J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 380-387).
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CHAPITRE XL


Victimes de la plus horrible perfidie, le comte de Waldeghem, sa fille et sa sœur étaient captifs à bord du navire où on les avait attirés sous le prétexte d’une fête. À peine arrivés à bord, on les avait conduits à l’entrepont, et là le capitaine espagnol, déposant le masque de la bienveillance et de l’amitié, leur avait déclaré sans détour qu’il les retenait prisonniers au nom de la très sainte inquisition. Ce fut un coup de foudre pour les deux dames. La baronne éclata en cris et en reproches, sa nièce tremblante sentit un moment ses forces l’abandonner, mais elle ne proféra pas une plainte, et ses regards seuls exprimèrent son indignation. Le comte de Waldeghem, les yeux levés au ciel, restait plongé dans une morne stupeur.

On les enferma tous trois dans une petite chambre, où pénétrait à peine la lueur du jour, et dans cette étroite prison les angoisses de l’inquiétude et les horreurs du désespoir vinrent les assiéger.

Le vieillard prévoyait le sort qui lui était réservé, mais il s’affligeait moins de son malheur que de celui des deux femmes qui lui étaient si chères. Il regrettait d’être échappé des cachots de l’inquisition, puisqu’il fallait racheter un moment de repos par de nouvelles tortures, et associer à l’infortune la plus cruelle sa fille bien-aimée et sa bonne sœur. Cependant il s’efforçait de cacher ses souffrances, il affectait même dans ses discours une sécurité parfaite, trop démentie, hélas ! par l’altération de son visage.

La baronne de Berghes, faible et inconséquente, passait de la crainte à l’espérance, et de l’espérance à la crainte. Tantôt elle pleurait son malheureux sort, et eût voulu apitoyer ses gardiens ; tantôt elle se croyait forte de son innocence, et comptait sur l’appui de Louis de Winchestre qui l’avait déjà si souvent délivrée. Alors elle menaçait les Espagnols d’un juste châtiment, et déjà elle les voyait tous pendus ou jetés à la mer : un moment après elle était à leurs genoux.

Marguerite, pour qui les fêtes de l’amour et de l’hymen s’étaient si cruellement changées en jours de douleur et d’esclavage, soutenue par sa piété filiale, étouffait ses souffrances et semblait puiser un nouveau courage dans son malheur. Elle consolait tour à tour son père et sa tante ; sa tendresse ingénieuse lui fournissait mille sujets d’espérance pour les ranimer, et quoiqu’elle vît bien que toutes les chances fussent contre eux, elle s’efforçait de leur persuader le contraire.

Vingt-quatre heures mortelles, dont le désespoir avait compté tous les moments, se passèrent sans que les prisonniers pussent sortir de la chambre étroite où on les avait enfermés. Enfin, après un jour et une nuit de navigation, on leur permit de monter sur le tillac.

C’était le matin ; le capitaine reposait encore, et le commandement était entre les mains du second, jeune marin de Brême, dont la figure annonçait un caractère doux. Touché du malheur des captifs, il s’approcha d’eux, et leur dit en mauvais flamand : Prenez courage, nous n’arriverons jamais en Espagne. Voyez-vous au loin cette voile ? c’est un navire des gueux qui nous poursuit. J’en ai prévenu le capitaine, mais cet orgueilleux Espagnol refuse de me croire ; dans quelques heures il ne sera plus temps.

Ces mots firent battre avec violence le cœur des prisonniers. — Comment savez-vous, bon jeune homme, demanda le comte, que ce bâtiment soit monté par des patriotes ?

— Je le connais, répondit le marin allemand ; nous sommes passés près de lui hier, en sortant de l’Escaut, et s’il ne nous a pas attaqués alors, c’est sans doute qu’un autre dessein occupait le capitaine, car il passe pour le plus déterminé de tous les rebelles.

Marguerite voulut aussi faire une question, mais elle n’en eut pas le courage.

— Comment se nomme-t-il ? reprit le vieillard.

— Il se fait appeler le Brugeois, dit le second ; on a lieu de croire que c’est un homme de haute naissance, car il ne veut jamais aucune part dans les prises, et le prince d’Orange lui témoigne une estime particulière.

À ces traits Marguerite avait reconnu son amant ; elle rougit et pâlit tour à tour, et, fixant ses regards sur le flibot lointain, elle demeura étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle.

Au bout d’une heure on fit redescendre les captifs dans la chambre qui leur servait de cachot ; mais elle.leur parut moins horrible, car ils avaient l’espoir d’une prompte délivrance.

Leur attente fut trompée : la tempête effroyable qui s’éleva sépara les deux bâtiments. Pendant cinq jours le navire espagnol fut le jouet des vents et des flots, sans qu’il fût possible à l’équipage de diriger sa course ! le sixième jour on se trouva dans un détroit formé par deux îles : c’était l’entrée du Zuiderzée. Le vent du nord-ouest continuait à souffler avec violence. Il fallut se résigner à pénétrer dans cette mer intérieure, car les îles où l’on aurait pu aborder étaient au pouvoir des rebelles.

Bientôt on aperçut une grande flotte cinglant à pleines voiles. C’était celle du comte de Bossu, gouverneur de Hollande pour le Roi. On s’empressa de le rejoindre, et les Espagnols se crurent parfaitement en sûreté sous sa protection.

Cependant le généreux second n’avait pas renoncé à secourir les captifs. Il trouva moyen de faire avertir le comte de Bossu que trois personnes innocentes étaient emprisonnées à bord du navire, et aussitôt la chaloupe du gouverneur vint prendre ces malheureuses victimes, que le capitaine espagnol fut contraint de relâcher.

Le comte de Waldeghem, la baronne de Berghes et Marguerite ignoraient entièrement tout ce qui était arrivé depuis cinq jours ; seulement ils s’étaient aperçus qu’il y avait un grand désordre dans le bâtiment, et ils avaient entendu tirer le canon de détresse. Ils furent bien surpris au moment de leur délivrance de se voir au milieu de trente vaisseaux de guerre, supérieurement équipés. Le navire amiral surtout était d’une grandeur et d’une beauté remarquables : il portait trente-quatre canons de fonte et était monté par près de quatre cents hommes. Les Espagnols l’avaient nommé L’Inquisition, pour braver les habitants des Pays-Bas en leur rappelant la tyrannie à laquelle ils voulaient les soumettre.

Quand la chaloupe qui portait le vieillard et ses compagnes arriva à ce vaisseau magnifique, le pont était couvert d’officiers espagnols et allemands, de gentilshommes de Flandre, de Brabant et de Hainaut. Le comte de Bossu lui-même se tenait à la poupe avec quelques-uns des principaux seigneurs. Il parut vivement surpris de l’extérieur noble des personnes qu’il avait fait délivrer, et surtout ses regards se portaient sans cesse sur le père de Marguerite, dont les traits ne lui semblaient pas inconnus. Celui-ci, de son côté, avait une idée confuse du gouverneur, quoiqu’il ne pût se rappeler où et quand ils s’étaient rencontrés ; mais dès qu’ils se furent approchés l’un de l’autre un cri échappa à tous les deux à la fois : comte de Waldeghem ! comte de Bossu ! et ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme d’anciens compagnons d’armes qui se retrouvent après une longue séparation ; car ils avaient combattu ensemble à Saint-Quentin et à Gravelines.

Après le premier mouvement de surprise et de joie, le gouverneur conduisit son vieil ami et les deux dames dans sa chambre, et là il exigea le récit fidèle des événements qui les avaient placés dans une position si extraordinaire. Le vieillard le satisfit en peu de mots, et à son tour il lui demanda quelle était la destination de cette belle flotte, et quels ennemis elle allait combattre.

— Des pêcheurs, répondit le comte de Bossu en soupirant, de pauvres pêcheurs sans artillerie et presque sans armes, mais animés d’un courage héroïque, et qui se feraient tous massacrer plutôt que d’amener leur humble pavillon. Dieu m’est témoin que c’est à regret que je vais verser leur sang ; ce sera une lutte sans gloire, et pourtant non pas sans danger, car ces braves Hollandais se défendent comme des lions : mais que faire ? Le Roi a reçu mes serments, il m’a confié sa flotte et ses troupes ; puis-je abandonner sa cause, et me parjurer comme un vil apostat ?

— Non, sans doute, s’écria le comte de Waldeghem, malheur à qui trahirait sa foi !

— Je suis Wallon, reprit le gouverneur, et la fidélité de mes compatriotes est connue ; mais j’aurais voulu laisser à d’autres le soin d’écraser de malheureux marins qui, après tout, combattent peut-être pour une cause juste. Je n’en ai pas été le maître : les Espagnols m’ont provoqué, ils m’ont traité de lâche. Eh bien ! leur ai-je répondu, j’irai au combat, et vous verrez quels seront ceux qui reculeront les premiers, de ces Belges pour qui vous affectez tant de mépris, ou de vos fiers compatriotes ! Maintenant les dés en sont jetés, et il ne me reste plus qu’à soutenir dignement l’honneur national.

La joie brilla dans les yeux du vieillard. — Puisqu’il y va de l’honneur de la Flandre, dit-il, je reste avec vous jusqu’au jour décisif. Mon bras a perdu de sa force mais il n’est pas encore engourdi, et les Espagnols verront comment se conduit un vieux soldat de Charles-Quint.

Marguerite pâlit : — Mon père, s’écria-t-elle, voulez-vous souiller votre épée du sang de vos concitoyens ?

Le vieux seigneur parut consterné, mais il reprit après un moment de réflexion : Qu’importe un peu de sang, quand il faut venger la gloire de notre pays !

— Et punir des rebelles ! ajouta la baronne de Berghes, qui se retrouvait à sa place sur la flotte royale.

— Ce dessein est trop beau pour que je vous en détourne, répondit le comte de Bossu ; nous combattrons encore une fois ensemble, et quel que soit l’événement, on ne parlera point de nous comme de guerriers timides.

Ils restèrent ensemble le reste du jour ; et quand le soir vint, le gouverneur, cédant sa chambre aux dames, alla passer la nuit sur le tillac, livré à de sombres pressentiments.