J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 236-245).
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CHAPITRE XXV


La baronne de Berghes se trouvait désormais parfaitement libre de retourner dans ses foyers ; mais elle ne put se résoudre à revoir les lieux où elle avait tenu le premier rang, avant qu’un malheureux hasard eût terni sa réputation de bonne catholique et de fidèle royaliste. Elle prit la résolution d’habiter Malines, où elle possédait un vaste hôtel, et Marguerite consentit à l’y accompagner.

Le commerce d’orfèvrerie et de dentelles avait fait de Malines une des cités les plus opulentes des Pays-Bas. Elle était fortifiée et n’avait d’autre garnison que quelques compagnies de bourgeois passablement exercés au service militaire. Cette circonstance y attirait un grand nombre d’habitants des villes et des villages voisins, qui échappaient ainsi aux vexations continuelles des soldats espagnols. Il s’y trouvait aussi beaucoup d’ecclésiastiques, Malines étant la métropole des Pays-Bas.

La douairière et sa nièce demeurèrent dans cette ville pendant près de deux mois sans ressentir l’atteinte des fléaux qui désolaient tout le reste du pays. Leur vie était uniforme et tranquille : elles consacraient, comme de coutume, les premières heures de la journée à la prière et à des actes de religion ; puis elles s’entretenaient de leurs souvenirs, jusqu’à l’instant du repas ; la baronne ne laissait passer aucun jour sans reprendre l’éternel récit des fêtes de Charles-Quint, auxquelles elle faisait succéder ses lamentations sur le malheur de l’époque actuelle. Quoique fidèle à ses doctrines monarchiques et intolérantes, elle avait perdu en grande partie son admiration pour les Espagnols et son respect pour leurs juges ; elle croyait même que la tâche de la rébellion n’était point ineffaçable et ne manquait jamais de citer l’exemple de Louis de Winchestre, qui de capitaine des gueux de mer était devenu, selon elle, le favori du duc d’Albe et le meilleur royaliste du monde. Après le dîner, pendant lequel l’absence de l’aumônier de la douairière était régulièrement déplorée, la promenade, ou quelques visites, conduisaient les deux dames jusqu’au soir, et la nuit leur offrait en songe quelque scène de leurs malheurs passés. Marguerite croyait se retrouver avec son amant dans l’allée solitaire où il lui avait renouvelé le serment de vivre pour elle ; sa tante revoyait l’inflexible Ewout Pietersen Worst secouer la tête d’un air sévère, ou Dirk Dirkensen, aussi noir que l’esprit des ténèbres, entrer dans son appartement par la fenêtre, la lanterne et le poignard à la main. Alors une sueur froide découlait de tous ses membres, sa poitrine était oppressée et des cris plaintifs s’échappaient de ses lèvres.

Vers le mois d’août, l’approche de Guillaume de Nassau, qui avait passé le Rhin à la tête d’une armée formidable, troubla le repos dont on jouissait à Malines. Quelque peine que se donnassent l’évêque d’Ypres et d’autres ecclésiastiques pour réprimer les mouvements du peuple, l’esprit de sédition faisait chaque jour des progrès effrayants. Les Espagnols qui traversaient la ville étaient insultés ; les bourgeois royalistes, regardés comme des traîtres et des ennemis ; et souvent des rixes cruelles ensanglantaient les places publiques. Les deux dames remarquèrent qu’un inconnu s’attachait continuellement à leurs pas. Il était vêtu de manière à ne point laisser apercevoir sa figure ; mais sa haute taille, sa démarche fière et son assiduité à veiller sur elles le leur faisaient aisément distinguer de la foule.

Un jour des gens du peuple, échauffés par la boisson, barrèrent le chemin aux deux dames qui revenaient de l’église, et ils se firent un jeu de les effrayer : alors ce protecteur mystérieux parut, et, quoique seul, il dispersa toute cette troupe. La baronne et sa nièce ne purent lui offrir leurs remercîments : il s’était déjà éloigné ; mais un domestique quelles chargèrent de le rejoindre vint tout tremblant leur rapporter que c’était un noir.

Cette nouvelle redoubla la curiosité de la douairière. Elle se décida à envoyer un billet à cet inconnu : Nous vous avons beaucoup d’obligations, lui manda-t-elle ; mais votre persévérance à nous suivre doit nous surprendre aussi longtemps que nous ignorons qui vous êtes. Pourquoi vous cacher ? votre intention ne peut être d’alarmer inutilement deux femmes !

La réponse du mulâtre fut courte : Je veille à votre sûreté, dit-il, parce que vous êtes chères à Louis de Winchestre. Je ne vous demande point de reconnaissance : que je sois utile à la bien-aimée de mon ami, et je m’estimerai heureux.

Quelque temps après Malines ouvrit ses portes à Bernard de Mérode, commandant d’un corps de cavalerie au service du prince d’Orange. Ainsi les deux dames se trouvèrent encore une fois au pouvoir des patriotes. La baronne se désolait. Cependant l’expérience qu’elle avait faite de la modération des prétendus rebelles la rassurait contre la crainte d’être persécutée pour ses opinions, et quoiqu’elle affectât de se lamenter sans cesse, peut-être au fond du cœur ne trouva-t-elle pas sa position si déplorable. L’ordre le plus parfait régnait dans la ville, les troupes observaient une discipline rigoureuse, personne n’était inquiété, les cérémonies du culte catholique continuaient sans interruption, les ordonnances des magistrats se faisaient au nom du Roi ; en un mot, chacun se croyait revenu aux temps heureux de la liberté et de la prospérité publique.

Les choses restèrent dans cet état pendant quelques semaines ; mais la défaite du comte de Genlis, qui avait voulu combattre seul l’armée espagnole, et le massacre de la Saint-Barthélemy, si funeste aux protestants de France, ayant rompu toutes les mesures que Guillaume de Nassau avait concertées pour la délivrance des provinces méridionales, Malines se trouva inondé de troupes, qui revenaient du Hainaut mécontentes et harassées. On les logea chez les bourgeois, et le peuple, ignorant les causes de leur retraite, les accueillit avec joie, se figurant qu’elles marchaient sur Bruxelles. La baronne de Berghes, dont l’hôtel était vaste et situé dans une des principales rues, fut réduite à recevoir dans ses pénates deux officiers de cette armée hérétique, que, pour comble de malheur, elle croyait victorieuse. Elle voulut du moins se dérober soigneusement à leurs regards, et se tint renfermée avec sa nièce dans l’appartement le plus écarté; mais l’un des deux officiers exigea qu’on l’introduisît auprès d’elle. C’était un vieux militaire couvert de cicatrices, dont la figure mâle et la voix impérieuse inspiraient aux gens de la maison un respect mêlé de crainte. Ils oublièrent les défenses de leur maîtresse, pour obéir à cet hôte redoutable, et le conduisirent auprès des deux dames.

Marguerite et sa tante travaillaient à broder un riche manteau qu’elles destinaient à une statue de la sainte Vierge, lorsque la porte de leur appartement s’ouvrit et qu’elles virent entrer un homme couvert de fer, dont l’aspect les effraya d’abord ; mais ses cheveux blancs, sa figure franche et ouverte, son regard plein de bonté les rassurèrent aussitôt, et avant qu’il eût pris la parole leur inquiétude s’était déjà évanouie.

— Pardon, mesdames, pardon ! s’écria-t-il en s’approchant d’elles ; je n’ai pu résister au plaisir de revoir d’anciennes connaissances ; mais peut-être ne me remettez-vous pas sous ce nouveau costume. Je suis votre camarade de prison, le capitaine Von Hohenstrass.

À ce nom la douairière laissa tomber son ouvrage et fit le signe de la croix : Ainsi, dit-elle, vous avez apostasié ! vos cheveux blancs ne vous ont point averti que le jour du jugement était proche, et vous voilà armé contre le Dieu que vous avez servi.

— J’ai fait la guerre en Hongrie et en Croatie, reprit le vieux soldat sans paraître blessé de ces reproches ; j’ai suivi Charles-Quint en France et en Allemagne, j’ai assisté à la prise de Rome et au siège d’Alger : partout nos généraux se proclamaient les vengeurs de Dieu et leurs ennemis tenaient le même langage ; mais on n’en maltraitait pas moins le peuple, on n’en ruinait pas moins les campagnes, on n’en brûlait pas moins les villes. Dans cette guerre-ci, au contraire, l’innocent ne paie point pour le coupable, et je reconnais à cette marque certaine que, pour la première fois, nous combattons pour une cause sacrée, et que nous pouvons tirer le glaive sans crime et le remettre sans remords.

Il parlait avec cette conviction profonde dont la force est irrésistible, et Marguerite entendait avec plaisir louer la cause qu’avait embrassée son amant ; mais la vieille dame était indignée. — Quel langage ! s’écria-t-elle ; ne savons-nous pas que vous autres, rebelles, vous n’avez pris les armes que pour vous enrichir par le vol et le brigandage ?

— C’est une infâme calomnie, répartit le capitaine avec vivacité : notre généreux chef ne s’occupe pas de ses intérêts, mais de ceux du pays ; et il a si bien gagné le cœur de ses soldats, que ni reître, ni lansquenet ne songe au pillage, quoiqu’en vérité ce soit une race bien avide de butin que les reitres et les lansquenets.

— Mais ne détruisez-vous pas les églises ? ne massacrez-vous pas les ministres du Seigneur ? reprit la baronne en levant les yeux au ciel.

Loin de s’offenser de ce langage, le brave officier ne put s’empêcher de sourire de l’excessive crédulité de la vieille dame — Je crois bien, dit-il, que les prêtres et les moines ne nous aiment guère ; cependant, madame, nous les protégeons le plus souvent contre la vengeance du peuple. Il n’est pas surprenant que, dans quelques villes, le pouvoir excessif du clergé lui ait suscité des ennemis ; ceux qu’on voulait brûler comme hérétiques ne demanderaient sans doute pas mieux que de brûler leurs persécuteurs ; mais le nom de Guil’aume de Nassau est comme un talisman qui enchaîne leur rage. Ce diable d’homme s’est acquis sur les patriotes un ascendant si extraordinaire, que tous respectent ses ordres et sacrifient leurs ressentiments personnels à leur enthousiasme pour lui.

La loyauté qui se peignait sur la figure du vieux militaire, ses yeux pleins de feu et sa voix animée ne permettaient pas de révoquer en doute la vérité de ses assertions. Aussi la baronne crut-elle devoir se retrancher derrière une accusation, sinon plus grave, du moins plus difficile à réfuter. — En supposant tout ce que vous dites là, reprit-elle, au moins vous ne vous laverez point du crime de rébellion ?

Le capitaine, incapable de dissimulation, répondit avec franchise : Jusqu’ici nous pourrions nous en défendre, puisque, tout en combattant le duc d’Albe, nous protestons de notre dévouement à son maître. Mais depuis que les députés des provinces du nord se sont réunis, il y a deux mois, et ont établi une sorte de gouvernement provisoire, je pense que nous ne tarderons pas à secouer tout à fait le joug de don Philippe : à mon avis, le plus tôt sera le mieux ; l’assassin de son épouse et de son propre fils[1] n’est pas digne d’un trône, mais d’une potence.

Ces mots portèrent au comble l’indignation de la douairière, et elle s’écria d’une voix altérée par la fureur : Capitaine, ma nièce et moi, nous nous croyons outragées en entendant ainsi blasphémer notre souverain.

— Laissons donc là cette discussion, répondit le vieux militaire en haussant les épaules, et veuillez m’apprendre ce qu’est devenu le brave jeune homme dont les gens nous ont si bien tirés d’affaire à l’Écluse. C’est à lui que je dois la confiance de Guillaume de Nassau : il me joignit après que vous m’eûtes quitté, et il m’indiqua les moyens de parvenir à ce prince et d’en être bien accueilli.

— Ce qu’il est devenu ! reprit la vieille dame, d’un air triomphant : il a changé de parti comme vous ; il est l’ami du duc d’Albe.

Le capitaine fit un pas en arrière ; mais comme il ne manquait pas de pénétration, il soupçonna de suite l’erreur de la baronne et jeta un regard curieux sur sa nièce, dont la rougeur et la confusion lui apprirent la vérité. — Impossible, dit-il à demi-voix, absolument impossible !

— Je ne m’étonne pas que vous en doutiez, répliqua la baronne : il est plus commun aux hommes de se corrompre que de s’améliorer ; mais si les apostats sont en grand nombre, et elle appuya cette phrase d’un coup d’œil méprisant, il se trouve aussi quelquefois des brebis égarées qui reviennent enfin au bercail. Mon parent, car Louis de Winchestre est d’une famille alliée à la mienne, s’est montré digne de pardon, et notre gouverneur général lui donne une marque éclatante de sa faveur en le chargeant d’un message pour Sa Majesté.

Le militaire tortilla quelque temps ses moustaches d’un air pensif. — Seriez-vous parfaitement sûre, demanda-t-il, de cette dernière circonstance ?

— Parfaitement sûre, reprit la douairière.

— Et vous aussi, jeune dame ?

Marguerite fit un geste affirmatif.

Vivat ! vivat ! c’est un coup de maître ! Le comte de Buren est à nous. Holà ! quelqu’un ! qu’on selle mon meilleur cheval, je veux porter cette nouvelle au prince. Votre serviteur, mesdames.

Il sortit en courant. — Il faut, dit la baronne, que ce misérable soit devenu fou depuis qu’il a trahi le Roi. Il aurait mieux valu pour lui périr sur l’échafaud à l’Écluse que d’être venu consacrer ses derniers jours à l’hérésie et à la révolte. Mais puisque ses propos m’ont rappelé que Guillaume de Nassau n’est pas loin d’ici, je vais faire fermer tous les volets des fenêtres de l’hôtel, afin que le roi des gueux aperçoive sur son passage quelques marques de la haine qu’il inspire aux gens de bien.



  1. C’est une opinion généralement reçue que Philippe fit mourir sa femme Isabelle de France et son fils don Carlos. Cette opinion se trouve clairement exprimée dans l’apologie du prince d’Orange.