J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 177-186).
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CHAPITRE XIX


On leur servit un repas splendide, auquel ils firent honneur, comme des gens dont un exercice violent avait aiguisé l’appétit. Les manières du mulâtre étaient celles d’un gentilhomme ; son langage était doux et modeste, et la reconnaissance se peignait dans ses regards chaque fois que le jeune Flamand lui adressait la parole d’un ton amical.

Une seule pensée empêchait Louis de Winchestre de montrer à ce noir l’intérêt qu’il lui avait inspiré ; il craignit, et sans doute avec raison, qu’un officier attaché au duc d’Albe ne méritât pas la bienveillance d’un noble Flamand : il conservait donc beaucoup de réserve, et le mulâtre, qui s’en aperçut, sembla deviner ses motifs.

— Homme généreux, dit-il, le service que vous m’avez rendu ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais ce que je regarde comme un plus grand bienfait, c’est d’avoir trouvé en vous le seul être pour qui ma couleur ne fût point un sujet de mépris et de dégoût. Oh ! si vous saviez combien est nouveau pour moi cet air de bienveillance et ce ton d’égalité !

— Je ne sais point déguiser mes sentiments, répondit le jeune Belge : je vous avouerai donc qu’une seule chose m’empêche de voir en vous un égal, et peut-être un ami : c’est ce titre de capitaine des Albanais. Le poste que vous occupez suppose que vous avez la confiance de don Ferdinand de Tolède, et la confiance de cet homme fameux n’a pas toujours été le prix de bonnes actions.

— Oh ! vous me connaissiez ! s’écria don Alonzo.

— Et pourquoi craindriez-vous de vous ouvrir à moi ? reprit le Flamand.

— Vous vous intéresseriez à l’histoire d’un homme dont la vie n’a été qu’une suite de souffrances et d’humiliations.

— J’ai été malheureux, moi-même, j’ai été humilié comme vous ; pourquoi nos cœurs ne s’entendraient-ils pas ?

— Mais je suis noir ! balbutia don Alonzo.

— Si vous êtes vertueux, dit Louis de Winchestre en lui prenant la main qu’il serra avec force, si votre conscience est pure, que m’importe le reste !

— Eh bien ! dit le mulâtre en essuyant une larme, vous allez apprendre tout ce qu’il m’est permis de vous découvrir.

Ils s’assirent à côté l’un de l’autre sur un large sofa, et don Alonzo commença ainsi son histoire :

« Ma mère était Africaine, mais elle ne ressemblait point à cette race dégradée dont trafiquent vos marchands : quoique noire, elle avait ces traits nobles et gracieux qu’on admire dans les plus belles nations de l’Europe. C’est qu’elle n’avait point reçu le jour sur la côte de Guinée, mais dans la partie orientale de l’Afrique, chez les descendants des Éthiopiens.

» Fille d’un roi, elle avait épousé le chef d’une de ces tribus errantes qui parcourent le grand désert et se nourrissent de la chair des lions. Une sécheresse extraordinaire amena cette tribu en deçà du Mont Atlas, dont les sommets neigeux avaient toujours été le terme de ses courses. Les nomades s’approchèrent pour la première fois des bords de l’Océan, et l’admiration les retint assez longtemps sur ce rivage. Ce fut le malheur de ma mère : une attaque nocturne la mit au pouvoir d’un parti d’Espagnols qui avait fait une descente sur cette côte.

» Elle devint l’esclave d’un guerrier fameux, doué de toutes les qualités et qui les a toutes rendues funestes. Aimée de lui, elle put l’aimer sans honte ; car c’eût été le plus grand des hommes, s’il n’en était pas le plus cruel.

» Cette passion rendit ma mère la plus malheureuse des femmes ; elle fit aussi le supplice de son amant : tantôt ce fier Espagnol voulait braver tous les préjugés de sa nation et partager ses grandeurs avec une fille des déserts ; tantôt, s’indignant du pouvoir qu’une négresse avait pris sur son cœur, il faisait de vains efforts pour


Ils s’assirent à côté l’un de l’autre sur un large sofa… (P. 179.)


rompre sa chaîne, et l’accablait de mauvais traitements pour s’exercer à la haïr.

» Une folle jalousie mit le comble à ses fureurs ; il ne voulait plus l’aimer, et ne pouvait souffrir l’idée de n’être plus aimé d’elle. Ses transports la conduisaient lentement au tombeau,… un crime épouvantable l’y précipita…

Le mulâtre fut forcé de s’interrompre un moment pour essuyer ses larmes. — « Pardonnez ! dit-il : qui pourrait se rappeler sans horreur l’image la plus affreuse ? J’ai vu briller le poignard, j’ai vu le sang de ma mère rejaillir sur moi ;… et l’assassin,… c’était mon père ! »

Tandis qu’il prononçait ces mots d’une voix altérée tous ses membres tremblaient, ses yeux étaient ternes, et une nuance jaunâtre et livide se répandait sur ses joues. Cependant il continua son récit :

« Jusqu’alors je n’avais jamais senti le malheur de ma naissance ; mes premières années s’étaient écoulées auprès d’une mère si tendre ; jamais elle ne s’était séparée de moi ; elle m’avait nourri de son lait ; ses mains avaient guidé mes premiers pas, ses caresses avaient éveillé mes premiers sentiments ; elle partageait mes jeux et veillait encore sur mon sommeil. Oh ! qu’il est faible et inattentif l’amour maternel des Européennes ! cet amour qui cède à tant de distractions, qui se sacrifie à des devoirs factices ! Ma mère ne vivait que pour son fils, et moi je n’aurais pu vivre sans elle.

» Sa mort, sa mort affreuse m’eût sans doute été fatale, si les secours de l’art, la force d’une constitution que d’absurdes précautions n’avaient point débilitée, et surtout la fatalité qui me poursuit, ne m’avaient condamné à vivre. Je vécus, mais inconsolable ; et maintenant encore je ne puis apercevoir son meurtrier sans que tout mon cœur ne se soulève contre lui.

» Mon père (faut-il que cet homme soit mon père !) éprouva des remords aussi cruels que sa passion avait été violente ; il voulut m’élever auprès de lui, mais sa vue me tuait. Il fallut m’éloigner, et je fus confié à des mains mercenaires.

» Les femmes auxquelles on me remit partageaient leur vie entre la médisance et la dévotion ; elles me traînèrent d’église en église, de couvent en couvent, et me forcèrent de prendre part à des cérémonies que je ne pouvais comprendre. Ma répugnance et ma tristesse durent augmenter l’aversion que leur inspirait ma couleur. Je devins un objet de dégoût et de mépris même pour les plus vils domestiques, et il n’en était aucun qui ne me regardât comme un être d’une espèce inférieure à lui.

» Quelquefois on me parlait de la religion : on me peignait Dieu et ses anges, blancs comme les Européens ; Satan et les réprouvés, noirs comme ma mère et comme moi. C’était là tout ce qui frappait alors mon intelligence. Je voyais que les Espagnols s’étaient emparés du ciel et qu’ils ne m’avaient laissé que l’enfer. Alors je levais les yeux vers ces astres que ma mère avait adorés. Vous serez mes dieux, leur disais-je ; car vous brillez aussi pour moi, quoique ma couleur soit brune et que le sang éthiopien coule dans mes veines.

» Chaque jour m’isolait davantage du reste des hommes, quand mon père fit choix d’un précepteur pour moi. C’était un ecclésiastique digne du ministère auguste qu’il remplissait. Il me trouvait sauvage et idolâtre ; il me donna les connaissances qu’exige la vie sociale et m’enseigna la véritable religion.

» Quelle douceur je trouvais dans les instructions de cet homme vertueux ! Comme j’aimais le Dieu qu’il me prêchait ! ce Dieu qui avait vécu douloureusement comme moi, et qui avait appelé à lui de préférence les enfants et les malheureux. Il me donnait un père, d’autres ne m’avaient montré qu’un bourreau.

» Par respect pour l’usage, il voulut me rendre familières les langues mortes, dont peut-être la connaissance ne m’a pas été aussi utile qu’il le pensait ; mais il ne me rendit point cette étude odieuse, comme elle l’est à presque tous les jeunes gens ; il se donnait tant de peine pour m’enseigner, que je ne trouvais que du plaisir à apprendre.

» Surtout je lui dois cette confiance dans la sagesse et dans la bonté de la Providence, qui m’a rendu faciles à supporter tant d’amertumes attachées à la vie, tant d’humiliations inévitables pour un noir.

« La mort de ce respectable vieillard fut encore une leçon pour moi : je le vis envisager avec calme sa dissolution prochaine, se réjouir de l’espoir d’un meilleur avenir et remercier Dieu qui l’appelait à lui. Je sentis alors combien les choses humaines sont petites, et crus avoir assez de force pour attendre patiemment la fin de ce rêve douloureux.

» Privé de mon instituteur, je fus appelé en Belgique, où mon père était tout-puissant. Il me reçut avec tendresse et avec désespoir : il m’aimait, mais il ne pouvait changer ma couleur.

» Je ne puis douter de son affection : souvent j’ai surpris ses larmes, lorsqu’il me regardait en silence et qu’il songeait à ma mère. Tout me persuade même que ses enfants légitimes lui sont moins chers que moi. Mais cet amour fait son tourment ; il ne conçoit pas que je puisse être heureux sans dignités et sans puissance, et l’obstacle insurmontable qui m’empêche d’y prétendre le rend plus misérable que je ne le suis.

» Indifférent aux honneurs, je m’en voyais éloigné sans peine ; mais mon cœur était vide et avait besoin d’attachement. Le hasard parut vouloir me favoriser : je sauvai une jeune fille que des soldats avaient ravie, et sa reconnaissance diminua l’aversion que lui inspirait un mulâtre. Peu à peu elle s’habitua à ma couleur ; je devins son ami,… je l’aimai. Elle ne connaissait pas le secret de ma naissance : toute sa famille avait péri sur l’échafaud par l’ordre cruel d’un Espagnol… Elle apprit que le barbare était mon père !… et je ne l’ai plus revue.

» Fatigué de vivre, mais incapable d’un crime, je voulus aller chercher la mort dans les combats ; mais je ne souhaitais que les dangers d’un soldat : mon père m’imposa le rang d’officier. Je fus nommé capitaine d’une de ces compagnies albanaises dont la férocité atteste l’origine : peut-être était-ce la seule troupe qui eût souscrit à recevoir les ordres d’un mulâtre.

» Depuis peu de jours seulement j’occupe ce poste ; mais dans ce peu de jours combien d’humiliations ! Objet de la haine des autres officiers, qui se croient presque déshonorés par mon élévation ; méprisé de mes propres soldats, qui s’imaginent me faire une grâce en m’obéissant, je n’ai encore rencontré qu’un seul homme qui ne cherchât point à m’éviter ou à m’avilir, et cet homme c’est vous. »

Plus d’une fois pendant ce récit la compassion s’était peinte sur la figure du jeune Belge. — Don Alonzo ! reprit-il d’une voix émue, votre malheur est grand ; mais comment une victime des préjugés et de l’orgueil, comment un homme dont les souffrances ont dû ennoblir l’âme, s’arme-t-il pour combattre les derniers défenseurs de la liberté ? Opprimé vous-même, fallait-il vous faire le satellite de l’oppression ?

Le mulâtre baissa les yeux. — Votre franchise, dit-il, est le gage d’une confiance dont je suis fier ; mais quand vous me parlez le langage d’un homme libre, vous oubliez que j’ai un père.

— Quelque sacrés que soient les droits d’un père, il ne peut vous forcer au crime. Voudriez-vous, pour lui obéir, dérober le prix du travail d’un autre ou tremper vos mains dans le sang innocent ? Vous frémissez, don Alonzo. Eh bien ! apprenez de moi que le plus grand de tous les crimes est celui qui n’atteint pas un individu isolé, mais une nation entière ; celui dont les funestes effets se prolongent de génération en génération, ravissant aux peuples, non des biens que de nouveaux efforts peuvent leur rendre, non cette santé et cette vie du corps qu’il fallait perdre une fois : mais toutes leurs facultés morales et intellectuelles, mais la dignité humaine, mais la vigueur et la vie de l’âme. Ce crime, don Alonzo, est celui de tous ceux qui servent la tyrannie.

— Que me restera-t-il donc ici-bas ? répartit le mulâtre ébranlé.

— Le témoignage de votre conscience et l’estime des gens de bien.

Don Alonzo se leva et se promena à grands pas dans la salle, sans prononcer un seul mot. — Demain, dit-il enfin, demain, je vous répondrai. Déjà la moitié de la nuit est écoulée ; cher hôte, vous devez avoir besoin de repos.

Après avoir ainsi parlé, il conduisit le Flamand dans une autre chambre, où se trouvait un lit d’une magnificence extraordinaire. — Vous dormirez paisiblement, lui dit-il, car vous avez fait aujourd’hui une bonne action… Pour moi, des réflexions bien douloureuses vont me priver du sommeil.