J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 198-206).
◄  XX
XXII  ►


CHAPITRE XXI


Plus d’une fois, pendant cette scène, une généreuse indignation avait fait palpiter le cœur du jeune Belge, à la vue de l’affreuse tyrannie qu’exerçait le duc d’Albe et du honteux asservissement de ceux auxquels étaient confiés les intérêts du peuple. Quand le gouverneur et son secrétaire se furent éloignés, le mulâtre accourut à lui et le prit par la main en lui disant : Vous ne connaissez pas encore le duc d’Albe tout entier ; venez avec moi, un nouveau spectacle se prépare.

Louis de Winchestre se laissa conduire dans une salle immense, d’architecture gothique, qui formait seule l’aile droite du palais. C’était là que, dix-sept ans auparavant, Charles-Quint avait abdiqué la couronne impériale, en présence de l’assemblée la plus nombreuse et la plus illustre. Une partie des décorations actuelles de la salle avaient servi dans cette grande occasion ; on apercevait encore à l’extrémité le trône de l’Empereur et les sièges dorés qu’avaient occupés ce jour-là six têtes couronnées.

Une foule de guerriers, de magistrats, de gentilshommes et d’ecclésiastiques étaient maintenant rassemblés dans cette enceinte, pour assister à une scène moins grande sans doute, mais qui devait peut-être intéresser encore davantage les habitants des Pays-Bas. C’était la réception du duc de Médina-Cœli. Du caractère et des intentions de ce nouveau gouverneur allait dépendre le sort d’un peuple réduit au désespoir. Des dispositions rigoureuses feraient indubitablement éclater une révolte générale : des desseins pacifiques pouvaient encore rendre aux Dix-Sept Provinces le repos et la prospérité. Telle était l’alternative qui s’offrait à tous les esprits, et l’on attendait avec anxiété le moment où don Juan de la Cerda allait paraître, pour puiser dans sa vue et dans ses discours des motifs d’espérance ou de crainte.

Au haut de la salle se tenait le duc d’Albe, entouré d’officiers allemands et espagnols avec lesquels il s’entretenait. On n’apercevait sur sa figure et dans ses manières aucune trace de la fureur qui l’avait agité. Il avait l’air riant, et ses discours semés de plaisanteries n’étaient point ceux d’un homme qui médite des desseins hardis ou qui regrette le pouvoir près de lui échapper. Il paraissait aussi gai, aussi ferme, aussi hautain qu’aux jours de ses triomphes. À peine les Belges qui se trouvaient présents osèrent-ils tourner leurs regards de son côté, et quoique tout dût leur faire présager une prompte délivrance, ils frissonnaient chaque fois que des éclats de cette voix impérieuse venaient frapper leurs oreilles.

Bientôt on entendit le roulement des tambours et le son des fanfares. Alors un profond silence régna dans l’assemblée, et tous les yeux se fixèrent sur la porte par laquelle devait entrer le duc de Médina-Cœli.

Après quelques minutes d’attente on vit paraître un jeune homme vêtu à l’espagnole, avec plus d’élégance que de somptuosité : son pourpoint de satin blanc n’avait d’autre ornement qu’une légère broderie d’or ; quelques plumes blanches flottaient sur sa toque, et un manteau court, à la manière française, était attaché à ses épaules, à peu près comme le sont aujourd’hui les pelisses de nos hussards.

La figure de ce jeune homme était douce et son regard modeste ; rien dans sa contenance ni dans ses vêtements n’eût pu le faire reconnaître pour un grand d’Espagne, s’il n’eût gardé sa toque sur la tête, tandis que les officiers qui le suivaient marchaient la tête découverte.

À son aspect un murmure sourd, semblable au gémissement du feuillage, se répandit dans l’assemblée. On vit la joie et la confiance se peindre dans les regards des Belges, car la physionomie de ce nouveau gouverneur annonçait la bonté.

Le duc d’Albe vint à sa rencontre jusqu’au milieu de la salle. Ils se saluèrent tous deux, et tous deux se recouvrirent aussitôt : puis don Juan de la Cerda prit la parole, et, avec une politesse exquise, il exprima son estime et son admiration pour le grand capitaine en présence duquel il se trouvait.

Ferdinand de Tolède l’écoutait en souriant : ses regards, attachés sur le jeune duc, semblaient scruter ses pensées, quoiqu’il s’efforçât de prendre un air riant, ses sourcils épais s’étaient abaissés sur ses yeux, ses narines se gonflaient et une ride se dessinait sur son front hautain.

Cependant il répondit avec une sorte de courtoisie au compliment du duc de Médina-Cœli ; mais le ton de sa voix changea, ses joues pâlirent et ses yeux étincelèrent quand, après quelques vaines politesses, il demanda enfin à celui qui venait lui succéder quels motifs, à lui inconnus, l’amenaient dans les Pays-Bas.

Cette question surprit toute l’assemblée, et ceux qui connaissaient le féroce Espagnol jugèrent aussitôt qu’il n’était guère disposé à reconnaître son successeur. Cependant ils se rassurèrent en songeant que, le duc de Médina-Cœli ayant sans doute avec lui le brevet de sa nomination, son rival serait contraint d’obéir aux ordres du Roi.

Don Juan de la Cerda avait partagé l’étonnement général. Il répondit d’une voix qui trahissait son agitation : Je suis venu, grand capitaine, me charger d’un fardeau dont vous avez demandé qu’on vous délivrât, et essayer, en marchant sur vos traces, de mériter quelque gloire et de bien servir mon pays.

Le duc d’Albe vit l’hésitation du jeune homme : il devina sa faiblesse, et ses inquiétudes cessèrent. — Certes, reprit-il d’un air assuré, je serais ennemi de ma patrie et de vous-même, don Juan, si dans un moment si difficile je remettais le pouvoir entre vos mains. Votre sagesse, je veux le croire, est au-dessus de votre âge ; mais croyez-vous pouvoir, dans un pays inconnu, lutter contre un guerrier plein d’expérience et fécond en ruses comme le prince d’Orange ? Vous imaginez-vous qu’un homme que je n’ai vaincu qu’à force de stratagèmes, d’adresse et de prudence, cède à votre fougue et à votre impétuosité ?

— Seigneur, répliqua le duc de Médina-Cœli quand son émotion lui permit enfin de prendre la parole, j’ignore quelles seront les conséquences de la faveur que le Roi m’a accordée, mais je suis déterminé à encourir la chance. Voici les lettres royales, ajouta-t-il en tirant de son sein un paquet scellé du grand sceau de la monarchie ; vous y trouverez l’expression de la volonté de notre souverain reste à vous et à moi qu’à nous y conformer.

Ferdinand de Tolède prit le paquet d’un air indifférent, et, le donnant à son secrétaire : Albernot, dit-il, vous aurez soin de me mettre ces papiers sous les yeux… demain… après-demain… ou quand les affaires de Flandre me laisseront un moment de repos. Pour vous, monsieur le duc, soyez bien convaincu que rien ne me ferait renoncer à une résolution que j’ai prise dans l’intérêt seulement de l’État. Le Roi vous a nommé gouverneur sur ma démission expresse et parce que nous croyions les troubles apaisés. De nouveaux complots éclatent, la guerre se rallume : fidèle à mon devoir, je ressaisis l’autorité dont je puis faire seul un bon usage.

— Il faudra m’arracher la vie, s’écria don Juan de la Cerda indigné, avant que je renonce au pouvoir que j’ai reçu de notre maître commun, et que je laisse ainsi blesser mon honneur.

— Si vous ne quittez le gouvernement de bon gré, répondit le duc d’Albe, vous le quitterez de force : ne craignez point, cependant, que votre honneur en souffre ; il n’y a personne qui ne voie qu’étant désarmé, vous n’avez pu tenir contre un homme qui avait les armes à la main et qui disposait de forces si imposantes.

Un regard que le jeune duc jeta autour de lui le convainquit de l’inutilité de sa résistance. Les Belges qui l’entouraient, quoique pleins de haine pour le duc d’Albe, étaient si accoutumés à fléchir devant lui, qu’ils n’eussent osé prendre le parti de son rival. Pour les militaires étrangers, tous préféraient leur vieux général à un chef si jeune et encore sans gloire : ceux même qui avaient accompagné don Juan de la Cerda paraissaient disposés à l’abandonner.

Il se résigna et se soumit à la nécessité inflexible. — Ferdinand de Tolède, dit-il, puisque vous refusez d’obéir aux ordres du Roi, à Dieu ne plaise que par un zèle imprudent j’aggrave encore le malheur de ce pays en armant les sujets de Philippe II les uns


Ferdinand de Tolède l’écoutait en souriant… (P. 201.)



contre les autres ! Gouvernez seul les Dix-Sept Provinces, et puisse votre administration être heureuse et honorable ! puissent les ennemis de la religion et de l’État succomber sous vos coups ! Je n’aspire plus qu’à l’honneur de combattre comme volontaire sous les drapeaux de mon Roi.

— Et votre flotte ! et vos trésors ! s’écria le gouverneur d’un air impérieux.

— On vous remettra tout ce qui me reste, répondit le duc de Médina-Cœli. Adieu ! don Ferdinand.

Il sortit seul : ses officiers vinrent se mêler à ceux du duc d’Albe, et les Belges, qui voyaient s’évanouir leur espérance, n’osèrent pas faire entendre le plus léger murmure.

— Compagnons, dit le gouverneur aux militaires qui se pressaient maintenant autour de lui, je compte sur vous ; le moment des combats est arrivé : demain nous partirons ensemble pour le Hainaut.

— Vive le duc d’Albe ! s’écrièrent-ils tous avec transport ; mort aux hérétiques et aux rebelles !

— Et bonne fortune aux braves ! reprit le duc. À demain, mes nobles amis ; à demain !

Il s’éloigna, suivi seulement de quelques-uns de ceux qui avaient part à sa confiance ; le reste de l’assemblée s’écoula lentement, les uns joyeux, les autres tristes, tous encore étonnés du spectacle dont ils avaient été témoins.

Seul avec le mulâtre, dans un coin de la salle, Louis de Winchestre restait immobile et rêveur. — Il faut que je vous quitte pour quelques moments, lui dit don Alonzo ; le duc m’attend.

— Le duc ! répéta le jeune Belge avec horreur ; et voilà le maître que vous servez !

— Plaignez-moi ! répondit le mulâtre en se couvrant la figure de ses deux mains ; généreux étranger, plaignez-moi !

Il prononça ces paroles d’une voix si déchirante que le Flamand en fut touché. — Malheureux, dit-il, ne pouvez-vous donc rompre les liens qui vous attachent à ce tigre ?

— Je ne le puis.

— Dites que vous ne le voulez pas !

— Je ne le puis, répéta don Alonzo… c’est mon père !

Il s’éloigna rapidement après avoir prononcé ces paroles. Le Belge demeura plongé dans une stupeur profonde.