Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 137-155).
VIII

Quinze jours avant sa mort, le gouverneur reçut un paquet enveloppé de toile, d’une valeur déclarée de trois roubles. Lorsqu’on l’ouvrit, on trouva une machine infernale, un engin plein de poudre et disposé de manière à sauter quand on le toucherait. Mais l’appareil était si mal combiné par les mains d’un amateur maladroit, qui n’avait sans doute jamais vu de projectiles de ce genre, qu’aucune explosion n’était possible. Et il y avait quelque chose de cruel et de terrifiant dans cette naïveté : on eût dit que la mort étendait ses tentacules et les agitait dans les ténèbres, comme si elle était aveugle. Le préfet de police donna l’alarme et Marie Pétrovna insista auprès de son mari pour qu’il envoyât le jour même à Pétersbourg sa demande de congé ; elle se rendit en personne chez la couturière et écrivit de son propre chef une lettre en français, pleine de terreur, à son fils.

Et, sans que personne eût pu dire quand cela arriva, si c’était ce jour-là, un peu avant ou un peu après, une transformation étrange et absolue se produisit chez le gouverneur et lui donna un nouvel aspect. Il était bien le même, mais son visage et les jeux de sa physionomie exprimaient la vérité ; c’est pourquoi il semblait que sa figure était nouvelle. Il souriait de ce qui le laissait indifférent jadis, il était mécontent de ce qui lui plaisait autrefois, indifférent et ennuyé là où il manifestait jadis de l’intérêt et de l’attention. Il devint aussi bizarrement véridique dans ses sentiments et ses manières : il se taisait quand il en avait envie, s’en allait s’il le désirait, se détournait d’un interlocuteur dès que celui-ci devenait ennuyeux. Et ceux qui, pendant de longues années, avaient été sûrs de posséder son affection et son amour, de connaître tous ses sentiments et son humeur, se sentirent soudain abandonnés, mis de côté et tout à fait ignorants de ce qu’il éprouvait. Subitement, tous les sourires, les saluts, les poignées de mains, les regards amicaux disparurent en même temps que les petites parenthèses habituelles du discours : les « s’il-vous-plaît », « mon ami », « mon cher », « vous me rendez un grand service » — tout enfin ce qui constituait la figure coutumière du gouverneur — et les gens étaient frappés de cette métamorphose étrange et terrible. C’est ainsi que les fauves habitués à croire que les vêtements de l’homme constituent l’homme, sont étonnés quand ils le voient nu.

Dès que le gouverneur eut cessé d’être poli, le lien qui l’unissait depuis tant d’années à sa femme, à ses enfants, à son entourage, se brisa tout à coup, comme s’il eût été formé de sourires et de phrases. Pierre Ilitch ne les jugeait pas, il ne se mit pas à les haïr ; il ne trouva même rien de repoussant en eux ; ils étaient simplement tombés de son âme, comme les dents pourries tombent de la bouche, les cheveux de la tête, sans douleur, tranquillement, insensiblement. Il était mortellement isolé, lui qui avait rejeté le manteau de la politesse et de l’habitude, mais il ne s’en apercevait même pas, comme si pendant tous les jours de son existence longue et agitée, la solitude eût été son état naturel et inviolable, sa vie même.

Le matin, il oubliait de dire bonjour, le soir, de prendre congé ; et quand sa femme lui tendait sa main à baiser, et sa fille Zizi son front lisse, il semblait ne pas comprendre ce qu’il devait faire de cette main et de ce front. Lorsque des visites, le vice-gouverneur et sa femme, ou Koslof, arrivaient pour le déjeuner, il ne se levait même pas pour les accueillir, ne prenait pas un air enchanté et continuait simplement à manger. À la fin des repas, il ne demandait pas à Marie Pétrovna la permission de se lever, il s’en allait sans mot dire.

— Où vas-tu, Pierre ? reste avec nous, nous nous ennuyons. On va servir le café ! disait-elle.

Il répondait d’un ton calme.

— Non, j’aime mieux aller chez moi. Je ne veux pas de café.

Et l’impolitesse des paroles disparaissait sous la simplicité et la sincérité du ton. Le gouverneur refusa de regarder les robes neuves de Zizi ; il n’apparut plus au salon, laissant à sa femme le soin d’inventer des excuses ; il cessa complètement de s’occuper des affaires et d’entendre les rapports. Cependant, il donnait audience une fois par semaine, et écoutait chaque solliciteur attentivement, avec un intérêt presque impoli, en le toisant de la tête aux pieds.

— Vous êtes certain que ça vaudra mieux ainsi ? demandait-il ; et après avoir reçu une réponse affirmative du visiteur étonné, il promettait d’exaucer sa requête. À ce moment-là, il oubliait probablement que ses pouvoirs étaient limités ou s’en faisait une idée exagérée, car souvent il s’occupa d’affaires qui n’étaient pas de son ressort ; par la suite, le nouveau gouverneur eut beaucoup de mal à démêler les imbroglios qui se formèrent, d’autant plus que bon nombre de ces causes avaient un caractère d’intrigue inadmissible.

Pour tâcher de dissiper un peu la mauvaise humeur de son mari, Marie Pétrovna venait parfois dans le cabinet de travail du gouverneur, lui tâtait le front pour voir s’il avait la fièvre et se mettait à parler voyages. Mais il la renvoyait, simplement, sans politesse.

— C’est bon, va-t’en. J’ai envie de rester seul. Car enfin, tu as tes appartements, et moi, je ne vais pas chez toi !

— Comme tu as changé, Pierre !

— Sottise ! Sottise ! disait-il de sa voix de basse sonore et impérieuse, et il s’adossait au poêle froid. Va-t’en, va-t’en, et fais taire ton chien ; on n’entend que lui dans la maison.

De toutes les anciennes habitudes de Pierre Ilitch il ne lui était resté que celle des cartes ; deux fois par semaine il jouait au whist avec un plaisir évident ; il avait l’air sérieux et affairé ; quand son partenaire se trompait, il le réprimandait d’une voix tonnante :

— À quoi pensez-vous donc, Monsieur ? Car, moi, j’ai joué carreau ! grondait-il avec fracas, en roulant les r ; dans le petit salon, Marie Pétrovna saisissait au vol les paroles de son mari et souriait avec une condescendance lassée, en hochant la tête. Ses joues bistrées pendaient comme celles d’un chien couchant, la poudre de riz tombait de son visage et ses grandes paupières jaunes et bombées s’abaissaient, comme les volets de fer d’un magasin, et se relevaient de nouveau. Et, en cet instant, il lui semblait impossible à elle comme aux autres, qu’un homme qui jouait aux cartes pût être tué.

Et pendant les quinze jours qui précédèrent sa mort, le gouverneur attendit. Il avait sans doute encore d’autres pensées en tête, sur les choses habituelles, coutumières et passées, les vieilles pensées de l’homme dont le cerveau et les muscles se sont depuis longtemps durcis ; sans doute il pensait aux ouvriers et à la journée triste et terrible ; mais toutes ces réflexions, ternes et superficielles, étaient fugaces et disparaissaient rapidement de sa conscience comme les rides d’une rivière caressée par une légère brise. De nouveau et toujours, régnait l’attente silencieuse, calme et noire comme une eau dormante. Il lui semblait que c’était la politesse et l’habitude qui l’avaient lié aux pensées, comme aux gens ; et quand la politesse et l’habitude s’étaient effondrées, les pensées avaient disparu. Il était aussi solitaire dans son âme que dans sa maison.

Il attendait. Comme auparavant, il se levait à sept heures, faisait ses ablutions à l’eau froide, buvait du lait, et à huit heures, il accomplissait sa promenade habituelle ; chaque fois qu’il franchissait le seuil de sa demeure, il se disait que c’était la dernière fois, et la promenade se transformait en une chute incessante dans un gouffre inconnu. Revêtu de son manteau de général doublé de rouge, ses larges épaules redressées, l’air martial, sa tête grise un peu rejetée en arrière, il errait pendant deux heures dans la ville, devant les petites maisons noircies par la pluie, le long des palissades et des placettes interminables, devant les magasins et les boutiques dont les employés, transis de froid, saluaient avec respect. Sous le blond soleil d’octobre, comme sous la pluie fine et ennuyeuse, il se montrait invariablement dans les rues, fantôme majestueux et triste qui allait à grands pas fermes, cadavre qui cherchait sa tombe, d’une démarche solennelle.

Il posait ses pieds dans la boue et les flaques d’eau où la doublure rouge de son manteau se reflétait, il traversait tout droit les rues, sans faire attention aux sergents de ville qui le saluaient, ni aux voitures qu’il arrêtait d’un geste. Et si l’on avait pu suivre d’un point élevé son chemin d’attente journalière, on aurait vu que c’était un enchaînement de lignes droites et courtes qui s’enfonçaient les unes dans les autres et s’embrouillaient, telle une pelote piquante et brisée.

Il ne regardait pas souvent de côté et jamais en arrière ; et c’est à peine s’il voyait quelque chose devant lui, tant il était englouti par le gouffre sans fond de la noire attente ; il laissait bien des saluts sans réponse et bien des yeux effrayés se levaient sans s’arrêter sur son regard absent, aveugle et fixe. Longtemps après qu’il eût été tué, quand le nouveau gouverneur, un bel homme très poli, parcourait la ville en voiture au grand galop, entouré d’une escorte de Cosaques, beaucoup de gens se rappelaient l’étrange fantôme, que la vieille loi avait créé : un homme à cheveux gris, vêtu d’un manteau de général, qui marchait droit devant lui, dans la boue, la tête rejetée en arrière et le regard perdu au loin, tandis que la doublure de soie rouge se reflétait dans les flaques d’eau immobiles.

La foule qui se pressait dans les artères principales le fatiguait par sa curiosité importune ; et il préférait s’en aller par les ruelles étroites et sales avec leurs petites maisons basses à trois fenêtres, leurs palissades et leurs passerelles de planches glissantes, tenant lieu de trottoirs. Pendant ces journées — les dernières de sa vie — il avait constamment le même désir ; se rendre à la « rue des Fossés » et la traverser complètement, d’une extrémité à l’autre, aller et retour ; mais il ne se décida pas à le faire. C’était embarrassant et terrible : plus terrible que la mort. Et vaguement, il s’étonnait de ce qu’en septembre il passait dans cette rue sans peur, avec simplicité, et de ce qu’il souhaitait rencontrer quelqu’un à saluer.

Mais il y avait une rue à laquelle il revenait chaque jour et qu’il traversait sans hâte ; il ressemblait alors à un vieux général, bon enfant et un peu toqué, qui se promènerait tranquillement Cette rue conduisait au lycée des jeunes filles, et le matin, vers neuf heures, il y passait un grand nombre de lycéennes. Ce fut lui qui salua le premier, avec sérieux et respect, les écolières, même les plus petites, celles qui portaient de courtes robes brunes s’arrêtant aux genoux, celles qui avaient de menues jambes minces et d’immenses serviettes ; elles lui répondaient avec embarras. Les yeux myopes du gouverneur ne distinguaient pas les visages, et toutes ces figures, celles des petites comme des grandes, lui semblaient des fleurs qui auraient eu des chapeaux. Lorsque la dernière avait passé, il souriait doucement du côté gauche de sa bouche et prenait un air rusé ; mais, au tournant de la rue, il redevenait le cadavre qui cherche sa tombe, d’une démarche solennelle.

Les premiers jours, sur l’ordre du préfet de police, deux agents le suivirent à quelque distance ; le gouverneur ne les remarqua pas, car il ne se retournait jamais. D’abord, ils s’acquittèrent consciencieusement de leur tâche, répétant toutes ses allées et venues capricieuses ; mais bientôt ils se mirent à rester en arrière ; c’était lassant de suivre un homme qui revenait sans cesse aux endroits les plus dangereux. Et les agents s’arrêtaient chez des boutiquiers de leur connaissance, ou bavardaient avec les sergents de ville, s’ils ne se reposaient pas dans un cabaret ; parfois, ils perdaient de vue le gouverneur pendant une heure entière.

— Peu importe, il n’y a rien à faire ! disait pour se justifier l’un d’eux qui ressemblait à un membre du consistoire : il avait un maigre visage rasé de près et était sobre au plus haut degré. (Il mâchait vivement un petit pâté chaud, et, avant même d’avoir avalé le premier, il en prenait un autre sous le couvercle de métal.) — S’il est retombé en enfance et s’il va lui-même se jeter dans la gueule du loup, que pouvons-nous y faire, je vous le demande ?

— C’est pour la forme, répondit le cabaretier.

— Et le Brochet, qu’en pense-t-il ? demanda le second agent, un homme barbu et maussade ; il avait l’air d’un ancien propriétaire qui se serait ruiné en boisson ; mais, en réalité, c’était un escroc malchanceux. À grandes bouchées, comme un chien, il dévorait du jambon, du hareng, tout ce qui lui tombait sous la main ; il semblait manger avec lenteur, tandis qu’en réalité il avalait rapidement et beaucoup. De plus, il buvait de l’eau-de-vie ; mais jamais il n’était ivre ni rassasié.

— Hé quoi ? Le Brochet comprend bien, lui aussi, que nous ne sommes pas des anges des deux.

— C’est comme les chevaux dans un incendie : on veut les emmener, mais ils résistent ; ils aiment mieux griller que de marcher, reprit le cabaretier.

— Nous ne sommes pas des anges, répéta le premier agent en soupirant.

C’est vrai, ils ne ressemblaient pas à des anges, ces deux êtres médiocres et obscurs, et leurs mains n’étaient pas capables de repousser la montagne qui allait écraser un homme.

Au retour, en franchissant le seuil de sa maison, le gouverneur n’éprouvait aucune joie, il ne pensait même pas qu’il resterait en vie un jour de plus ; il acceptait le fait sans y réfléchir, comme s’il eût oubliée la signification de sa promenade ; et il attendait le lendemain avec un sombre sentiment d’expiation. Et les jours vides, oisifs, passaient terriblement vite, mais le temps n’avançait pas : on eût dit que la machine qui donnait des jours nouveaux s’était gâtée et qu’elle servait sans cesse le même jour. Le calendrier de la table à écrire, que le gouverneur effeuillait toujours lui-même, la veille le plus souvent, comme pour faire venir plus vite le jour suivant, s’était figé à une date ancienne, depuis longtemps passée ; parfois, en jetant les yeux sur ce chiffre noir et froid, il ne se rendait pas compte de ce que c’était ; il sentait une brûlure à la poitrine, une sorte de nausée et détournait vite son regard.

— Sottise ! se disait-il avec colère. Maintenant, quand il restait seul, il prononçait souvent des mots ordinaires, sans les relier à aucune pensée déterminée ; le plus souvent, c’était : « sottise » et « honte ».

Il n’avait pas peur de la mort et se la représentait sous son aspect extérieur seulement : on tirerait sur lui, il tomberait ; puis viendraient ses funérailles, en grand apparat ; derrière son cercueil, on porterait ses décorations, et c’était tout. Il voulait l’accueillir avec courage. Il ne pensait jamais à la survivance possible, à une autre vie ou à un jugement ; pour lui, tout finissait sur la terre. Il mangeait avec son appétit habituel et il dormait bien, sans cauchemar.

Mais une nuit c’était trois jours avant qu’il fût assassiné — il eut sans doute un rêve pénible, car il fut réveillé par ses propres gémissements, sourds et rauques. En entendant sa voix, qui lui parut extraordinaire et terrible, et en ouvrant les yeux sur les ténèbres, il ressentit une terreur et une lassitude mortelles. Remontant la couverture sur sa tête, il se pelotonna sur lui-même, mit ses genoux anguleux à la hauteur de son visage et, comme s’il eût parcouru en une seconde toute la distance qui sépare la vieillesse de l’enfance, il se mit à pleurer amèrement, le visage enfoui dans son oreiller.

— Ayez pitié de moi ! Venez à moi, n’importe qui ! Pitié ! pitié ! oh ! oh ! oh !

Mais son grand vieux corps et sa voix rude et sonore lui redevinrent familiers bientôt ; à travers ses larmes, il prit conscience de lui-même et de sa pose étrange ; il se tut.

Longtemps, il resta silencieux, toujours pelotonné sur lui-même et sous la couverture ; ses yeux grands ouverts regardaient l’obscurité.

Le lendemain matin, il remit son uniforme de général : et deux jours encore, la doublure de soie rouge se réfléta dans les flaques d’eau ; le grand fantôme majestueux, le mort qui cherchait sa tombe d’une démarche solennelle, erra dans les rues.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

L’événement fut simple et court, comme une scène de cinématographe. À un carrefour, près d’une petite place boueuse où l’on vendait du pain le vendredi, une voix hésitante interpella le gouverneur.

— Excellence !

— Hein ?

Il s’arrêta et tourna la tête : deux hommes qui sortaient de derrière un mur, traversaient la rue en traînant les pieds dans la boue et se dirigeaient vers lui ; l’un était chaussé de bottes à hautes tiges, l’autre de bottines, sans caoutchoucs ; le bas de ses pantalons était retroussé ; il devait être transi de froid : son visage était d’un jaune verdâtre, et ses cheveux blonds semblaient se détacher de la tête. De sa main gauche, il tenait une feuille de papier pliée ; l’autre main était plongée au fond d’une poche.

Et aussitôt, ils comprirent, le gouverneur, que la mort venait, et eux, que le gouverneur le savait.

— Excusez-nous ! dit l’un, et son visage se contracta en une affreuse grimace.

— Une supplique ? À propos de quoi ? demanda le gouverneur, sans conviction ; mais il lui semblait qu’il était obligé de jouer son rôle jusqu’au bout. Cependant il n’étendit pas la main pour prendre la feuille.

Tout en gardant dans la main gauche le papier qui ne trompait personne, sans même le tendre au gouverneur, l’homme sortit avec effort un revolver, qui s’était accroché à la doublure de sa poche.

Le gouverneur jeta un regard oblique autour de lui ; il vit une place sale et déserte, avec des brindilles de foin répandues dans la boue, un mur. Qu’importait, il était trop tard ! il poussa un soupir court, mais terriblement profond, et se redressa, sans peur mais sans défi ; il y avait sur son visage une supplication insaisissable et soumise, et de la douleur. Mais il n’en eut pas conscience lui-même, les deux hommes non plus. Il tomba, frappé de trois coups de revolver qui se suivirent sans interruption et se fondirent en une seule détonation compacte et violente.

Trois minutes après, accourut un agent de police, suivi de détectives et d’autres personnes ; on eût dit que tout le monde s’était caché à proximité de la scène pour en attendre la fin. On couvrit le corps. Dix minutes plus tard, le fourgon de l’hôpital, orné d’une croix rouge, était déjà là, et dans toute la ville les questions et les réponses s’entre-croisaient, bruyantes comme des pierres qu’on lancerait.

— Tué ?

— Roide !

— Par qui ? Sont-ils arrêtés ?

— Non, ils se sont enfuis. Des inconnus. Trois.

Et toute la journée, on parla avec animation de l’assassinat, les uns le réprouvant, les autres s’en réjouissant. Mais dans toutes ces conversations, quelles qu’elles fussent, on sentait la légère agitation d’une grande peur ; quelque chose d’immense et de destructeur comme un cyclone avait passé au-dessus de la vie, et derrière les détails mesquins de l’existence, les samovars, les lits, les petits pains, l’image menaçante de la Loi Vengeresse s’était dressée dans le brouillard.

La petite lycéenne pleura.