Le Héros (1725)
Traduction par Joseph de Courbeville.
(p. 24-27).


IV

QUEL DOIT ÊTRE LE CARACTÈRE
DU CŒUR DANS UN HÉROS



La subtilité du raisonnement est pour les philosophes, la beauté du discours pour les orateurs, la force du corps pour les athlètes ; et le cœur grand est pour les rois. C’est la pensée de Platon dans son livre des Divinités. Qu’importe qu’on ait un esprit supérieur, si le cœur n’y répond pas ? L’esprit pense et arrange à peu de frais ce qui coûte infiniment au cœur à mettre en œuvre. Souvent les plus sages conseils sur une glorieuse entreprise ne passent point le cabinet, et y avortent par manque de courage lorsqu’il s’agit de l’exécution. Les grands effets sont produits par une cause qui leur soit proportionnée : et les actions extraordinaires ne sauraient partir que d’un cœur qui le soit aussi. Lorsqu’un cœur de héros forme des desseins, ce sont des desseins héroïques : sa hauteur est la mesure de ses efforts, et le prodige est celle de ses succès.

Alexandre avait le cœur grand, il l’avait immense, puisqu’il se trouvait à l’étroit dans un monde entier, et qu’il en demandait plusieurs autres. César éprouvait à peu près les mêmes sentiments, et ne voulait point de milieu entre Tout ou Rien. Les cœurs héroïques sont comme des estomacs forts, larges, capables de digérer tout. La nourriture qui rassasierait un nain, et qui l’incommoderait même, ne ferait qu’ouvrir l’appétit à un géant. C’est-à-dire qu’un cœur grand, bien loin de s’enfler des plus étonnants succès, soupire sans cesse après d’autres ; que bien loin de se repaître de sa gloire acquise, il l’oublie pour en chercher toujours une nouvelle, et qu’il est insatiable sur ce point : c’est-à-dire encore, que bien loin d’être affaibli par les disgrâces et par les revers, il dévore tout cela sans peine, et trouve en lui seul une ressource aux plus accablantes révolutions de la fortune.

De tous les héros, je n’en sache point de plus grand dans le dernier excès de l’adversité que Charles VII, roi de France. Ce prince fut à mon sens un prodige de courage. Il apprit, n’étant que dauphin, que le roi son père, et le roi d’Angleterre, son antagoniste, avaient concerté ensemble la plus foudroyante sentence contre lui, vu qu’elle le déclarait authentiquement inhabile à succéder à la Couronne de France. Cette sentence fut signifiée au dauphin, lequel dit alors sans s’émouvoir qu’il en appelait ; on lui demanda à quel tribunal ? « J’en appelle à mon courage et à mon épée », répondit ce prince. Quel héroïsme dans cette réponse ! L’événement en soutint la grandeur.

Un diamant ne brille jamais plus que dans les ténèbres de la nuit ; et un héros ne paraît jamais davantage que dans les circonstances capables d’obscurcir la gloire de tout autre que lui. Charles-Emmanuel, duc de Savoie, digne du nom d’Achille que lui donnèrent ses troupes, est un exemple de ce que je dis. Ce prince, accompagné seulement de quatre des siens, s’ouvrit un passage au milieu de cinq cents cuirassiers qui voulaient l’envelopper. Au sortir de ce triomphe, il se contenta de dire froidement à ses soldats alarmés de son danger : « En ces rencontres périlleuses, le courage est une bonne escorte. » En effet, le courage remplace tout le reste en quelque sorte ; il marche, pour le dire ainsi, à la tête de tout, soit pour vaincre les difficultés quelquefois inséparables d’un projet le plus sagement médité, soit pour brusquer des obstacles imprévus et soudains.

On présenta à un roi d’Arabie un sabre de Damas : présent très rare pour lors, et très convenable à un guerrier tel qu’il était. Les grands de sa cour, témoins du présent, l’admirèrent ; non point par flatterie, mais par estime pour la qualité de l’ouvrage : ils louèrent beaucoup la façon que la main de l’ouvrier y avait mise, la finesse de la trempe, le brillant de l’acier ; en un mot c’était un chef-d’œuvre, s’il n’avait point eu selon eux un défaut, qui était d’être trop court. Le roi fit venir son fils, pour savoir ce qu’il en pensait ; c’était Jacob Almanzor, le prince héritier. Il parut donc dans la chambre du roi, qui lui montra le sabre en question : Almanzor le considéra, et dit après l’avoir bien examiné qu’il l’estimait plus qu’une ville fortifiée. Appréciation digne d’un prince courageux. Mais après tout, n’y trouvez-vous aucun défaut, lui demanda le roi ? Non, répondit Almanzor ; c’est un ouvrage parfait. Cependant, repartit le roi, ces officiers le trouvent trop court. Le fils sur cela, mesurant de son bras le cimeterre, dit : « Un bon officier n’a jamais des armes trop courtes ; à ce qui leur manquerait de longueur, sa bravoure sait y suppléer. »

Mais l’épreuve décisive d’un cœur héroïque, c’est lorsqu’il est le maître de se venger à son gré d’un ennemi. Au lieu de la vengeance, à laquelle un homme ordinaire se livrerait alors, il pardonne une injuste haine, et il rend même le bien pour le mal. Une action de l’empereur Adrien me paraît un modèle de cette grandeur d’âme si rare. L’un de ses principaux officiers d’armée, qu’il savait être mécontent et ennemi de la gloire de son maître, prenait la fuite dans une bataille importante : Adrien l’aperçut, et il pouvait le perdre d’honneur en le laissant faire une lâcheté, dont toute l’armée eût été témoin ; mais arrêtant lui-même le fugitif, il lui dit d’un air affable et plein de bonté : « Vous vous égarez, c’est par ici qu’il faut aller. » Aussitôt l’officier tourna bride, comme si ce n’eût été qu’une méprise de sa part, et non point une fuite et une trahison.