Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 109-124).
VI

Dans la maison du gouverneur, on apprit l’imminence de sa mort ni plus tôt ni plus tard que chez les autres, et cette nouvelle fut accueillie avec une indifférence bizarre. On eût dit que la vue d’un homme vivant, bien portant et fort empêchait de comprendre ce que c’était que la mort, la mort de cet homme ; on se la figurait comme une sorte d’absence temporaire.

Vers le milieu de septembre, Marie Pétrovna, persuadée par le préfet de police que l’existence à la villa devenait dangereuse, était revenue en ville ; et la vie était rentrée dans l’ordre coutumier, invariable depuis des années. Le fonctionnaire Kozlof, qui n’aimait pas la saleté et la banalité de la maison du gouverneur, avait donné l’ordre presque de sa propre initiative de retapisser les salons et de blanchir les plafonds ; en outre, il avait commandé un mobilier modem style en chêne vert. En général il s’était attribué les fonctions de dictateur domestique, et tout le monde était content de lui ; les serviteurs qui aimaient l’animation, et Marie Pétrovna qui haïssait tout ce qui concernait le ménage.

Bien que la maison fût très vaste, elle était incommode ; les water-closets et la salle de bains étaient à côté du salon ; pour le service, les domestiques étaient obligés de passer par un corridor vitré sur lequel ouvraient les fenêtres de la salle à manger ; souvent on les voyait se pousser du coude ou s’injurier, quand ils apportaient les mets. Koslof aurait bien voulu changer tout cela, mais il fallait attendre l’été suivant. « Il sera content », se disait-il en pensant au gouverneur ; mais pour une raison quelconque il se représentait que ce ne serait pas Pierre Ilitch qui en profiterait ; dans son zèle de réformes, il ne tenait pas compte du gouverneur.

Comme auparavant, le gouverneur était le centre de la vie de la maison, « Son Excellence a ordonné », « Son Excellence désire », « Son Excellence sera fâchée », toutes ces phrases résonnaient sains cesse. Mais si on eût mis à la place du gouverneur une poupée revêtue d’un uniforme, et capable de prononcer quelques paroles, personne n’aurait remarqué la substitution, tant Pierre Ilitch ressemblait à une forme vide. Quand il se fâchait et qu’il réprimandait quelqu’un, le coupable, quoique effrayé, avait l’impression que ce n’était qu’une comédie, les reproches comme la peur, et qu’en réalité rien de tout cela n’existait. Si, à cette époque-là^ le gouverneur avait tué quelqu’un, cette mort elle-même n’aurait pas paru réelle. Encore vivant pour lui-même, il était mort pour les autres, qui s’occupaient avec nonchalance d’un cadavre, sentant le froid et le vide, mais sans y attacher aucun sens. De jour en jour la pensée de la mort prochaine tuait l’homme. Puisant sa force dans son universalité, elle devenait plus puissante que les machines infernales, les canons et la poudre, elle dépouillait l’homme de sa volonté et aveuglait même son instinct de conservation ; elle faisait une place nette autour de lui pour que le coup portât, comme on nettoie le sol autour de l’arbre qu’on veut abattre. La pensée le tuait. D’une voix impérieuse, elle faisait sortir de l’ombre ceux qui devaient frapper — elle les créait même. Sans s’en apercevoir, les gens s’éloignaient du condamné et le privaient de la protection invisible mais efficace que la vie de tous les hommes forme autour de la vie d’un seul.

Après la première lettre anonyme où le gouverneur était appelé « Assassin d’enfants » quelques jours se passèrent sans qu’il en reçût d’autres ; puis elles se mirent à pleuvoir comme d’un sac éventré ; ou aurait dit que ceux qui les envoyaient s’étaient concertés entre eux, et tous les matins, la pile des enveloppes s’élevait de plus en plus sur la table du gouverneur. De même que l’enfant sur le point de naître, cette pensée impérieuse et homicide, qui ne s’était trahie jusqu’alors que sourdement, employait toutes ses forces à se manifester au dehors ; elle commençait à vivre de sa propre vie. En divers endroits de la ville, des gens classaient des lettres jetées dans des boîtes différentes, et perdues parmi une foule d’autres missives ; ces lettres, une fois rassemblées en un seul paquet, un homme les apportait à celui qui était leur seul but. Déjà auparavant, le gouverneur avait reçu des lettres anonymes, rarement injurieuses et parfois menaçantes, presque toujours pleines de plaintes et de dénonciations ; il ne les lisait jamais, mais maintenant leur lecture était devenue une impérieuse nécessité, comme la pensée sans cesse renaissante de l’événement et de la mort. Et pour lire comme pour penser, il devait être seul, personne ne devait le troubler.

Quelquefois le jour, mais plus souvent le soir, il s’asseyait confortablement dans un fauteuil, devant sa table couverte de papiers, un verre de thé refroidi à côté de lui ; il redressait les épaules, mettait des lunettes d’or très grossissantes et après avoir soigneusement examiné une enveloppe, il en coupait l’extrémité. Il avait déjà appris à reconnaître ces lettres à première vue, malgré la diversité des papiers, des écritures et des timbres, car elles avaient quelque chose de commun, comme les morts du hangar ; l’huissier qui recevait la correspondance personnelle du gouverneur les distinguait aussi bien que son maître. Pierre Ilitch lisait attentivement, lentement chaque lettre, du commencement à la fin ; s’il y trouvait un mot indéchiffrable, il l’étudiait ou tâchait de deviner sa signification. Les lettres peu intéressantes, ou pleines d’injures inconvenantes, étaient déchirées ainsi que celles où des inconnus bienveillants l’informaient de l’attentat qui se préparait contre lui ; quant aux autres, il leur donnait un numéro d’ordre et les classait dans un but qu’il pressentait vaguement.

En général, malgré les différences extérieures de langue et d’orthographe, le contenu des lettres était d’une monotonie lassante : les amis prévenaient, les ennemis menaçaient ; en somme, c’était comme des « oui » et des « non » brefs et qui ne prouvaient rien. Il s’était déjà accoutumé aux mots « assassin » et « vaillant défenseur de l’ordre », tant ils se répétaient souvent ; il lui semblait de même s’être habitué à l’idée que tous, amis et ennemis, croyaient également à l’imminence de sa mort. Le froid l’envahissait et il aurait voulu pouvoir se réchauffer, mais le thé était glacé ; depuis quelque temps, ou ne lui servait plus du thé chaud et le haut poêle de faïence était froid aussi. Il y avait des années de cela, dès le jour où il s’était installé dans cette maison, il avait eu l’intention de faire aménager une cheminée ; mais ce projet avait été sans cesse remis, et le vieux poêle chauffait mal, quelle que fût la quantité de combustible employée.

Après s’être vainement adossé aux carreaux de faïence, il se mettait à aller et venir dans la pièce en se frottant les mains l’une contre l’autre et disait de sa belle voix autoritaire :

— Comme je suis devenu frileux !

Puis il s’asseyait de nouveau à sa table, cherchant dans les lettres quelque chose de très important, la chose principale.

« Excellence, vous êtes général, mais les généraux eux-mêmes sont mortels. Les uns meurent de mort naturelle, les autres de mort violente. Vous, Excellence, vous mourrez de mort violente. J’ai l’honneur de rester votre fidèle serviteur. »

Après avoir souri — il souriait encore à ce moment-là — le gouverneur allait soigneusement déchirer la lettre, mais il réfléchit, inscrivit un chiffre et une date : N° 43, 22 septembre 190…, dans la large marge et classa le billet avec les autres.

« Monsieur le Gouverneur ou plutôt pacha turc I Vous êtes un voleur et un assassin à gages ; je pourrais prouver devant le monde entier que vous avez touché une somme rondelette des actionnaires, pour avoir tué les ouvriers… »

Le gouverneur devint écarlate, il froissa la lettre avec rage, enleva ses lunettes de son grand nez rougi et dit d’une voix haute et scandée comme un roulement de tambour :

— Imbécile !

Les mains dans les poches et les coudes écartés, il se promena de long en large à grands pas irrités et rythmés. Ainsi mar — chent — les — gou — ver — neurs. Ainsi mar — chent — les — gou — ver — neurs. S’étant un peu calmé, il reprit la lettre, la lut jusqu’au bout, y inscrivit un numéro d’une main légèrement tremblante et la mit de côté. « Il les lira », se dit-il en pensant à son fils.

Le même soir, le sort lui envoya une lettre signée « un ouvrier ». Excepté cette signature, rien ne dénotait l’homme voué au travail manuel, peu cultivé et pitoyable, tel que le gouverneur se représentait les prolétaires.

« Dans les fabriques et en ville, on dit que vous serez bientôt tué.

« Je ne sais pas avec certitude qui se chargera de le faire ; mais je ne crois pas que ce soit un membre d’une organisation politique quelconque ; ce sera plutôt un citoyen profondément écœuré de votre terrible répression du 17 août. J’avoue franchement que quelques-uns de mes camarades et moi, nous sommes opposés à cette décision, non pas que j’aie pitié de vous — car vous non plus n’avez pas eu pitié des femmes et des enfants et je crois que personne en ville ne vous plaint — mais simplement parce qu’en principe, je suis opposé à l’assassinat, comme à la guerre, à la peine de mort, à l’assassinat politique, et en général à tous les crimes. En luttant pour leur idéal qui est « liberté », « égalité », « fraternité », les citoyens doivent employer des moyens qui ne contredisent pas leur devise. Mais tuer, c’est se servir du procédé habituel des gens de l’ancien régime, qui ont pour mot d’ordre « esclavage », « privilège », « rancune ». Le bien ne peut sortir du mal, et dans la lutte où les fusils jouent le premier rôle, les vainqueurs ne sont pas les meilleurs, mais les pires, c’est-à-dire les plus cruels, les moins compatissants, ceux qui foulent aux pieds la personnalité humaine et n’ont pas de scrupules. Mais si un brave homme tire, ou bien il manque le but, ou bien il fait une bêtise et est pris en flagrant délit ; car son âme est opposée à ce que font ses mains. C’est pour cette raison, je crois, qu’il y a si peu d’attentats politiques réussis dans l’histoire. J’admets la révolution, mais, selon moi, elle ne doit être qu’une propagande d’idées ; c’est un apostolat semblable à celui des martyrs chrétiens ; car lors même que les ouvriers paraissent avoir la victoire, les coquins feignent seulement d’être vaincus et inventent aussitôt une filouterie quelconque, pour duper leurs vainqueurs. C’est avec la tête qu’il faut vaincre et non pas avec les mains, car c’est la tête qui est faible chez les coquins ; c’est pour cette raison qu’ils enlèvent les livres à l’homme pauvre et le laissent dans les ténèbres de l’ignorance, car ils ont peur pour eux-mêmes. Excusez-moi de m’être lancé dans cette dissertation ; c’est pour que vous ne me preniez pas pour un de vos partisans, en lisant mes premières lignes, où je vous dis que je suis contre votre assassinat. En outre, je dois ajouter que le 17 août ni moi, ni les camarades qui partagent mes idées ne nous trouvions sur la place ; car nous avions prévu l’issue de la démonstration et nous ne voulions pas passer pour des imbéciles qui croient que des gens de votre classe pratiquent la justice. Maintenant les autres camarades sont aussi d’accord avec nous, bien entendu ; ils disent : « Si nous retournons chez le gouverneur, ce ne sera plus pour demander, mais pour emporter ». Mais c’est aussi une bêtise, d’après moi, et je leur réponds : « Pourquoi y aller vous-mêmes, bientôt on viendra à vous avec des saluts et des paroles aimables. Ce sera notre tour alors. « Monsieur ! pardonnez-moi la liberté que je prends de m’adresser à vous, moi qui ne suis qu’un ouvrier, fils de ses œuvres ; mais je ne peux pas comprendre qu’un homme instruit et moins coquin que les autres ait pu agir de telle façon avec de malheureux ouvriers confiants en lui, et les faire fusiller. Peut-être vous entourerez-vous de cosaques ; vous enverrez des espions partout, ou bien vous irez à l’étranger pour avoir la vie sauve ; dans ce cas, mes paroles peuvent vous être utiles et vous mettre sur la voie, vous apprendre les vrais moyens de servir le peuple. On dit dans notre fabrique que vous avez été acheté par les patrons, mais je ne le crois pas, car nos patrons ne sont pas des imbéciles et ne jettent pas l’argent par les fenêtres ; en outre, je sais que vous n’êtes ni voleur ni concussionnaire, comme vos collègues auxquels il faut de l’argent pour payer leurs maîtresses, le champagne et les truffes. Je dirai même que, d’une manière générale, vous êtes un honnête homme… »

Le gouverneur posa soigneusement la lettre sur la table, enleva ses lunettes couvertes d’une légère buée, les essuya avec solennité du coin de son mouchoir et dit avec respect et fierté :

— Merci, jeune homme !

Il fit quelques pas dans la chambre, lentement, et s’adressant au poêle refroidi, il ajouta :

— Prenez ma vie, elle est à vous, mais mon honneur…

Il n’acheva pas, et rejetant en arrière sa tête, à l’expression un peu ridicule tant elle était grave, il revint à la table…

« Je dirai même que d’une manière générale vous êtes un honnête homme — et que vous ne feriez pas de mal à une mouche, à moins qu’on ne vous l’ordonne. Mais que vous, un honnête homme, vous puissiez accepter des ordres pareils, c’est ce que je ne puis admettre, Monsieur ! Le peuple n’est pas une mouche. Le peuple est sacré et si vous compreniez ce que c’est que le peuple et ses souffrances, vous descendriez sur la place, vous vous mettriez à genoux pour demander pardon. Pensez plutôt : de race en race, de génération en génération, depuis les premiers esclaves qui élevèrent les pyramides, fantaisie d’un tyran, nous menons la même existence ; et de même que parmi vous, il y a des nobles, c’est-à-dire des oppresseurs héréditaires, de même parmi nous, il y a des ouvriers, des esclaves héréditaires. Dites-vous que pendant ces milliers d’années, on nous a frappés et opprimés sans relâche ; aussi loin que je remonte dans le passé de mes ancêtres, je n’y vois rien que des larmes, du désespoir, de la sauvagerie. Et tout cela s’est gravé dans l’âme et transmis de père en fils, de mère en fille, comme unique héritage ; si vous pouviez voir l’âme d’un véritable paysan ou d’un ouvrier, vous seriez effrayé. Avant d’être nés, nous avons déjà été mille fois insultés ; et quand nous arrivons à la vie, nous tombons du coup dans un terrier, où nous buvons l’outrage, où nous mangeons l’offense, et nous revêtons d’affronts. On raconte qu’il y a trois ans, vous avez fait fustiger des paysans : vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? Vous pensez que vous avez mis seulement leurs reins à nu ; mais, en réalité, c’est leur âme millénaire et esclave que vous avez dévoilée ; vous avez fouetté de verges des morts et des êtres encore à naître. Et quoique vous soyez général, Monsieur, je vous le dis sans embarras, vous êtes indigné de toucher cette chair des lèvres ! Et vous l’avez fait fustiger ! Et quand les ouvriers sont venus à vous, c’étaient des esclaves ressuscités, ceux qui ont bâti les pyramides ; ils sont venus à vous avec leurs peines et leurs souffrances antiques, pour que vous leur donniez des conseils pleins de sagesse et d’amour, vous qui êtes un homme éclairé et humain du vingtième siècle. Et qu’avez-vous fait ? Il faut supposer que votre grand-père pratiquait la traite d’esclaves, qu’il les frappait avec son fouet et qu’il vous a transmis cette stupide haine pour le peuple ouvrier. Monsieur ! Le peuple se réveille ! Jusqu’à maintenant, il n’a fait que se tourner de côté et d’autre dans son sommeil, et déjà les soutiens de votre maison craquent. Attendez et vous verrez ce qui se passera quand il sera tout à fait éveillé. Mes paroles sont nouvelles pour vous, pensez-y ! Et maintenant, je vous demande pardon de vous avoir retenu si longtemps, et au nom de la « fraternité » je souhaite que vous ne soyiez pas tué. »

— On me tuera ! se dit le gouverneur, en posant la lettre.

Il se rappela l’ouvrier Iégor avec ses cheveux noirs ; puis il se plongea dans quelque chose d’informe et d’immense comme la nuit. Il n’avait plus de pensée, de révolte, ni d’acquiescement. Il s’appuyait contre le poêle froid — la lampe brûlait derrière un abat-jour de soie verte — dans une chambre éloignée, Zizi jouait du piano — le petit chien de Marie Pétrovna jappait, on le taquinait sans doute.

La lampe brûlait.