Le Grand Silence blanc/Les « pourquoi » de Kotak, Esquimau Inuit

J. Ferenczi & Fils, éditeurs (p. 75-79).


IV

LES « POURQUOI » DE KOTAK, ESQUIMAU INUIT


— Avoue que tu habites un drôle de pays.

Tu te prétends un homme libre (les hommes blancs sont immodestes et se croient toujours les premiers des hommes), cependant cette chose-ci, il ne faut pas la faire, cette chose-là, non plus. Que te reste-il ? Rien.

Tu compliques à plaisir ton existence, pourquoi ?

Vous avez des shérifs, des policemen, pourquoi ?

Le raisonnement des êtres primitifs est pareil à celui des enfants, sa logique est impitoyable et je dois reconnaître que j’étais fort embarrassé de répondre à mon ami Kotak, qui me posait ces interrogations, tout en entaillant avec un couteau une défense de morse.

Ceci se passait chez les Esquimaux Inuit, campés à l’extrême pointe que l’Amérique enfonce dans l’Océan Glacial et que les géographes ont dénommée Point-Barrow.

Autour de nous, hérissant le sol, gisaient des carcasses de baleines qui avaient une vague ressemblance avec des cales de cargos en construction. C’est là que les indigènes arriment leurs canots.

J’affûte la pointe d’un harpon et affecte d’être absorbé par l’unique souci de mon travail, afin de ne pas avoir à répondre.

Mais Kotak est tenace.

— Je voudrais bien le connaître, ton pays. Si j’en juge par ce que j’ai vu à Dawson…

Je l’interromps brusquement :

— Tu connais Dawson, toi ?

— J’ai remonté le Yukon, parfaitement, avec la face-blanche-qui-vendait-des-prières, et si ton pays ressemble à Dawson, je ne te fais pas mon compliment.

Il y a plus de décrets et de règlements affichés dans l’Office du shérif que jamais Tounya, l’esprit qui vit dans la terre, dans l’eau et dans le ciel, n’en édicta pour le bonheur des hommes.

Pourquoi travailler tout le jour aux rudes tranchées de la mine pour disperser la pierre jaune si péniblement acquise en quelques instants sur un coup de dé ? Pourquoi ?

Pourquoi boire quand on n’a plus soif ? Dis.

C’est étonnant ce que l’affûtage de ma pointe d’acier m’absorbe de plus en plus.

Mais Kotak continue :

— L’homme-blanc-qui-vendait-des-prières me grondait lorsqu’il me voyait polir mon bâton d’ivoire qui sert à éloigner les maléfices de Kiolya, l’Esprit de l’aurore boréale. En revanche, il voulait que j’embrasse le double bâton de bois sur lequel est attachée la face-pâle-suppliciée, pourquoi ?

— Tu m’agaces, Kotak.

— Ne te fâche pas, et dis-moi : pourquoi enfermez-vous les petits enfants dont l’Esprit a pris les parents dans des prisons au lieu de les confier comme cela se fait chez nous aux plus riches familles ?

« Pourquoi vous battez-vous pour déplacer la pierre qui borne votre domaine ?

Toute la terre est à nous, la mer aussi, tout appartient à chacun, sauf le Kayak qui est nôtre, puisque nous l’avons creusé de nos mains.

Les femmes de Dawson dansent, boivent des choses fortes et fument le tabac, vous les méprisez ; nos femmes préparent nos armes, elles ont les mêmes droits que nous. Aucune grande chasse n’est décidée sans elles, elles nous accompagnent dans nos aventures.

Où est ta femme, à toi ? »

Cette question précise me laisse bouche close, j’avoue que je n’avais pas prévu le cas où l’on me demanderait pourquoi je n’ai pas amené de femme voir ce qui se passait à Point-Barrow par 39 degrés de froid, aux environs de l’année 1916.

Kotak, impitoyable et triomphant, poursuit :

— Et les vieillards, qu’en faites-vous ?

Je surprendrais fort mon camarade si je lui disais que, dans mon pays, où la compétence exige la sénilité, les vieillards occupent les premières places, défendant unguibus et rostro les prébendes acquises, que ce sont eux qui président aux destinées de l’État et donnent le ton à la politique, ou plus simplement à la littérature.

Je me garde bien de dire ces choses qui mettraient en déroute l’esprit simple de Kotak, Esquimau Inuit, vivant aux dernières contrées habitables du monde.

Kotak ajoute froidement :

— Chez nous, les vieillards, on les mange.

Cette fois, c’en est trop, j’interviens et le rudoie ; j’essaye de lui faire comprendre toute l’horreur de sa conduite, mais Kotak n’est pas ému pour si peu. Il m’explique :

— Aux bonnes pêches, aux chasses heureuses succèdent les périodes de famine : on supprime alors les bouches inutiles. Ce sont les vieux eux-mêmes qui demandent à mourir.

Nous ne sommes pas des barbares, nous leur évitons de voir la mort en face ; on les empoisonne, un jour, sans qu’ils s’en doutent, puis on leur tranche la gorge et on les donne en pâture à nos chiens.

— À vos chiens ?

— Bien sûr, et puis les chiens, c’est nous qui les mangeons.

Ce jour-là, je ne poursuivis pas l’entretien plus avant.