J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 246-252).
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CHAPITRE XXVI


Le son des cloches et les salves de l’artillerie annonçaient au peuple de Malines l’approche du héros dont le génie et la persévérance avaient si bien commencé le grand ouvrage de la liberté publique. Aussitôt toutes les rues se remplirent d’habitants joyeux ; le nom du prince d’Orange volait de bouche en bouche ; les vieillards, les femmes et les enfants sortaient de leur asile pour marcher à sa rencontre ; on préparait à la hâte des arcs de triomphe, on suspendait des couronnes, on déployait des drapeaux : jamais fête n’avait inspiré une joie plus vive et plus générale.

Il vient, disait-on, il vient dans nos murs, celui que les tyrans craignent et que les faibles bénissent ; celui qui protège la religion et la liberté ; celui qui a brisé le joug espagnol : l’ami, le père du peuple. Il vient victorieux et prêt à se porter sur Bruxelles pour frapper au cœur la tyrannie et ses satellites. Nos aïeux n’ont jamais contemplé les traits d’un aussi grand homme, et nos descendants ne pourront lui comparer leurs chefs les plus illustres, à moins qu’il ne se reproduise un jour dans ses petits-fils.

Le prince arriva aux portes de la ville. Il portait une armure simple et dépourvue d’ornements ; une housse sans broderies couvrait le dos de son bon cheval noir, mais on y lisait l’ancienne et glorieuse devise : Je maintiendrai, symbole prophétique du rôle que devait jouer la maison de Nassau.

Autour de lui se pressaient de fidèles compagnons d’armes, Belges, Allemands, Français ou Anglais, les uns couverts de fer et n’ayant d’autre marque de distinction que les armoiries qu’ils avaient illustrées, les autres affectant encore un reste de magnificence, au milieu des fatigues et des désastres de la guerre ; mais tous également dévoués à leur chef, tous prêts à obéir à son moindre geste, tous oubliant leurs pertes et leurs dangers pour ne s’occuper que de lui.

Le front de ces braves était soucieux, et ils se livraient à des pensées amères. Guillaume aussi, cet intrépide Guillaume qui seul n’avait point désespéré de la chose publique lorsque l’oppression s’étendait sur les Dix-Sept Provinces, maintenant triste et abattu, s’efforçait en vain de recevoir d’un air satisfait les hommages de cette multitude, qui le croyait victorieux. Hélas ! que son entrée à Malines eût été différente, à ses yeux, si la témérité du comte de


Le prince arriva aux portes de la ville. (P. 247.)



Genlis et la perfidie du roi de France, assassin de ses propres sujets, n’eussent fait échouer ses desseins au moment où le succès en paraissait incontestable ! Combien il aurait été touché de l’amour et de l’enthousiasme de ce peuple, dont il aurait assuré le bonheur ! Mais son cœur était déchiré quand il songeait que la colère du duc d’Albe serait bientôt fatale à ceux qui accueillaient si bien son ennemi ; leurs cris de joie, les noms de vainqueur et de libérateur que tous lui prodiguaient, la confiance et l’admiration qu’il lisait dans leurs regards faisaient plus cruellement ressentir le malheur qui semblait s’attacher à ses armes.

Quand il fut arrivé dans les rues de la ville, ces arcs de triomphe élevés à sa gloire et ces couronnes de laurier suspendues sur sa tête lui arrachèrent un profond soupir, et pendant quelques minutes sa figure trahit les sentiments qui l’agitaient ; mais bientôt le bruit des instruments de guerre le rappela à lui-même ; les trompettes sonnèrent cette marche fameuse qui a retenu le nom du héros ; à des sons lents et graves succéda un rythme rapide et élevé : c’était un chant de victoire après les gémissements d’une défaite ; le prince sourit : Acceptons cet augure ! dit-il à ceux qui l’entouraient ; quelle qu’ait été l’issue de notre entreprise, l’avenir nous réserve encore des succès.

On approchait de la Grand’Place, quand une troupe de gens du peuple vint à la rencontre de Guillaume en poussant de grands cris. Un prisonnier, un prisonnier ! répétait toute la multitude : un Espagnol, un espion, un officier du duc d’Albe !

Au milieu de cette foule marchait effectivement un jeune homme, les mains liées derrière le dos : c’était un mulâtre. Conduit devant le prince il ne montra ni crainte, ni espoir : ses regards n’exprimaient qu’une curiosité mêlée d’admiration.

— Qui est ce prisonnier ? demanda Guillaume.

— Je le connais, répondit un de ceux qui l’avaient amené : c’est le capitaine de ces païens de soldats albanais qui se nourrissent de sang et de chair humaine ; il est né du commerce impur du duc d’Albe avec une diablesse !

Le prince, trop éclairé pour faire la moindre attention à une réponse qui annonçait une crédulité si aveugle, s’adressa au captif. Celui-ci, baissant la tête, répondit d’une voix sourde : Je suis fils du duc d’Albe et j’ai commandé ses Albanais.

— Fils du duc d’Albe ! répéta Guillaume ; et ses yeux devinrent étincelants. Mais, réprimant aussitôt ce premier transport, il lui demanda d’un air froid et avec une majesté calme : Comment êtes-vous tombé dans les mains de ces braves bourgeois ?

Le prisonnier répondit : Fuyant le camp de mon père, j’avais trouvé une retraite dans cette ville ; j’y vivais tranquille et je m’y croyais inconnu, quand tout à l’heure on est venu m’arrêter. — Et pourquoi vous étiez-vous fixé dans une ville occupée par mes troupes ? — Pour nous trahir ! s’écrièrent les bourgeois qui l’entouraient ; pour brûler nos maisons ; pour vous assassiner peut-être : mais il paiera cher son audace, et nous allons venger sur lui nos compatriotes égorgés.

En parlant ainsi ils brandissaient leurs piques et menaçaient déjà le malheureux captif, qui conservait, au milieu des armes dirigées contre lui, un maintien fier et assuré. Guillaume fit un geste et ils s’arrêtèrent. Le mulâtre répondit alors : Je voulais protéger, au milieu des désordres que tout faisait craindre, deux dames chères au seul homme qui m’ait donné le titre d’ami.

Le prince fut frappé du ton de franchise avec lequel le prisonnier s’exprimait. — Pourriez-vous, lui dit-il, me donner quelques preuves du motif que vous alléguez ?

— Aucune, répartit le jeune homme, d’un air à la fois modeste et ferme.

— Et vous ne cherchez pas à m’en imposer ?

— J’en suis incapable, répliqua le mulâtre en mettant la main sur son cœur.

Guillaume resta un moment pensif et comme oppressé par des souvenirs cruels. Je crois avoir entendu parler de vous, reprit-il enfin ; l’on assurait que le duc d’Albe vous témoignait plus d’affection qu’à ses autres fils ; est-ce la vérité ?

Le captif répondit avec un peu d’émotion : J’ai dû croire que je lui étais cher.

— Et savez-vous comment votre père a traité mon fils, un enfant de quatorze ans que j’avais laissé sous la sauvegarde des lois de mon pays ? — En prononçant ces mots le visage du prince était enflammé et des éclairs jaillissaient de ses yeux. Le mulâtre ne répondant point, Guillaume poursuivit d’une voix altérée : On l’a arraché de l’Université de Louvain et transporté au fond de l’Espagne, où il gémit dans une prison. Là de perfides instituteurs s’occupent sans relâche de lui faire oublier et peut-être détester son père. Plus cruels mille fois que les plus cruels bourreaux, ils se flattent de l’armer un jour contre moi, et de verser mon sang par les mains de celui qui me doit la vie! Jeune homme, l’auteur de ce forfait, c’est votre père, et je puis me venger !

— Frappez, dit le mulâtre qui crut sa mort inévitable, et quand je paraîtrai au pied du trône de l’Éternel, je ne déposerai point contre vous, car il est écrit : les fautes des pères retomberont sur leurs enfants.

Mais le prince, essuyant une larme que lui avait arrachée l’amour paternel, reprit d’un ton plus calme, et avec un regard imposant qui peignait toute la grandeur de son âme : La vengeance de Guillaume de Nassau ne sera point celle d’un homme injuste et sanguinaire : c’est en faisant rougir cet implacable duc d’Albe que je le punirai. Allez, jeune homme, vous êtes libre; allez près de votre père; dites-lui qu'il m’a enlevé ma fortune, mes amis, mon enfant, et que moi je lui rends son fils.

En achevant ces mots il poussa son cheval en avant, pour se dérober aux remercîments du mulâtre.