Le Grand Silence blanc/Une belle chasse

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 201-212).



XVI

UNE BELLE CHASSE


Ce soir, c’est moi qui parle.

Gregory est d’humeur bourrue et pour cause : le tabac manque.

Il tète sa pipe vide pour tromper sa fringale et se créer une illusion.

Je fais :

— Vous connaissez Seattle ?

Le postier lève les épaules.

— Évidemment !

Je poursuis, plus pour moi-même que pour lui, pour bercer mon ennui, je me souviens à voix haute.



— L’arrière-boutique d’un bar, à Seattle, dans l’État de Washington, où malgré les prohibitions, on boit toute la gamme des alcools, depuis le gin d’Écosse jusqu’à la grappa d’Italie, en passant par le cognac de France. La salle est pleine de joyeux garçons, marins arrivant des mers du Pacifique, caboteurs venus d’Europe et remontant jusqu’à Vancouver, après avoir suivi la côte, passé le détroit de Magellan.

On parle toutes les langues ou plutôt l’argot de toutes les langues. Le slang domine, depuis les appellations gutturales des Chiliens au teint olivâtre, jusqu’au zézaiement des Chinois, aux yeux bridés, aux visages ridés comme des pattes de poule.

Les Malais mâchent du bétel, les Yankees de la gomme. Deux marins, basque et marseillais, fument la cigarette, le premier silencieux et grave, le second par bouffées saccadées et hâtives.

Il y a des matelots de la marine fédérale, pantalons à pattes d’éléphant et béret en galette.

Tous ont le cou libre, nerveux, musclé, avec une ligne de peau plus mate lorsque le cou se soulève.

Des mineurs descendus du Klondyke jouent au faro et selon la coutume pèsent leur mise — de la poudre d’or — dans des balances minuscules.

Harry Flink, le garçon britannique, en veste blanche, impeccable, verse à boire d’un mouvement brusque. Un jeune garçon de quinze ans — un Italien aux yeux de femme — manie avec force l’appareil à fabriquer les cocktails.

Le mouvement est continu. Des garçons entrent, boivent, payent et sortent, d’autres arrivent qui font de même. Ici, on ne vient pas au bar pour causer, on vient uniquement pour boire… Toute chose doit servir à ce pourquoi elle est destinée. Un bar, c’est pour boire, donc on boit.

Un gars de l’Est fredonne : All the nice girls love the sailors, commande un whisky, jette deux « nikels » sur le bois du comptoir ; la machine enregistreuse tinte, le tiroir n’est pas refermé qu’il est déjà dehors, son refrain se perd dans la rue.

Hello, boy !

Une rude tape s’abat sur mon épaule. C’est mon ami Lewis W. Gould. J’ai reconnu sa manière.

— … Are you ? mâchonne-t-il entre ses dents et, sans attendre ma réponse, il ajoute : « Moi, je suis véritablement confortable. »

En effet, j’ai rarement vu un garçon tenant mieux le whisky. Pour prouver sa « confortabilité », il jette au garçon : « Un whisky pour moi » et avec une moue de pitié il poursuit : « Un verre de bière… pour Monsieur. »

For your love.

The same to you.

Il élève le verre à la hauteur de son œil et d’un trait vide l’alcool…

Il pousse un ah ! satisfait et, les coudes sur le comptoir, il me dit :

— Êtes-vous revenu de votre chasse au grizzli ?

— Ma foi, oui.

— Voulez-vous être en chasse cette nuit ?

— Cette nuit ?

— Probable, si vous dites oui, nous sortons et nous embarquons.

— Nous embarquons. On va donc chasser le phoque ?

— Non, répond Lewis W. Gould flegmatique, non pas le phoque : le Chinois.

— Hein ! vous dites ?

— Je dis bien : le Chinois.

— Une bête que vous appelez ainsi ?

— Non, non, je m’exprime correctement, pas une bête chinoise, une bête de Chinois… C’est la même chose, achève-t-il dans un gros rire.

Son rire me gêne et m’intrigue à la fois. J’ai tellement vu de choses bizarres dans cette bizarre Amérique. Je ne sais si je dois prendre au sérieux la proposition de mon camarade.

Mais, imperturbable, il conclut :

— C’est une chose vraiment excitante.

Du moment que c’est exciting, c’est le fin du fin pour un Américain.

— Vous venez ?

J’hésite. Mais Lewis W. Gould ajoute :

Mistress Flossie Hurchisson en sera.

— Oh ! alors, du moment que mistress Hurchisson en est. All right ! J’accepte.

— Hé ! là, camarade, pas si vite. Comme vous êtes bien Français ! Vous ne voulez pas et puis, quand vous voulez, vous voulez tout de suite.

— Garçon… un whisky pour moi.

J’ajoute, ironique :

— Et un verre de bière pour moi…

— Non, rectifie Lewis W. Gould… un whisky pour vous aussi. La nuit sera rude. Whisky, très bon contre la brume maritime…

Les whiskies absorbés, nous sortons. La nuit est claire, les hauts buildings silencieux silhouettent leurs masses énormes… Les lampadaires à huit globes jettent des nappes lumineuses dans la rue où seuls des groupes de matelots s’attardent.

Le Totem Pole se dresse hiératique au milieu de Pionner-Square…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les pontons… le wharf… Les trois canots automobiles qui, sur leur coque, portent en lettres capitales brunes POLICE, sont allongés comme des bêtes endormies.

Mistress Flossie Hurchisson ?

— Me voici, jette une voix claire.

Well !

Le chef de police, qui est le manager de l’expédition, après les salutations d’usage, nous prie d’embarquer.

Mon ami Lewis W. Gould monte dans l’embarcation du sous-chef. Mistress Hurchisson et moi avec le chef.

Diable ! On n’est pas trop « confortable », pour employer l’expression de Lewis… ces sacrés canots automobiles ont une lunette peu large ; enfin, on se case, mistress Flossie tout près de moi…

Elle est aussi très « confortable », mistress Flossie, et j’ai le côté droit un peu trop serré contre le bastingage… mais auprès d’une jolie femme…

Le chef, un grand homme glabre, lève le bras gauche et l’abat, c’est le signal… Les bêtes endormies se réveillent… les moteurs ronronnent… nous sommes en route.

— Je vous souhaite bonne chance ! lance la voix de Lewis W. Gould, dont le canot prend la tête.

— Merci, répond mistress Flossie, qui s’emmitoufle dans une vaste couverture faite de peaux de renards assemblées.

Nous passons à ras d’eau auprès des steamers gigantesques.

La lune déchire un voile de nuages et risque un œil… Son reflet danse sur les vagues.

— Damnée lune ! jure le chief of police.

Moi, je la trouve divine cette lune blonde qui met en valeur la nuque plus blonde de ma voisine ; assis, en retrait, je regarde ce profil de femme, cette nuque grasse où se jouent des frisons légers… Elle a dû comprendre que je la regardais, car elle se retourne brusquement, et me sourit. Ce sourire échancrant largement la bouche me montre une rangée de dents solides… Je lui trouve le sourire un peu « fauve » à la jolie mistress Flossie Hurchisson.


Nous avons franchi l’avant-port, l’œil du phare nous poursuit. Nous voici remontant le large estuaire que forme le détroit de Juan de Fuca.

Laissant à notre droite l’île de Vancouver, nous louvoyons, en vue des feux de Victoria, mais en évitant de pénétrer dans les eaux anglaises.

La Colombie Britannique est là, n’oublions pas que nous sommes, nous, pour l’instant, police américaine…

Nous sommes à ce qu’il paraît en chasse, cela doit être vrai, car je lis sur le visage du chef de la police toutes les déceptions du chasseur qu’étreint l’angoisse de rentrer bredouille.

Les Dam se succèdent dans sa bouche.

Dam, c’est le sacré gibier qui ne veut pas se laisser tuer ou tout au moins se laisser prendre.

Une interrogation de mistress Flossie fait éclater la déconvenue de notre manager.

— Vous ne trouvez rien, cher ? Mon Dieu, que c’est peu intéressant !

Il répond avec une rudesse toute américaine :

— Hé, madame, croyez-vous que ce soit une sinécure… Mes renseignements sont exacts pourtant… mais allez donc vous rendre compte avec un ciel pareil, et ce moteur qui fait un bruit de tous les diables. Je suis sûr qu’on nous entend à dix milles d’ici…

Nous tournons en rond depuis deux grandes heures. Les autres canots sont invisibles, perdus, là-bas, dans l’immensité.

Moins abrités par la côte, nous sommes pris de biais par un vent nord-nord-est, qui nous poussant vers la mer accélère notre vitesse.

— Il ne fait pas chaud, murmure avec une moue notre jolie compagne qui s’emmaillote complètement dans ses peaux de renards.

Soudain, trois coups de sifflet brefs, aigus, stridents, déchirent l’air.

Le signal !

L’animal est en vue. Un coup plus prolongé nous avertit que nous devons surveiller sur notre gauche…

Un commandement du chef. Le canot, docile, vire et prend de la vitesse.

Mistress Flossie Hurchisson pousse un ah ! curieux, elle rejette les couvertures, son cou se tend.

— Plus vite, plus vite ! ordonne le chief of police debout, les yeux guetteurs.

— Ah ! là-bas, je vois…

J’écarquille les yeux, en vain.

Deux coups brefs, un coup espacé :

— Changez de direction, coupez la route.

Deux ordres exécutés avec une ponctualité militaire.

Là-bas, là-bas… Le doigt tendu, le chef me montre un point que j’aperçois enfin. C’est une barque, qui semble grandir en sortant des flots.

Un ordre encore.

— Comment, nous abandonnons la chasse ? regrette mistress Hurchisson.

— Non, nous coupons la route à ces damnés animaux avant qu’ils soient dans les eaux britanniques.

Les coups de sifflet se succèdent qui parlent dans la nuit. Un cri plus long… puis le sifflet pousse un hurlement continu. C’est le cri de victoire.

La route est coupée… Les trois canots forment un arc de cercle. La proie ne peut échapper… On ralentit l’allure. Les canots dansent sur les lames, la barque, une jonque chinoise à voile rectangulaire est là, à un demi-mille de nous. Quelques ronflements du moteur et nous serons sur elle.

La lune a crevé sa ceinture de nuages, goguenarde et amusée, elle contemple ce tableau… La jonque louvoie, elle ruse encore, essayant de passer au travers des mailles du filet qui se resserre de plus en plus.

On voit distinctement les matelots courant sur le pont. Tout à coup, le chief of police pousse un juron épouvantable. Un commandement a retenti sur la barque, les hommes se groupent, soulèvent une caisse, et la jettent par-dessus bord ; ils procèdent ainsi quatre fois…

Je ne comprends pas… Le chef jure comme un démon. Je regarde ma voisine, ses yeux sont luisants comme des lames, une lueur les allume. La bouche est tirée, les narines sont contractées. Il y a de la louve dans cette physionomie. Elle sent que je l’observe.

La lady reparaît avec son sourire immuable, elle dit :

— Ah ! very exciting !



C’est nous qui donnons les ordres, cette fois ; un coup de sifflet bref, un coup plus long, les trois canots virent, nous tournons le dos à la jonque qui bientôt diminue, diminue et se perd dans l’Océan.

— Je ne comprends pas…

Alors, mistress Flossie Hurchisson m’explique, complaisante :

— La chasse est finie.

— La chasse ?

— Je vais vous dire, homme de peu d’entendement ; les lois américaines sont sévères qui prohibent l’entrée des Chinois sur le territoire de l’Union.

Aussi ces maudites bêtes usent-elles de ruse pour chasser sur la frontière. La plus facile, parce que la plus difficile à surveiller, est la mer. C’est pourquoi par la mer, la contrebande est plus importante…

— Mais alors…

— Alors, les Chinois s’enferment dans des caisses et les matelots de leur pays les déposent sur le sable, tout simplement.

— Tout simplement !

— À moins, continue la jolie Madame Hurchisson, avec un sourire ambigu, à moins qu’on ne leur donne la chasse comme ce soir.

— Alors les caisses par-dessus bord ?

— C’est pour ne pas être puni, la loi est dure, vous ai-je dit.

— Mais dans les caisses ?

— Dans chaque caisse, il y avait un Chinois, cela n’a aucune importance.

Véritablement, c’était une belle chasse…