Le Grand Silence blanc/Une visite en manière de présentation

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 5-15).

I

UNE VISITE EN MANIÈRE DE PRÉSENTATION


L’homme entra.

Il s’installa confortablement dans un fauteuil, posa son feutre à côté de lui, sur le tapis, croisa les jambes l’une sur l’autre et dit :

— Monsieur.

Il prononça : Mon Sieur, à la manière anglaise, puis il ajouta :

— Je suis Français.

Je lui présentai quelques paroles de bienvenue, mais il m’arrêta d’un geste brusque de la main.

— C’est moi qui vous remercie, vous êtes un homme très occupé et je vous dérange. Je sais, je sais. Je vous prendrai aussi peu de minutes.

La littérature, qu’elle soit de France, d’Angleterre ou d’un autre pays, se vend pareillement à la moutarde, au cirage ou aux harengs du capitaine Cook. On met des affiches, on roule le tambour, et l’on crie, la main en porte-voix : « Holà ! vous qui passez, lisez le roman de Monsieur Chose. Monsieur Chose est un homme célèbre. Sa dernière production atteint cent éditions de mille exemplaires. »

Selon le public, on dit encore : « Le roman de Monsieur Chose est le meilleur des romans, les vieilles filles, les curés de campagne, les membres de la Y. M. C. A. peuvent le lire », ou bien : « Ce roman-ci, les vieilles filles, les curés de campagne, les membres de la Y. M. C. A. ne peuvent pas le lire. »

Dans les deux cas on achète, les uns pour avoir une littérature « saine, morale, ad usum pucellarum », les autres parce qu’ils s’attendent à trouver des situations graveleuses et des descriptions croustillantes.

Vous me pardonnerez, Mon Sieur, les ancêtres, je veux dire ceux qui sont arrivés, ont loué tous les panneaux-réclames, tous les emplacements en vue ; les jeunes ont le bas de la muraille que les autobus éclaboussent de crotte et que compissent souventes fois les chiens, errants malgré les décrets de police.

Je risquai :

— Je ne vois pas…

Énergique, l’homme me coupa la parole :

— Si, Mon Sieur, vous voyez et je suis venu parce que vous voyez et que vous savez faire une place sur le panneau aux camarades qui tirent la langue.

Vous me plaisez. Il y a dix minutes, je ne vous connaissais pas, mais l’idée que j’avais dressée dans mon cerveau était telle que je vous aperçois. Excusez, Mon Sieur, je ne sais plus parler le français… Je veux dire, vous êtes la représentation du type que je m’étais créé sur votre nom. Ça ne vous arrive pas, à vous, Mon Sieur, de mettre des… comme dites-vous ?… des physionomies sur des noms ?

Et sans attendre ma réponse, il poursuivait :

— Vos livres me plaisent. Vous ne posez pas à l’artiste, vous êtes un bourgeois qui n’avez pas honte de votre bourgeoisie, all right ! et vous la dépeignez comme elle est. Vous auriez pu, tout comme un autre, atteindre le « fort tirage » par des procédés outranciers, vous n’avez pas voulu. Les académies vous font sourire, vous ne monopolisez pas la vertu, vous ne jouez pas de l’adultère, c’est bien. Vous êtes secourable aux apprentis des lettres, cela est mieux. Je sais… je sais… Ne prenez pas votre air colonel, malgré votre masque froid, derrière vos bésicles, votre œil pétille. Malice ? non, bonté. C’est pourquoi je suis là.

Et comme pour prouver sa présence, l’homme se cala dans le fauteuil, changea ses jambes de place, puis il continua :

— Qui je suis ? Freddy.

Parbleu, oui, j’ai un autre nom, comme tout le monde, mais qu’importe ? J’ai trente-six ans depuis… (il regarda son bracelet-montre)… depuis deux heures trente-cinq minutes. Mais trente-six ans bien employés…

Il resta un moment silencieux, comme poursuivant un rêve. J’en profitai pour le dévisager à mon aise. La lampe éclairait en plein sa figure. Trente-six ans, pas possible ! je lui en aurais donné vingt-huit ou trente, tout au plus. Mais, en examinant bien, le visage est osseux, les joues creuses, ces rides qui guillochent les tempes… ce pli amer qui tire la bouche… cet être-là a souffert… Seules les lèvres sont jeunes, d’un rouge vif, plus rouge et plus vif de la pâleur des joues… Le front en pleine lumière découvre une intelligence éveillée et les yeux brillent d’un feu sombre, dans la cavité des paupières.

Mais l’homme a repris son discours.

— Je ne suis pas venu ici pour faire une confession. Je ne fouillerai pas avec le crochet de Jean-Jacques les épaves de ma jeunesse.

Ce que j’ai fait ? Mille métiers, mille misères, disait ma mère, et mon père ajoutait : « Oui, tu sais un tas de choses qui te permettront de crever de faim toute ta vie… » C’était sagesse !

En effet, je peignais, je sculptais, je mettais en vers de huit à douze pieds le soleil, les oiseaux, les fleurs, le printemps, comme si le soleil avait besoin de moi pour rayonner sa gloire, les oiseaux pour lancer leurs trilles éperdus, les fleurs pour enchanter nos yeux, le printemps pour faire croire au bonheur de notre âme !

Le cercle étroit de la petite ville était trop restreint. Paris, voilà le tréteau !

Vous n’attendez pas de moi que je vous dise les courses dans la grande ville. Il ne s’agissait plus de triomphes et de lauriers, mais plus simplement de manger. La course à l’écu ! C’est un championnat comme un autre !

Si j’ai mangé de la vache enragée ? Un troupeau, Mon Sieur, un fameux troupeau… Bah ! ces choses sont finies et les Arabes disent : le passé est un mort.

Les mille métiers, je les ai faits, les mille misères, je les ai connues.

J’ai été… voyons, que vous dirai-je ? J’ai couru les journaux pour placer « un papier ». J’ai fait des chansons (vous faites trop bien le vers, donnez-nous quelque chose de moins soigné… dans le goût populaire), et la chanson vendue (quinze francs, Mon Sieur), on touchait six centimes quand un chanteur voulait bien la mettre au programme.

Le théâtre, ce fut ma marotte ; n’avais-je pas eu une pièce primée, médaillée comme une bête au concours, lorsque j’avais seize ans ? « Vos actes, oui… très bien, portez-les donc à Monsieur Un Tel qui signera avec vous (moitié des droits d’auteur), plus une ristourne d’un quart pour le régisseur, un autre quart pour le directeur. » Je pose zéro et je retiens tout.

J’ai été secrétaire… J’ai beaucoup été secrétaire dans ma vie, et à ma mort je ne désespère pas d’être embauché par M. Saint-Pierre, secrétariat, service des entrées !…

Secrétaire de théâtre (toujours !), cent cinquante francs par mois ; quatorze heures de travail par jour, un patron qui vomissait des injures comme un autre parle ou respire… une brute congestionnée qui avait une façon de mettre les pouces dans les poches de son gilet en disant : « Moi je travaille pour l’Art !  !  ! »

Secrétaire de vagues gazettes, puis secrétaire d’un abbé… oui, Mon Sieur, d’un bon abbé qui me faisait traduire saint Jean Chrysostome, et me payait quand il avait le temps. Il aimait à dire : « Il fait bon vivre sous la crosse. » Hélas ! sa crosse était dédorée ! Il n’avait pas d’argent cet homme, il ne pouvait pourtant pas en voler pour moi !

Puis, j’ai fait le trust des parlementaires d’un département : trois députés, deux sénateurs, cent quarante francs par mois, mais la paie était aussi irrégulière. Alors j’ai envoyé le Palais-Bourbon au diable, j’ai pris une blouse et je me suis embauché sur un chantier comme ouvrier peintre… oui, peintre… barbouilleur, quoi ! J’ai fait du faux bois dans une banque, j’ai passé au minium les fers à T d’un immeuble sur les boulevards, j’ai couvert d’une couche « ignifuge » les palissades de l’ascenseur du Métropolitain, station Barbès… Je travaillais de mes mains, je gagnais huit francs par jour… j’étais heureux… Hélas ! j’avais une marotte… oui, le microbe littéraire. Je lâchai les brosses pour le porte-plume et j’entrai comme nègre chez un de nos plus sympathiques auteurs qui… que… dont…

J’ai des diplômes aussi, si ça vous intéresse, comme tout le monde… j’en ai gagné que je n’ai même pas. J’ai fait deux thèses de doctorat économique, trois thèses de médecine. J’ai donné ma matière grise pour cinquante centimes la page, c’était bien payé pour un « nègre ».

Et puis, las de courir Paris, le ventre vide, j’ai couru le monde pour changer mes idées…

J’ai pris ma chance, comme nous disons en Amérique, je me suis promené de Rhadamès à Agadir, j’ai vu les oasis du Sud, empanachées de palmes, j’ai couché dans des bordjs et, sous la tente, j’ai écouté, le soir, la chanson du sokar saharien qui montait dans la pureté du ciel, droite comme une fumée aromatique, et j’ai commencé à saisir intuitivement toute la grandeur, toute la beauté mystérieuse des Simples…

Ah ! qu’on était loin de la course aux gros sous sous le ciel barbouillé d’encre de la Ville !

Je suis entré dans Marrakech, la cité rouge, trois fois ceinturée de remparts, et, du haut de la casbah d’Agadir, j’ai longuement regardé l’Océan qui berçait ses eaux vertes comme pour séduire l’ardente terre barbaresque…

L’Amérique ? J’y viens, Mon Sieur ; si je la connais ? Depuis Punta-Arenas, dans le détroit de Magellan, jusqu’à Point-Barrow, à l’extrême pointe de l’Alaska…

Ce que je faisais ? Hé donc ! toujours mille métiers, mille misères !

J’ai fait des conférences sur la littérature française, lorsque le microbe littéraire prenait l’offensive. Entre temps, j’étais mineur aux mines d’or, meneur de chiens et conducteur de traîneau.

J’ai même représenté officiellement le Gouvernement de la République dans une grande foire, quelque part, là-bas, dans l’extrême Far-West. C’était la guerre ; comme sept conseils de révision n’avaient pas voulu de moi pour les armées, je fis « de la propagande » ; c’était avant l’intervention américaine. Mais voilà, pour « la propagande », il y avait un tas de braves gens « service armé » à qui l’air de l’Amérique était favorable. Je fus « ce pelé, ce galeux, haro… » ! De quoi se mêlait-il, celui-là ? On me le fit bien voir… Le chœur des vieillards célébra sa victoire en dansant, sur le mode antique, la danse du scalp.

J’avais la bouche amère, comme après boire ; j’aurais pu me fâcher, raconter les petites fripouilleries qui sont monnaie courante… Bah ! À quoi bon !

Je me suis enfoncé dans les solitudes vierges du Grand Nord. Là, j’ai goûté vraiment le repos de ma chair et le repos de mon âme. La vie était rude, mais j’avais la santé physique et morale.

Au fait, c’est pour cela que je suis ici. Voici, Mon Sieur, quelques papiers (eh ! oui, toujours le fameux microbe), j’ai noté là, par à-coup, les heures de paix et de solitude, les heures mornes aussi où la désespérance agrippe le cerveau.

Vous lirez ces choses… oui, merci, mais je voudrais plus encore.

Moi, voyez-vous, Paris, ses combinaisons, ses truquages, c’était bon pour ma carcasse de vingt ans ; aujourd’hui, non… je lâche tout… oui, Mon Sieur, je m’en retourne vers le Grand Silence Blanc de ma terre qui paye. Vous lirez, vous verrez ; une fois qu’elle vous tient, c’est pour toujours…

Je voudrais…

Pour la première fois ? mon interlocuteur s’arrêta ; il hésita, puis se décidant :

— Je voudrais que vous le fassiez paraître… si cela est possible… quelque part… Je ne le saurai pas, mais ça me fera plaisir tout de même.

À moins que vous trouviez la chose insuffisante, auquel cas je vous demanderai de ne pas tenir compte de ma démarche et de jeter au feu ces feuillets inutiles. »

L’homme se leva, prit son manuscrit, le posa sur la table, se baissa pour prendre son chapeau et dit encore :

— Je vous salue… Mon Sieur !

Arrivé à la porte, il se retourna, fit trois pas en avant :

— À propos, si la chose paraît, excuse me, encore un service : je voudrais que vous mettiez un nom sur la première page… Tempest… Qui c’est ? mon chien, parbleu ! Croyez-vous que je dédie mon bouquin à un homme !

Il leva les épaules et sortit…



Ai-je rêvé cette scène singulière ?

Pourtant, le manuscrit est là… L’écriture n’est pas très nette, nerveuse, presque illisible ; au diable soit l’animal !… S’il croit que je vais déchiffrer ces hiéroglyphes… il peut aller au bout du monde, lui et son manuscrit…

Et cependant, je l’ai lu et tel que je l’ai lu, je l’offre au public et je supplie les lecteurs de croire que je n’y ai pas changé une virgule ; j’ai, tout au plus, corrigé les épreuves…