Traduction par Serge Persky.
Monde illustré (p. 89-108).
V

En s’éveillant le lendemain du jour où les ouvriers avaient été assassinés, la ville entière savait que le gouverneur serait tué. Personne n’en parlait encore, mais tous le savaient : on eût dit que, pendant cette nuit, où les vivants dormaient d’un sommeil agité et où les morts reposaient tranquillement, dans un ordre étonnant, sous le hangar, quelque chose de sombre avait passé au-dessus de la ville et l’avait obscurcie de ses ailes noires.

Et quand les gens se mirent à s’entretenir de l’assassinat du gouverneur, les uns très vite, les autres avec une certaine retenue, ce fut bientôt comme d’une chose résolue depuis longtemps et irrévocable. La plupart en parlaient avec indifférence, comme d’une affaire qui ne les regardait pas, telle une éclipse de soleil, visible dans l’autre hémisphère et intéressante pour les savants seulement ; la minorité s’exaltait en discutant ; le gouverneur méritait-il une punition aussi cruelle ? Valait-il la peine de supprimer quelques personnalités si le régime restait le même ? Les opinions étaient partagées ; mais les adversaires les plus irréconciliables se disputaient sans chaleur : on eût dit qu’il était question non pas d’un événement qui pouvait s’accomplir, mais d’un fait arrivé, auquel nulle opinion ne peut plus rien changer. Et chez les personnes cultivées, la discussion passa bientôt dans le domaine de l’abstraction ; le gouverneur fut oublié comme s’il était déjà mort.

De ces échanges de vues il résultait que le gouverneur avait plus d’amis que d’ennemis ; beaucoup de ceux qui préconisaient en théorie les assassinats politiques lui trouvaient des excuses ; si on eût voté en ville, la grande majorité, guidée par divers motifs théoriques ou pratiques, se serait sans doute prononcée contre la peine de mort ou l’exécution, comme disaient les uns. Les femmes qui ont peur du sang et sont généralement compatissantes, manifestèrent en cette occurrence une cruauté bizarre et une obstination invincible : presque toutes elles étaient pour la peine de mort, la mort la plus terrible ; on avait beau leur prouver qu’elles avaient tort, malgré tous les arguments, elles tenaient bon, avec fermeté, avec stupidité même. Parfois l’une cédait et reconnaissait l’inutilité de l’assassinat, mais le lendemain, comme si rien ne s’était passé, et que la tolérance manifestée la veille se fût dissipée pendant le sommeil, elle affirmait de nouveau qu’il fallait tuer.

En général, les idées étaient peu claires et la diversité d’opinions complète ; et si une personne nom au courant des affaires avait prêté l’oreille aux conversations, elle n’aurait pas pu savoir s’il fallait tuer le gouverneur ou non. Et si, étonnée, elle avait demandé :

— Mais pourquoi pensez-vous tous qu’il sera tué ? Qui sera l’assassin ?

Elle n’aurait pas obtenu de réponse ; mais au bout de quelque temps, puisant ses informations à la même source invisible que les autres gens, elle aurait su que le gouverneur serait tué, que sa mort était inévitable.

Les pensées étaient diverses comme les mots qui les exprimaient, mais le sentiment était le même — un sentiment puissant, énorme, général et victorieux, semblable à la mort par sa force et son impassibilité en face des paroles. Né dans l’ombre, formé lui-même de ténèbres impénétrables, il régnait en maître menaçant ; en vain les gens essayaient de l’éclairer par la lumière de leur raison.

On eût dit que l’antique loi du talion, elle-même, exigeant la mort pour châtier la mort, qui s’était endormie et semblait morte aux gens peu perspicaces, avait ouvert ses yeux froids, vu les hommes, les femmes, les enfants tués, et étendu sa main autoritaire et impitoyable sur la tête de l’assassin. De sorte qu’après une feinte résistance, les gens se soumettaient à l’ordre et s’éloignaient de l’homme ; il devenait ainsi accessible à toutes les espèces de morts qui existent au monde ; elles le menaçaient de partout, de tous les coins sombres, des champs, des bois, des ravins, chancelantes, boiteuses, aveugles, soumises, fatidiques.

C’est ainsi, sans doute, qu’aux temps lointains et obscurs où il y avait des prophètes, où il y avait moins de pensées et de mots, où la loi menaçante qui voulait la mort pour venger la mort était jeune elle aussi, où les fauves étaient amis de l’homme, en ces temps étranges et lointains, c’est ainsi sans doute que le transgresseur devenait accessible à la mort : l’abeille le perçait de son dard, le taureau le frappait de ses cornes pointues, et la pierre retardait l’heure de sa chute pour briser le crâne nu ; la maladie le rongeait à la vue des hommes, comme le chacal déchire la charogne ; et toutes les flèches, changeant leur direction, visaient le cœur noir et les yeux baissés ; les rivières, modifiant leur parcours, minaient le sol sous ses pas ; le maître de l’océan lui-même jetait sur la terre ses flots hérissés et, par ses hurlements, chassait le transgresseur dans le désert. C’étaient mille morts, mille tombes. Le désert l’ensevelissait sous son sable fin ; le vent hululant pleurait ou se moquait de lui ; les masses pesantes des montagnes s’empilaient sur sa poitrine et cachaient sous un silence éternel le mystère de la loi des représailles ; le soleil, générateur de vie, lui brûlait le cerveau avec un sourire inconscient et réchauffait avec douceur une mouche posée dans l’orbite du malheureux. Il y a longtemps de cela, et la grande loi qui veut la mort pour la mort était encore jeune ; elle ne fermait que rarement ses yeux froids aux regards d’aigle.

Bientôt les conversations sur ce sujet cessèrent en ville, car elles étaient stériles. Ou bien il fallait considérer l’assassinat du gouverneur comme un fait sacré et donner pour réponse à tous les arguments, à tous les raisonnements, un inébranlable « on ne doit pas tuer les enfants » — c’est ce que faisaient les femmes ; ou bien il fallait se plonger dans des contradictions inconciliables, hésiter, perdre sa pensée, ou l’échanger contre d’autres, comme les ivrognes qui échangent leurs casquettes, et tout cela sans avancer d’un pas. Ce problème devenait ennuyeux, on y renonça ; extérieurement, il ne restait rien qui rappelât l’événement ; mais dans la tranquillité et le silence qui se firent, une attente angoissante et solennelle se développa, comme un gros nuage. Ceux qui étaient indifférents vis-à-vis de l’événement et de son étrange conséquence, comme ceux qui se réjouissaient de l’exécution prochaine, ou ceux qu’elle révoltait profondément — tous attendaient l’inévitable, dans une expectative pesante, menaçante et tendue. Si, à ce moment-là, le gouverneur était mort d’une fièvre, du typhus, d’un accident, personne n’aurait considéré le fait comme un hasard et derrière la cause tangible, on en aurait trouvé une autre, invisible, mais réelle. Et plus l’attente croissait, plus on pensait à la « rue des Fossés ».

La « rue des Fossés » était aussi calme et paisible que le reste de la ville ; des détectives nombreux cherchaient les indices d’une nouvelle révolte ou de quelque dessein criminel, mais c’était en vain. Comme en ville, le bruit de l’assassinat prochain du gouverneur courait, sans qu’on pût en découvrir la provenance ; tout le monde en parlait, mais d’une façon si vague, si stupide, qu’il était impossible de deviner quoi que ce fût. Quelqu’un de très fort, de très puissant même, et qui frapperait à coup sûr, devait prochainement tuer le gouverneur ; voilà tout ce qui résultait des conversations.

L’agent Grigorief, feignant d’être ivre, entendit un dimanche, dans un cabaret, un de ces colloques mystérieux. Deux ouvriers qui avaient beaucoup bu, étaient attablés devant une bouteille de bière et, se penchant par-dessus la table au risque de faire tomber les verres en gesticulant, ils conversaient à mi-voix.

— On lui jettera une bombe ! dit l’un, qui paraissait le mieux informé.

— C’est vrai, une bombe ? répéta l’autre surpris.

— Oui, une bombe — l’homme tira de sa cigarette une bouffée de fumée qu’il envoya dans les yeux de son interlocuteur et ajouta d’un ton important et positif : « elle le déchirera en mille morceaux ».

— On dit que ce sera le neuvième jour après l’affaire.

— Non, affirma l’ouvrier en se renfrognant, pour exprimer le plus haut degré de négation. Pourquoi serait-ce le neuvième jour. Ce n’est qu’une superstition. On le tuera tout bonnement un matin.

— Quand ?

L’ouvrier se fit un paravent de ses cinq doigts écarquillés, se pencha en chancelant vers l’oreille de son compagnon, et chuchota, d’une manière distincte :

— Dimanche prochain, dans une semaine.

Tous deux se turent ; ils ne voyaient presque plus. Puis le premier leva le doigt et l’agita d’un air de mystère et de menace.

— Tu comprends ?

— Ils ne manqueront pas leur coup, oh ! non, ce ne sont pas des gaillards à ça.

— Non ! reprit le premier, toujours renfrogné, pourquoi le manqueraient-ils ? L’affaire est simple, ils ont tous les atouts.

— Oui, tous les atouts ! répéta l’autre.

— Tu comprends ?

— Mais oui, je comprends.

— Eh bien, puisque tu comprends, encore un verre ! Est-ce que tu m’aimes, Vania ?

Et longtemps ils chuchotèrent ainsi, échangéant des regards, clignant de l’œil et se penchant l’un vers l’autre, en renversant les bouteilles vides. Ils furent arrêtés la même nuit, mais on ne trouva rien de suspect sur eux ; le premier interrogatoire prouva amplement que ni l’un ni l’autre ne savaient rien et qu’ils avaient répété des bruits de la rue.

— Mais pourquoi as-tu été jusqu’à préciser le jour du dimanche ? demanda avec irritation le colonel de gendarmerie, qui conduisait l’interrogatoire.

— Je ne sais pas, répondit l’ouvrier alarmé, j’étais saoul…

— Que le diable vous emporte tous ! cria le colonel ; mais il ne put arriver à rien de positif. Les gens sobres eux-mêmes ne se conduisaient pas mieux. Dans les rues, dans les ateliers, ils échangeaient ouvertement des remarques à propos du gouverneur, ils le couvraient d’injures et se réjouissaient de sa mort prochaine. Mais on ne disait rien de certain ; bientôt ces conversations cessèrent, et on attendit avec patience. Parfois, un ouvrier disait à l’autre, en travaillant :

— Il a de nouveau passé hier, sans escorte.

— Il cherche lui-même sa fin.

Et ils continuaient leur besogne. Le lendemain matin, on entendait à l’autre extrémité de l’atelier :

— Il a encore passé hier.

— Eh bien, qu’est-ce que ça fait ?

On eût dit qu’ils comptaient les jours que le gouverneur dérobait à la mort. Par deux fois déjà, on avait eu soudain et presque simultanément, dans tous les coins de la « rue des Fossés » et dans les fabriques, la certitude qu’il venait d’être tué. Qui avait apporté cette nouvelle ? Il était impossible de le savoir ; mais les gens, s’assemblant par groupes, se transmettaient les détails ; on citait la rue, l’heure, le nombre des meurtriers, l’instrument ; il se trouvait presque des témoins, qui avaient entendu le fracas de la détonation. Tous étaient pâles et résolus ; ils n’exprimaient ni joie ni douleur ; une fois le bruit démenti, ils se séparaient tranquillement, sans déception, comme s’il ne valait pas la peine de se chagriner parce que l’affaire était remise de quelques jours, de quelques heures, peut-être de quelques minutes.

Comme les dames de la ville, les femmes de la « rue des Fossés » étaient les juges les plus implacables, les plus impitoyables ; elles ne discutaient ni ne raisonnaient, elles attendaient simplement, et elles mettaient dans cette attente toute l’ardeur d’une foi inébranlable, toute la douleur de leur misérable existence, toute la cruauté de leur pensée martyrisée et affamée.

Elles avaient un ennemi particulier, inconnu aux hommes : le fourneau, éternellement insatiable, dont la gueule ouverte demande toujours de la pâture, le petit fourneau plus terrible que tous les fours brûlants de l’enfer. Du matin au soir, tous les jours, pendant toute leur vie, il les tenait sous sa domination en tuant leur âme ; il chassait du cerveau toutes les pensées qui ne se rapportaient pas à lui. Les hommes ignoraient ce supplice. Lorsque le matin, en se réveillant, la femme regardait le fourneau, aux rondelles posées de travers, il frappait son imagination comme un fantôme et la faisait frémir de dégoût et de peur, d’une peur animale, instinctive. Dépouillée de sa pensée, la femme ne savait même pas qu’il était son ennemi et son voleur ; elle lui donnait son âme avec soumission, tandis qu’une angoisse noire, mortelle, l’enveloppait d’un brouillard impénétrable.

C’est pourquoi toutes les femmes de la « rue des Fossés » semblaient méchantes ; elles grondaient les enfants, les rouaient de coups, se querellaient entre elles ou avec leur mari, et leur bouche était pleine de reproches, de plaintes et de haine.

Pendant la grève, alors que plusieurs jours de suite on n’allumait pas les fourneaux, les femmes se reposèrent — de l’étrange repos du malade qui cesse de souffrir quelques minutes avant sa fin. La pensée se libérant pour un instant de son cercle de fer, s’attachait de toute sa force à l’espoir d’une vie nouvelle, comme si la lutte se livrait au nom d’un affranchissement complet des entraves perpétuelles et non pour l’augmentation mensuelle de quelques roubles que réclamaient les hommes. En enterrant les enfants, morts d’épuisement, on les pleurait avec des larmes de sang ; pendant ces jours atroces, accablées par le chagrin, la fatigue et la faim, les femmes furent douces et bonnes, comme elles ne l’avaient jamais été : elles étaient certaines que l’horrible crise ne serait pas stérile, qu’après les grandes souffrances, viennent les grandes récompenses. Et lorsque le dix-sept août, sur la place, le vieux gouverneur à l’uniforme étincelant était sorti pour leur parler, elles l’avaient pris pour Dieu lui-même. Il avait dit d’abord :

— Il faut vous remettre au travail. Il m’est impossible de discuter avec vous tant que vous n’aurez pas repris le travail.

Puis :

— Je tâcherai de faire quelque chose pour vous. Remettez-vous au travail et j’écrirai à Pétersbourg.

Et encore :

— Vos patrons ne sont pas des voleurs, mais des honnêtes gens ; et je vous ordonne de ne pas les injurier. Si demain vous n’avez pas repris le travail, je ferai fermer la fabrique et vous serez tous renvoyés.

Il avait ajouté :

— Les enfants meurent par votre faute. Remettez-vous au travail.

Enfin :

— Si vous voulez vous conduire ainsi, si vous ne voulez pas vous disperser, je serai obligé d’employer la force. Reprenez le travail.

Alors ç’avait été un chaos de cris, de pleurs d’enfants, de détonations, la poussée, la fuite angoissante de la créature qui ne sait pas où elle court, qui tombe, se relève, perd ses enfants, ne sait plus retrouver sa demeure.

Et de nouveau, très vite, comme s’il ne se fût écoulé qu’une seconde, la tâche quotidienne s’était de nouveau imposée, le fourneau maudit, stupide, insatiable avait rouvert sa gueule. Et toutes les choses que les femmes avaient abandonnées à jamais revenaient à elles pour toujours.

Peut-être était-ce dans une tête féminine qu’était née l’idée que la mort du gouverneur était nécessaire. Aucun des vieux mots qui définissent les sentiments d’hostilité de l’homme pour l’homme, haine, fureur, mépris, n’exprimaient ce qu’éprouvait les femmes. C’était un sentiment nouveau, un sentiment de condamnation irrévocable ; si dans la main du bourreau la hache pouvait avoir conscience d’elle-même, elle éprouverait, froide, aiguë, brillante et calme, un sentiment de ce genre. Les femmes attendaient tranquillement, sans hésiter un seul instant, sans douter ; leur attente remplissait l’air que tous, le gouverneur comme les autres, respiraient. Elles étaient naïves. Si une porte claquait n’importe où, si quelqu’un courait dans la rue en faisant du bruit, elles sortaient vite, tête nue, presque satisfaites :

— Il est tué ?

— Non. C’est Senka qui va chercher de l’eau-de-vie.

Le calme renaissait jusqu’à un nouveau son, à un nouveau bruit de pas dans la rue déserte. Quand le gouverneur passait en voiture, les femmes le regardaient avidement derrière les rideaux, puis, ensuite, elles retournaient à leur fourneau ; elles ne s’étaient pas étonnées de ce que le gouverneur, toujours accompagné de gardes à cheval, se fût, tout à coup, mis à sortir seul, sans escorte ; telle la hache qui, si elle pouvait sentir, ne s’étonnerait pas de voir le cou nu. C’est dans l’ordre que le cou soit nu. De tous ces fils sombres, elles tissèrent une belle légende. Et ces femmes obscures, à la vie terne, réveillèrent la vieille loi antique, qui rend mort pour mort.

Les ouvriers tués étaient pleurés d’une façon contenue : ce chagrin-là n’était qu’une parcelle de la grande douleur générale et s’y fondait sans laisser de traces, comme une larme salée se confond avec l’Océan. Mais à la fin de la troisième semaine après l’événement, un vendredi, Nastassia Sazonova, dont la fille Tania, âgée de dix-sept ans, avait été tuée, devint folle. Pendant trois semaines, elle s’était occupée de son fourneau comme les autres femmes ; elle s’était querellée avec ses voisines, elle avait grondé les deux enfants qui lui restaient ; et brusquement, sans que personne s’y attendît, elle perdit la raison. Le matin, ses mains s’étaient mises à trembler, elle avait laissé tomber une tasse ; ensuite il lui sembla qu’elle était entourée de brouillard ; elle oubliait ce qu’elle voulait faire, prenait une chose pour une autre, se répétant avec distraction :

— Mon Dieu, qu’ai-je donc ?

Alors elle avait gardé le silence, et avec une passivité étrange, elle était allée d’un coin à l’autre, déplaçant sans cesse la même chose, la posant pour la reprendre de nouveau, incapable de s’arracher du fourneau, malgré le délire qui commençait. Les enfants étaient au jardin potager où ils lançaient un cerf-volant, et lorsque le petit Petka rentra, en quête d’un morceau de pain, sa mère mettait dans le fourneau éteint, sans mot dire et avec sauvagerie, les objets les plus disparates, des souliers, une jaquette ouatée et déchirée, la casquette de Petka. Le gamin se mit à rire, mais, ayant vu le visage de sa mère, il s’était enfui en criant de manière à alarmer toute la rue.

Les femmes se rassemblèrent et commencèrent à gémir, comme des chiens glacés par l’effroi et l’angoisse, tandis que Nastassia, accélérant ses mouvements et repoussant les mains qui se tendaient vers elle, se mettait à tourner dans un cercle étroit en haletant et en murmurant des paroles incompréhensibles. Peu à peu, avec de petits gestes brusques, elle déchira sa robe et la partie supérieure du corps apparut, une poitrine jaune et sèche, aux seins pendants. Alors elle poussa un hurlement terrible et traînant, entrecoupé par les mêmes paroles qui venaient sans cesse :

— Je ne peu… eu… eux pas… a… a… as. Mes a… a… a… mis, je ne peu… eu… eux pa… a… as.

Elle s’était élancée dans la rue où tout le monde la suivit. En un instant la « rue des Fossés » tout entière s’emplit d’un seul gémissement féminin dans lequel il était impossible de distinguer des autres la voix de la folle. Ces cris lugubres ne prirent fin que lorsque les employés d’une boutique se saisirent de Nastassia, lui ligotèrent pieds et mains et l’aspergèrent d’eau avec abondance. Elle gisait sur le sol, dans une mare, sa poitrine nue contre la terre, ses mains bleuies et liées faisant le poing. Elle avait tourné son visage de côté, et ses yeux à l’expression sauvage ne clignaient pas ; les cheveux grisâtres et mouillés étaient collés à la tête qui semblait étrangement petite ; par moments, elle frémissait. Le mari, effrayé, arriva en courant de la fabrique, sans avoir pris le temps de laver son visage couvert de suie ; sa blouse était aussi noire et luisante de graisse ; il avait à la main gauche une brûlure enveloppée d’un chiffon sale.

— Nastassia ! dit-il d’un ton mécontent et sévère, en se penchant, qu’as-tu ? Que fais-tu ?

Elle garda le silence, frissonna, elle avait un regard sauvage et fixe. Le mari vit les mains bleuies et gonflées, que la corde serrait impitoyablement ; il la délia et toucha du doigt l’épaule nue. Au même instant un agent de police arrivait en voiture.

Lorsque la foule se dispersa, deux hommes s’en détachèrent qui ne rentrèrent pas à la fabrique comme les autres et qui ne restèrent pas dans la « rue des Fossés », mais se dirigèrent vers la ville. Ils allaient pensifs et silencieux. Au bout de la rue, ils se séparèrent.

— Quelle misère ! dit l’un. Viens-tu chez moi ?

— Non ! répondit brièvement l’autre et il se mit à marcher à grands, pas. Il avait un jeune cou hâlé, et sous sa casquette, ses cheveux blonds s’enroulaient en boucles.