Le Gouverneur/7
VII
Les jours suivants, il n’y eut pas de lettres. Comme par un accord tacite, le flot des missives cessa brusquement et ce silence était bizarre et inquiétant. Mais on sentait qu’il n’était pas définitif et que quelque chose se continuait dans l’ombre. Les jours s’écoulaient rapidement, on eût dit le battement de grandes ailes ; quand elles s’élevaient, c’était le jour, quand elles s’abaissaient, c’était la nuit.
Par deux fois, Marie Pétrovna reçut le préfet de police en dehors des heures réglementaires. Dans l’antichambre, tout en tendant le bras à l’huissier pour que celui-ci l’aidât à retirer son pardessus, le Brochet l’avait énergiquement insulté, à mi-voix, comme s’il eût parlé à son cocher ou à un agent de police. Une fois débarrassé de son paletot, il enfila un gant frais ; alors penchant sa tête pommadée vers les favoris de l’huissier et découvrant ses dents pourries et jaunies par le tabac, il lui fourra dans le nez sa main à demi-gantée. Il agit à peu près de même avec le valet de pied, mais un peu moins brutalement. Puis, il prit un air grave et distingué et se mit à monter l’escalier.
Autrefois il n’aurait jamais osé réprimander les domestiques du gouverneur sous quelque prétexte que ce fût ; mais maintenant il trouvait que c’était permis, indispensable même. La veille on avait arrêté devant le perron de la maison un individu très suspect : le matin, il avait suivi de loin le gouverneur dans sa promenade à pied ; puis il avait rôdé autour de la maison toute la journée ; il avait regardé par les fenêtres inférieures, s’était caché derrière les arbres ; bref, sa conduite était plus qu’étrange. On n’avait rien trouvé sur lui, ni armes, ni papiers ; il se nommait Patikof, pelletier de profession ; mais il donna des explications embrouillées et fausses ; il assurait qu’il n’avait passé qu’une fois devant la maison ; il semblait cacher quelque chose. En perquisitionnant dans son atelier, on ne trouva que des débris de pelleterie, une jaquette de lycéen presque achevée, les instruments nécessaires à sa profession, des ustensiles de cuisine ; nulle arme, point de papiers ; le cas était très bizarre et ne fut jamais éclairci. Et personne dans la maison du gouverneur, ni l’huissier, ni les valets de chambre, n’avait remarqué cet homme qui avait passé une dizaine de fois devant la grande porte d’entrée ; pendant la nuit, un agent de police avait essayé d’ouvrir la porte ; elle n’était pas fermée à clef ; il était entré dans la loge de l’huissier, avait fait une marque au mur pour prouver qu’il était réellement parvenu jusque-là et était sorti sans être remarqué. L’huissier expliqua le fait par un oubli de sa part ; mais une pareille négligence était impardonnable au moment où tout le monde prévoyait un attentat.
— Je suis dans une position impossible, Excellence, disait le préfet de police à Marie Pétrovna, en serrant sur sa poitrine son gant blanc, Son Excellence refuse positivement toute escorte, et ne veut même pas en entendre parler ; les agents sont éreintés, passez-moi l’expression, à force de suivre Son Excellence ; et cela, sans résultat, car n’importe quel vaurien peut se poster derrière une haie ou à un coin de rue et blesser Son Excellence avec une pierre. Et, s’il arrive quelque chose, ce qu’à Dieu ne plaise, on dira : c’est la faute du préfet de police, le préfet de police n’a pas pris de mesures ; et pourtant, que puis-je faire contre la volonté expresse de Son Excellence ! Mettez-vous à ma place, Excellence, pardonnez-moi l’expression ; j’ai envie de donner ma démission, Excellence !
Il se trouva que le Brochet avait un plan déjà tout élaboré ; le gouverneur devait prendre un congé de deux ou trois mois, pour cause de santé et s’en aller aux eaux, à l’étranger ; en ville, tout semblait calme ; à Pétersbourg on était bien disposé envers le gouverneur et on ne ferait pas d’objections.
— Sinon, je ne réponds de rien, Excellence ! termina le préfet avec sentiment. Il y a une limite aux forces humaines, Excellence ; et je vous le dis en toute franchise : autrement, je ne réponds de rien. Dans deux ou trois mois, tout sera oublié et Son Excellence pourra revenir sans danger. Vers cette époque, une troupe italienne d’opéra viendra ici, nous irons l’entendre et Son Excellence pourra se promener tant qu’elle voudra !
— Dieu sait quelle troupe ce sera ! dit Marie Pétrovna, mais elle acquiesça à la proposition du préfet de police, car elle était très inquiète.
Dans l’antichambre le préfet se remit à morigéner le portier, mais à haute voix, cette fois-ci, sans se gêner :
— Tu verras ! Je te couperai tes favoris, vilain museau ! Tu as des favoris comme un conseiller d’État, fils de chien, et tu crois qu’on peut laisser la porte ouverte. Je te ferai danser !
Le même soir, Marie Pétrovna demanda à son mari de l’accompagner à l’étranger avec ses enfants.
— Je t’en prie, Pierre, dit-elle d’une voix lassée en fermant ses grandes paupières jaunâtres ; la peau basanée de ses joues poudrées faisait des plis tombants, comme ceux des chiens couchants. Tu sais que je souffre constamment des reins ; Karlsbad m’est indispensable.
— Tu ne peux donc pas y aller avec les enfants sans moi ?
— Mais non, Pierre, à quoi penses-tu ? Je serais trop inquiète sans toi. Je t’en prie, viens avec nous.
Elle ne disait pas pourquoi elle serait inquiète, car c’était compréhensible. Pierre Ilitch consentit volontiers au voyage ; elle en fut très étonnée, car dans les circonstances habituelles, il suffisait qu’elle demandât quelque chose pour qu’il discutât et répliquât.
— Ce ne sera pas de la lâcheté, non, pensa le gouverneur. Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de ce voyage ; peut-être a-t-elle effectivement besoin de se soigner, elle est jaune comme un citron. Il leur reste assez de temps s’ils veulent me tuer ; et s’ils n’agissent pas c’est que c’est moi qui aurai eu raison. Et alors je donnerai ma démission, je m’installerai à la campagne et ne m’occuperai plus que de mes serres.
Mais tout en pensant ainsi, il ne croyait ni au voyage, ni aux serres ; peut-être était-ce pour cela seulement qu’il avait consenti à partir. Du reste, il perdit aussitôt de vue ce projet, comme s’il n’était pas question de lui, et de jour en jour il remettait l’envoi de la demande de congé ; il se fixait une date pour l’écrire, l’oubliait et s’en souvenait deux jours après. De nouveau, il décidait d’accomplir cette formalité et cependant il négligeait opiniâtrément de s’en occuper. Tranquillisée, Marie Pétrovna ne le pressait pas trop de partir ; ses toilettes d’automne n’étaient pas prêtes, et les discussions avec les couturières demandaient un certain temps. Zizi, non plus, n’avait pas de robes.
Dans le silence qui entourait le gouverneur depuis le brusque arrêt des lettres, il y avait quelque chose d’inquiétant, comme une vague et sourde menace. On aurait dit la sensation qu’on éprouve dans une chambre vide, quand des gens parlent derrière la cloison et qu’on ne distingue pas leurs paroles. Et lorsqu’arriva une lettre — une dernière lettre attardée — il la prit comme s’il l’attendait ; il s’étonna seulement de ce qu’elle fût contenue dans une enveloppe étroite, de couleur tendre, avec un myosotis au revers. Elle n’était pas venue de jour, comme les autres, qui avaient été mises à la boîte le soir ou la nuit, mais par le courrier du soir, par conséquent elle avait été envoyée quelques heures auparavant. La petite feuille de papier était aussi de couleur tendre et ornée d’un myosotis bleu ; l’écriture était soignée, nette, mais le bout des lignes descendait souvent, comme si celle qui avait écrit n’était pas très sûre de savoir correctement partager les mots en syllabes et préférait les écrire en entier, en toutes petites lettres. Parfois, bien avant d’arriver au bord du papier et prévoyant que la place ferait défaut, la ligne commençait à s’incliner et cela faisait songer à une pente neigeuse, où les enfants glissent à la queue leu leu, les plus petits en avant. La lettre était signée : « Une lycéenne ».
« Hier, j’ai rêvé de votre enterrement et je me décide à vous écrire, quoique ce soit mal et que j’offense ainsi les pauvres ouvriers et les petites filles que vous avez tués. Mais vous êtes aussi un homme malheureux, digne de pitié ; c’est pourquoi je vous écris cette lettre. J’ai rêvé qu’on vous avait placé non pas dans un cercueil noir, comme on le fait pour les vieillards et en général pour les grandes personnes, mais dans un blanc cercueil de jeune fille ; des agents de police vous portaient, sur leurs têtes, le long de la « rue de Moscou ». Et derrière le cercueil, il n’y avait que des agents de police et aucun de vos parents, ni personne d’autre ; et les fenêtres et les portes, devant lesquelles on vous portait, étaient toutes fermées par des volets, comme la nuit. C’était si terrible que je me suis réveillée et me suis mise à réfléchir. Et ce sont ces pensées que je vous écris. J’ai pensé qu’en effet, vous n’aviez personne pour vous pleurer quand vous serez mort. Ceux qui vous entourent ne sont que des égoïstes au cœur sec qui ne s’intéressent qu’à eux ; et ils seront peut-être contents de votre mort, parce qu’ils désirent prendre votre place. Je ne connais pas votre femme, mais je ne crois pas qu’on puisse trouver des personnes compatissantes et bonnes dans votre monde pourri par la vanité et la soif des plaisirs. Quant aux gens honnêtes, aucun d’eux ne vous accompagnera au cimetière, car ils sont tous révoltés par votre manière d’agir envers les ouvriers ; j’ai même entendu dire que l’on voudrait vous exclure du club, mais qu’on craint les autorités. Le service funèbre n’a aucune importance, car notre évêque, comme vous le savez vous-même, célébrerait une messe de requiem pour un chien, si on le payait en conséquence. Et alors, j’ai pensé que vous n’ignoriez rien de tout cela, sans même que je vous l’écrive ; mais j’ai eu terriblement pitié de vous, comme si je vous connaissais personnellement. Je ne vous ai vu que deux fois : une fois, à la « rue de Moscou », il y a bien longtemps ; puis, à notre fête scolaire, à laquelle vous avez assisté avec l’évêque ; mais vous ne pouvez pas vous souvenir de moi. Je vous jure que je prierai pour vous, que je vous pleurerai comme si j’étais votre fille, car j’ai grand pitié de vous.
P.-S. — Brûlez cette lettre, s’il vous plaît. J’ai grand’, grand’pitié de vous. »
Pierre Ilitch prit la petite fille en affection. Très tard dans la nuit, avant d’aller se coucher, il traversa le grand salon obscur et sortit sur le balcon, d’où il avait fait signe avec son mouchoir blanc. Le temps était froid et pluvieux et la nuit assombrie par une épaisse brume automnale ; l’opacité des ténèbres faisait sentir combien le soleil était lointain et caché pour longtemps. À gauche, devant le perron, deux grandes lanternes à réflecteurs brillaient, leur éclat perçait l’ombre sans la dissiper ; elle restait épaisse, pesante, immobile. La ville dormait déjà sans doute, car, dans toute la rue, il n’y avait point de fenêtre éclairée ; personne ne passait. Quelque chose reluisait vaguement sous un réverbère, une flaque d’eau peut-être. Le lycée était vide depuis longtemps ; sans doute la petite fille, après avoir étudié ses leçons, s’était couchée et dormait quelque part, dans cette étendue noire et pleine de silence. C’est de là que venaient les menaces et les lettres, c’est de là que viendrait la mort — mais c’est là qu’il y avait une enfant endormie, qui le pleurerait.
Comme tout était calme, sombre, paisible !