Le Grand Silence blanc/Les trois rencontres de Jessie Marlowe

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 17-61).



II

LES TROIS RENCONTRES DE JESSIE MARLOWE


Un garçon, que j’avais rencontré dans un bar de Montgomery-street, à San Francisco, m’avait assuré qu’on trouvait de l’or dans une des îles de l’archipel de la Reine-Charlotte. « Mais, ajoutait-il, confidentiellement, on tenait la chose cachée pour éviter un rush, une poussée formidable. »

Ayant payé le tuyau de nombreuses tournées de whisky, il ne m’en fallut pas davantage pour boucler mon maigre bagage et me mettre en route vers les pays du Nord.

Je fis la chose en plusieurs étapes. N’avais-je pas dans ma ceinture quelques centaines de dollars que j’avais arrachés à la terre du côté d’Alhégany, dans le Nevada-County ?

Je musai plusieurs jours à Portland, la ville des roses. Puis, un matin, je pris le train pour Seattle où je m’arrêtai deux fois vingt-quatre heures pour échanger un cordial shake-hand avec ma bonne amie, Marcelle de J…, dont l’âme est fleurie de poésie comme un églantier de France à l’avril.



La coquette villa où s’abrite, à Seattle, le consulat de France. Devant la porte, au milieu d’un jardinet, un mât avec, à la cime, la flamme tricolore.

À l’intérieur, deux petits salons où la volonté de l’hôtesse a su faire revivre la grâce de la patrie lointaine.

Aux murs, quelques gravures d’un goût rare ; sur un chiffonnier Louis XVI, le Mercure de France fait une tache mauve, et Farrère est présent avec ses Petites Alliées.

J’ouvre le livre, distrait, et ma pensée vagabonde.

Une voix prononce, derrière moi :

— Vous devez aimer Farrère ?

— Beaucoup.

L’hôtesse m’observe et dit avec un anglicisme :

— Je pensais ainsi.

— J’aime les gens de mer. Tout ce qui vient de la mer m’attire. J’aurais tant voulu être marin !

— C’est un regret ?

— Oui, le grand regret de ma vie.

— Diable, quel amour !

— C’est un amour, aussi pour le satisfaire, j’ai tourné la difficulté : ne pouvant être matelot, je suis voyageur !

— Je rends grâce à cette vocation qui nous permet de vous avoir. C’est si rare que nous ayons quelqu’un qui vient de France.

— Ne comptez pas sur moi pour la dernière mode ou l’ultime potin. J’arrive de France, si vous voulez, mais après un sérieux crochet dans le Texas, l’Arizona et la Californie. Demain, je pars pour les Îles.

Avec une pointe d’émotion, Mme de J… me parle alors de Paris, du Paris qu’elle aime, du Paris littéraire et théâtral. J’écoute la musique de sa voix. Des noms frappent mon oreille peu accoutumée. De Max, Lavallière, Bartet, Robinne, c’est comme un doux ronronnement qui berce mon âme, la calme et l’endort.

Le nom d’un théâtre ou le titre d’un livre accroche de-ci, de-là, ma pensée… c’est un film qui se déroule, je vois nettement les tableaux et les scènes… Mais alors ? L’Arizona brûlant que je viens de parcourir à cheval, les Indiens Opi, hospitaliers et primitifs, la Californie et les bons camarades qui travaillent avec moi dans la mine ?

Qui est dans le vrai ?

Elle ou moi ?

Mais le consul s’approche, souriant :

— Prendrez-vous un cocktail, cher ?

Un cocktail, by Jove ! Je suis bien à Seattle, dans l’État de Washington, là-bas, à tous les diables, sur la côte du Pacifique.



J’allai par mer à Victoria et de Victoria à Vancouver, où j’eus la chance de trouver le jour même de mon arrivée un vieux cargo, l’Abraham-Lincoln, qui faisait le service de la poste à travers le méandre des îles.

La traversée ? Un peu mouvementée, comme cela se doit dans ces parages où l’on navigue dans des couloirs étroits, où le vent et la mer s’engouffrent avec un bruit d’orgue.

Tant bien que mal, plutôt mal que bien, nous avons franchi le détroit de Georgie que longe l’île de Vancouver.

On danse fortement lorsque, après les îles Scott, on pénètre dans le Pacifique ; mais, crachant, soufflant, faisant un bruit de vieille quincaillerie, l’Abraham-Lincoln double enfin la pointe du cap Saint-James. Et notre cargo contourne l’île Prévost, laisse sur la gauche l’Houston-Stewart-channel et le Skincuttle-inlet.

Nous avons encore quelques coups de mer dans le Juan-Perez Sound où s’égrène un chapelet d’îlots abrupts et sauvages.

On jette quelques sacs de dépêches à Lydie, nous doublons l’île Louise, après avoir fait escale à Skedans. Je débarque enfin à Cumshewa, dans la grande île de Moresby, tandis que mon vieil Abraham-Lincoln poursuit sa route vers Skidegate, dans Graham Island, la plus importante des îles de l’archipel de la Reine-Charlotte.



À Cumshewa, pas plus d’or que sous le sabot d’un âne. Je vis quelques jours sur mes économies et je serais mort d’ennui si je n’étais embauché dans une fabrique de conserves de saumon.

Temps passé, douze jours. Un indigène haïda qui part à Skidegate me propose de l’accompagner. Tope-là, en route vers le nord, et me voilà mécanicien dans l’usine où l’on extrait l’huile des chiens de mer.

Je regagne quelques dollars que j’ai la chance de doubler au poker et je reprends mon bâton de voyageur, ce qui est une façon de parler lorsqu’on saute de cargo sur steamer et de steamer sur paquebot.

Il est plus facile d’entrer dans Graham Island que d’en sortir. Les Abraham-Lincoln n’assurent, sur la côte, qu’un service postal très approximatif, mais j’ai la chance de franchir l’Hecatestrait avec des compagnons qui vont à Port-Essington, dans la British Columbia, afin de renouveler leur provision de whisky, opération de la plus réelle importance.

« Bonne chance, camarade », et me voilà seul sur le pier en bois de Port-Essington, cependant que, courbés sur leurs rames, mes amis gagnent la haute mer.

Je prends une décision : le premier bateau, cargo à vapeur ou à voile, qui passera dans un sens ou dans l’autre, j’embarque.

Dix-sept jours après, la Princess-Sophia, de la British Columbia Coast Service, jette l’ancre de l’autre côté de Port-Essington, sur la rive droite de la Skeena, à Prince-Rupert.

La destinée me pousse au Nord. En route donc pour la terre du silence, terre du mystère, terre de la neige et de l’or : n’est-ce pas la pay-dirt, la terre qui paye ? Qui paye quoi ? La volonté ? La résistance ? Qui paye comment ? Avec l’or arraché aux roches dures ? Avec la rigide beauté des paysages ou l’émerveillement des aurores boréales ?

Avec de l’or ou avec de la mort. L’une ou l’autre, plus souvent l’une et l’autre. L’or conquis ruisselant entre les doigts comme l’eau du torrent. La mort paisible qui vous couche, sur le linceul des neiges polaires. Le corps s’enfonce et fait un trou, la neige pèse, pèse, pèse. Le gel la durcit. Les traîneaux y tracent leur piste. La vie va vite. Il y a des morts dessous. Qui le sait ? Et l’âme s’en va, errante, dans l’immense nuit sans étoiles, avec la chanson du Grand Nord qui la berce, en faisant craquer les branches, tandis que, là-bas, brament les cariboos affolés par le rire aigu des loups, dont le vent vient, soudain, de rabattre l’odeur.

Je pense à toutes ces choses sur le pont du Princess-Sophia, assis sur mon bagage, les coudes sur les cuisses, les poings aux tempes. L’hélice bat l’eau rythmiquement. Une brume grise enveloppe la côte cependant toute proche. Le steamer suit le long labyrinthe des îles et la côte déchiquetée. À droite, l’île du Prince-de-Galles, entourée de sapins, sommeille et la nuit tombe à gauche sur Ketchikon dont les feux rouge et vert trouent avec peine la brume.

Princess-Sophia. La Princesse Sagesse ! Est-ce folie de suivre cette route ? L’hélice bat comme un cœur, « flouk, flouk, flouk, flouk ». Est-ce oui ? est-ce non ? Une vie nouvelle s’ouvre devant moi et le vers de Térence vient sur mes lèvres : « Ce jour qui t’apporte une vie nouvelle réclame, en toi, un homme nouveau. »

— Vous avez tort de rester là, garçon, la brume est mauvaise.

Je lève les yeux et rencontre le regard d’une femme, gainée dans un chandail gris.

Elle est debout, solidement plantée sur ses jambes, les mains dans les poches de son chandail, le col lui cache le cou, le menton et la bouche, et le polo, rabattu, barre le front à la hauteur des yeux.

— Je suis Jessie Marlowe, et vous ?

— Moi, Freddy.

— Freddy qui ?

— Freddy rien, Freddy tout court.

— Ah !

La femme prend un temps et ajoute :

— Vous ne devriez pas rester immobile, c’est toujours mauvais dans ces régions. Marchez plutôt avec moi.

Et nous voilà, tous deux arpentant le « deck » du navire comme de vieux camarades.

— Vous venez pour la première fois ?

— Oui, et vous ?

— Moi, je suis déjà une vieille Yukoner. J’ai fait cinq fois le passage.

— Et vous allez ?

— À Dawson, rejoindre mon mari…

— Ah ! vous êtes mariée.

Le ton sur lequel j’ai prononcé cette phrase fait rire Jessie d’un rire qui sonne clair.

— Oui, j’ai marié Harry Marlowe, le sergent de la police montée.

La police montée canadienne ! Le corps splendide qui n’aurait pas son pareil si la Légion n’existait pas. On s’engage dans la police montée comme dans la Légion, par coup de tête ou amour d’aventures.

Les magnifiques bêtes humaines, aventureuses et folles, qui, de l’Hudson à l’Alaska, à travers l’immensité silencieuse du Grand Nord représentent la loi de Sa Majesté Britannique.

Depuis j’en ai rencontré, groupés ou solitaires, plusieurs centaines au hasard de mes pérégrinations polaires et j’ai toujours trouvé chez eux les qualités qui font les hommes forts : la générosité, la droiture, la bonté et le courage.

Et cependant de la savoir, cette Jessie, à un autre, cet autre fût-il sergent de la police montée, cela me crispe.

Hé là, hé là ! À quoi vais-je penser ! Jessie Marlowe, il y a deux quarts d’heure je ne soupçonnais même pas son existence… alors…

Alors, maintenant, je la connais. Voilà.

Le bateau tangue fortement, excellent prétexte pour saisir le bras de ma camarade qui, du reste, ne se dérobe pas.

Sous la laine, je sens la chair ferme et la dureté des muscles. C’est une femme souple et solide, mon amie Jessie Marlowe.

Mon étreinte se resserre.

— Venez-vous à l’entrepont ? Il y a des figures étranges de Chechaquos.

En argot du Yukon, Chechaquos désigne tous les nouveaux venus au travail de la mine, apprentis chercheurs d’or et chercheurs de fortune.

Nous descendons ; dans un fouillis invraisemblable gîtent, pêle-mêle, des dynamos, des sacs, des barils, des caisses, des cordages, des poutrelles de fer, un enchevêtrement de pics et de pioches, avec çà et là, dans une encoignure, un être vivant qu’éclaire la lumière jaune d’une lampe à huile que la houle balance.

Vers le milieu, la place est plus nette, Assis sur des seaux renversés, des hommes jouent aux cartes sur une table improvisée.

La partie est silencieuse et déjà la fièvre du gain stigmatise les visages. On la reconnaît à ce froncement de sourcils si spécial et au léger tremblement des doigts qui tiennent les cartons maculés.

Le vice humain s’étale sans forfanterie et sans honte. C’est brutal comme une plaie.

Je me retourne. Je ne sais pourquoi, il m’a semblé voir dans les yeux de ma compagne comme une lueur fauve. Oh ! rien qu’une lueur vite éteinte. Les narines se sont contractées vivement, oh ! un battement imperceptible !

J’ai dû me tromper, évidemment, puisque Jessie Marlowe dit d’un air indifférent :

— On ne respire pas, ici. Quelle tabagie ! Venez-vous, boy ?



Au matin, je monte sur le pont. Jessie est déjà là, accoudée au bastingage.

Elle a deviné ma présence et se retourne. Son visage est angoissé.

Sans explication elle dit :

— Voyez, cher garçon.

Je regarde. Dans une brume bleuâtre, le plus fantastique des paysages apparaît.

La côte est proche, nous louvoyons entre Etslin Island et Prince of Wales ; c’est un jaillissement formidable de roches, de longues chaînes de trachytes, de gigantesques chaussées de basaltes. La grande loi géologique s’affirme, laissant loin derrière nous les pauvres imaginations poétiques des Hellènes et de leurs Titans qui mirent « Pelion sur Ossa », jeux d’enfants à côté de la vision chaotique qui s’offre à nous.

Pour arrêter la mer envahissante, la Terre a fait un effort surnaturel, elle a contracté sa chair, les roches éruptives se sont dressées, elles sont là, sans transition, mettant à nu le granite primordial.

Strates régulières, déchirures aiguës, arêtes vives, le mont se dresse à pic à des centaines et des centaines de pieds, tout pareil au jour où il jaillit, du soulèvement primitif, venant du tréfonds des entrailles terrestres pour dire à l’Océan : « Arrête, tu n’iras pas plus loin. »

La main de Jessie Marlowe a saisi ma main. Tout à coup, le soleil déchire le voile de brume qu’il effiloche et jette au loin. Ses rayons dorent la muraille ocre et terre de sienne ; c’est une harmonie magistrale et je sens les ongles de Jessie qui se plantent dans ma paume. Elle est secouée d’un frisson. Mais elle se reprend aussitôt, murmure l’inévitable : I’m very sorry et, pour me punir d’avoir vu son frémissement en face de la majesté impérissable de la nature, elle me quitte brusquement.



Un sifflement. Un cri horrible. Un tumulte de pas précipités. À nouveau, des cris… Je sors de ma cabine pour aller aux nouvelles. Un groupe remonte de la chambre des machines. Les gémissements finissent en une plainte rauque et continue. Je m’informe. Un retour de vapeur a brûlé, atrocement, un soutier. La vision est infernale. Les yeux vidés laissent voir deux trous sanglants. La bouche se tord, noire et rouge. Le corps entier n’est qu’une plaie à laquelle des lambeaux de vêtements adhèrent encore.

Les passagers s’empressent, inutiles. Le capitaine interroge :

— Y a-t-il un médecin parmi vous ?

Les émigrants se regardent l’un l’autre, personne ne répond.

Le capitaine insiste :

— Vous n’allez pas le laisser mourir comme ça…

Alors je songe que j’ai, il y a bien des années déjà, préparé l’examen de l’École de médecine navale de Bordeaux.

Le cercle s’est ouvert devant moi. Je me penche sur le blessé. Il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte que l’homme est perdu. Il faut abréger cependant ses souffrances.

Le plus urgent est de débarrasser les plaies du linge qui plaque.

Je demande :

— Des ciseaux, un couteau…

Un geste brusque, une voix qui répond :

— Voilà.

C’est Jessie Marlowe qui, d’une gaine de cuir qu’elle porte sous son chandail, me tend un minuscule poignard, fait d’une seule pièce d’acier.

Elle m’offre, en même temps, son aide et avant que je l’aie agréée, elle s’accroupit près de moi et d’un coup net, elle tranche l’étoffe.

Le spectacle est monstrueux : la chair est grillée, tuméfiée, des boursouflures se forment qui éclatent avec de minces jets de sang. Les veines et les artères sont à nu, elles crèvent aussi, une à une. C’est un enchevêtrement de lacets rouges et bleus où le sang qui se coagule fait une tache grenat sombre.

Nos mains se sont rencontrées. La mienne tremble un peu. Celle de Jessie est souple et froide. Je regarde la jeune femme et je revois dans ses yeux la courte flamme de la veille.

Cette chair qui souffre un châtiment de damné cause de la joie aux yeux de cette femme. J’en jurerais.

Je donne un ordre bref. Avec d’infinies précautions, on soulève le corps douloureux, on l’emporte, cependant que Jessie Marlowe murmure à mi-voix, comme pour elle-même :

— Quelle splendide chose que ces vives couleurs !



Le soir tombe. Le steamer glisse, silencieux, sur les eaux étroites du détroit de Wrangell. Çà et là, un chapelet de bouées s’égrène, indiquant au navire les récifs qui brusquement jaillissaient du fond des abîmes à fleur d’eau. Parfois, on voit les roches, comme des bêtes sournoises tapies. Elles essaient de happer la proie facile, mais nous passons et l’écume du sillage les recouvre.

Des sapins, poussés là, Dieu sait comment ! se penchent vers nous jusqu’à nous toucher. Un soleil oblique éclaire les hautes falaises noires et derrière nous, nous laissons un gouffre d’ombre.

Tout à coup, la muraille de basalte s’échancre et un glacier immense, tombant à pic dans la mer, apparaît. Sur sa blancheur vierge, le vent balaye les neiges récentes et le soleil fait miroiter des lumières violettes, oranges et bleues.

Un oiseau passe dont les ailes roses battent longuement dans un rayon.

Venant du cœur du navire, on entend le râle continu de l’agonisant qui quitte la vie, peu à peu.



Nous partons de Juneau au matin, après avoir fait escale pendant la nuit.

Nous franchissons le chenal Gastineau. La capitale de l’Alaska s’enfonce dans la brume, où le Capitole, adossé à la montagne, fait une tache laiteuse.

Une voix prononce près de moi :

— Vous n’êtes pas descendu à terre, docteur ?

C’est le capitaine qui me salue de cette appellation. Je suis monté en grade depuis hier.

— Non, capitaine.

— Vous avez ma foi raison. Pour retrouver des usines, des autos et des cinémas, ce n’est pas la peine de venir jusqu’ici : autant vaut rester à Seattle ou à Vancouver.

Le capitaine tire deux ou trois bouffées de sa courte pipe de terre, reste un instant accoudé près de moi, puis il s’en va de cette démarche spéciale, à la fois lourde et souple, des marins.

À trois pas, il se retourne et dit :

— À propos, savez-vous, l’homme est mort cette nuit.

Il lance un jet de salive jaunâtre par-dessus bord, puis il ajoute :

— Jessie Marlowe est descendue à Juneau.

— À Juneau, mais ne devait-elle pas débarquer à Skagway pour aller à Dawson ?

Yes, doctor, mais elle a changé d’avis.

Et il s’en va roulant des épaules en grommelant :

— C’est une femme !

Une main invisible étreint ma gorge. L’homme est mort. Jessie Marlowe est partie… Une tristesse monte en moi, envahissante, sans que je puisse exactement me rendre compte si la cause première est la mort de l’homme ou le départ de la femme.



Le thermomètre est descendu de 20 degrés en quelques heures, l’hiver est venu tout d’un coup.

Le fleuve, qui roulait hier encore ses flots noirs, portant la vie à la « terre qui paye », est aujourd’hui figé, morne, silencieux. Pour huit mois, le Yukon est prisonnier des glaces, le monstre tumultueux est enchaîné.

Sournois, il a bloqué les chalands, un grand steamer à palettes s’est aussi laissé surprendre.

Pour huit mois Dawson est sous la neige.

La grande ombre polaire descend. La nuit a mangé le jour.

En attendant que le jour prenne sa revanche et dévore à son tour la nuit, il faut faire provision de sagesse et de philosophie.

Le paysage m’intéresse par sa nouveauté. Je suis, hors la cité, sur une hauteur, dans une cabane faite de rondins de sapins assemblés, qui tient beaucoup plus du perchoir que de l’habitation humaine. La ville et le fleuve déroulent à mes pieds une symphonie blanche, où, par endroits, les sapins mettent une tache vert sombre.

En face, derniers contreforts des Rokies, la montagne se dresse barbouillée d’ocre et plaquée, çà et là, de blanc légèrement bleuté.

J’ai le temps de contempler ces choses et j’emploie ma première journée d’hivernage à des soins ménagers. J’ai visité mes bottes, remis un talon, cloué une semelle. Je couds une peau de renard au col de ma veste de cuir lorsque ma porte s’ouvre et Lynn, mon ami Lynn, entre chez moi.

Lynn est un Indien Koyukuk, à la face camuse, qui, malgré ses rapports avec les civilisés, a conservé l’habitude ancestrale de se peinturlurer les joues.

Il porte un vaste plaid à carreaux, qui a dû appartenir jadis à quelque miss errante, une lanière en cuir de bison lui ceinture la taille. Ses mocassins, en peau de phoque, bordés de woolverine, laissent traîner leurs attaches. Ses mains et ses bras sont emprisonnés dans des mouffles de cuir fourrées, serrées à la hauteur du coude. On dirait mains et bras de marionnettes.

Il serait très couleur locale, mon ami Lynn, n’était l’affreux chapeau melon, qu’il arbore fièrement en guise de couvre-chef. Ce chapeau melon est pour Lynn le signe suprême de la civilisation.

Il est une autre concession que l’Indien fait à notre monde. Il a pris l’affreuse habitude de mâcher de la gomme.

Ayant mastiqué plus fortement et logé sa boule comme une chique dans sa joue gauche, Lynn me salue à la manière koyukuk, s’informe de ma santé et m’annonce qu’on vient de ramasser en plein Dawson, près du pont de la Klondyke river, à l’endroit même où se termine Frontstreet, le cadavre d’un homme.

Avec ce saut brusque du thermomètre, la chose n’est point étonnante. Quelque ivrogne qui aura quitté tard le Bank, l’Exchange ou le Green Tree et que la congestion aura fauché.

Lynn secoue la tête en écoutant ma supposition. Il rumine sa gomme, puis il ajoute dans son anglais un peu rauque :

— Non, non. L’homme est un sergent de la police montée canadienne. Le froid ne l’a pas tué, mais bien la blessure qu’il porte à son cou…

Et Lynn conclut :

— Ça fait un joli tumulte dans la cité.

Puis, m’ayant emprunté deux poignées de thé, l’Indien sort, traînant dans la neige ses mocassins dont les cordons pendent.



Un sergent de la police montée. Fichtre ! c’est une belle pièce au tableau. Cela nous change des querelles dont les mineurs font habituellement les frais.

Malgré que la ville ait oublié, comme un cauchemar, les légendaires batailles d’antan, alors qu’au petit jour, on ramassait quelques gamblers, plus ou moins troués, il arrive, parfois encore, que des mauvais garçons vident leurs différends à coups de browning. Mais un sergent de la police montée ! J’émets un sifflement qui fait dresser les oreilles à mon chien.

— Si nous allions aux nouvelles, Tempest, mon ami, qu’en dis-tu ? Un sergent de la police montée proprement meurtri, ça ne se voit pas tous les jours, et puis cela chassera un peu la monotonie de cette journée qui s’obstine à ne point finir. De plus, ce sera une occasion unique de montrer notre nouveau col de fourrure.

J’assure ma toque de loutre et revêts la veste au fameux col. Tempest jappe de joie et nous voilà courant dans la neige comme deux jeunes fous. Une pente s’offre, nous la dévalons en roulant.

— Allons, paix, soyons sérieux.

J’époussète la neige d’un revers de main et, Tempest sur mes talons, je pénètre dans la ville.

Devant les barracks, c’est ainsi qu’on appelle la caserne de la police montée à Dawson, il y a une foule qui discute avec force gestes, émettant des appréciations diverses. En connaisseurs, les Yukoners apprécient le « beau coup » qui envoya le sergent dans l’autre monde.

Un camarade m’offre d’entrer avec lui : il connaît un garçon qui pourra nous renseigner.

Sans trop de difficultés, nous pénétrons dans la cour des barracks où des prisonniers revêtus du traditionnel costume jaune et noir creusent des chemins dans la neige.

Le garçon que nous cherchons, nous le trouvons dans sa chambre en train d’apprêter un jeu de raquettes. En effet, dix hommes vont battre la campagne pour essayer de s’emparer de l’assassin, tandis que l’enquête se poursuit dans la ville.

Des détails ? Il n’en sait pas plus long que nous. Le sergent a été trouvé ce matin, gelé à bloc à l’endroit même que Lynn avait dit.

Ayant mis les raquettes sous son bras, le policier nous propose d’aller voir la victime.

Dans une salle basse, sur un lit de camp, le sergent est étendu. Quelques camarades veillent le corps en fumant des cigarettes.

La tête de la victime est légèrement inclinée sur la gauche et, sous l’oreille, on aperçoit la blessure, une blessure triangulaire, nette, qui n’a pas un centimètre de longueur et d’où pourtant la vie s’est échappée. C’est, en effet, un « beau coup ».

— C’est le seul indice que nous ayons, explique un autre sergent, mais c’est suffisant pour retrouver l’homme.

— Pauvre Harry Marlowe ! prononce le garçon qui nous conduit.

Harry Marlowe ! Harry Marlowe ! Je connais ce nom. Où donc l’ai-je entendu déjà ?

Ah ! oui, je me souviens, la Princess-Sophia. Jessie Marlowe, il y a quatre mois déjà. Les soucis de mon installation m’ont fait oublier cette rencontre.

J’entends avec netteté la voix qui me dit :

— J’ai marié Harry Marlowe, le sergent de la police montée canadienne.

Jessie Marlowe, dont le souvenir m’occupa quelques heures et que je n’ai point revue…

Et répétant la phrase que je viens d’entendre, je dis, à mon tour, mais avec une variante : « Pauvre Jessie Marlowe ! »



En entrant, je n’ai vu que le corps étalé… et les camarades qui veillent.

Mon regard se porte maintenant vers le fond de la salle et j’aperçois alors une femme, le dos appuyé contre la cloison de planche ; ses bras sont croisés sur sa poitrine, elle a une attitude hostile et farouche.

— Jessie Marlowe, me souffle mon compagnon.

Je l’ai, par Dieu, bien reconnue. On n’oublie pas Jessie Marlowe quand on l’a vue une fois.

Ses yeux sont fixes, sa mâchoire contractée… Son malheur immense l’accable, Niobé défiant le destin n’a pas dû être plus belle…

Pauvre Jessie Marlowe ! Je la plains sincèrement, je voudrais pouvoir aller vers elle et lui dire non pas de banales paroles de condoléance, mais des mots affectueux, ou plutôt ne rien lui dire, lui prendre simplement la main et pleurer, pleurer longuement avec elle.

Je n’ose pas. Ces gens qui nous entourent me gênent. D’ailleurs, l’aspect de Jessie n’a rien d’engageant. Dans son coin, elle est tapie comme une bête sauvage, insensible à tout ce qui n’est pas sa douleur.

À quoi songe-t-elle ? Quel paysage évoque-t-elle ? Quel souvenir ? Le bonheur perdu ? Le foyer détruit ? Autrefois ou demain ?

Autrefois ? Les randonnées à cheval avec l’espace pour horizon, la solitude, la tendre solitude à deux pendant les longues nuits polaires ? Les dangers évités ensemble ? La première étreinte des mains ?

Demain ? L’insécurité, le problème de la vie quotidienne, le retour à la maison où tout vous dit l’absence de l’être aimé, sa place, son verre, son couteau, sa carabine pendue au mur, désormais inutile ?

Que voit-elle dans son rêve intérieur ? Ses yeux regardent-ils sans voir ou fixent-ils un point lointain dans son rêve éperdu ?

Pourquoi l’idée absurde me vient-elle que ses prunelles agrandies, d’une fixité hypnotique, voient uniquement dans la chambre la petite blessure triangulaire qui est au cou de celui qui fut son mari ?



— Tempest, mon vieux frère, qu’avez-vous à tourner en rond comme un chien de riche dans un jardin public ? Tenez-vous tranquille, que diable ! Employez mieux votre halte, reposez-vous.

Mes conseils de sagesse — comme tous les conseils de sagesse — sont inutiles.

Tempest va, vient, il court vers ses camarades qui font craquer sous leurs mâchoires robustes les morceaux de phoque gelés que je leur ai jetés. Chose singulière, Tempest, mon leader, mon chien de tête, n’essaye pas de ravir leur proie… Il tourne, inquiet, lève le mufle comme pour prendre le vent, remue, tour à tour, l’oreille droite et l’oreille gauche, les pointe toutes deux attentives, puis il revient vers moi, s’assied sur son arrière-train et la gueule ouverte gémit.

Je torche d’un bout de pain mon assiette d’aluminium.

— Tenez, dis-je, la main tendue.

Tempest détourne la tête. Il refuse mon présent et gémit à nouveau. Soudain, il s’élance, va vers ses copains qui achèvent de manger et leur mord les jarrets.

Peureuses, les bêtes se dispersent. Il les rappelle de la voix, un aboiement clair comme un commandement. Les chiens obéissants s’assemblent.

Il se place à leur tête et voilà mon bataillon qui se met en marche. Un aboi bref, la troupe s’arrête devant le traîneau chargé que j’ai laissé, voici une heure, à l’abri d’un boqueteau de sapins, de pauvres sapins rabougris perdus dans la solitude polaire.

Tempest laisse les chiens soumis et s’approche de moi. Cette fois, il n’aboie pas. Il me regarde. Je lis dans ses yeux comme dans un livre et ses yeux me disent :

— Eh bien, qu’attends-tu ? Tu ne vois donc pas que nous sommes prêts ? Allons, en route, dépêche-toi.

— Tempest, old fellow, vous êtes maboule. Nous venons d’arriver et vous voulez repartir. Le traîneau est lourdement chargé, l’étape a été rude, vos frères sont fatigués. Tous n’ont pas vos jarrets d’acier. Depuis huit jours que nous sommes en route, j’ai moi-même les reins en capilotade, il fait doux ici, le vent ne souffle pas. Patientez, patientez. « Il y a un temps qui trempe et l’autre qui détrempe », dit-on en languedocien, mais vous n’entendez pas la langue de mes pères, donc fichez-moi la paix.

Ce discours, accompagné d’une tape peu rude, ne satisfait pas mon ami. Il est sensible cependant à ce qu’il croit une caresse. Il s’approche et avec son crâne, qu’il a dur et bossué, il me donne des coups à la façon des béliers…

— Il faut vous obéir, soit, mais vraiment vous êtes insupportable.

D’un coup sec, je ferme mon couteau qui claque. Il a compris le signal. Il est fier de s’être fait entendre. Il bondit et jappe, joyeux, la queue en coquille d’escargot… En maugréant contre ma faiblesse, je range mon assiette après l’avoir lavée d’une poignée de neige. Je boucle mon sac.

— En route, puisque vous le voulez. Vous êtes le maître de ma vie, allez devant, je vous suis…

Pendant que j’attelle ses compagnons, Tempest reste à mes côtés, surveillant tous mes gestes ; la dernière courroie serrée, il va de lui-même se placer en tête. À peine son harnais est-il assuré, qu’il lance l’appel du départ et file un train d’enfer.

J’ai juste le temps de sauter sur le taku où je tombe debout, les rênes en main.

Il a le diable dans le corps, il tire de tous ses muscles, excitant les autres chiens de la voix ; ceux-ci, gagnés par cette belle ardeur, donnent toute leur force ; si l’un d’eux paresse ou se ralentit, le chien d’à côté lui mord les pattes.

La vitesse les grise… jamais mon team n’a donné un tel effort. Vainement, j’essaie de modérer son ardeur. Allez donc vous faire écouter de ces labradors et de ces huskies conduits comme des enragés par un fou comme Tempest.

Je laisse aller, les guides molles. Les chiens, ne se sentant plus soutenus, redoublent d’ardeur. Nous prenons des virages fantastiques, mon équipe est attelée à la façon indienne ; automatiquement, l’éventail se referme. Nous frôlons des gouffres sombres, nous rasons des sapins dont les branches me giflent au passage.

— Holà, démons, arrêtez-vous !

Le team n’obéit plus à ma voix. Les chiens suivent, la langue en loque, les flancs en soufflet, Tempest qui tire, tire, tire…

J’ai la sensation nette qu’au premier tournant, nous allons nous briser. Il n’en est rien. Le virage est pris avec une courbe savante, nous dévalons. Enfin, nous voilà dans la plaine…

Alors, seulement, Tempest s’arrête, les jarrets raidis, comme pour soutenir seul toute la charge. Heureusement, les autres chiens ont aussi freiné. Je tombe moi-même sur les genoux ; n’importe, ils ont reçu un fameux choc. Le traîneau patine. Trois chiens s’affaissent dans la neige en hurlant… Je me précipite. Un examen sommaire. Rien de cassé. Je saute sur le siège.

— Allons, mes petits frères, en route !

Personne ne bouge. Je descends et les excite de la voix :

Mush on, mush on, boysRien n’y fait. Pour me narguer, Tempest se couche sur le flanc. Je prends le fouet. Le fouet claque, je tire sur les courroies. Les chiens n’ont pas fait un pouce en avant…

— Vous n’allez pas me planter là, je suppose.

Alors, Tempest se dresse et, de ses pattes de devant, il fouille le sol et lance la neige à gauche et à droite.

— Tu veux te reposer ? Je sais, vous m’avez conduit d’un train peu ordinaire, mais le but n’est pas ici…

Pour toute réponse, Tempest gratte, gratte, gratte furieusement.

Découragé, je dételle le team. Aussitôt libres, les chiens font leur trou comme pour se coucher.

La neige est bientôt déblayée, l’ouverture assez large, les bêtes se tapissent.

Tempest a fait son trou plus vite que les autres, mais il est aussitôt ressorti.

Ses bons grands yeux me regardent et me disent :

— Comment, tu ne te couches pas aussi ?… Vite, vite, fais comme nous…

Il va vers son gîte, revient vers moi, et ne me quitte plus du regard.

Alors, pour faire comme lui, dans cette immensité où rien ne paraît, où rien ne vit, ayant rangé mon traîneau et sorti mes outils, je commence à construire un abri pour la nuit.

Hâtif, je façonne une hutte de neige, un igloo à la façon des Esquimaux. Un peu d’eau jetée sur les blocs les unit plus solidement que le meilleur mortier.

Au bas, j’ai ménagé une porte étroite sous laquelle on passe en rampant. On pénètre ainsi dans une chambre circulaire de quinze pieds de diamètre… Je jette sur le sol battu, deux peaux de phoques et une couverture. Je ménage une place pour ma cantine… une étagère s’improvise bientôt pour mes objets usuels.

La clef de voûte est un bloc de glace équarri. J’y suspends ma lampe, une lampe primitive où brûle un lumignon qui flotte dans l’huile de phoque…

L’odeur m’écœure toujours un peu. Mes nerfs de civilisé sont encore sensibles.

Je sors… Mes chiens ont disparu sous la neige. Seul Tempest m’attend sur le seuil. Son œil pétille de satisfaction. Il remue sa queue avec contentement, je lui tapote les flancs. Il disparaît heureux dans son trou de neige.

Et comme je reviens un peu étonné vers mon igloo en levant la tête, j’aperçois devant moi, par-dessus le mont que nous avons descendu à une allure si vertigineuse, j’aperçois un tourbillon qui vient à la vitesse d’un cheval au galop.

— Ho ! ho ! nous allons avoir une sacrée tempête…

Et je comprends, tout à coup, la hâte de mes chiens et l’esprit de Tempest qui a prévu l’ouragan. Il a senti que, si nous étions surpris par lui dans la montagne, c’était la mort.

La bête, avec son intelligence sûre, a eu conscience de cette chose.

Elle m’a sauvé la vie tout simplement… J’éprouve mon igloo du poing. Il est dur comme du granit.

La tempête peut arriver maintenant. Je la brave. Et tout en émettant des pensées philosophiques sur les bêtes en général et Tempest en particulier, à quatre pattes je me glisse dans mon abri, cependant que la hurlée de l’ouragan monte et passe, avec un bruit de galopade…

Pour une sacrée tempête, c’est une sacrée tempête ! La neige tombe, épaisse et rude, que les vents emportent en tourbillons. Il ne doit pas faire bon à cette heure sur le trail de la montagne.

Je savoure, en égoïste, la joie d’être à l’abri… Je paresse, allongé sur mes peaux, les mains sous ma nuque, les jambes tendues vers le feu sur lequel la bouilloire de cuivre chante.

Un instant, mes mocassins qui fument m’intéressent, puis c’est la flamme courte de ma lampe, toute pareille à un œil jauni, qui retient ma pensée. Je me sens fort, je me sens sain, je suis heureux…

La rafale n’ayant plus rien qui lui résiste passe, frénétique, courant droit sur la plaine comme une bête enragée.

L’âme du café s’éveille, elle monte, lente comme un parfum, et bientôt elle emplit ma chambre. Mes narines battent, mes paupières se ferment à demi ; au travers de mes cils j’aperçois encore un tout petit point lumineux qui troue ma nuit. Le rideau tombe doucement et je glisse au royaume des songes.

Et mon âme légère évolue, elle a quitté son enveloppe de chair, elle tourne en rond dans la chambre, puis elle danse devant la courte flamme. C’est le vol autour des lumières et bientôt la flamme l’attirant, elle s’identifie avec elle… L’âme du feu, pureté première, a pris l’âme de l’homme dépouillé des bassesses charnelles.

La flamme est descendue de la lampe primitive. Elle vagabonde à son tour, de-ci, de-là, là-bas, plus loin, ailleurs, ici… Je veux la saisir, ici… Je veux la saisir, mais un poids m’oppresse qui m’accable et me cloue.

L’étincelle de mes yeux est morte… je suis aveugle et pourtant je vois dans ma nuit intérieure, je vois l’étoile qui conduisit les croyants en marche vers l’adoration des Saintes Images.

Un saut léger, elle a disparu. La nuit. La grande nuit froide et bleue de décembre… Non, là revoilà. Elle anime à nouveau le cœur familier de la lampe. Une lampe ! non, une veilleuse dans le temple… Elle est enclose dans la richesse des métaux, parmi l’or pur et les gemmes précieuses. C’est le cœur farouche de l’Islam qui brûle dans le sanctuaire de Moulay Idriss ; mais oui, Moulay Idriss, je suis à Fès, voici le souk et la rue Chemmaïne où se tiennent les marchands de dattes, de figues, de cierges et de gâteaux, des marchands, graves et paisibles, qui, accroupis, attendent le client en égrenant d’un geste uniforme leurs chapelets aux grains oblongs.

Mais non, c’est la lampe de Julien… de Julien qui veille, dans son palais de Lutèce, cherchant où est la Vérité.

Le monogramme du Galiléen flambe sur le labarum portant en auréole la prophétie faite à Constantin : « Par ce signe, tu vaincras. » Mais là-bas, par delà les collines monte l’éternel Dieu de lumière, Mithra, père du Monde.

Hélios ou Christ ? Qui ? Les légions inquiètes attendent.

La nuit encore. Des couloirs sombres où l’on s’enfonce en rampant avec la sensation affreuse que le couloir va en s’amincissant et que le plafond descend, descend. Mais voici que la lueur reparaît, agrafée aux chapeaux des mineurs… Des hommes peinent un labeur immense pour arracher à la terre la pierre noire qui porte en elle le principe du Feu. Mais non, je suis fou, du charbon, ça ? Non. De l’or. Les murs s’élèvent à une hauteur vertigineuse, la petite flamme se transforme en un brasier effrayant ; la voûte, les parois, le sol, tout est en or. Le métal jaune illumine la nuit de son rayonnement, c’est un soleil de feu d’artifice qui gire, en lançant aux murs des gerbes d’étincelles ; moi, aussi, je suis en or, l’or coule, il ruisselle, il pénètre ma chair comme une pluie, il circule dans mes veines et le sang chassé remonte à mon cœur… je vais mourir, le poids m’écrase…



— Satanée bête ! Que faites-vous là ?

Je me dresse et reconnais Tempest.

— Tempest, mon ami, vous êtes un âne… oui, un âne…

A-t-on jamais vu de semblables manières, un sacré individu qui entre sans crier gare et qui pèse de tout son poids, les pattes sur ma poitrine. Vous croyez qu’il a du remords ? Vous ne connaissez pas l’animal. Il est heureux avec insolence et sa mimique exprime la joie de m’avoir éveillé.

— Hein ! Quoi ? Vous n’y pensez pas, old chap, sortir par un temps pareil ! Allez au diable, mais allez-y seul si telle est votre fantaisie.

Je dis cela pour le principe, car je me connais et je sais que j’en passerai finalement par où voudra Tempest. Tempest veut que je sorte dans l’ouragan et dans le froid. Écoutons-le. Il est chien de bon conseil. Conseils de chien doivent toujours être suivis, ce ne sont pas conseils d’hommes.

Je m’équipe et sors. La tempête paraît calmée. Tempest file le museau dans la neige ; à cent pas, il s’arrête et lance un aboiement de détresse. J’accours et j’aperçois une forme que la neige couvre, peu à peu, de son drap glacé.

— Holà fellow, vous choisissez bien mal votre couchette, vous n’en reviendrez pas, savez-vous.

Je secoue le corps avec violence. C’est une loque inerte. Le vent, un instant apaisé, siffle à nouveau aigre et aigu. Des milliers d’aiguilles piquent ma peau. Il faut prendre une décision.

Houp là ! Je charge le camarade sur les épaules. Quelque chechaquo évidemment. Il faut être novice pour continuer sa route dans la montagne par un temps pareil.

Tempest suit, le mufle sur mes talons. Je glisse mon fardeau, par l’ouverture de l’igloo, dans la chambre où j’entre à mon tour.

Sans façon, Tempest fait la même chose. Le spectacle l’intéresse évidemment.

L’inconnu est tombé la face contre terre. Je le retourne afin de lui donner des soins et je constate que ce diable d’imprudent est une diablesse de femme, et que cette femme est Jessie Marlowe.



Quelques gorgées de whisky et surtout la bonne flambée que j’ai faite ranime Jessie qui, en bonne Yukoner, ne s’étonne pas de me trouver à son chevet. On vit de telles histoires dans ce pays !

— C’est vous, Freddy ?

— C’est moi.

Elle me tend la main d’un geste spontané.

— Merci.

C’est tout.

Je sais ce que l’on doit en pareilles circonstances. Je mâche un grognement, qui signifie : « Ça importe peu, pas la peine, vous auriez fait de même… »

Ici, on n’interroge jamais un hôte. On l’accueille, d’où qu’il vienne, où qu’il aille.

Jessie n’est pas trop mal en point. Pourquoi insister ? Du reste, je vous dis, ça n’est point la coutume.

— Vous avez du thé dans la boîte, du café dans le pot, du whisky dans la bouteille, des cigarettes dans ma cantine, voici une peau de phoque, une couverture, couchez-vous et dormez. Bonsoir.

— Bonsoir, Freddy.

— Bonsoir.

Après un silence, j’ajoute :

— Il fait tout de même meilleur ici que là-bas.

Jessie est accroupie devant le feu, son regard dur fixe la flamme.

Un autre temps.

— Vous dormez, Freddy ?

— Pas sommeil.

— Vous n’êtes pas bavard…

— Possible.

— Vous m’en voulez ?

— Peuh !

Le vent balaye la plaine, chassant devant lui la neige par paquets. La hurlée recommence. Jessie Marlowe frissonne. Ses épaules sont secouées par mouvements saccadés. Elle s’approche. Je veux me lever.

— Non, restez, vous êtes confortable ; restez, je vous en prie.

Elle s’assied tout près de moi, me prend la main et, dans un souffle, elle me jette ces deux syllabes :

— J’ai peur…

« Oui, j’ai peur, ami, protégez-moi… Je viens de vivre des heures d’épouvante. Surpris par la tempête, mon team est tombé dans un ravin ; c’est miracle que je sois sauve, un faux mouvement qui m’a jetée sur la piste, tandis que mes bêtes hurlantes se fracassaient sur la pointe des rocs.

Le frisson la reprend… ses yeux semblent revivre l’horreur passée.

Elle poursuit, sur le même ton bas, comme pour une confession :

— Ce n’est pas la tempête qui me fait peur… ce sont les hommes… La police montée me traque. Oui, moi, Jessie… on m’accuse du meurtre de Marlowe…



— Voilà trois semaines que cela dure. C’est un supplice abominable. J’erre de camp en camp. À peine installée, il me faut repartir. La moitié de mes chiens a crevé à la peine, l’autre est vous savez où. Je n’ai plus rien, ni bêtes, ni traîneau, ni vêtements, ni provisions. Rien, rien, rien, ni un briquet, ni une once d’or.

« Vous auriez bien dû me laisser dans la neige. C’est un sommeil d’où l’on ne revient pas.

« Ils sont sur ma piste depuis hier soir. J’ai coupé à travers la montagne pour gagner du terrain. C’était fou ? Oui, je le sais, je serais passée à travers la banquise. Je ne veux pas que l’on me pende. J’ai peur de la mort, j’ai peur, j’ai peur.

La femme se suspend à mon cou, les yeux révulsés, tous les muscles de la face tellement crispés qu’on dirait qu’elle porte un masque.

Puis, elle se fait tendrement câline :

— Gardez-moi, gardez-moi près de vous, ne me chassez pas… Je vous jure, dear, que je n’ai point meurtri Marlowe… Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi.

« On m’accuse.

« La jalousie et la bêtise, ces deux sœurs jumelles des hommes, sont après moi, comme une troupe affamée. Je suis une pauvre femme qui implore… Je suis partie, affolée, je n’aurais pas dû. Là est ma faute ; ne me livrez pas… Vous me connaissez, vous qui m’avez vue si peu.  »

Voilà les mots qu’il ne fallait pas dire.

Pourquoi Jessie a-t-elle prononcé ces paroles ? Jessie, chercheuse de périls et guetteuse d’inconnu. … Oui, oui, je me souviens… vos yeux allumés dans l’ivresse du mal… vos narines reniflant la douleur, vos nerfs tendus vers les impossibles désirs…

Mais tuer un homme, son homme à elle, cela n’est pas possible, et je prends dans ma main la main fragile de la jeune femme. Main aux doigts effilés, à l’attache fragile… Non, cette main vivante dans ma main vivante n’a pu donner la mort…

J’essaye de vagues consolations :

— Ils auront perdu votre trace…

« Comment voulez-vous qu’ils nous retrouvent à présent ? L’ouragan a balayé le trail, bien malin qui pourrait lire sur la neige. Le sillage du traîneau, la griffe des chiens, vos pas, les miens, tout cela est effacé à jamais, admettant toutefois qu’ils essayent. La montagne est peu sûre cette nuit et le démon lui-même ne passerait pas…

Tempest s’agite, va vers la porte basse, renifle et aboie…

Jessie s’affole et crie :

— Les démons ont passé… les voilà… Il n’y a pas de doute, ce sont eux…

Dans le fracas de la tempête, on entend les coups de gueules de la meute harassée et les cris des meneurs qui les excitent…

— Ehahayaha ! Ehoyohooo…

Tempest va s’élancer… Jessie se précipite et tombe devant le chien au moment même où il arrive à la porte. Nous formons, à genoux, un groupe étrange. Le chien nous regarde de ses yeux étonnés.

S’il aboie, nous sommes perdus…

Je prends la tête entre mes bras et je lui dis tout près de l’oreille :

— Tempest, hijo mio, taisez-vous, ne soyez pas méchant, ayez pitié de cette chose lamentable qui est là auprès de vous. Vous n’êtes pas un homme, vous, mais un bon chien… vous avez un cœur simple et fidèle… vous ignorez les combinaisons redoutables et les raisons qui nous font agir, le mensonge, la cupidité, la jalousie, les pensées qui hantent la cervelle pendant des jours et des nuits… Ils vont passer… entendez-les… Ils cherchent une proie.

« Voyez comme nous sommes peu de chose. Un aboi et ce corps est perdu, ce qui est peu, mais que fera-t-on de cette âme ?

« Mon chien, mon bon, mon excellent Tempest, mon frère, mon ami, tais-toi, tais-toi, tais-toi, ne sois pas le pourvoyeur de la justice des hommes…

— Eliahayaha ! Ehoyohohooo… oua… oua… oua…

Les appels et les cris passent, se perdent, se fondent et se confondent dans le rauque aboiement de la tempête…

De grosses larmes de sueur tombent de mon front sur mes joues ; alors, Tempest tourne vers moi son regard de bête, puis avec un gémissement plaintif, il essuie ma figure à petits coups de langue…



Nous sommes depuis huit jours bloqués par la tempête, vivant côte à côte, dans une fraternité inconnue dans toute autre partie du monde.

Jessie, le danger passé, a retrouvé son activité féminine. Elle va, alerte, dans l’étroite chambre, me débarrassant des soucis domestiques. Elle est la clarté de ma vie, sa présence se devine à mille détails ménagers… Ma veste de cuir a tous ses boutons, mes fourrures ne pendent plus comme des loques, ma toque de loutre possède une coiffe…

Ce matin, elle est sortie le rifle sur l’épaule, avec Tempest qui l’a prise en amitié. Vers le milieu du jour, mon chien revient seul au logis. Craignant un accident, je le suis. À deux milles, je trouve Jessie, qui m’attend fumant une cigarette, confortablement installée entre les bois immenses d’un cariboo qu’elle a abattu.

— Je ne pouvais traîner cette grosse bête, alors j’ai envoyé le chien.

« Nous allons faire une belle réserve de viande fraîche.  »

Jessie est heureuse, elle rit d’un rire éclatant qui découvre ses dents de jeune louve.



Ne pouvant rester là indéfiniment, nous avons décidé de partir.

Jessie attèle les chiens qui aboient, impatients de courir.

Are you ready ?

Je réponds :

Just a minute… attendez, un instant, je suis à vous.

Je rentre dans l’igloo, sous le fallacieux prétexte de voir si nous n’avons rien oublié. Là, je reste debout, emplissant mes yeux de souvenirs…

Non, il n’y a plus rien, plus rien qu’un peu de cendre froide à la place de ce qui fut notre foyer.



Comme je rentrais d’une battue aux phoques, je n’ai point aperçu comme de coutume, au tournant du chemin, la lumière qui indique, dans ma hutte, qu’une femme est là qui m’attend.

Jessie s’est attardée certainement. Sur le seuil, Tempest guette mon arrivée. Sa joie, ce soir, est plus exubérante. Il saute et me lèche les mains.

— Allons, la paix ! Oui, vous êtes un bon chien, je le sais, la paix, la paix…

Une sensation de froid me saisit en entrant. Brrou ! Jessie a laissé mourir le feu. J’allume la lampe, la porte sur la table et j’aperçois un papier cloué sur le bois avec un couteau. C’est un billet de Jessie. Je lis plusieurs fois avant de comprendre, puis la lugubre, l’évidente réalité s’impose.

Jessie est partie…

Ce qu’elle me dit ? Oh ! peu de choses, elle n’a pas fait grands frais.

« Ami, une baleinière appareille tout à l’heure pour Frisco. Je pars. Vous m’en voudrez longtemps, mais lorsque l’apaisement sera fait en vous, vous garderez au fond de votre cœur mon souvenir, parmi les souvenirs qui aident à vivre la vie. »



J’ai fait ainsi. J’ai creusé un trou dans mon cœur. Un trou profond comme une tombe, et j’ai mis, dans le fond, Jessie Marlowe que j’ai rencontrée trois fois, pour chaque fois la perdre.

Le temps a mis sa fine poussière sur ma mémoire, mais sous la housse grise de l’oubli ma pensée veuve se souvient.

Durant les mauvaises nuits d’hiver, quand les vents descendent du Nord pour heurter à ma porte, je cherche à réunir, un à un, les fils cassés de cette histoire que je jurerais avoir rêvée si je n’avais, devant mes yeux, accroché au mur, le fin poignard dont la lame triangulaire s’adaptait si bien à la blessure que portait au cou certain sergent de la police montée canadienne.

Jessie Marlowe, vous êtes une réalité. Je vous ai vue, je vous ai connue, vous êtes passée dans ma vie, marquant mon cœur d’une empreinte indélébile.

Et dans le tumulte de mes pensées, plus fort que l’ouragan de jadis, je vous entrevois. Vous, pour qui je n’ai rien été, Vous qui ne fûtes rien pour moi, Vous qui êtes aujourd’hui quelque part dans le monde…