J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 187-197).
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CHAPITRE XX


Le lendemain, au point du jour, don Alonzo vint éveiller son hôte : c’est aujourd’hui, lui dit-il, que le duc de Médina-Cœli arrive à Bruxelles ; une séance du conseil d’Etat doit avoir lieu ce matin. Vous serait-il agréable de m’y accompagner ?

Louis de Winchestre accepta avec joie cette proposition, car il était avide de juger par lui-même ceux qui gouvernaient d’une manière si déplorable les dix sept provinces des Pays-Bas. Il s’empressa donc de suivre le mulâtre, qui l’introduisit dans la salle du conseil et le cacha dans une tribune secrète, d’où il pouvait tout voir et tout entendre.

Les conseillers étaient ce jour-là en plus grand nombre qu’à l’ordinaire ; car il arrivait souvent que plusieurs d’entre eux, indignés de la hauteur et de la férocité du duc d’Albe, s’absentaient des délibérations, plutôt que de participer aux mesures iniques qu’il fallait voter sous peine d’être suspects. Ils s’assirent dans cette salle où naguère prenaient place tant de grands hommes, maintenant proscrits ou morts sur l’échafaud. Un gentilhomme espagnol, le seigneur de Rhoda, appelé par la volonté royale au conseil suprême d’un pays dont il ne connaissait ni la langue, ni les mœurs, ni les lois[1], était assis sur le siège que le comte d’Egmont avait eu coutume d’occuper ; mais il y avait une place qui restait vide ; jamais, depuis l’arrivée du duc d’Albe, aucun conseiller n’avait eu assez d’orgueil ou d’indifférence pour s’y asseoir : c’était la place de Guillaume de Nassau.

Un silence profond régnait dans l’assemblée : on n’entendait que les pas des soldats qui gardaient l’entrée. C’était un détachement d’Albanais que le duc avait amené du royaume de Naples, et que leur langage barbare, leur extérieur farouche et leurs habitudes turques avaient rendus aussi odieux que redoutables aux habitants des Pays-Pays.

Après une assez longue attente, une porte particulière donna entrée au gouverneur.

Don Ferdinand Alvarès de Tolède, duc d’Albe, général de la sainte inquisition, gouverneur, lieutenant et capitaine général des Dix-Sept Provinces, était à cette époque âgé de soixante-quatre ans ; mais sa taille était encore droite, sa démarche ferme et tous ses membres dispos. Le caractère de cet homme fameux se peignait sur sa figure longue et décharnée. Son front élevé ; ses yeux perçants, ombragés par de grands sourcils plus noirs que l’ébène ; son nez recourbé comme le bec d’un oiseau de proie : tous ses traits révélaient l’orgueil, l’ambition et la soif du sang. De grosses moustaches et une barbe terminée en pointe cachaient le bas de son visage, sa lèvre inférieure restait seule à découvert, et cette lèvre saillante avait quelque chose de livide et de hideux.

Le duc, vêtu avec magnificence, portait le collier de la Toison d’or. Après avoir salué légèrement les conseillers qui s’étaient levés à son approche, il alla s’asseoir sur une espèce de trône réservé aux souverains, et en leur absence aux gouverneurs généraux. Tous les yeux étaient fixés sur lui : on attendait avec impatience qu’il déclarât le motif pour lequel le conseil avait été convoqué, et l’on cherchait à lire sur son visage le changement de sa fortune ; mais lui semblait prendre plaisir à tromper la curiosité de ceux qui l’entouraient, et il ne parla d’abord que de choses indifférentes.

— Nous sommes nombreux aujourd’hui, Messieurs, dit-il en faisant signe aux conseillers de s’asseoir ; il paraît que plusieurs personnes, qui se disaient indisposées, ont été guéries subitement. Je les en félicite.

Après avoir lancé ce sarcasme contre ceux qui n’avaient pas toujours plié devant lui, il demanda familièrement au conseiller de Rhoda s’il avait entendu parler de quelque nouvelle.

— On assure, répondit l’hidalgo, que don Juan de la Cerda n’a pas été fort bien traité par les gueux, lors de son débarquement.

Le duc sourit ; et la joie que lui causait cet échec éprouvé par son successeur à venir brilla dans ses yeux. No es nada[2], reprit-il ; cela apprendra à Son Excellence à aimer les Flamands.

Un autre conseiller annonça la révolte d’Enkhuizen.

— Enkhuizen ! No es nada ; c’est l’affaire du comte de Bossu.

— On parle d’une armée de protestants français qui marcherait sur le Hainaut, dit le vice-président, baron de Tysenach.

No es nada ; Chiapin Vitelli et mon fils Frédéric seront là. Mais vous, docte et respectable seigneur Viglius, vous dont nous avons si souvent regretté l’absence, n’avez-vous rien de bon à nous apprendre ?

Celui qu’il interpellait de la sorte était le célèbre Viglius Ayta de Zuichem, président du conseil d’État. Ce savant jurisconsulte, devenu ecclésiastique par précaution plutôt que par piété, avait précisément le même âge que le duc[3] : mais l’un, nourri dans les camps, avait conservé un corps sain et vigoureux ; l’autre, vieilli dans le cabinet, était accablé à soixante ans des infirmités d’un âge avancé. Cependant son esprit n’avait rien perdu de sa vivacité prodigieuse, et, habitué à étudier les moindres mouvements de l’Espagnol, il lisait aisément toute sa pensée.

— Un homme faible et maladif, répondit-il en souriant dans sa barbe, ne peut être bien informé des affaires publiques ; aussi ne sais-je presque rien.

— Mais encore ! reprit le gouverneur, qui connaissait l’astuce du Frison et qui voyait à son regard plein de malice qu’il savait quelque importante nouvelle.

Le président baissa la tête, regarda à droite et à gauche, comme s’il eût craint de rencontrer l’œil pénétrant de celui qui l’interrogeait, et répartit enfin à voix basse : Je me suis laissé dire qu’on avait vu en Zélande, sous le costume d’un marin, Guillaume de Nassau.

À ce nom le duc d’Albe s’élança de son siège : Guillaume de Nassau ! répéta-t-il en frémissant et avec un horrible blasphème que la plume se refuse à tracer ; l’entendez-vous, Albernot ? (c’était son secrétaire qui entrait dans ce moment) l’entendez-vous ? le Taciturne est en Zélande !

Albernot recula de surprise et lâcha le grand portefeuille qu’il tenait à la main. Tous les papiers se répandirent à terre.

— Prenez donc garde à ce que vous faites ! dit le fier Espagnol en se rasseyant, car il était honteux d’avoir laissé percer son agitation. Que le prince d’Orange soit en Zélande ou ailleurs, c’est ce qui nous importe peu. Est-ce donc un homme si redoutable que Guillaume ?

Quelques-uns des conseillers ne purent s’empêcher de sourire, mais un regard foudroyant les fit trembler.

— Maintenant, messieurs, reprit le duc, mon secrétaire va vous donner lecture d’un rapport sur lequel vous aurez à délibérer immédiatement.

Albernot ramassa ce rapport, qu’il avait laissé tomber avec les autres papiers ; il contenait d’abord un état des troupes qui se trouvaient dans les Dix-Sept Provinces. On les portait à 12 régiments d’infanterie allemande, 50 compagnies d’Espagnols, 150 enseignes de Wallons ou gens de pied du pays, dix mille cavaliers allemands, trois mille autres des bandes d’ordonnance, et deux mille chevau-légers[4]. Après avoir exposé la situation de ces différentes troupes, on évaluait les dépenses nécessaires à leur entretien, et l’on proposait, outre l’impôt ordinaire de deux millions de florins, la levée du centième denier.

La lecture du rapport achevée, le duc d’Albe se leva, et, d’un air capable d’intimider les plus hardis, il demanda si les conseillers n’approuvaient pas tous cette mesure.

Il est probable que personne n’eût osé faire d’objection si l’on n’eût espéré que la puissance du gouverneur touchait à son terme. Encouragé par cette idée, le président Viglius, qui d’ailleurs avait des amis puissants à la cour d’Espagne, prit la parole : — La liberté des opinions qui a toujours régné au conseil d’État…

— Au fait ! s’écria le duc.

Le président ne parut pas prendre garde à cette interruption ; seulement il baissa la tête encore un peu davantage, comme s’il eût voulu présenter à l’Espagnol son crâne chauve et osseux en guise de bouclier.

— La liberté des opinions qui a toujours régné au conseil d’État, reprit-il, en élevant la voix, m’autorise à déclarer à Votre Excellence que ce moyen me paraît impraticable. Les Pays-Bas ont trop souffert pour que le peuple puisse acquitter des tributs si exorbitants. Le commerce est détruit, l’agriculture abandonnée ; les villes deviennent désertes…

— Traître ! s’écria le duc en portant la main à son épée, est-ce là le langage d’un sujet fidèle ![5]

Le Frison, devenant plus hardi à mesure qu’on le menaçait, répondit d’une voix ferme : Monseigneur, ni Charles-Quint, ni don Philippe n’ont jamais révoqué en doute ma fidélité.

— Prouvez-la donc en vous soumettant.

Viglius releva la tête, mit la main droite sur son cœur, et, levant l’autre vers le ciel : À Dieu et au Roi, dit-il, je dois obéir ; à vous, monseigneur, mon devoir est de parler librement.

Les autres conseillers avaient tous pâli en voyant la colère de Ferdinand de Tolède. Quoique persuadés que son pouvoir allait expirer dans une heure, ils étaient tellement accoutumés à trembler devant lui, que pas un n’osa se joindre au président. Ils se hâtèrent donc de voter l’impôt exorbitant qu’on leur demandait, et qui devait absorber plus du tiers des revenus de chaque particulier.

— Au moins, messieurs, s’écria Viglius, vous voudrez bien attendre que nous sachions la volonté du nouveau gouverneur ; un objet aussi important ne pent être décidé sans lui.

— Le nouveau gouverneur ! répéta le duc avec une fureur concentrée ; il n’y en a point d’autre que moi.

— Mais quand le soleil se couchera, répartit hardiment le Frison, l’autorité de Votre Excellence sera évanouie. J’engage mes collègues à y songer.

Quelques conseillers relevèrent un peu la tête, mais les autres s’inclinèrent encore davantage. Le duc, s’élançant de son siège, s’approcha de Viglius comme un tigre prêt à fondre sur sa proie, et, lui jetant un regard menaçant, il lui dit d’une voix rauque et sourde : Avant que le soleil ait parcouru un seul degré de plus, Ferdinand de Tolède pourra voir suspendu au gibet le cadavre d’un conseiller perfide.

— Peut-être, répliqua Viglius ; mais quoi qu’il advienne, le nom du président du conseil d’État ne sera point déshonoré.

En achevant ces mots il se leva pour sortir ; mais les Albanais qui gardaient la porte de la salle lui présentèrent la pointe de leurs sabres.

— Monseigneur, dit le Frison en retournant la tête vers le gouverneur, sans témoigner ni crainte ni surprise, suis-je prisonnier ?

Le fier Espagnol hésita un moment. — Partez, dit il enfin, et que vos collègues vous suivent ! La séance est remise à demain.

Les conseillers s’inclinèrent profondément et se retirèrent d’un air consterné. Plus d’un sentit trembler ses genoux en marchant entre les deux haies de soldats qui bordaient le passage.

Le duc se croyait seul avec son secrétaire ; car les Albanais avaient suivi les conseillers D’État, et Louis de Winchestre, témoin muet de cette scène, était placé de manière à n’être point aperçu. Arrachant sa toque de velours et son collier de la Toison d’or, il les jeta par terre, et les foula aux pieds en grinçant des dents. Sa figure était d’une pâleur effrayante, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et ses lèvres ne laissaient échapper que des sons confus et inarticulés. Albernot, les yeux baissés et les bras croisés sur la poitrine, gardait un profond silence, et il attendait, avec le sang-froid d’un homme accoutumé à de pareils accès, que la fureur de son patron se calmât.

Après quelques minutes Ferdinand de Tolède, s’apaisant un peu, prit la parole. Le misérable robin ! dit-il, comme il m’a résisté !

— Le péril passé, répondit le secrétaire, les plus lâches deviennent les plus arrogants. C’est l’approche du duc de Médina-Cœli qui donne tant de hardiesse au Frison.

— Mille malédictions sur sa tête !

— Il y a un mois que les moindres désirs de Votre Excellence eussent été des lois sacrées pour ce manant.

Le duc, fixant ses yeux noirs sur son secrétaire, lui dit d’un ton grave : — Albernot, vous mentez. Cet homme m’a toujours résisté, sinon avec hauteur, du moins avec persévérance.

Une décharge d’artillerie se fit entendre au même moment. — Le duc de Médina-Cœli arrive, dit Albernot d’un air triste et abattu.

— Vous en paraissez affligé ? reprit l’Espagnol.

— Et quel ami du gouvernement ne s’attristerait pas à cette nouvelle ? un héros remplacé par un courtisan, la mollesse succédant à la valeur !

— Bien, bien, Albernot ! Savez-vous si mon futur successeur a fait choix d’un secrétaire ?

Le secrétaire changea de figure, et l’espérance se peignit dans ses regards : — Je l’ignore, répondit-il de sa voix la plus douce.

— Je vous recommanderai à lui, dit le duc en souriant…

Albernot fit une profonde révérence.

— Comme un bon serviteur, Albernot.

— Ah ! monseigneur !

— Comme un homme dévoué…

— Ah ! Votre Excellence !

— Comme le modèle des secrétaires…

— Que je suis heureux d’avoir un si bon maître !

— Comme un ami…

Albernot voulut se jeter aux pieds du duc ; mais l’Espagnol, le repoussant avec un visage sévère, ajouta d’un ton railleur :

— Comme un courtisan adroit, toujours prêt à adorer le soleil levant !

Le secrétaire resta pétrifié. Après avoir joui un moment de sa surprise et de son inquiétude, le gouverneur partit d’un éclat de rire. — Ne tremble pas, dit-il, je ne t’en veux point ; je te connaissais d’avance, et j’appréciais à leur juste valeur tes protestations de zèle. Mais suis-moi, fidèle Albernot ; tu vas voir que ce nouveau soleil n’était qu’un météore passager.

Il sortit à ces mots ; Albernot ramassa la toque et le collier de la Toison d’or, et suivit son maître la tête baissée.



  1. Viglius se plaint, dans sa 146me lettre, qu’on ne nommait plus aux places importantes que des Italiens ou des Espagnols. Il en allègue la raison : c’est que les Belges étaient tous regardés à Madrid comme des bêtes (bestias) et des luthériens.
  2. « Ce n’est rien. » C’était le dicton familier du duc d’Albe. On le surnommait lui-même No es nada, par allusion à ces mots qu’il répétait toujours.
  3. Il y avait une seule semaine de différence. Viglius, épist. CXXXIX.
  4. Ce détail, tiré de Van Meteren, prouve bien l’injustice de ceux qui représentaient Guillaume de Nassau comme ayant été vaincu par une poignée d’Espagnols. Le prince d’Orange dit lui-même, dans son apologie, que les forces de son adversaire étaient presque toujours décuples des siennes.
  5. On peut voir, au sujet de la colère du duc d’Albe contre Viglius, les lettres 146 et suivantes de ce dernier, et son histoire de l’imposition du dixième denier.