J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 79-87).
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CHAPITRE VIII


Ce fut le 10 juin 1572 que la flotte du duc de Médina-Cœli parut à l’embouchure du canal de l’Écluse. L’avant garde se composait de vingt-cinq vaisseaux de guerre ; ensuite venaient les transports. Douze grandes caravelles de Biscaye formaient la troisième et dernière division.

Quand les habitants, qui couvraient le rivage et les remparts de la ville, purent distinguer les nombreux navires de ces trois escadres, quand ils les virent s’avancer en bon ordre poussées par un vent léger et favorisées par la marée montante, ceux qui aimaient leur pays tremblèrent pour la cause nationale, car l’espérance des patriotes avait été surtout fondée sur l’habileté de leurs marins ; mais comment supposer maintenant qu’une troupe d’aventuriers résistât à cette flotte immense ?

Penchés sur la galerie de leur petit flibot, Guillaume de Nassau et l’intrépide Ewout Pietersen Worst regardaient s’approcher les ennemis. Tous deux étaient pleins de confiance dans le courage de leurs braves marins, dans l’expérience de leurs officiers et dans la bonté de leur navire ; cependant ils ne purent se défendre d’un mouvement d’appréhension quand ils considérèrent l’immense supériorité des forces espagnoles. Le prince leva les yeux au ciel et, serrant fortement la poignée de son glaive : Vaincre ou mourir, dit-il, voilà notre seule alternative !

— Peut-être succomberons-nous, répondit le marin ; mais le lion de Zélande sera victorieux.

Ce n’était pas pour commander sur le petit vaisseau que le prince était venu rejoindre l’amiral, il s’en remettait à lui pour remplir tous les devoirs d’un chef prudent et courageux. Mais, sachant que la présence d’un Nassau redoublerait l’ardeur de l’équipage, et se flattant de pouvoir prendre quelque part à l’action comme soldat, il était accouru partager la gloire et les dangers des gueux de mer. Ceux-ci, fiers d’un pareil compagnon d’armes, le regardaient avec enthousiasme. Le respect et l’admiration se peignaient sur la figure mâle de tous ces hommes robustes et déterminés ; par un mouvement spontané, tous ceux qui étaient près de Guillaume avaient découvert leur tête ; un profond silence régnait parmi eux : ils auraient craint, en faisant le moindre bruit, de troubler les grandes pensées du héros.

Tout à coup un mousse, placé en vigie, s’écria : Les navires de Flessingue !

On vit alors déboucher, entre l’arrière-garde espagnole et les transports qui formaient le centre de la flotte, une dizaine de petits bâtiments médiocrement équipés. Ils portaient le pavillon de Castille ; mais l’œil expérimenté d’un marin ne pouvait méconnaître leur construction zélandaise.

Une acclamation joyeuse de tous les marins du flibot salua l’apparition de ces navires. Guillaume seul restait silencieux ; sans proférer une seule parole, il ôta le grand chapeau dont sa tête était couverte, et prosterna devant l’Éternel ce front où était empreinte la majesté du génie. Tout l’équipage imita son exemple, et deux cents marins, accoutumés à braver les hommes et les éléments, offrirent une humble prière à Celui qui commande aux tempêtes et à la mort. Ils ne demandaient pas à Dieu les richesses, les honneurs, de longues années, un doux repos ; ils ne songeaient pas à détourner les périls qui menaçaient leur existence ou celle de leurs proches ; mais ils priaient pour le pays qui les avait vus naître, pour la cause qu’ils croyaient juste et sacrée, pour leurs concitoyens, et pour le grand homme sur lequel reposait l’espérance publique.

Quand ils se relevèrent chacun courut à son poste, et il régna quelques moments sur le navire un bruit confus et un désordre apparent. Mais bientôt ce tumulte cessa : l’on vit les hunes couvertes de fusiliers ; les canons entourés de ceux qui devaient les servir ; la proue chargée des marins les plus alertes et les plus dispos armés de piques et de haches d’abordage ; la poupe abandonnée aux pilotes et aux officiers.

— Prince, dit alors l’amiral, l’instant du combat approche. Ne restez pas à la poupe : c’est l’endroit le plus dangereux, et vous savez combien votre existence est nécessaire à la patrie.

Guillaume répondit en souriant : Brave Worst, nos jours sont comptés ; cependant je ne veux pas m’exposer sans motif, et quelque poste que vous choisissiez, je me tiendrai près de vous.

— La place d’un commandant est ici, répliqua le vieux marin.

— Eh bien ! amiral, nous y resterons ensemble.

Ewout Pietersen Worst se tut, car il sentait qu’il eût pensé de même s’il eût été le prince.

Cependant les vaisseaux espagnols continuaient à longer la côte, mais il s’était introduit quelque désordre parmi eux : car les gueux de mer ayant eu la précaution de détruire pendant la nuit les bouées et les poteaux, les pilotes se dirigeaient au hasard, et chacun cherchait à suivre les sillages des navires qui précédaient : ainsi les deux premières divisions se confondaient peu à peu, et les bâtiments de différentes forces et de différentes nations, espagnols, italiens, portugais et flamands, se pressaient les uns contre les autres et se gênaient mutuellement.

Le vaisseau de l’amiral conservait néanmoins son poste en tête de l’avant-garde, et, par un bonheur singulier, ce gros bâtiment avait évité tous les bancs de sable qui rendaient le passage dangereux. Il s’avançait, comme en triomphe, vers la petite flottille des chaloupes de l’Écluse, qui s’était formée en demi-cercle à l’entrée du canal. Le duc de Médina-Cœli se tenait à la proue du vaisseau, entouré d’une troupe brillante de gentilshommes, et il promenait un regard orgueilleux sur ces riches bords qu’il allait gouverner.

Quelques navires de guerre, qui suivaient celui de l’amiral, étant dirigés par des pilotes de l’Écluse, imitaient assez bien sa manœuvre, et passaient, un à un, entre la côte et un banc de sable qui s’étendait au nord. Mais les transports et le reste des bâtiments de guerre venaient ensuite pêle-mêle, au risque d’échouer sur les bas-fonds qu’ils avaient à droite et à gauche. Bientôt un des plus grands toucha, et ceux qui avaient réglé leur marche sur la sienne ne purent éviter le même sort.

Par cet accident l’escadre se trouvait de nouveau divisée en trois corps. D’abord les vaisseaux de guerre et quelques navires marchands, qui avaient passé l’endroit le plus difficile, étaient maintenant à l’entrée du canal, et très proches du flibot que montait le prince d’Orange. Ensuite venait le gros de la flotte, composé de transports. Les navires échoués les séparaient de l’amiral, et déjà les bâtiments de guerre zélandais leur fermaient la retraite : ils se trouvaient donc emprisonnés entre les ennemis, la côte, les bancs de sable et les vaisseaux qui avaient touché. Plus loin s’avançaient lentement les douze grandes caravelles de l’arrière-garde, qui semblaient hésiter à s’engager dans des eaux si peu profondes.

— La fortune se déclare pour nous ! dit Claas Claassens à l’amiral Worst en voyant cette disposition imprévue des forces ennemies : leurs transports sont isolés et ne peuvent recevoir de secours des vaisseaux de guerre.

— Que diriez-vous donc, reprit le vieux marin, si nous prenions leurs vaisseaux de guerre aussi bien que leurs transports ?

— Amiral, ce serait un miracle.

— À la bonne heure. Mais croyez-vous que le ciel ne protège pas ceux qui combattent pour une cause aussi bonne que la nôtre ?

— Il est certainement merveilleux, répliqua le brave Joos de Moor, que ce soit le Lion d’or qui ait touché le premier. Baudouin Ewoutsen, qui commande ce navire, connaît ces parages mieux que personne.

— Baudouin est Zélandais comme nous, dit Ewout Pietersen Worst, et je ne serais pas surpris qu’il se fût fait échouer lui-même, pour rendre service à notre cause.

Bientôt ce soupçon fut confirmé par les cris de fureur et les décharges de mousqueterie, qui partirent du vaisseau naufragé. On vit les gens de Baudouin Ewoutsen assaillir les soldats castillans dont leur navire était rempli. Profitant de leur surprise, ils se jetaient sur eux comme sur une proie assurée ; mais, quoiqu’attaqués à l’improviste et dans un moment de désordre, les Espagnols ne se laissèrent pas massacrer sans résistance. Ils se réunissaient par pelotons dans les endroits du navire où il leur était possible de faire usage de leurs armes, et se défendaient avec le courage du désespoir. Incapables de former leurs rangs ou même de se tenir de pied ferme sur un bâtiment échoué, aucun cependant ne cherchait à fuir ou à obtenir grâce. Ils se précipitaient sur les matelots pour les entraîner dans leur chute ; mais ceux-ci, plus accoutumés à un pareil champ de bataille, avaient un avantage immense sur leurs adversaires, et, après quelques moments de combat, tous les malheureux soldats furent égorgés, ou jetés dans les flots.

Quoique cette lutte inégale se passât en vue des vaisseaux de guerre, les Espagnols n’osaient approcher de peur des bas-fonds, ni faire usage de leur artillerie, dans la crainte d’atteindre leurs compatriotes ; mais ils mirent en mer leurs embarcations, et vingt chaloupes pleines de gens armés entourèrent le navire de Baudouin Ewoutsen.

À ce spectacle tout l’équipage du petit flibot d’Ewout Pietersen Worst poussa de grands cris, et demanda le signal d’attaque. Au vent ! au vent ! disaient les marins : au secours du Lion d’or ! Mais l’amiral défendit de déployer les voiles, car le moment n’était pas encore venu.

En effet Baudouin Ewoutsen n’avait pas besoin de secours. Son artillerie, avantageusement placée, submergea ou dissipa les canots, tandis que les navires zélandais, attaquant le centre de la flotte, y portaient une confusion et une frayeur d’autant plus vive que l’on s’était cru à l’abri de tous les dangers. Un nuage de feu et de fumée couvrit alors la mer depuis l’endroit où le Lion d’or avait échoué, jusqu’à celui où s’était arrêtée l’arrière-garde, et don Juan de la Cerda vit un petit nombre de braves prendre ou brûler sous ses yeux la plupart de ses transports sans qu’il pût s’y opposer.

Dans cette position, si cruelle pour un homme de cœur, il prit la seule résolution qui pût au moins lui faire espérer une juste vengeance. Rassemblant autour de son pavillon vingt et un navires de guerre qui le suivaient encore, il entreprit de doubler le banc de sable qui le séparait des ennemis et de les enfermer à leur tour dans le passage étroit où ils se trouvaient. D’un autre côté, don Julian Roméro, commandant de l’arrière-garde, formait avec ses douze caravelles une ligne impénétrable entre la côte et le banc. Ainsi les vainqueurs à leur tour se trouvaient en péril.

La plupart des transports s’étaient rendus ou avaient échoué. La fumée s’était dissipée, et les onze navires vainqueurs laissaient apercevoir leur petit nombre et leur faiblesse. Les plus braves Zélandais pâlirent alors en comparant leurs bâtiments, construits pour le cabotage, avec les citadelles flottantes de leurs ennemis. L’escadre de don Juan s’avançait contre eux en bon ordre : ses vaisseaux, pareils aux montagnes de glace sous lesquelles gémit la mer du Nord, semblaient devoir écraser du premier choc tout ce qui s’opposerait à leur marche victorieuse. Les tours de Castille, arborées au sommet de leurs mâts, s’élevaient jusqu’aux nues, et à travers les vapeurs grisâtres qui s’attachaient aux vergues et aux cordages, perçaient l’extrémité des grandes voiles et la bouche menaçante des canons.

Guillaume de Nassau jette alors sur Ewout Pietersen Worst un regard plein d’inquiétude : Ne prendrons-nous donc aucune part au danger ? dit-il avec une généreuse impatience : laisserons-nous accabler nos compatriotes, sans combattre et mourir avec eux ? — Nous combattrons, répond le marin d’un air assuré, et Dieu nous donnera la victoire. Sire Louis, faites mettre toutes les voiles dehors.