J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 396-405).
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CHAPITRE XLII


Il était midi, le combat avait duré près de deux heures, et un nuage de fumée enveloppait tous les vaisseaux. Les Frisons, affaiblis, épuisés de fatigue et presque tous blessés, ne pouvaient plus continuer à se défendre. Leurs ennemis, pleins de confiance, poussaient des cris de victoire et se préparaient à tenter à leur tour un abordage général et décisif. Tout à coup, du côté de l’ouest, gronde le canon, la brise qui souffle avec plus de force dissipe un peu la fumée, et laisse apercevoir aux combattants vingt navires hollandais arrivant à pleines voiles.

Aussitôt la lutte est suspendue, et les deux partis, comme d’un commun accord, semblent vouloir reprendre un moment haleine et recueillir leurs forces pour un choc nouveau et plus terrible encore. Le centre et la gauche des royalistes virent de bord pour faire face aux Hollandais, tandis que l’aile gauche occupera seule les bâtiments déjà désemparés de Frise.

La supériorité des forces était encore du côté du comte de Bossu ; mais ses équipages étaient découragés : s’ils n’avaient pu triompher d’une poignée de rebelles sans artillerie et presque sans armes, comment résisteraient-ils maintenant à une escadre en bon ordre ? La pâleur et la consternation sont empreintes sur le front des officiers espagnols. Le comte de Bossu seul se montre inébranlable : une noble satisfaction brille sur sa figure. À présent, dit-il, ce sera un combat et non plus un massacre ! à présent il y aura de la gloire à acquérir ! à présent nous verrons qui pâlira le premier !

Il fait donner le signal de se ranger en ligne, mais les vaisseaux obéissent lentement, et l’incertitude de leurs manœuvres trahit la frayeur des officiers. Plusieurs restent en arrière, ou se laissent aller à la dérive pour fuir le danger : à peine douze demeurent au premier rang, quoique l’ennemi encore trop éloigné ait cessé un feu inutile.

Cependant la flotte royale présentait encore un front menaçant : ces douze gros navires appuyés l’un par l’autre, et hérissés de canons, formaient une longue et redoutable batterie, dont on ne pouvait approcher impunément. Aux deux extrémités étaient placés les deux navires les plus considérables, le vice-amiral et l’Inquisition. Ces mobiles colosses, dont la légèreté égalait la grandeur, auraient pu suffire seuls à mettre en fuite le vingt flibots qui s’avançaient contre eux, si ces flibots n’eussent été montés par les plus intrépides des hommes.

L’escadre hollandaise s’approchait dans un profond silence. On n’entendait point de cris de guerre se mêler au bruit des vergues ébranlées et aux mugissements de l’artillerie. Les officiers et les matelots, appuyés sur leurs armes qu’ils serraient avec force, les yeux fixés sur les vaisseaux ennemis, attendaient l’instant du combat avec une impatience muette ; quoiqu’ils fussent à portée de canon des royalistes, ils ne tiraient point encore sur eux ; car ce n’était point dans leurs canons, mais dans leurs épées qu’ils avaient mis leur confiance.

Quand ils furent à cent pas de l’ennemi, une décharge des douze grands vaisseaux ébranla l’air et la mer. On vit des vergues abattues, des voiles déchirées, des cordages emportés ; le sang de plus d’un brave patriote coula : mais la flottille continua de s’avancer en bon ordre.

Plus d’une fois encore les royalistes firent feu avant que les Hollandais pussent les joindre. Leurs coups ne furent point sans effet ; cependant aucun des vingt flibots n’abandonna son rang.

Enfin on arriva à portée de pistolet. Alors seulement les Hollandais, présentant le travers, lâchèrent leur bordée. Elle fut terrible. Toutes les pièces, pointées avec sang froid par d’habiles canonniers, portèrent le ravage et la mort dans la flotte ennemie, et dès ce moment le feu des Espagnols diminua.

L’amiral de chaque flotte était au poste le plus dangereux, en tête de ses vaisseaux : ils se trouvèrent vis-à-vis l’un de l’autre, le comte de Bossu à bord de sa formidable Inquisition, le vaillant Corneille Dieriksen sur son petit navire à deux mâts.

Ils s’accrochèrent avec une ardeur égale, quoiqu’avec des forces si disproportionnées. Les royalistes se tenaient couchés à plat ventre sur le pont de leur vaisseau jusqu’au moment de l’abordage, selon la coutume des marins : ils voulaient éviter ainsi le feu meurtrier de leurs adversaires. Mais les patriotes, animés d’un courage surnaturel, ne voulurent point prendre la même précaution. Ils auraient rougi de se baisser à la vue de leurs féroces ennemis : debout à la proue, la tête haute et le regard menaçant, ils écoutaient sans crainte siffler les balles mortelles.

Avant que les grappins fussent jetés, avant que les navires se heurtassent, vingt Hollandais étaient déjà sur le vaisseau du comte de Bossu. Ils s’étaient élancés de l’extrémité des vergues, ils s’étaient accrochés aux cordages, ils avaient franchi tous les obstacles pour joindre l’ennemi. Un moment après cent autres montaient à l’abordage, tandis que, du haut des hunes, d’habiles tireurs faisaient un feu continuel sur les royalistes.

Ils fondirent d’abord sur les soldats espagnols, qui soutinrent assez mal ce premier choc et reculèrent ; mais les Wallons et les gentilshommes flamands qui se trouvaient à bord les chargèrent à leur tour et reprirent le dessus. Le comte de Bossu, le premier, se jetait l’épée à la main au plus fort du combat ; son vieil ami le comte de Waldeghem semblait avoir retrouvé la vigueur de ses jeunes années, et, animés par leur exemple, les autres combattants se conduisaient aussi en héros.

Sept fois, pendant trois heures, Corneille Dieriksen aborda cette terrible Inquisition, et sept fois il fut repoussé. Les Espagnols, qui s’étaient échauffés, faisaient maintenant des prodiges, et l’ardeur des Belges ne s’était point ralentie ; mais aucun autre vaisseau royaliste n’avait fait son devoir, tous avaient pris la fuite ou avaient amené leur pavillon.

— Retirons-nous, dirent les officiers espagnols au comte de Bossu, nous ne pouvons combattre seuls contre tous : voici deux autres navires qui viennent rejoindre l’amiral hollandais, il faut nous retirer.

Le gouverneur sourit :

— Vous m’avez forcé à combattre, répondit-il, et puisque j’ai tiré l’épée, je ne reculerai point. Que deux, que trois, que dix navires ennemis viennent m’attaquer : ils pourront me prendre, ils pourront me tuer ; mais ils ne feront pas fuir ce lâche Flamand que vous avez tant raillé.

Les officiers baissèrent la tête. Ils avaient mérité ce reproche, et ne pouvaient se justifier que par un courage héroïque : ils attendirent donc avec impatience l’occasion de se signaler. Cette occasion, ardemment souhaitée, se présenta bientôt : les trois navires hollandais arrivèrent tous ensemble sur l’amiral ennemi et l’assaillirent de trois côtés. Ce fut alors que la mêlée devint vraiment horrible. Près de six cents combattants se pressaient sur le pont du vaisseau ; tour à tour attaquants et attaqués, vainqueurs et vaincus, ils avançaient, reculaient, revenaient à la charge, avec un acharnement … lorsque entre lui et Louis de Winchestre se jeta le jeune marin… (P. 403.) sans égal, et les cris de fureur, les gémissements des blessés, le cliquetis des armes et le bruit de la mousqueterie, se mêlaient et se confondaient sans cesse de l’une à l’autre extrémité du bâtiment.

Le nombre des combattants était à peu près égal de part et d’autre : néanmoins les équipages réunis des trois bâtiments patriotes étaient encore inférieurs à celui de l’amiral royaliste. Si d’un côté les sentiments les plus généreux et les plus puissants animaient le courage des Hollandais, de l’autre le bruit des armes à feu, les cris des blessés et la vue du sang avaient inspiré aux soldats espagnols et wallons cette ivresse frénétique qui rend avide de dangers et de massacres. Partout où se portait Corneille Dieriksen la victoire semblait pencher en faveur de son parti ; mais partout aussi où les comtes de Bossu et de Waldeghem, armés de pied en cap à la manière des chevaliers, se précipitaient sur les assaillants, leur adresse et la supériorité que leur donnaient de bonnes armes sur des adversaires presque nus leur assuraient l’avantage.

Infatigable et tout couvert de sang, le père de Marguerite effaçait par son audace et par sa vigueur les plus hardis guerriers de son parti. Tandis que, la visière baissée, il s’élançait au milieu des ennemis, un jeune marin, armé seulement d’un tronçon de pique, le suivait partout et semblait veiller sur sa vie. Ses cheveux blonds, son teint frais et rosé et ses formes délicates annonçaient un âge encore tendre ; la fureur des guerriers ne brillait point dans ses yeux doux et timides, aucune goutte de sang ne souillait ses blanches mains ; mais, s’attachant aux pas du comte de Waldeghem, il s’efforçait de détourner les coups qu’on lui portait ; il se jetait sans cesse entre le vieillard et le fer menaçant, et, soit que sa jeunesse et sa beauté désarmassent les plus furieux, soit que son noble dévouement fût respecté par les ennemis eux-mêmes, de même qu’il n’avait point fait de blessures, il n’en avait point reçu.

Tout à coup paraissent sur le pont du vaisseau une dizaine de marins qu’une chaloupe vient d’amener. Leur haute taille, leurs formes athlétiques, leurs figures mâles et brûlées par le soleil révèlent des guerriers redoutables, et leurs cris répandent la terreur parmi les royalistes : car ils reconnaissent le nom de Zélande, ce nom que tant d’exploits ont rendu fameux et terrible ; mais quelle fut la consternation du comte de Waldeghem en reconnaissant à la tête de ces braves son libérateur, son ami, son fils, Louis de Winchestre !

Deux fois le vieillard recula, et deux fois, affermissant sa visière baissée, il voulut combattre ces nouveaux ennemis. La honte de paraître timide, l’espoir de vaincre, et cet enthousiasme irréfléchi qui attache l’homme à la cause qu’il a longtemps soutenue, allaient l’entraîner au plus horrible combat, lorsqu’entre lui et Louis de Winchestre se jeta le jeune marin qui le protégeait depuis si longtemps, et tous deux à la fois reconnurent Marguerite.

Le glaive tomba de leurs mains :

— Mon père ! s’écria le jeune homme.

— Mon fils ! répondit le vieillard ; et, au milieu de cette scène de carnage et de désolation, les combattants virent avec surprise, deux des plus braves chefs des partis opposés s’embrasser étroitement.

— Vous êtes mon prisonnier ! dit à Marguerite un vieux marin, dont le mousquet avait déjà renversé plus d’un Espagnol. Elle sourit en reconnaissant Dirk Dirkensen.

Cependant Corneille Dieriksen d’un côté, les Zélandais de l’autre, avaient pris une telle supériorité, que le comte de Bossu avait été contraint de leur céder le tillac : il s’était jeté à l’entrepont, et, se retranchant avec quelques-uns des siens dans la chambre de l’amiral, il se disposait à y soutenir un siège. Le comte de Waldeghem, se trouvant seul de son parti sur le pont, rendit son épée à Louis de Winchestre, et celui-ci, voyant la victoire assurée à ses compatriotes, crut pouvoir se charger lui-même de la garde de ce vaillant prisonnier et de la belle guerrière qui partageait son sort.

Ils ne quittèrent toutefois le vaisseau que le lendemain, car la baronne de Berghes se trouvait précisément dans la chambre où le comte de Bossu s’était retranché, et ils ne voulaient pas s’éloigner sans elle.

Il eût été facile aux Hollandais vainqueurs de forcer leurs derniers ennemis dans ce dernier retranchement en tournant quelques pièces de canon contre eux ; mais ces braves gens ne voulurent point massacrer ainsi de braves adversaires : ils ne les attaquèrent qu’à armes égales, ce qui prolongea longtemps le combat.

Toute la nuit et toute la matinée du lendemain le comte de Bossu se défendit en héros. Enfin, après vingt-quatre heures d’efforts continuels, fléchi par les officiels espagnols qui étaient avec lui, et qui le suppliaient à genoux de se rendre, il consentit à mettre bas les armes, après avoir toutefois exigé que ses derniers compagnons lui en donnassent le conseil par écrit. Il fut fait prisonnier le 12 octobre vers midi, et traité par les vainqueurs avec les égards et le respect que mérite le courage malheureux.