J. Lebègue & Cie, libraires-éditeurs (p. 69-78).
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CHAPITRE VII


Bientôt la chaloupe arriva près du flibot, dont la coupe hardie et la mâture légère justifiaient l’éloge qu’en avait fait le vieux pilote : il était armé en guerre et monté par un nombreux équipage, dont on entendait de loin les cris et les chants joyeux. Mais quand le canot fut parvenu à portée de la voix le silence régna sur le navire et un homme vêtu comme un simple matelot héla seul les deux marins.

— Quelles nouvelles, compagnons ? Le passage est-il praticable ?

— Pour nous seuls, amiral, répondit le lieutenant ; pour nous seuls.

Une vive satisfaction se peignit sur la figure du chef. — Dieu soit loué ! s’écria-t-il ; nous aurons une belle journée : mais qui amenez-vous à bord ?

— Ce sont des dames que nous avons arrachées des mains des Espagnols.

— Qu’elles soient les bienvenues !

La chaloupe arriva sous la poupe du navire, et aussitôt quatre marins vigoureux s’y précipitèrent. Deux d’entre eux saisirent la baronne et la transportèrent sur le pont sans lui donner le temps de se reconnaître : les deux autres allaient rendre le même service à Marguerite, et la jeune fille, effrayée de leur voix rauque et de leur air féroce, sentait un froid mortel glacer tout son sang ; mais ils furent repoussés par le jeune officier, qui, mettant un genou enterre devant elle, l’attira doucement dans ses bras, la serra sur sa poitrine, et, chargé de ce fardeau précieux, monta, en tremblant pour la première fois, sur le tillac du navire.

On offrit des sièges aux deux dames, et tandis que le lieutenant rendait compte à l’amiral de ses opérations, elles eurent le loisir d’examiner le bâtiment.

Autant l’extérieur de ce navire était simple et dénué d’ornements, autant sa construction légère et solide avait permis d’y multiplier les moyens d’attaque et de défense. Un filet de métal garnissait les côtés et ne s’ouvrait de distance en distance que pour laisser passer la bouche des canons : des chaînes et des grappins de fer, préparés pour l’abordage, étaient fixés à la proue ; des palissades, garnies de meurtrières, s’élevaient aux pieds des mâts et y formaient de petites forteresses ; des tonneaux de poudre, des piles de boulets et des faisceaux d’armes couvraient le tillac. Cependant il n’était point embarrassé, et rien ne pouvait entraver la manœuvre ni gêner le service de l’artillerie.

L’équipage, composé d’hommes robustes et adroits, ne restait pas dans l’inaction. Les uns ployaient et déployaient des voiles, assuraient des cordages, faisaient jouer des vergues : d’autres aiguisaient des sabres, des haches, des piques ; préparaient des fusils, chargeaient des canons. Il y en avait aussi qui affermissaient des affûts, qui tamponnaient des grenades. Tous travaillaient avec ardeur extraordinaire, comme si quelque motif pressant les eût animés.

Tandis que Marguerite et sa tante admiraient ce tableau si nouveau pour leurs yeux, elles virent s’approcher l’homme qu’elles avaient entendu nommer amiral. Rien dans son extérieur n’annonçait sa dignité. Il était petit, maigre, pâle, et sa taille déjà un peu voûtée, un front chauve avant le temps, ses joues creuses et décolorées indiquaient une constitution faible et une santé languissante ; mais la vivacité de ses yeux révélait une âme brûlante, cachée sous cette enveloppe débile[1].

Il salua les deux dames d’un air bienveillant, quoique avec un peu de gaucherie, et leur dit dans le patois des pêcheurs zélandais : Ce flibot doit vous paraître un séjour bien incommode.

— Amiral, répondit la baronne (quoiqu’elle éprouvât quelque peine à donner ce titre à un homme si mal vêtu), il vaut mieux être libre sur votre navire que prisonnière dans un palais.

Le marin sourit. — C’est aussi la chance que j’aurais préférée, reprit-il, quoique jamais on ne m’ait offert le choix. Mais d’où vient que ces Espagnols vous avaient attaquées ? seriez-vous aussi du nombre des suspects ?

La baronne releva fièrement la tête : — C’était une vengeance particulière, dit-elle ; jamais la fidélité de la baronne de Berghes n’a pu être mise en question. Sachez que je préférerais la mort à la honte d’être confondue avec des rebelles.

L’amiral, fixant sur elle ses regards pénétrants, répondit avec calme : Mon lieutenant ne vous a probablement pas appris qui j’étais ?

— Je ne lui ai point demandé ; mais, puisque vous êtes Belge et que vous portez le titre d’amiral, je présume que vous commandez la flottille royaliste d’Amsterdam ou de Middelbourg.

— Pas tout à fait. Mais que cela ne vous inquiète point ! je saurai respecter votre sexe et votre rang. Un soupçon terrible s’éleva dans l’esprit de la vieille dame. — Vous n’êtes pas l’amiral d’Amsterdam ni de Middelbourg ! s’écria-t-elle ; qui donc êtes-vous ?

— Je suis l’amiral de Flessingue, Éwout Pietersen Worst.

La foudre tombant en éclats aux pieds de la douairière l’eût moins épouvantée ; elle fit un pas en arrière, en répétant : Ewout Pietersen Worst !… et si ses forces ne l’abandonnèrent pas, c’est que le fanatisme qui l’enflammait lui donna dans ce moment un courage au-dessus de la nature.

— Ne prends point le titre d’amiral, dit-elle en frémissant, mais celui de capitaine des bandits ! Homme méprisable, voilà donc de tes exploits ! Ce n’est point le hasard, c’est sans doute une horrible trahison qui nous a mises en ton pouvoir. Je reconnais bien à ce trait le chef des gueux et le général des pirates. Mais, vous, jeune homme, vous qui paraissez si noble et si loyal…

Un cri de Marguerite l’interrompit. En songeant que Louis de Winchestre s’était associé à ceux qu’elle regardait comme des forbans elle avait senti ses forces l’abandonner, et elle tomba sans connaissance.

Le jeune officier accourait auprès d’elle : il fut assez heureux pour la recevoir entre ses bras et l’empêcher de se blesser dans sa chute ; mais elle restait froide et décolorée. À cette vue l’enthousiasme de la douairière s’évanouit : oubliant ses haines et ses préventions, elle ne fut plus animée que par les sentiments d’une femme, d’une amie, d’une mère ; elle serrait avec force sa nièce évanouie, la baignait de ses pleurs et lui prodiguait les soins les plus touchants. Le jeune homme s’efforçait de la seconder d’une main mal assurée, tandis qu’Ewout Pietersen Worst, attendri et comme pétrifié, s’étonnait de sentir de grosses larmes rouler sur ses joues flétries par de longues veilles, et brûlées par le soleil du midi.

Cependant un nouvel objet détourna bientôt son attention, et ses regards s’attachèrent à une chaloupe qui s’approchait. — Des amis, sans doute ! murmurait-il en cherchant à reconnaître ceux qui remplissaient la petite barque ; oui, de braves amis ! Voilà Joos de Moor et Claas Claassens. Mais le troisième ! — Sire Louis, dit-il au lieutenant, vous avez l’œil d’un aigle ; dites-moi quel est celui qui se tient debout à l’arrière de cette chaloupe ?

Deux fois il répéta ses paroles sans que le jeune marin détournât ses regards fixés sur Marguerite. L’amiral jura,… puis sourit et adressa la question à un autre officier.

— Cet homme-là, mon amiral !… diable !… Si manteau bleu ne l’enveloppait pas si bien ! grand chapeau sans plumes et sans agrafes ne cachait pas à moitié sa figure !… Il est grand, et son attitude est pleine de noblesse… Mais non, ce ne peut être lui.

L’amiral fit un pas en arrière, puis, prenant son lieutenant par le bras et le secouant avec force : Répondez-moi cette fois, lui dit-il ; connaissez-vous cet homme ?

La plus vive surprise se peignit sur le visage du jeune marin quand il aperçut, à la poupe de la petite nacelle, celui dont le nom remplissait déjà l’univers. — Cet homme, s’écria-t-il,… c’est Guillaume de Nassau !

— Guillaume ! répétèrent tous les officiers en se découvrant par un mouvement simultané. Guillaume ! répétèrent les matelots en jetant leurs bonnets en l’air. Aucun ne songea à ajouter un seul mot à ce nom.

Un instant après le héros et ses compagnons étaient sur le tillac : Brave Worst, dirent-ils à l’amiral, vous voyez des volontaires qui viennent combattre à vos côtés. — Ils sont les bienvenus, répartit le vieil homme de mer en serrant la main de Joos de Moor et de Claas Claassens ; mais que deviendra la patrie, ajouta-t-il, en s’inclinant devant le prince, si cette noble ardeur devait leur être funeste ?

— Vous les vengeriez, amiral, répliqua Guillaume ; mais pourquoi se livrer à de tristes présages ? Dieu est grand et notre cause est juste.

Après quelques moments d’entretien il aperçut les deux dames, dont la plus jeune avait repris connaissance ; il s’approcha d’elles, les salua avec autant de grâce que de dignité, et leur exprima son étonnement de les rencontrer sur ce navire.

— Oh ! monseigneur, s’écria la baronne en se jetant à ses genoux, vous êtes gentilhomme,… vous nous délivrerez.

Marguerite ne disait rien, elle avait oublié les dangers de sa situation et contemplait avec une admiration muette les traits mâles et le front majestueux de cet homme dont le nom faisait trembler le roi d’Espagne au sein de son palais. Souvent elle se l’était représenté comme un guerrier farouche, ou comme un sombre conspirateur, tel en un mot que le peignaient les Espagnols ; mais celui qu’elle voyait devant elle la regardait avec tant de douceur, son sourire exprimait si bien la bonté, qu’elle ne pouvait le prendre pour un traître, pour un ennemi de l’État, flétri par les lois, rejeté par les hommes et réprouvé de Dieu[2].

Guillaume, s’empressant de relever la douairière, lui promit la protection que réclamaient son sexe et son isolement.

— Nous sommes catholiques et royalistes, reprit la vieille dame en lui tendant ses mains suppliantes ; mais si vous nous faites reconduire à terre, nous prierons Dieu tous les jours pour obtenir votre grâce et votre conservation.

— Intrépide Worst, dit le prince à l’amiral, vous ne retiendrez pas ces dames malgré elles.

Le vieux marin secoua la tête.

— Une chaloupe et deux matelots suffiront, ajouta le jeune lieutenant.

— Une chaloupe et deux matelots, répartit l’amiral d’un ton solennel, peuvent décider aujourd’hui le sort des Dix-Sept Provinces.

— Mais voudriez-vous que ces dames partageassent nos dangers ?

— Et la patrie, jeune homme, est-elle donc en sûreté ? Ces dames seraient ma femme et ma fille qu’aujourd’hui je ne les délivrerais pas. Cependant si le prince l’ordonne…

— Amiral, interrompit le prince, c’est vous qui commandez ici ; ordonnez ce qu’exigera le bien du service, et Guillaume de Nassau sera le premier à vous obéir.

— Eh bien ! reprit le marin, puisque Votre Altesse daigne s’en rapporter à un pauvre constructeur de navires, je prierai ces dames de se laisser conduire dans la partie inférieure du bâtiment : là elles seront en sûreté, autant du moins qu’on puisse l’être sur un vaisseau de guerre et dans un jour de combat. Après l’affaire, je m’empresserai de leur rendre la liberté que maintenant je suis obligé de leur ravir. Lieutenant, c’est à vos soins que je les confie : que leurs dangers ne vous fassent pas oublier votre devoir !

L’officier s’inclina et conduisit Marguerite et sa tante au-dessous des ponts du navire. Là il les fit entrer dans une espèce de chambre basse et étroite, où elles n’avaient d’autre lumière que celle d’une petite lampe. Il plaça sur une table, auprès d’elles, le peu de rafraîchissements qu’il était possible de leur offrir, et s’éloigna sans proférer une seule parole ; mais ses regards trahissaient les sentiments dont son cœur était déchiré.

Remonté sur le tillac, il demeura quelques moments insensible à tout ce qui se passait autour de lui ; mais les mouvements de l’équipage, la vue des vaisseaux espagnols, et surtout la voix de son vieux chef, le rappelèrent bientôt à son devoir ; et, se rapprochant du prince et de l’amiral, il se prépara à prendre part au combat qui allait s’engager.



  1. L’amiral de Zélande, Éwout Pietersen Worst, homme de peu d’apparence, mais habile et bien expérimenté par mer, aimé des siens et redouté des Espagnols. Van Meteren, lib. IV, folio 92.
  2. Le surnom de taciturne a porté malheur à Guillaume de Nassau. Les historiens se le sont représenté comme un homme sombre et sévère, quoiqu’au jugement de tous les contemporains ce fût un joyeux convive et un bon compagnon. S’il paraissait taciturne au conseil d’État, quand on le comparait au comte d’Egmont et à plusieurs autres dont les discours étaient presque toujours imprudents, exagérés, pleins de déclamation, il se montrait extrêmement aimable dans les relations privées. Voici ce qu’en dit Brantôme, catholique et grand partisan de Philippe II : « je le trouvai un fort grand personnage à mon gré, et qui discourait bien de toutes choses… Il avait une fort belle façon, et était d’une belle taille… Ce prince avait une âme de Dieu et une singulière générosité. » Brantôme, Vie des hommes illustres, vie du prince d’Orange. — Un autre, Français, Louis Aubery, seigneur de Mauryer, le peint ainsi dans ses mémoires pour servir à l’histoire de Hollande (pp. 13 et 14) : « Le prince d’Orange, Guillaume, était de belle taille, avait le teint brun, le poil châtain ; il parlait peu et pensait beaucoup, mais tout ce qu’il disait était essentiel et passait pour oracle. Il n’y avait point de maison de particulier où l’on vécût avec tant d’éclat, même du temps de Charles-Quint, que chez ce prince, où les ambassadeurs et les princes étrangers étaient régalés. Enfin c’était l’honneur de la cour. Cette splendeur, jointe à une manière toute particulière de s’insinuer dans les cœurs, lui avait acquis l’estime et l’amitié de tout le monde. » En voilà bien assez pour montrer combien Guillaume ressemblait peu à ce sombre conspirateur, à la mine triste et renfrognée, que quelques écrivains ont voulu faire de lui.