Le Grand Silence blanc/Dans le silence de la nuit
XVII
DANS LE SILENCE DE LA NUIT
Je suis seul, ce soir, dans ma hutte, mes chiens dorment dehors ; seul avec Tempest roulé en boule devant l’âtre qui flambe.
La journée a été rude et saine. Je me sens heureux, le corps lassé, le cerveau libre.
Ouvrir un livre, à quoi bon ? Le dernier journal a deux mois de date, et puis qu’importent ces choses qui sont vieilles ? Il y a entre le monde et moi des milliers de milles. Le camp le plus proche — où l’on vit de ma vie — est à trois jours de marche, au sud-est.
Quelle ivresse d’être une chose anonyme perdue dans le grand Tout immense !
La nuit polaire m’environne et je savoure la joie calme d’être seul.
La neige ne tombe plus molle sur la neige molle. Rien ne vibre, rien ne vit que mes bêtes et moi.
Dans le ciel clair, il y a l’errance des étoiles qui parcourent leur cycle immuable.
En face de moi, il n’y a rien que la nature dressant la virginité redoutable et le hérissement de la Banquise. Ceux qui ont cherché la Route sont passés plus à l’est. Garde, ô ma Terre, ton secret de la curiosité des hommes !
Et cependant, ce sont les meilleurs qui sont venus à Toi, les cœurs exaltés qui croyaient servir une idée et les cœurs farouches qui suivaient par simple goût de l’aventure.
Ils s’étaient donnés à Toi et tu t’es donnée à eux, tu les as pris, dans une étreinte irrésistible, sans voir que tu brisais leur vie. Accomplissant le sourd travail de la destinée, tes glaces, qui tenaient leur navire prisonnier, ont resserré leur emprise ; le bois, le fer, l’acier, elles ont tout tordu, tout brisé ; elles ont effacé la preuve de la hardiesse des hommes. Rien n’a subsisté que quelques êtres qui ont erré des jours encore, puis la misère et le découragement, plus sûrement que le froid et la faim, les ont couchés.
La neige a empli les paupières creuses, puis une autre neige encore a nivelé le tout. Et le Grand Nord est rentré dans le silence blanc qui le garde depuis les premiers âges du monde.
Ce silence est descendu du Nord mystérieux. J’ai la paix du cœur, la paix des sens, la paix du cerveau.
Seule la Bête vit en moi et, ce soir, la Bête est heureuse de sa solitude dans le cœur immense de la forêt septentrionale.
Rien ne vibre. Rien ne vit que Moi. Quelle erreur ! La vie poursuit sa marche invisible. Tout vibre. Tout tressaille autour de moi.
Les mille bruits de la forêt, je les perçois : le craquement du bois sec qui se détache et tombe, le frôlement des branches, les millions d’aiguilles de pins s’entremêlent, des cônes tombent avec un bruit mou.
Comme dans la vision fantastique de Shakespeare, la forêt s’agite, elle se meut, elle marche, elle vient, son ombre immense s’étend oblique sur la terre blanche… les racines fouillent le sol pour y chercher les couches primitives, la sève monte généreuse dans l’âme des arbres et les arbres grandissent, grandissent pour atteindre les nues.
Et la chanson du vent est passée dans les branches, c’est une chanson vieille comme le vieux monde, où l’éternel réprouvé se plaint de ne s’être jamais reposé. Il implore ses amis les arbres, se suspend aux rameaux, fait un bouquet de feuilles, qu’il jette bientôt, lassé, pour aller mugir comme un orgue sous les hautes voûtes des séquoias. Puis, il ravale sa plainte aux humbles pousses, caresse les saxifrages et les lichens, se cogne aux rochers pointus et va, plus loin, porter sa peine et pleurer sa douleur.
Et les bêtes de la forêt s’éveillent une à une. Mon oreille reconnaît le lynx aux yeux obliques, guettant, les jarrets repliés, sa proie. Seules ses oreilles droites écoutent.
Le chat-tigre trompe son attente en plantant ses griffes dans la branche qui le soutient. Son museau se plisse et ses oreilles sont rabattues.
Les renards passent, fouineurs, la queue basse, les gris, les argentés, les noirs, les rouges fauves, les blancs rosés ; puis, voici les aristocrates, les bleus et les blancs, qui vont du Labrador à la mer de Béring promenant leurs rares fourrures.
Ils ont le museau large et court, ils trottent sur leurs courtes pattes et changent de pelage deux fois l’an. Blancs en hiver, ils deviennent blond foncé avec des reflets violets en été.
Soudain, peureux, ils se tapissent… l’armée redoutable des loups s’avance…
Les grands loups polaires au pelage souple, noir ou gris, qui vont maigres et nerveux, les oreilles droites, la gueule ouverte essayant de calmer l’atroce faim qui les mord aux entrailles… Ils s’arrêtent parfois les yeux luisants, une patte en l’air, le mufle droit pour prendre le vent… Sur un signal du chef, la troupe repart, avide, empressée…
Grignotant l’écorce des arbres, je reconnais la dent du blaireau et du skunk ; la martre veut sa part, la martre au corps agile, fière de sa peau dorée. Le blaireau paisible quitte la place, mais le skunk puant reste, c’est dame Martre qui, dégoûtée, s’en va…
Un cri aigu. C’est l’hermine querelleuse qui se bat. Elle a surpris un vison. Ses dents pointues s’enfoncent dans le cou de la pauvre bête… Les petits yeux ronds se voilent, les pattes grêles se replient, la queue s’agite, deux ou trois fois, un long tremblement court sur son corps… le vison est mort. Quelques gouttelettes de sang souillent la belle robe de l’hermine.
Ces frôlements, en bas, ce sont les rats musqués ; en haut, ce sont les petits-gris, aux courtes oreilles pointues, à la queue en panache.
Patak, patak, patak, pflout, pflout, pflout… voici les loups qui reviennent menant leur ronde affamée.
Un aboi, la troupe s’arrête, haletante ; dans le lointain, un bruit monte, qui va grandissant, on entend un cloq, cloq, cloq, cloq significatif… Ce sont les grands orignaux, qu’on nomme ici cariboos. Les cariboos dont la rotule se déboîte en marchant et produit le bruit sec que les loups connaissent si bien. Si les cloq, cloq, cloq sont répétés, c’est que le troupeau est nombreux, les loups alors s’abstiennent. Sinon, la chasse commence. Les cariboos fuient, les femelles et les enfants au milieu, les mâles gardant les flancs et l’arrière. C’est dans la plaine blanche une fuite éperdue… Les loups suivent, les mâchoires claquantes. Désespérés, les mâles font tête… C’est une lutte épique, les loups attaquent en demi-cercle ; l’orignal se défend non avec ses bois, mais avec son genou et ses pattes. Malheur au loup imprudent, il roule la tête cassée sur la neige ; mais, le plus souvent, les loups se précipitent tous ensemble sur leur proie : le cariboo plie les jarrets et tombe. Il est perdu. Mais sa mort paye la vie des autres qui fuient, cependant que les loups se précipitent à la chaude curée…
Cette nuit, on n’entendra pas le bramement de détresse, ce long cri pitoyable qui de la plaine monte jusqu’à la forêt et fait frissonner les bêtes apeurées. Les cariboos sont en nombre, ils passent avec leur galop martelé et, sur la piste opposée, les loups poursuivent leur insaisissable destin.