Le Grand Silence blanc/La suprême sagesse ou le secret du bonheur

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 63-73).



III

LA SUPRÊME SAGESSE OU LE SECRET DU BONHEUR


Si vous vous ennuyez sur le Yukon et que vous redescendiez à la côte vers la Chilkoot pass, n’allez jamais du côté des îles de l’Amirauté et si, par hasard, le démon des voyages vous pousse, ne traversez pas le chenal et n’entrez jamais dans l’île Baranov.

Où c’est ? Au bout de la terre naturellement, pas au bout, au bout, j’exagère, mais vers le 57e degré de latitude nord.

À l’ouest de l’île, si votre mauvaise chance vous amène là, vous dénicherez une ville qui porte le nom des Indiens indigènes, Sitka ; les Russes essayèrent bien, lorsqu’ils la fondèrent, de lui donner le nom de Novo-Arkangelsk, mais Novo-Arkangelsk, c’était trop difficile à prononcer, on a adopté Sitka. Sitka, c’est un nom civilisé… A-t-on idée de ces Russes !

Mais, ce n’est pas la question ; quand je dis dénicher la ville, je dis bien dénicher. Lorsque vous venez par la mer, vous ne voyez rien : des flots, des écueils masquent la cité, vous n’apercevez à l’horizon que le mont Edgecumbe, debout comme une gigantesque sentinelle, et la base occidentale du volcan Vestoria.

Lorsque vous avez doublé l’île Japonaise et suivi un long chenal tortueux, dans le fond, apparaît la crique de Sitka et la ville en amphithéâtre.

Le mot est grand, la chose petite ; voyez d’ici un amphithéâtre de cinq à six cents méchantes cabanes de planches ajustées ou de rondins de sapins !

Une église qui tient du minaret et de l’isba autour de laquelle se groupent les maisons. Telle est Sitka.

Mais que vous importent ces détails ? Vous n’irez jamais là-bas, gentlemen, heureusement pour vous…

Moi, j’ai voulu voir… J’ai traîné mon ennui par les rues de la ville ; par les rues, c’est une façon de parler, dans les bars est plus exact.

Or, un soir, j’étais accoudé à la balustrade en bois qui domine de quinze pieds la grande salle où l’on danse, au Northern, un fameux bar, entre nous.

Dans le fond l’orchestre, représenté par un orgue mécanique ; à droite, le comptoir où trônait master John Sulivan, une épaisse brute qui, entre deux rasades, glapissait : « Allons, garçons, choisissez vos cavalières, fifty cents le tour. » Ici, ça ne coûte que cinquante sous ; à Skagway, à Dyea, à Dawson, la polka ou la valse se paye un dollar… mais à Sitka, il y a plus de marchandises que d’acheteurs ; la loi de l’offre et de la demande joue… l’offre dépasse la demande, alors le produit est en baisse…

Les dancing-girls de Sitka ? Pfut, la même chose que celles de là-haut, un peu plus fripées, peut-être, parce que plus misérables… Dieu les garde tout de même !

Je n’aime pas tourner en rond ou piétiner sur place, même lorsque cela ne coûte que cinquante sous.

Ce soir-là, de nombreuses dancing-girls étaient inoccupées, faute de clients. Elles étaient assises, leurs robes pailletées cachées sous de vastes fichus de laine ; jamais la ressemblance avec un morne bétail ne m’avait paru aussi rigoureusement identique.

Cependant quelques matelots — débarqués la veille d’un steamer de San-Francisco, qui ravitaille toute la côte depuis l’archipel de la Reine-Charlotte jusqu’à Saint-Paul, l’île des Phoques — s’en donnaient à cœur-joie ; les chers garçons s’excitaient du rire et de la voix et menaient grand bruit pour prouver qu’ils étaient heureux.

Je dois rendre grâce à l’un d’eux qui avait renouvelé ma provision de mixture. Je n’avais pas fumé de bon tabac depuis des mois… et j’étais là, ne pensant à rien — il faut le dire — savourant l’herbe à Nicot, dont la fumée faisait des ronds bleuâtres qui allaient en s’amincissant…

Le tableau est très net dans ma mémoire. Je suis là, l’orchestre fait rage, les pieds des danseurs frappent, en cadence, le parquet ; les rires fusent, celui des femmes, aigre, celui des hommes, gras, avec sur tout cela, la voix enrouée de l’hôte qui excite son public à la consommation.

Je devine plutôt que je sens un frôlement… C’est mon ami Hong-Tcheng-Tsi, que j’ai connu dans la Chinatown de San-Francisco.

Mon ami Hong-Tcheng-Tsi est un Chinois qui a su résister à tous les décrets et prohibitions du gouvernement américain qui, pour se débarrasser de la concurrence des jaunes, a expulsé tout simplement les fils de la Céleste République.

Comment ? à la suite de quelles compromissions avec le shérif, Hong est-il resté ? Je n’entreprendrai pas de vous le conter.

Ce que je sais, c’est que les autres sont partis, lui est là…

C’est un vieillard alerte, vif, fluet. S’il porte des lunettes d’or ? Cette question ! Parbleu, comme tous les Chinois cossus et, vous pouvez m’en croire, Hong-Tcheng-Tsi est un Chinois cossu. Ce qu’il vend ? Je vous avoue que je n’en sais rien. Mais je vous affirme que Hong est un commerçant considéré même des Yankees. Si vous me pressez davantage, je vous dirai que je le soupçonne de se livrer à l’usure et au trafic de la drogue.

Je vous vois rire, de la drogue ? S’il y a un Chinois, il doit y avoir de la drogue, évidemment…

Hong-Tcheng-Tsi est tout près de moi. Sa voix aigrelette murmure :

— Ça ne vous intéresse pas ?

— Pas à la folie.

— Je vois ça… Il ne faut pas rester ici.

— Où aller, pour être plus mal ?

— Chez moi, si vous voulez…

— Oh ! alors…

Hong glisse sur le parquet, c’est sa façon de marcher ; je le suis à trois pas.

La porte ouverte, la pluie nous gifle le visage.

Le Fils du Ciel, philosophe, relève le col de son paletot. Moi, j’ai ma veste en peau de renne, mais je maugrée :

— Damné temps !

Comme si je n’avais pas l’habitude. Je dois vous avertir, puisque j’ai oublié de le faire, qu’il pleut à Sitka 285 jours… je dis bien, vous n’avez pas la berlue, deux cent quatre-vingt-cinq jours par an. Les statistiques sont là, vous n’allez pas nier les statistiques, je suppose.

Dire que plus au Nord, on aperçoit la cime d’une montagne qu’on a appelée Fairweather : le beau temps… Les explorateurs ont certainement voulu se payer notre tête.

Il pleut à torrents. Hong-Tcheng-Tsi sautille, j’enfonce mes lourdes bottes dans la boue liquide, je jure tous les démons de l’enfer… Hong chemine maintenant près de moi ; dans une ornière, je perds pied ; d’une poigne qu’on n’aurait pas soupçonnée chez un homme de son âge, Hong-Tcheng-Tsi me remet, debout.

Du cône du Vestoria sortent des jets de flammes. Le spectacle du volcan serait pittoresque si l’on avait le temps ou plutôt si le temps était plus agréable…

Je continue à pester. Pourquoi diable, suis-je allé écouter ce vieux fou ? N’étais-je pas heureux dans le bar ? J’avais chaud, j’avais une pipe… Ah ! les hommes ne sont jamais satisfaits de leur sort…

— C’est ici, fait mon ami.

Ma foi ! la maison paraît confortable et de bon accueil, ma physionomie s’éclaire, je deviens moins maussade.

— Entrez.

Le vieillard s’efface et je pénètre dans sa demeure. La porte soigneusement refermée, deux serviteurs chinois se précipitent. Hong-Tcheng-Tsi donne des ordres dans sa langue natale, ce dont il s’excuse auprès de moi.

Les serviteurs font diligence, l’électricité brille, doucement voilée par des lanternes multicolores. Maintenant, ils sont là ; l’un d’eux, avec adresse, enlève mes bottes boueuses. L’autre a pris ma veste de cuir et m’a passé une robe aux manches larges et souples. Il n’y a que les Chinois pour savoir s’habiller sans gêne aucune.

Je ris de me voir ainsi attifé ; cela doit être drôle, en effet, car Hong-Tcheng-Tsi plisse ses yeux bridés, ce qui est sa façon de sourire.

Les serviteurs ont disparu. Hong me convie à prendre place auprès de lui sur des coussins aux soies vives. Il frappe dans ses mains. Une poupée chinoise est là ; par où est-elle entrée ? Mystère.

Du thé et des pipes… C’est ce que le maître a dû commander, car la poupée est sortie et déjà revenue apportant ces choses.

La petite flamme crépite… La poupée est restée. Elle est assise à croupetons, elle a l’air vraiment mécanique ; d’une main experte, elle prépare la boule, la grille à la courte flamme… Elle tend la première pipe…

Hong avec politesse renouvelle ses excuses… Du thé, il n’a jamais d’alcool ; de l’opium, il ne m’en offre pas. Il me juge probablement indigne de pénétrer les arcanes de la sacrée drogue. Au fond, je préfère ; je sors ma pipe de terre et avec la permission de Hong, je fume…



Depuis combien d’heures je suis là ? Je ne sais. Je ne pense à rien. Je n’ai pensé à rien et Hong-Tcheng-Tsi a respecté ce qu’il croyait être ma rêverie.

Mais j’ai fini par m’ennuyer. J’ai fumé comme la cheminée d’un steamer, j’ai la bouche pâteuse, la gorge irritée… je tousse. Par déférence, Hong s’arrête de fumer. Il délaisse le bambou et s’informe de ma santé.

Dieu qu’il est drôle ce magot vivant, qui, dans la contrée la plus abominable du monde, est arrivé à s’évader des contingences humaines et à vivre son rêve !

Mes yeux regardent ce raffiné de civilisation avec stupeur.

Il perçoit toutes mes idées ; c’est étonnant comme ce diable d’homme lit en moi… ça me gêne. Je ferme les yeux.

Alors, Hong-Tcheng-Tsi dit :

— Laissez vos paupières ouvertes, mon fils ; tant que Bouddha nous ordonne de vivre, ne voilons pas la beauté du regard. Tout vieillit, en nous, avec l’heure qui marche, notre cœur, notre corps surtout, le visage, la bouche comme un arc qui se détend, le menton qui se creuse ou s’amollit dans la graisse, les oreilles qui se ratatinent comme de vieilles choses brûlées, les mains qui se plissent, les doigts qui se nouent, seuls les yeux ne vieillissent jamais.

Ces choses vous paraissent toutes simples et pourtant vous n’y aviez pas arrêté votre pensée avant. Pourquoi ? Parce que vous êtes d’une race qui n’observe pas.

Vos hommes qui se croient les premiers des hommes ne sont que des enfants. Vos savants en sont à la première lettre du livre de science ; vos lettrés, des gâcheurs de copie qui manient le roseau d’une main inexperte ; vos artistes, quels monuments ont-ils élevés qui soient durables ? Votre Vénus de Milo est une robuste femelle. Et votre Parthénon ne vaut pas un des piliers d’Angkor…

Vous êtes habiles dans l’art des duperies ; pour une parole chinoise, vous avez dix actes, parafés par les scribes, et la parole chinoise est cependant la plus certaine.

Vous êtes un peuple puéril, chacun sait que l’enfance a des mauvais penchants ; nous avons eu le tort de vous montrer l’art de faire du bruit avec de la poudre. Comme des garnements, vous vous en êtes servi pour vous entre-tuer. Du reste, tout ce que Bouddha vous inspira pour être heureux, vous l’avez détourné de sa source pour le diriger vers la Mort.

Vous portez en vous le germe de toutes les destructions. Enfants, qui ne serez jamais des hommes. »

Il parle et sa voix fluette coupe avec la dureté et le tranchant de l’acier… Une fumée monte du creuset en bronze, la poupée est toujours accroupie, hiératique, le visage fermé.

Et mon regard s’arrête sur un petit groupe de porcelaine, un groupe bizarre que je ne distingue pas très bien.

Hong-Tcheng-Tsi devine ma préoccupation. Il donne un ordre, la poupée me tend la statuette… Ce sont trois singes assis ; l’un d’eux, celui de gauche, a ses pattes devant sa bouche ; celui du milieu les a devant les yeux ; celui de droite ferme de ses poings minuscules ses oreilles.

— Cela vous intrigue ? Sachez simplement que ceci est le secret du bonheur de notre race. Ce groupe représente à nos yeux la suprême sagesse :

Ne pas parler.
Ne pas y voir.
Ne pas entendre.

La poupée chinoise a pris dans mes doigts le groupe de porcelaine fragile et l’a remis en place. Les petites bêtes sont là-haut, faisant leur geste immuable et consacré. Celui qui n’entend pas et celui qui ne parle pas ont l’air de me regarder d’une façon impertinente…

La suprême sagesse ? Allons donc… et je cherche en moi l’argument qui réfutera les témoignages que mon ami Hong-Tcheng-Tsi ne va pas manquer de me servir à l’appui de sa thèse… Je ne trouve rien… et mon hôte a repris sa fumerie silencieuse…

À la soixantième pipe, comprenant ma pensée et y répondant, Hong-Tcheng-Tsi soulève péniblement sa tête et me dit :

— La preuve que nous possédons la suprême sagesse ? Un seul exemple, voulez-vous ?

— J’attends.

Et Hong-Tchen-Tsi ajoute placidement :

— La preuve, c’est que nous avions découvert l’Amérique bien avant Christophe Colomb ; seulement on s’était bien gardé de le dire.

Et la tête de Hong-Tcheng-Tsi retombe, faisant une tache blanche sur la soie vive des coussins.