas, lequel coupait avec une serpe des branches de vigne élancées. Alphonse, averti par ses gens, leur fit faire halte, et leur ordonna de se retirer assez loin pour n’être point vus. Après quoi, il descendit de cheval, et se mit à ramasser les branches que Vargas abattait. Vargas, ayant entendu du bruit, tourna la tête, reconnut le roi, et lui dit en se jetant à ses pieds : « Seigneur, que faites-vous ? » « Continuez, Vargas, dit Alphonse, à un tel abatteur, il faut un tel fagoteur. » Le roi, après un entretien très familier avec de Vargas, repartit aussitôt pour Madrid, content d’avoir vu ce héros auquel il donna mille assurances de son estime.

Ainsi l’excellence dans le grand est-elle toujours recherchée et honorée, en quelque genre qu’elle soit, dès que c’est un genre élevé ; on n’y atteint pas aisément, je l’avoue ; mais la gloire qui en revient dédommage bien de la peine qu’il en coûte. Ce n’est pas sans raison que le plus laborieux des animaux fut consacré à l’un des plus illustres héros du paganisme[1] ; c’est pour signifier qu’un noble travail est comme la semence des belles actions, et que ce travail produit une récolte de louanges, d’applaudissements et d’honneurs.



  1. Hercule. (N. d. A.)