Le Grand Silence blanc/Une fameuse pêche

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 197-200).



XV

UNE FAMEUSE PÊCHE


La journée finie on vient au Saloon, où dans le tumulte des cris, la fumée des pipes, le son criard des phonographes et la plainte des accordéons, on laisse aller sa pensée vers des choses lointaines.

On boit pour soutenir son corps brisé. On boit pour oublier les tristesses anciennes, on boit surtout pour boire.

Les deux coudes sur le comptoir, une paille entre les lèvres, je bois.

Une voix m’interpelle :

— Eh bien ! cher garçon, votre pêche ?

— Ma pêche, dites ma chasse.

— Votre chasse ! Je suis véritablement étonné. Ne vous ai-je pas vu partir flanqué de tout un attirail ? Vous alliez, m’aviez-vous assuré, pêcher la truite dans les torrents des Rokies.

— Pêcher la truite, certainement, et nous avons ramené le corps d’un magnifique grizzli.

— Un grizzli ?

— Oui, une superbe bête, deux mètres quarante pour vous donner des précisions.

— C’est une drôle d’histoire. Waiter, deux whiskies.

— La chose est toute simple. Voici :

Nous étions partis, Lewis W. Gould et moi, pour pêcher la truite — la belle truite saumonnée — nous avions amorcé nos lignes lorsqu’un trappeur est descendu, courant : « J’ai relevé, dit-il, les traces d’un grizzli, dans la montagne, à deux milles d’ici. Si vous voulez le tuer, je ne m’en charge pas seul. »

— Avec nos cannes à pêche, ce serait drôle de tuer un grizzli, répond froidement Lewis W. Gould.

— Qu’à cela ne tienne, j’ai deux Winchester à vous offrir.

Mon camarade se tourne vers moi :

— Cela vous plairait, dear, d’être venu pour la pêche et de chasser l’ours ?

All right !

— Bon.

Méthodique, Lewis W. Gould replie les engins et, s’adressant au trappeur, déclare :

— On vous suit.

Par une piste en lacet, nous escaladons la montagne, tout étonnés de nous retrouver, après un mille et demi de marche, devant l’endroit que nous avions quitté, mais à trois cents pieds plus haut.

La hutte — une hutte de rondins de sapins — faite selon les bons principes, les fissures bouchées avec de la terre glaise. Les Winchester sont en bon état. Lewis W. Gould les examine avec attention. L’examen est satisfaisant, car il émet simplement :

— En route !

Nous suivons un chemin étroit, bordé de pins gigantesques, mais je n’ai pas le temps de m’émouvoir à l’aspect « des plus vieilles choses vivantes de la terre », comme disent les Yankees, notre guide nous montre déjà des traces indiscutables.

Pour être vrai, je dois avouer que je trouvais le sentier pareil aux autres sentiers. Ce n’est pas évidemment l’opinion de Lewis W. Gould qui hoche la tête et prononce :

— C’est une importante bête !

Je ne devais pas tarder à savoir combien importante elle était.

Les arbres cessaient, les rocs amoncelés faisaient une gorge peu large, en bas on entendait le mugissement du torrent étranglé dans la passe trop étroite.

La gorge passée, la végétation reprenait et à cinquante pas, devant nous, nous vîmes un des plus beaux ours que jamais les Rocky Mountains abritèrent.

Il fut, certes, plus surpris que nous. Mais il continua d’avancer en balançant sa tête énorme, à droite et à gauche avec une régularité de métronome.

— Vous le tirez, cher ?

L’invitation m’est adressée.

J’ajuste. Je fais feu et… je rate la bête — qui, cependant, souvenez-vous-en, était d’importance — Lewis W. Gould eut un sourire de pitié. Il lâcha deux coups et la bête croula sans un cri ; elle ouvrit seulement ses griffes en éventail qu’elle replia presque aussitôt, arrachant d’une seule étreinte un sapin de trois ans.

Vous pourrez voir, chez moi, sa peau, qui est fort belle, les poils sont longs, pas abîmés du tout, la bête était adulte.

— C’est en effet une fameuse « pêche », apprécie mon compagnon en jetant d’un trait, dans le fond de son gosier, le contenu de son verre de whisky.