J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 388-395).
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CHAPITRE XLI


Le lendemain, c’était le 11 octobre 1573, la flotte du comte de Bossu se trouvait à une distance à peu près égale des côtes de la Frise occidentale et de celles de la Nord-Hollande. Au nord on découvrait l’île de Wieringen, et plus loin une partie de celles de Texel et de Vlieland. Au sud s’étendait le golfe profond que forme le Zuiderzée.

Les trente vaisseaux royalistes, rangés en bon ordre et préparés au combat, se dirigeaient vers la Frise, menaçant d’une descente les villes et les villages les plus proches de la mer. Ils formaient trois divisions, dont la première et la troisième étaient commandées par des Espagnols : celle du centre était sous les ordres immédiats du comte de Bossu, dont le pavillon de commandement flottait à bord de l’Inquisition.

Là, sur le gaillard d’avant se tenaient le gouverneur, les capitaines espagnols Corquéra et Ferdinand Lopez, le jeune comte de Cruyninghen et quelques autres ; on apercevait également à la proue des autres vaisseaux les principaux officiers, impatients d’atteindre l’ennemi qu’ils se croyaient sûrs d’écraser. Une joie orgueilleuse brillait dans leurs regards, et les Espagnols surtout montraient le plus grand mépris pour leurs faibles adversaires.

Certes il s’en fallait de beaucoup que les forces des patriotes pussent être comparées à celles des royalistes. Amsterdam, qui tenait encore le parti du Roi, avait fourni au comte de Bossu nombre d’excellents marins et d’officiers expérimentés ; des gentilshommes de toutes les provinces étaient accourus pour combattre sous ses drapeaux ; plusieurs compagnies de fantassins espagnols et presque tout un régiment allemand étaient répartis sur ses navires, tandis que les mécontents n’avaient d’autre flotte qu’une trentaine de mauvais bateaux, montés presque tous par des volontaires.

Cependant cette inégalité effrayante n’intimidait point les braves Hollandais et Frisons : plusieurs fois déjà, les jours précédents, ils avaient attaqué partiellement l’armée navale ennemie, et quoiqu’ils eussent obtenu peu de succès, leur ardeur n’était point diminuée. On voyait, au nord-ouest de la flotte royaliste, sortir des ports d’Enkhuizen et de Medenblik des navires de Hollande, petits, mal équipés, et peu nombreux, mais remplis de braves marins et commandés par l’intrépide Corneille Dieriksen, amiral de Hollande pour les États. À l’est, quelques faibles bâtiments frisons restaient à l’ancre, malgré l’approche des ennemis, et semblaient attendre l’occasion de combattre. À voir ces navires chétifs, à deux ou même à un seul mât, former leur petite ligne pour résister aux immenses vaisseaux du comte de Bossu, on eût dit une troupe de pygmées qui voulait attaquer des géants.

Le tocsin retentissait sur les deux rives du détroit ; il appelait à la défense commune tous ceux qui depuis Harlingen jusqu’à l’Overyssel habitaient les côtes de Frise, et les Hollandais des îles du Zuiderzée, ceux de Medenblik, d’Enkhuizen, de Hoorn, et de tout le pays qu’on nomme Waterland ou Pays d’eau. Les cultivateurs abandonnaient leurs champs, les bergers leurs prairies, les artisans leurs ateliers, et, armés, qui de faux, qui de piques, qui d’épées et qui de mousquets, ils accouraient au rivage et se formaient en petites troupes, prêts à recevoir les assaillants. Les plus hardis se joignaient aux pêcheurs, aux bateliers et aux gens de mer, et, montant dans de lourds bateaux destinés au transport des grains et de la tourbe, ils s’efforçaient de gagner le large pour se réunir à la petite escadre de leurs compatriotes.

Il était dix heures du matin ; le vent tournant un peu vers le nord, les navires frisons purent se diriger à la rencontre de leurs ennemis. On les vit avec surprise lever l’ancre, déployer leurs voiles et s’ébranler pour venir eux-mêmes au combat. L’étonnement se peignit sur la figure des Espagnols témoins de cette audace ; et le comte de Waldeghem, qui était sur le pont du vaisseau amiral, demanda d’un air triomphant à ceux qui l’entouraient, ce qu’ils pensaient maintenant de la lâcheté des Belges.

La baronne de Berghes était restée dans la chambre de l’amiral, mais rien n’avait pu empêcher Marguerite de suivre son père. Je ne puis le préserver des dangers, se disait-elle ; mais s’il est blessé, je pourrai le secourir ; s’il succombe, je pourrai mourir avec lui. Elle s’était procuré des habits de matelot, et sous ce déguisement elle se tenait sur le tillac, non loin du gaillard d’avant où son père était debout à côté du comte de Bossu.

Avec quelle émotion l’aimable jeune fille vit s’avancer ces faibles navires des patriotes, qu’un sentiment généreux portait à braver tous les périls ! Comme elle tressaillit quand elle aperçut le noble Lion, cet emblème commun de tous les Belges, se déployer du sommet de leurs mâts, et lorsque, portant ses regards sur la côte de la Frise, elle distingua les femmes agenouillées au sommet des digues, tandis que tous les hommes en âge de porter les armes se rangeaient d’eux-mêmes en bataillons de distance en distance, prêts à combattre et à mourir pour leur pays !

Cependant la canonnade s’était engagée entre les navires frisons et ceux de l’avant-garde royaliste. Ceux-ci, quoique assez nombreux et assez forts pour accabler seuls leurs adversaires, se contentaient de faire feu sur eux de loin, et, profitant de la supériorité de leur marche, ils se retiraient à mesure que les Frisons cherchaient à les joindre. Par cette manœuvre ils détruisaient leurs ennemis sans danger, puisque les patriotes ne pouvaient leur répondre qu’avec de petites pièces d’une faible portée, en mauvais état et dont il était dangereux de se servir.

Tandis que la première division de l’armée navale reculait ainsi, les deux autres, se développant, entouraient déjà la flottille frisonne. Alors commença une scène de carnage et d’héroïsme, la plus imposante peut-être qui se soit jamais offerte aux regards des hommes. Ce n’étaient point deux armées de soldats qui allaient s’entrechoquer ; ce n’étaient point deux flottes de guerre qui s’attaquaient : c’étaient des pêcheurs, des bateliers, des gens de toutes les professions qui, réunis sur quelques misérables bateaux, venaient combattre la flotte la plus belle, la mieux équipée, la plus abondamment pourvue d’armes, de soldats et de marins. Ils approchaient lentement, à cause de la pesanteur de leurs navires ; le feu meurtrier des ennemis, plongeant de toutes parts sur eux, ravageait leurs rangs ; cependant les intrépides Frisons ne se décourageaient point et continuaient à avancer avec une persévérance admirable contre ces adversaires qu’ils ne pouvaient atteindre. Ils voyaient que l’aile droite, en se retirant, les attirait au milieu de la flotte, que trente vaisseaux, disposés en demi-cercle autour d’eux, se préparaient à les foudroyer ; aucun de leurs navires ne s’arrêta, aucun ne changea de direction, aucun ne ralentit sa marche ; tous se portèrent à pleines voiles au point du danger et de l’honneur.

Un enthousiasme sublime animait les braves que portaient ces frêles bâtiments. C’était à la vue de leurs concitoyens qu’ils allaient combattre : quelque part qu’ils jetassent les yeux, ils voyaient la côte couverte de spectateurs inquiets ; des vieillards, des femmes, des enfants, les mains levées vers le ciel, priant pour leur triomphe. Les campagnes qu’ils découvraient étaient celles de leur patrie ; les maisons qu’ils apercevaient, celles de leurs amis et de leurs parents ; autour de ces églises, dont ils distinguaient les flèches gothiques, reposaient les ossements de leurs aïeux.

Chaque fois que les décharges de l’artillerie royaliste faisaient voler la mort autour d’eux, ils répondaient aux éclats menaçants de ce tonnerre par des cris unanimes et prolongés. Patrie ! liberté ! Guillaume ! Tels étaient les mots magiques que tous répétaient ensemble et qui leur inspiraient le courage des héros.

La flotte ennemie offrait un spectacle bien différent. Les officiers et les soldats, armés de toutes pièces et rangés sur le pont, contemplaient dans un morne silence cette lutte inégale ; les marins, presque tous Hollandais, frémissaient de rage en se voyant contraints à combattre leurs généreux compatriotes ; les canonniers dirigeaient souvent leurs pièces au hasard et affectaient de les charger avec le plus de lenteur possible. Mais rien n’égalait le désespoir du noble comte de Bossu, que ses serments obligeaient à ordonner le massacre de cette troupe de braves. Trois fois il lut sur le point de commander qu’on virât de bord et qu’on évitât la bataille, et trois fois, ses regards rencontrant le sourire dédaigneux des officiers espagnols, il rougit et garda le silence.

Le capitaine Corquéra, commandant les fantassins espagnols qui étaient à bord de l'Inquisition, lui demanda enfin jusques à quand la flotte du Roi paraîtrait fuir devant les ennemis. Un coup d’œil plein de fierté fut la réponse du gouverneur : il fit un signe au capitaine du vaisseau, et le pavillon royal d’Espagne, signal du combat, fut arboré au sommet du mât de misaine.

Aussitôt les deux extrémités du demi-cercle s’ébranlent, se rapprochent et enveloppent la petite escadre de Frise, que jusqu’alors on s’était contenté de foudroyer de loin, et les trente navires de guerre fondent tous ensemble de toutes parts sur les bateaux ennemis.

À la vue de cette manœuvre les Frisons poussent un cri de joie. Ils pourront donc maintenant faire usage de leurs armes! que leur importe le nombre, les ressources, l’avantage de la position ? ils ont pour eux leur courage et la justice de leur cause.

Ils se forment en ligne, et, attaqués des deux côtés, ils s’efforcent de jeter leurs grappins de droite et de gauche, comme si l’équipage de chacun de leurs petits bâtiments eût pu enlever à l’abordage deux vaisseaux ennemis. Tout ce que l’antiquité raconte des exploits merveilleux de ces Cauchois, de ces Saxons, de ces Frisons indomptables et de ces fiers Sicambres, qui ont tour à tour habité à l’embouchure du Rhin et de l’Ems, leurs descendants le surpassèrent en ce moment. Entourés d’ennemis triples en nombre, ils ne se défendent pas : ils attaquent, et de petites troupes de trente à quarante hommes, sautant sur les vaisseaux royalistes, luttent avec une valeur surnaturelle contre les nombreux équipages et les troupes aguerries qui défendent ces citadelles flottantes.

Les balles sifflent, les armes retentissent ; mais aucun cri de douleur ne se fait entendre. L’acharnement est le même des deux côtés : de part et d’autre on ne songe qu’à la victoire.

Mais, malgré des prodiges de valeur, les patriotes ne pouvaient triompher : ils avaient trop de désavantage en attaquant ces gros navires qui les commandaient, et dont les flancs hérissés de canons formaient autant de remparts qu’il fallait enlever d’assaut. Ils succombèrent enfin, et l’on vit quelques-uns de leurs bâtiments reculer ; les autres combattaient encore, mais sans espoir, et une mort glorieuse semblait être le seul prix auquel pussent aspirer leurs braves défenseurs.