J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 157-166).
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CHAPITRE XVII


Après six heures de captivité, les deux dames furent conduites au lieu où le conseil des troubles tenait ses séances. L’audience n’était point encore ouverte, et elles furent obligées d’attendre dans une espèce d’antichambre déjà remplie de prisonniers. C’étaient des personnes de tout rang et de tout âge, arrêtées pour les motifs les plus frivoles ou les plus graves, et l’on y voyait, à côté d’anciens magistrats que leur amour pour la patrie avait rendus suspects, de vils malfaiteurs déjà plusieurs fois condamnés pour des crimes. La crainte et le désespoir se peignaient sur la figure de presque tous ces prévenus ; les plus courageux ne songeaient pas sans une douleur mortelle à leurs femmes et à leurs enfants auxquels on les avait arrachés. Il n’y avait que les véritables scélérats qui cherchassent à s’étourdir en affectant une joie bruyante.

Tandis que les prisonniers attendaient ainsi, dans les plus vives angoisses, l’instant qui devait décider de leur sort, il ne se trouvait dans la salle que deux des conseillers, qui s’y promenaient à grands pas. À leurs traits fortement prononcés, à leurs grands yeux noirs, à leur teint jaune, on les reconnaissait aisément pour des Espagnols. Ils s’entretenaient dans leur langue maternelle et parlaient assez haut pour que leur conversation fût comprise par Marguerite et sa tante, que l’on avait placées auprès de la porte de communication.

— En vérité, seigneur Luis, disait le plus grand, le plus maigre et le plus basané des deux, vous-devenez un tout autre homme depuis que vous avez épousé une Hollandaise ; on ne reconnaît plus en vous ce sévère docteur Del Rio, qui dicta la sentence de mort des comtes d’Egmont et de Horn.

— Je ne vous ferai pas le même reproche, seigneur président, répondit l’autre ; vous êtes toujours le même licencié, Jean de Vargas, dont la rigueur passait pour inflexible ; ou, s’il s’est opéré quelque changement en vous, ce n’est que quoad nummos,… pour la bourse.

— En effet, seigneur Del Rio, les bontés de Son Excellence ont arrondi ma petite fortune ; mais vous n’avez, pas à vous plaindre, et les six florins que vous recevez chaque, jour…

— Qu’est-ce que six florins !

— C’est le triple de ce que gagne un conseiller d’État[1].

— Oh ! quelle comparaison faites-vous là ! les membres du conseil d’État gagnent leur argent sans fatigue et sans dangers ; mais nous ! il nous faut sécher sur des dossiers et des fardes : heureux encore si le peuple, qui nous déteste, ne nous traite pas quelque jour comme nous traitons les hérétiques !

Le féroce Jean de Vargas se mit à rire, d’un rire dur et sinistre ; je vous dis, docteur Del Rio, reprit-il, que les Flamands sont le peuple le plus brut et le plus imbécile qui rampe à la surface de la terre, Dieu le permettant ainsi pour les punir de leurs hérésies. Il n’y a pas, dans toute cette ville de Bruxelles, un seul homme qui sache jouer du couteau. Vous me comprenez ? là ! (et il accompagna ces mots du geste comme s’il eût porté un coup de pointe dans le côté de son compagnon).

Le conseiller Del Rio fit un pas en arrière et s’écria : Eh ! eh ! seigneur président, vous vous y entendez à merveille ! Quant aux Bruxellois, s’ils ne connaissent pas ce jeu, en revanche ils savent assez bien manier une arquebuse. Mais ne parlons plus de ces maudits Flamands, car j’entends la voix de nos collègues. Hessels et de Blaser.

Au même moment ces deux conseillers entrèrent dans la salle et saluèrent profondément le licencié de Vargas et son compagnon, puis ils se joignirent à eux.

— Eh bien, senor Jean de Blaser, avez-vous fait de bonnes affaires pendant votre tournée en Franche-Comté ? demanda Louis Del Rio.

— Passables ! passables ! répondit le conseiller flamand ; j’ai ramené un chariot de procédures[2].

— Sainte-Marie ! tout un chariot ! en voilà pour un siècle.

Ce sont de bonnes aubaines, reprit de Blaser : les Bourguignons et les Francs-Comtois ont encore de l’argent ; mais pour les Brabançons la vache n’a plus de lait.

— Il est vrai, dit le président : nous avons pendantes devant nous quinze mille causes[3] qui ne rapporteront pas toutes ensemble un million de ducats.

— Il faut les expédier en masse, ajouta le conseiller Jacques Hessels ; car, pour moi, je suis excédé de paperasses et la vue d’un dossier m’endort.

— Aussi ronflez-vous habituellement à l’audience, répartit Louis Del Rio[4].

Jean de Blaser sourit : Notre collègue, dit-il, passe les nuits à se quereller avec sa femme ; elle exige qu’il donne sa démission de peur d’être lapidé[5], et le pauvre homme aime mieux exposer sa peau que de renoncer à son traitement. Il est bien juste qu’il reprenne son sommeil quand l’occasion s’en présente.

— Vous ne savez pas, répondit le Flamand, ce que c’est qu’une femme rebelle !

— Citez-la devant nous, dit Del Rio.

— Elle nous arracherait les yeux, reprit Hessels ; ma chère moitié est un petit démon, et je crois quelle me forcera à la fin de résigner ma place.

— Seigneur Hessels, dit Jean de Vargas d’un ton sévère, ce serait vous montrer bien ingrat envers votre roi ; sachez que vous ne le feriez pas impunément.

Le pauvre Flamand pâlit, trembla et jura tout bas de souffrir en paix toute la mauvaise humeur de sa femme plutôt que d’encourir la colère du redoutable président.

Après un moment de silence le docteur Louis Del Rio demanda de quelles affaires on allait s’occuper.

— J’ai reçu, répliqua le président, une dénonciation de mon compatriote don Christophe de Sandoval, lequel recommande à nos soins deux dames de l’Écluse.

— De quoi sont elles accusées ? reprit Del Rio.

— D’intelligence avec les gueux : Elles sont très riches, et la plus jeune passe pour une beauté. Je les ai fait arrêter ce matin et nous pourrons les juger maintenant, car la plus courte justice est la meilleure.

Le greffier du conseil, don Louis de la Torre, étant arrivé dans ce moment, l’on fit entrer les officiers du tribunal et l’audience commença.

La première cause qu’on appela fut celle des habitants d’un hameau dont la chapelle avait été pillée par des gueux des bois. Les prévenus étaient au nombre de trente-sept, les uns accusés d’avoir commis le crime, les autres de l’avoir souffert. Le greffier de la Torre lut l’acte d’accusation, rédigé en espagnol, et dont ces malheureux ne comprirent pas un seul mot ; ensuite le président déclara qu’ils avaient tous mérité la corde. Hæretici fraxerunt templa, dit-il dans son mauvais latin ; boni nihil fecerunt contra, ergo omnes debent patibulari[6]. — Etiam ! répondit le conseiller Hessels, que les reproches qu’il avait reçus empêchaient cette fois de dormir.

— Nous sommes tous innocents, s’écria l’un des accusés, qui portait l’habit ecclésiastique : le coup a été fait pendant la nuit ; ces pauvres villageois reposaient tranquillement, et moi, leur curé, j’étais allé porter le viatique à un malade.

— Si vous n’êtes coupable que de négligence, répliqua Jean de Vargas avec un regard sinistre, tant mieux pour votre âme ! les souffrances de votre corps suffiront peut-être pour expier votre faute.

— Seigneur président, reprit le curé, je suis docteur en théologie et revêtu des saints ordres ; vous devez respecter en moi les privilèges…

Veillaco ! s’écria le féroce Espagnol, faut-il répéter à tous ces Flamands la même chose ? Nos sumus Hispanos et non curamus privilégias vestros[7].

Ad patibulum ! ajouta Jacques Hessels en caressant sa longue barbe déjà blanche. Les deux autres juges opinèrent du bonnet.

Le président prononça l’arrêt fatal, et sans avoir été interrogés, sans avoir compris ce qu’on leur imputait, les pauvres villageois furent reconduits en prison avec leur curé : le lendemain ils avaient tous cessé de vivre.

La seconde cause était celle de la baronne de Berghes et la jeune comtesse de Waldeghem.

Quand elles parurent devant ce tribunal inique, quand elles virent les regards de ces juges sanguinaires fixés sur elles, toutes deux se crurent à leur dernier moment. Elles s’assirent sur le banc des accusés, pâles, froides et mourantes.

On leur donna lecture de la dénonciation portée contre elles, et qui roulait principalement sur la manière dont elles s’étaient tirées de prison.

La baronne, un peu calmée, prit la parole, et fit d’abord sa profession de foi politique et religieuse ; puis elle en appela aux opinions connues de sa famille, et surtout de son frère le colonel.

— Le colonel de Waldeghem ! interrompit Jean de Vargas avec un sourire ironique ; des lettres d’Espagne m’apprennent qu’il est lui-même emprisonné pour crime de trahison…

Cette nouvelle imprévue jeta les deux dames dans l’apathie du désespoir. Elles se mirent à pleurer, sans pouvoir prononcer une seule parole.

— N’avez-vous plus rien à dire ? s’écria le brutal président.

La douairière fit un nouvel effort : Seigneur, dit-elle, l’accusateur est notre ennemi personnel…

Jean de Vargas changea de figure, et son air sombre se dissipa un peu. — Vraiment ! dit-il, vous le haïssez donc ?

— Nous en avons sujet, reprit la vieille dame.

Le président se tourna vers les juges : Voici, dit-il, l’éclaircissement dont j’avais besoin. Don Christophe de Sandoval, étranger et inconnu à Bruxelles, a été assassiné cette nuit ; on ne savait à qui imputer ce crime, mais la justice céleste poursuit les coupables, et vous reconnaîtrez maintenant, sans peine, les auteurs de ce meurtre.

Is fecit cui prodest[8], répondit le conseiller de Blaser ; don Christophe était le témoin le plus à redouter pour ces dames.

Furens quid fæmina possit[9], ajouta Jacques Hessels qui pensait à son épouse.

Marguerite avait relevé la tête. — Résignons-nous, dit-elle, aux arrêts de la Providence. C’est au moins une consolation pour nous de savoir que l’infâme Sandoval ne persécutera plus nos compatriotes…

— Elles triomphent ! s’écria le président hors de lui-même, elles se réjouissent du succès de leur crime, elles sont fières d’avoir fait périr un Espagnol, un officier du Roi, un président !… Mais les tortures les plus affreuses vengeront le noble Sandoval,… elles mourront dans les supplices des sacrilèges…

— Elles mourront ! répétèrent tous les juges.

Les deux accusées frémirent, mais Marguerite ne baissa point la tête : Dieu est juste, dit-elle ; nous nous confions à lui.

Au même moment la porte de la salle s’ouvrit et l’on vit entrer un homme qui paraissait hors d’haleine. Il tenait à la main un papier qu’il remit au président, en disant : De la part du duc d’Albe.

Jean de Vargas lut et pâlit : L’ordre est contrefait, dit-il.

Le messager, sans répondre, lui montra du doigt un officier des Albanais du duc, qui se tenait à la porte.

— Messieurs, dit alors le président aux conseillers, voici un ordre du gouverneur qui m’ordonne de délivrer ces dames et de les remettre entre les mains de ce jeune homme : L’obéissance à monseigneur est le premier de nos devoirs.

— Obéissons, répondirent deux des conseillers, car le troisième dormait.

Le messager s’approcha des deux dames, qui ne l’avaient encore vu que par derrière. Toutes deux poussèrent un cri de surprise en le reconnaissant : c’était Louis de Winchestre.

Il leur présenta la main ; mais à peine eurent-elles la force de se lever pour le suivre.

Dans ce moment le conseiller Jacques Hessels, qui était retombé dans sa vieille habitude, se réveilla en sursaut et s’écria : Ad patibulum ! (à la potence !)

— Elles sont délivrées, lui dit Louis del Rio…

— Eh bien ! ce sera pour la cause suivante, répliqua le dormeur en reprenant son attitude.



  1. Viglius, lettre CXXXI à Hopperus.
  2. Blaserius a visitations Burgundica jam pridem rediit plaustrum informationum referens. (De Blaser est de retour de sa tournée en Bourgogne et il en a ramené un chariot de procédures.)Viglius, Ep. CLII.
  3. Viglius, Ep. CLXIII.
  4. Il y avait aussi un Flamand, nommé Hessels, dans ce conseil, qui dormait toujours en jugeant les criminels, et, quand on l’éveillait pour dire son avis, il disait tout endormi : ad.patibulum ! ad patibulum ! (à la potence ! à la potence !) L. Aubery, mém. p. 22.
  5. Elle avait fait insérer dans son contrat de mariage, comme une clause essentielle, qu’il donnerait sa démission ; mais Hessels n’observa pas cette condition. Viglius, Epist. LXVII.
  6. « Les hérétiques ont brisé les temples, les bons ne s’y sont point opposés, donc tous doivent être pendus. » Cette belle sentence de Vargas est rapportée par beaucoup d’historiens, ainsi que toutes celles que nous lui avons mises dans la bouche.
  7. « Nous sommes Espagnols et nous nous soucions peu de vos privilèges. » Ce fût aux députés de l’université de Louvain que Vargas parla ainsi.
  8. « Celui-là a commis le crime qui avait intérêt à le commettre. » C’est un axiome de droit.
  9. Une femme en fureur est capable de tout.