J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 88-95).
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CHAPITRE IX




es voiles se déployèrent dans un instant, et le navire, glissant avec rapidité à la surface des ondes, vint se ranger au vent des vaisseaux espagnols, auprès desquels il ne paraissait qu’une petite barque. Comme il allait les dépasser, les Castillans lui firent signal de ralentir sa marche : car ils le prenaient pour un bâtiment royaliste qui se joignait à eux, l’extrême inégalité des forces ne leur permettant pas de supposer des intentions hostiles à ceux qui montaient un bâtiment si faible. Mais Ewout Pietersen Worms les détrompa bientôt. Sautant sur le couronnement de la poupe, il détacha lui-même la corde qui soutenait le pavillon espagnol, arboré à l’arrière du flibot, et, la présentant au prince d’Orange : Monseigneur, dit-il, c’est à vos mains victorieuses de renverser cet emblème de la tyrannie étrangère. Guillaume prit la corde, la lâcha, et le drapeau ennemi, entraîné par son propre poids, s’abattit en tournoyant, et alla tomber dans la mer. Il fut remplacé par le pavillon de Zélande ; le noble lion national se déploya majestueusement dans les airs, et tout l’équipage le salua de ses acclamations.

À cette vue les Espagnols indignés poussèrent un cri de fureur, et, sans attendre les ordres de leurs chefs, les canonniers du vaisseau amiral, qui était le plus proche, coururent à leurs pièces. Un moment après les triples batteries de ce navire immense commencèrent à tonner. Ses flancs noirs vomirent un torrent de feu, et l’explosion de cette décharge effroyable souleva et fit trembler le bâtiment.

Pendant quelques secondes une fumée épaisse ne permit pas de juger l’effet de cette bordée ; mais les Espagnols ne doutaient pas qu’elle n’eût anéanti le flibot. Ils furent tirés de cette erreur, par le sifflement des boulets ennemis qui, rasant leur tillac, renversèrent quelques officiers à côté de don Juan de la Cerda. Alors leur rage ne connut plus de bornes, et, mettant toutes leurs voiles dehors, ils poussèrent droit au navire zélandais dans le dessein de le couler à fond.

C’était ce qu’avait prévu l’amiral de Zélande.

— Lieutenant, cria-t-il au jeune officier qui se tenait à l’autre extrémité du tillac, faites diminuer les voiles. Il faut encourager le Castillan à nous poursuivre, et avec l’aide de Dieu nous le mènerons là d’où la main des hommes ne saurait le retirer.

On exécuta cet ordre avec promptitude, car la décharge du gros vaisseau ennemi n’avait produit que fort peu d’effet à bord du flibot, et ce bonheur avait redoublé l’ardeur des marins. Cependant leur position n’était pas sans danger. Outre le navire de don Juan, plusieurs autres de même force s’avançaient contre eux de divers côtés, et commençaient à faire jouer leur formidable artillerie. De temps en temps les boulets enlevaient quelques cordages, déchiraient quelques voiles, et abattaient quelques matelots. Un morne silence régnait à bord du bâtiment, et n’était interrompu que par le bruit du canon. Guillaume, les bras croisés sur la poitrine, regardait le combat avec autant de sang-froid que si les balles ennemies n’eussent pu l’atteindre, tandis qu’Ewout Pietersen Worst, penché sur la galerie du flibot, tenait les yeux fixés sur la mer, comme s’il eût voulu lire au fond des eaux, et il donnait des ordres au pilote, non plus à haute voix, mais par gestes.

— Vous êtes blessé, amiral, s’écria Joos de Moor, en le voyant chanceler.

— Ce n’est rien, répondit-il en fermant sa grosse capote de marin. C’est le vent d’un boulet qui a failli me renverser.

Quelques moments après il se redressa ; ses joues, ordinairement pâles, étaient couvertes d’une vive rougeur, ses yeux brillaient d’un éclat singulier et la joie se peignait sur toute sa figure. — Tout va bien, dit-il au prince d’Orange. Maintenant, pilote, à tribord !

Le navire, obéissant au gouvernail, tourna, et présenta le travers au vaisseau du duc de Médina-Cœli, que les Zélandais canonnèrent alors avec la plus grande vivacité, tandis qu’il ne pouvait répondre qu’avec les deux pièces de chasse placées à l’avant.

Pour obvier au désavantage qu’une pareille situation lui donnait, don Juan de la Cerda ordonna de virer. À ce commandement, son pilote, qui était de l’Écluse, pâlit : — Seigneur, s’écria-t-il, il serait bien dangereux de nous mettre en travers dans le passage où nous sommes engagés.

— Es-tu donc aussi d’intelligence avec les rebelles ? lui répondit le capitaine de vaisseau ; meurs, traître, meurs !

En parlant ainsi l’Espagnol porta trois coups de poignard à ce malheureux, dont le cadavre roula dans la mer. Un pilote biscayen lui succéda et changea la direction de la barre, tandis que cent matelots faisaient tourner péniblement les vergues immenses. Le navire obéit enfin, et présente aux ennemis ses flancs hérissés de canons. Déjà les pièces sont pointées, la foudre gronde, elle va éclater… Tout à coup une secousse effroyable fait reculer le bâtiment ; les mâts gémissent, les cordes se rompent, les armes tombent des mains des matelots : la proue avait touché et la carène était ouverte.

Un moment cette masse énorme resta immobile et en équilibre sur le banc de sable qui l’avait arrêtée ; mais bientôt le vent qui s’engouffrait avec violence dans ses voiles la fait chanceler. Elle s’ébranle, se soulève, retombe, et, se penchant sur le côté, plonge un de ses flancs presque tout entier dans la mer

Ewout Pietersen Worst contemplait d’un œil tranquille ce spectacle effrayant. — À présent, dit-il au prince d’Orange, ils ont fermé eux-mêmes le seul passage qui leur restât. Entourés de bas-fonds dont ils ne peuvent se dégager, tous ces vaisseaux toucheront quand la marée baissera… Vous voyez, Claas Claassens, que j’ai rempli ma promesse… Il s’arrêta un moment, et reprit d’une voix plus faible : Ma tâche est accomplie. Je désire que Baudouin Ewoutsen me succède… Mon lieutenant prendra en attendant le commandement du navire… Amis ! continuez à servir glorieusement la patrie… Noble Guillaume, veillez toujours sur elle !

Il n’en dit pas davantage : ses joues devinrent pâles, ses yeux s’éteignirent et il tomba. Sa main avait lâché sa capote de matelot ; elle s’ouvrit dans sa chute, et l’on vit sa poitrine ensanglantée : car dès le commencement de l’action il avait été blessé mortellement, et son âme généreuse semblait n’avoir attendu pour s’exhaler que le moment de la victoire.

Tous les yeux se remplirent de larmes en voyant tomber l’homme dont la vie et la mort avaient été si héroïques. L’équipage, rangé autour du cadavre de son chef, oublia quelques moments les ennemis et le danger. Chacun eût voulu donner sa vie pour racheter celle de l’amiral : car Ewout Pietersen Worst avait été le père de ses marins.

Le prince d’Orange fut le premier qui prit la parole : — C’était un homme vertueux, dit-il ; ses dernières pensées ont été pour son pays. Puissions-nous tous tomber comme lui dans un jour de triomphe !

Guillaume était triste en prononçant ces mots ; un pressentiment funeste semblait l’avertir que le fer espagnol l’atteindrait, non pas sur un champ de bataille, mais au sein du repos, et presque dans les bras de son épouse.

Quand les matelots sortirent de la morne stupeur où les avait plongés la mort de l’amiral, par un mouvement unanime et spontané ils s’écrièrent tous ensemble : Vengeance ! vengeance pour Worst !

— Vengeance ! répéta d’une voix altérée le jeune lieutenant, auquel appartenait maintenant le commandement du flibot. Qu’on prépare une chaloupe et une chemise soufrée : je veux brûler l’amiral espagnol !

— Nous le brûlerons ! répéta tout l’équipage, et quand on eut porté l’artifice incendiaire et lancé une chaloupe à l’eau, il n’y eut pas un seul homme qui n’enviât l’honneur d’accompagner le nouveau capitaine. Quatre seulement en obtinrent la permission ; ils s’élancèrent dans le frêle esquif, le jeune officier les suivit, et ils s’éloignèrent à force de rames, emportant avec eux les vœux de tous ceux qui se trouvaient sur le flibot.

Le vaisseau espagnol restait isolé sur le banc où il avait brisé sa proue. Les navires qui le suivaient avaient viré de bord pour s’éloigner des bas-fonds, et personne ne songeait à secourir l’amiral. Il avait aussi perdu sa chaloupe par l’indiscipline de quelques matelots qui s’y étaient jetés à la hâte, laissant leurs chefs et leurs camarades se tirer d’affaire comme ils le pourraient. Dans cette extrémité, le duc, conservant son courage et sa présence d’esprit, avait fait jeter dans la mer tous les riches bagages qui encombraient le bâtiment. Il faisait boucher les voies d’eau et pomper sans relâche. Lui-même se mêlait aux travailleurs, les animant par son exemple, et, grâce à ses efforts, le vaisseau paraissait près de se relever.

Déjà les Espagnols reprenaient courage quand, à travers la fumée épaisse qui environnait le navire, ceux qui se trouvaient à la poupe aperçurent un petit canot qui n’était plus qu’à une demi-portée de fusil. Qui êtes-vous, braves gens ? cria le capitaine aux marins qui montaient cette frêle embarcation ; pourquoi venez-vous ?

Le jeune officier debout à l’avant du canot le laissa répéter deux fois sa question ; voyant enfin qu’on se préparait à faire feu sur lui, il répondit d’une voix forte : Nous sommes des gueux, et nous venons vous brûler !

À ces mots il fut salué d’une grêle de balles qui sifflèrent autour de sa tête sans l’effleurer ; mais deux de ses compagnons tombèrent.

— Encore un coup de rames, mes amis ! dit le brave jeune homme aux deux marins qui lui restaient.

Ils obéirent ; mais une seconde décharge les renversa.

Louis de Winchestre restait donc seul ; mais le dernier coup de rame avait amené sa barque jusque sous la poupe du vaisseau. Il se pencha, saisit une pique à laquelle était attaché l’artifice, la brandit et l’enfonça à l’endroit où venaient se fixer les haubans du dernier mât. Tirant alors un pistolet de sa ceinture, il l’approcha de la chemise soufrée, fit feu, et au même moment disparut dans la mer.