J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 167-176).
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CHAPITRE XVIII


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ouis de Winchestre était arrivé à l’Écluse au moment où les deux dames comparaissaient devant la commission militaire. C’était lui qui avait été l’auteur de leur délivrance, et sans se montrer à leurs yeux il avait tout préparé, tout vu, tout conduit.

Quand les fugitives furent sorties de la ville, lui se rendit dit à Bruges, auprès de son aïeul, dont il voulait prendre conseil ; malheureusement le vieillard était tombé malade, et, pendant deux jours que son état parut dangereux, le jeune homme ne voulut point quitter le chevet de son lit. Le troisième jour, les médecins déclarèrent que le péril était passé. Aussitôt Louis de Winchestre revêtit son armure sur un coursier vigoureux, il prit la route de Bruxelles.

Quoique les guerriers de cette époque fissent un fréquent usage des armes à feu, ils avaient conservé les heaumes inflexibles, les lourdes cuirasses, les brassards, les cuissards, les gantelets ferrés et tout l’équipage de l’ancienne chevalerie ; seulement on avait appris des Italiens à donner aux diverses pièces de l’armure des formes plus élégantes et plus commodes, et à diminuer l’épaisseur des plaques de métal : aussi Louis de Winchestre, quoiqu’il eût perdu l’habitude de s’équiper de la sorte, ne se trouva ni trop gêné, ni trop fatigué par ses armes, et son bon cheval ne parut pas avoir perdu sa force et sa légèreté sous le fardeau qu’il portait.

Dirk Dirkensen était le seul qui eût reçu la permission d’accompagner le jeune homme. Vêtu d’un costume d’écuyer, aux couleurs des Gruthuysen, le vieux marin chevauchait peut-être pour la première fois de sa vie ; mais, accoutumé à grimper sur les mâts et à se tenir aux moindres vergues, il serrait des deux genoux les flancs de son coursier, et s’y attachait de manière à pouvoir défier les ruades et les soubresauts.

Ils cheminèrent la plus grande partie de la journée, traversèrent la ville de Gand et celle d’Alost, où brillait, sur l’hôtel municipal, la devise de Philippe II : Nec spe, nec metu[1], et virent les derniers rayons du soleil couchant réfléchis sur les vitraux gothiques de la riche abbaye d’Afflighem. Le ciel avait été serein pendant le reste du jour, mais vers le soir il se couvrit de nuages menaçants ; on entendait gronder au loin le tonnerre, la foudre éclata, et les deux voyageurs, surpris par l’orage, furent contraints de s’arrêter à une lieue de Bruxelles.

Ils se réfugièrent dans un vaste bâtiment, qui paraissait avoir été la proie d’un incendie. Le toit était écroulé ; les poutres à demi dévorées par le feu menaçaient d’une chute prochaine, les murailles étaient noircies et crevassées, et il ne restait plus ni portes ni fenêtres aux appartements.

Au milieu de ces ruines et de cet abandon, une petite statue de la Vierge était restée intacte à l’un des coins de l’édifice, et une lampe brûlait à ses pieds, soit que les anciens propriétaires du bâtiment eussent chargé de ce soin quelqu’un des habitants du voisinage, soit que la dévotion des paysans d’alentour les eût portés à entretenir cette lumière lorsque déjà la flamme du foyer de la maison était éteinte pour toujours.

Les deux voyageurs entrèrent dans cet édifice abandonné ; ils attachèrent leurs chevaux sous un hangar, et trouvèrent dans une des salles délabrées de la maison un asile contre la pluie qui tombait par torrents.

Après une demi-heure d’attente l’orage cessa, et ils virent la possibilité de continuer leur voyage ; mais dans le même instant ils entendirent des gens armés entrer précipitamment dans une salle voisine, dont les fenêtres donnaient sur la grande route. C’étaient des militaires espagnols : ils s’entretenaient dans leur langue, et, comme ils se croyaient seuls, ils parlaient à haute voix.

— Allons ! dit l’un, préparons nos arquebuses, ils ne sont plus qu’à quelques pas d’ici : vous, messieurs, placez-vous à la première fenêtre ; don Christophe et moi nous nous tiendrons dans l’embrasure de la seconde.

À ce discours singulier les deux Belges se rapprochèrent de la muraille qui les séparait seule des nouveaux venus, et à travers les crevasses ils aperçurent cinq hommes enveloppés de larges manteaux : les uns portaient des casques, d’autres de grands chapeaux à bords rabattus ; tous étaient munis de longues arquebuses. Un moment après on entendit les pas de quelques chevaux. Les voici, messieurs, dit l’Espagnol qui paraissait le chef de la troupe ; attention !

— Je réponds du nègre, reprit une voix…

— Et moi de son camarade, dit une autre.

Sans proférer une syllabe, Louis de Winchestre mit l’épée à la main, le vieux Zélandais saisit son mousquet posé contre la muraille, et ils se glissèrent dans la salle où les cinq assassins étaient réunis. Ceux-ci ne les entendirent point, grâce aux tourbillons de vent qui s’engouffraient dans l’édifice ruiné et au bruit des chevaux qui approchaient.

— En joue ! dit le chef… Visez surtout au nègre… Maintenant… Il allait dire feu ! mais avant qu’il eût prononcé le mot fatal un coup partit et trois balles vinrent lui fracasser la tête : c’était Dirk Dirkensen qui avait tiré.

L’Espagnol tomba sans pousser un seul cri. Dirk en renversa un second à coups de crosse, tandis que le jeune Flamand fondait l’épée à la main sur les trois autres.

Trop brave pour les attaquer par derrière, il leur cria d’une voix menaçante : défendez-vous, lâches ; tournez vos arquebuses de ce côté ! — Les Espagnols se retournèrent et le couchèrent en joue ; mais la surprise, la frayeur et surtout l’obscurité rendirent leurs coups incertains ; une seule de leurs balles atteignit le casque du guerrier et enleva son panache.

Après avoir essuyé leur feu, Louis se précipita sur eux comme le lion bondissant sur sa proie. Son glaive acéré fendit le heaume d’un des assassins et brisa son crâne, un autre tomba percé de part en part : le dernier voulut fuir, il sauta par la fenêtre, mais le jeune homme s’élança après lui, l’atteignit, lui arracha son épée, et, le traînant aux pieds de la statue devant laquelle brûlait une lampe, il l’examina un moment en silence, puis, levant sa visière : Me reconnais-tu ? lui dit-il ; Christophe de Sandoval, me reconnais-tu ?

Don Sandoval (car c’était lui-même que le hasard ou plutôt la justice divine livrait maintenant à l’amant de Marguerite) fit un effort pour se dégager du bras robuste qui l’entourait ; il parvint à délivrer sa main gauche, saisit un pistolet caché dans sa ceinture, l’appliqua sur la poitrine de son ennemi, et, riant d’un rire terrible, il lui répondit en lâchant la détente : Oui, rebelle, je te reconnais.

L’amorce brûla, mais le coup ne partit point : l’Espagnol grinça des dents, et dans sa rage il lança contre l’image de la Vierge le pistolet qui avait trahi sa vengeance, maudissant à la fois son vainqueur, son Dieu et lui-même ; mais le glaive vengeur du jeune Belge arrêta ses imprécations, et le cadavre du blasphémateur resta étendu aux pieds de la statue.

Cependant les deux cavaliers, ignorant le danger qu’ils avaient couru, s’étaient arrêtés au bruit des armes à feu et restaient immobiles à quelques pas de la maison. C’étaient des guerriers, armés de toutes pièces et la visière baissée. Dirk Dirkensen les remarqua. Comme il avait appris dans ses croisières à se tenir toujours sur ses gardes, il commença par recharger son mousquet ; puis il cria par la fenêtre aux deux inconnus : Avancez sans crainte, seigneurs militaires ; vos ennemis sont maintenant à tous les diables.

— Nos ennemis ! reprit un des deux en espagnol ; pour qui nous prend ce misérable ?

La patience n’était pas la vertu principale du vieux marin ; quand il entendit l’honorable épithète, dont on le gratifiait si généreusement il fronça le sourcil, arma son mousquet et répliqua d’une voix forte : Passe ton chemin, chien de nègre, sans insulter ceux qui valent mieux que toi ! lève l’ancre et prends le large, ou je te lâche ma bordée.

Sans paraître intimidé de cette menace le cavalier se retourna vers son compagnon et lui dit : Don Alonzo, ce compliment vous regarde ; mais quelle que soit la manière dont cet homme ait appris votre couleur, il y a ici un mystère qu’il faut pénétrer.

— Seigneur, répliqua l’autre, votre observation me paraît juste, et si vous le permettez j’adresserai quelques questions à ce guerrier qui vient à nous.

Le premier interlocuteur exprima son assentiment par un geste, et son compagnon s’avança vers le jeune Flamand qui, l’épée encore nue et la visière levée, s’approchait des voyageurs.

— Brave gentilhomme, lui dit le cavalier, oserais-je vous demander quels ennemis vous avez combattus ?

— Des assassins, répondit Louis de Winchestre ! de lâches assassins, qui avaient comploté la mort de deux voyageurs.

— Et connaissiez-vous les victimes qu’ils guettaient ?

— Tout ce que je sais, c’est que l’un était un noir.

— Je vous dois donc la vie, reprit cet inconnu en levant sa visière, et la lune, qui se montrait au milieu des nuages, permit au Flamand de distinguer les traits d’un mulâtre.

L’autre cavalier s’approcha également — Il est bien extraordinaire, dit-il d’un ton impérieux, que vous ayez voulu exposer votre vie pour deux inconnus.

Une rougeur foncée colora les joues du jeune homme, et il ne répondit que par un regard méprisant.

— Qui êtes-vous ? reprit l’étranger.

— Peu vous importe ! répliqua Louis de Winchestre, indigné de la méfiance et de la hauteur de cet inconnu.

— Et si je voulais le savoir ! continua le cavalier en mettant sa main sur ses pistolets.

Louis de Winchestre, sans proférer un seul mot, étendit le bras vers la maison ruinée, et fit remarquer à l’interrogateur Dirk Dirkensen, debout sur le rebord d’une fenêtre, le mousquet à la main et prêt à faire feu.

Le mulâtre était jusque-là demeuré immobile ; mais quand il vit une nouvelle querelle près de s’engager il s’adressa à son compagnon d’un air timide et suppliant : Seigneur, dit-il, cet étranger nous a sauvé la vie.

— Je le sais, don Alonzo, je le sais, répartit l’orgueilleux inconnu ; son courage m’est le garant de sa véracité, et loin de lui en vouloir je l’en estime davantage. Restez ici et informez-vous exactement de ce qui s’est passé, surtout soyez discret ; il faut que je continue ma route, mais ces braves me connaîtront plus tard — À ces mots il piqua des deux et s’éloigna au galop.

Le mulâtre resté seul avec les deux Flamands mit pied à terre et entra dans la maison pour essayer de reconnaître les assassins, et s’assurer si tous avaient perdu la vie. Un seul respirait encore. Grand Dieu ! s’écria-t-il en l’apercevant, est-ce bien vous, don Diego ? Quel mal vous avais je fait pour vouloir m’assassiner !

Le moribond répondit avec effort : Vous aviez le titre de capitaine, et c’était un opprobre pour l’armée espagnole.

— Et Sandoval, demanda Louis de Winchestre, quel motif l’avait armé ?

Le blessé balbutia quelques mots, parmi lesquels on put distinguer le nom de Jean de Vargas. Interrompu par une convulsion subite, il tressaillit et se débattit un moment comme pour repousser la mort : peu à peu ses mouvements s’affaiblirent, sa respiration s’éteignit, ses yeux se renversèrent et son cœur cessa de battre.

Les voyageurs abandonnèrent ce séjour de mort, et, montant sur leurs bons chevaux, ils prirent ensemble le chemin de Bruxelles. Le mulâtre exigea que son libérateur descendit chez lui, et Louis de Winchestre, auquel les discours de ce jeune étranger avaient inspiré une vive bienveillance, accepta l’hospitalité qu’il lui offrait. Mais Dirk jî Dirkensen, craignant de se trahir parmi des Espagnols, demanda et obtint de son maître la permission d’aller loger chez des gens de son pays.

Le mulâtre conduisit son hôte au palais du gouvernement. — C’est ici que j’habite, dit-il, comme capitaine des chevau-légers albanais. Si ce titre me vaut quelques distinctions, vous avez vu qu’il a failli me coûter bien cher.

Ils traversèrent les vastes galeries de cet édifice immense. Louis de Winchestre était vivement ému en songeant que ce séjour était celui du duc d’Albe et qu’une seule porte peut-être le séparait de ce sanguinaire gouverneur. À chaque pas il rencontrait des sentinelles ; toutes les fenêtres étaient garnies d’énormes grilles de fer, et l’on eût pu se croire plutôt dans une prison que dans un palais.

Quand ils parvinrent à l’appartement du mulâtre, le jeune Flamand fut frappé de la magnificence orientale qu’on y remarquait : des tapis de Turquie garnissaient les murailles, des sofas revêtus d’étoffes de soie invitaient au repos, et une huile parfumée brûlait dans des lampes d’argent.

Des pages vinrent désarmer les deux voyageurs : tous deux alors se regardèrent quelque temps en silence, également surpris à la vue l’un de l’autre ; car jamais cavalier plus beau que Louis de Winchestre n’avait paru à la cour de Bruxelles, et le mulâtre, de son côté, avait la taille la plus avantageuse, les proportions les plus parfaites et les traits les plus réguliers.



  1. Ni par espérance, ni par crainte.