Le Gouvernement de la défense nationale/02

Le Gouvernement de la défense nationale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 721-751).
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LE
GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE

II.[1]
LES IDÉES ET LES HOMMES


I

Les hommes du 4 Septembre avaient assumé une double tâche, militaire et politique. Comment étaient-ils préparés à l’une et à l’autre ?

Des onze députés que l’émeute avait portés au gouvernement, six étaient avocats, cinq publicistes ; plusieurs partageaient leur vie entre le journalisme et le barreau. Ces deux professions sont peut-être celles qui habituent l’intelligence à se répandre sur le plus de sujets et à saisir avec le plus de promptitude les apparences de toutes choses, mais lui donnent le moins de temps pour se fixer nulle part et descendre aux profondeurs solides. Elles tiennent pour essentiel de bien défendre les causes, pour secondaire de les bien choisir, engagent le point d’honneur dans toute opinion adoptée, enseignent le mérite du raisonnement, fût-ce contre la raison, ne touchent aux réalités que par des théories, enfin, favorisent cette erreur que les thèses sont l’essentiel de la vie et que parler est agir. La vocation première ne prédisposait donc pas ces manieurs de mots à la connaissance des événemens et des hommes, et à l’art d’en tirer parti, qui est la politique. Leur passage dans les assemblées ne les avait pas formés davantage, parce que leur hostilité contre la monarchie les tenait hors des situations où le pouvoir s’exerce. Quelques-uns avaient traversé plus qu’occupé les affaires sous la seconde République, tout juste assez de temps pour transformer en lois quelques doctrines d’opposition, pas assez pour se transformer eux-mêmes en hommes de gouvernement. Sous le second empire, la carrière publique de tous n’avait été que la suite de leur profession première : ils s’étaient bornés à écrire et à plaider contre Napoléon III, ne se souciant pas d’être équitables, mais populaires, et, sans tenir jamais compte des obstacles apportés par les faits aux volontés du souverain, toujours prêts aux condamnations absolues. Ces hommes n’avaient qu’une expérience : non celle d’exercer, mais celle de détruire le gouvernement.

De toutes les questions, celles auxquelles ils étaient le plus étrangers, étaient celles de l’armée. Et il n’en était pas sur laquelle ils eussent pris parti avec autant de persistance et d’unanimité. En toute occasion, et surtout quand avait été discutée, en 1868, notre réorganisation militaire, ils avaient nié que la véritable puissance fût, pour un État, l’entretien de soldats restreints en nombre, mais élevés par un long service et une stricte discipline au plus haut degré de valeur professionnelle. Eux avaient affirmé que la force est dans le nombre, que chacun se doit à la défense de la nation, qu’un long temps de service est superflu, que l’obéissance ne doit pas être passive, mais intelligente, et que le premier droit de cette intelligence est, pour le soldat, de choisir ses chefs. Au système des armées permanentes ils avaient opposé le système des milices.

Et cette doctrine n’était pas pour eux seulement une tactique. Sans doute, en opposant à des institutions militaires qui dévoraient une si grande part de la vie, de la liberté et de la richesse, un régime qui épargnait tous les sacrifices, ils servaient leurs desseins contre l’empire, mais ils exprimaient une conviction traditionnelle, sincère, passionnée du parti démocratique. Nulle part n’apparaissait mieux la méthode intellectuelle, qui, mêlant à la vigueur des idées théoriques le dédain des faits, devait édifier un assemblage de vérités et d’erreurs, et appuyait sur des principes raisonnables des conséquences chimériques.

A l’origine, un sentiment généreux et une idée juste. Ces philanthropes considéraient la guerre comme une survivance de la barbarie, croyaient à la fraternité des peuples, préparaient les moyens de lutte avec une âme sans haine, et pour eux la meilleure organisation militaire était celle qui menaçait le moins la paix. Pour les armées de métier, l’état normal est la guerre ; là seulement elles trouvent leur raison d’être et leur récompense ; elles poussent par la loi de leur origine aux conflits. Toujours prêtes, toujours impatientes, toujours dangereuses à mécontenter, elles sont une tentation permanente de violence pour les pouvoirs ambitieux ou faibles, et pour les peuples qui assistent au choc sans le soutenir et se battent par procuration. Quand une levée nationale appelle tous les citoyens à prendre une part personnelle aux discordes des Etats, chaque campagne menace chaque homme dans sa sécurité, ses habitudes, sa profession ; là, tous les intérêts particuliers, avec la puissance d’une passion générale, conspirent incessamment contre la guerre. Telle était l’origine philosophique de l’adhésion donnée par les républicains au service obligatoire et universel. Et d’accord avec leur philanthropie, leur conscience leur disait qu’établir entre tous les fils de la patrie l’égalité du plus grand devoir et de la plus lourde charge, c’était faire une œuvre d’équité.

Ils ne doutaient pas davantage qu’ils n’eussent aussi et par surcroît créé la meilleure des armées. S’ils en avaient vu de près une seule, compris quel triomphe sur la nature est le changement d’un homme en soldat, et conclu que pour obtenir cette victoire, mère de toutes les autres, il la faut préparer par un difficile effort, leur réforme, accroissant le nombre des soldats à instruire, n’eût pas abouti à une réduction, mais à une extension des charges militaires. Leur inexpérience du problème leur avait épargné ces constatations impopulaires. Le nombre est un élément de la force, ils avaient besoin de croire que le nombre est toute la force ; leur habitude de raisonner où il eût fallu s’instruire les avait conduits à cette foi par des sophismes. Selon eux, le service long et l’obéissance passive étaient des nécessités spéciales aux armées de métier : pour rendre aptes à combattre et à mourir des hommes soustraits perpétuellement aux opinions, aux désirs, aux activités des autres hommes, et étrangers par leur vie aux intérêts qu’ils protègent, l’habitude et une discipline de fer n’étaient pas superflues. Elles devenaient superflues avec les armées de citoyens : le citoyen, partie de la souveraineté, bénéficiaire de tous les avantages qui grandissent et déclinent avec la prospérité publique, atteint par la guerre dans tout l’ordre de ses activités ou de son repos, a tous les motifs de faire vigoureusement campagne, et de reconquérir sa propre indépendance en défendant celle de la patrie. D’où ces raisonneurs à outrance concluaient qu’il suffit d’avoir intérêt pour avoir volonté et aptitude, et, sans prendre garde qu’ils devenaient mauvais logiciens, ils supposaient l’homme un être de pure logique. Comme s’il dût se battre par raison démonstrative, ils pensaient que, tous les sentimens générateurs du courage lui étant enseignés par sa vie ordinaire, il n’était pas besoin de moyens factices pour développer en lui des vertus naturelles, et que c’était assez d’armer le citoyen pour avoir le soldat. Comme si l’intelligence de tout ce qu’il y a à sauvegarder par la victoire suffisait à donner la divination des chefs les plus capables de vaincre, ces novateurs, accoutumés par leur vision toute politique des choses et par leurs propres succès, à tenir le vote pour le témoignage suprême de la confiance, croyaient accroître la force de l’autorité en décernant les grades au suffrage. L’armée était donc la nation offensée, debout tout entière contre l’ennemi, transportée sur les champs de bataille avec son esprit public, ses mœurs ordinaires, ses vertus et ses énergies civiles, d’autant plus forte que ses citoyens auraient plus de droits à sauvegarder, et la démocratie la plus libre devait être la plus invincible.

Tout confians fussent-ils dans les théories, s’ils n’avaient eu qu’elles pour garant de leur réforme militaire, ils auraient hésité peut-être à condamner, sur la foi d’une thèse, une organisation consacrée par l’expérience et le consentement général. Le patriotisme leur eût objecté que nul système militaire ne vaut en soi, qu’il vaut par comparaison avec les dangers à repousser ; que le jour où tous les peuples, en adoptant la milice, se seraient allégés de leur plus lourde charge, la proportion naturelle de leurs forces serait maintenue sous une forme nouvelle ; mais qu’au XIXe siècle, si la démocratie avait mis en quelques États son génie pacifique, d’autres, aristocratiques ou absolus, gardaient la vieille cupidité de la gloire violente ; que les généreux devaient donc pour leur sûreté conserver les armes considérées comme les plus efficaces par les nations de proie ; et que la nation assez confiante pour innover sans être sûre si le changement lui laisserait la force, courait risque de devenir, au lieu d’un exemple, une victime. Mais les républicains croyaient précisément que cette réforme avait fait ses preuves. La légende révolutionnaire et la connaissance superficielle des guerres contemporaines leur permettaient d’appeler l’histoire en témoignage. Les volontaires de 1792 n’avaient-ils pas fait reculer les soldats du grand Frédéric, et la levée en masse n’avait-elle pas battu les troupes qui passaient pour le modèle des armées de métier ? Presque en même temps que les lois nouvelles de la guerre furent révélées au monde par l’éclat immortel de cette épopée, l’Amérique, dans ses deux continens, n’avait-elle pas conquis son indépendance avec des milices, contre les troupes réglées de l’Angleterre et de l’Espagne ? La guerre de la sécession entre les Etats-Unis n’avait-elle pas prouvé que des citoyens, étrangers jusque-là au métier, peuvent fournir non seulement des soldats intrépides, mais des généraux novateurs, et léguer à l’admiration de l’avenir des modèles de tactique et de stratégie ? Le Mexique n’avait-il pas, avec des partisans, lassé la France et anéanti les forces mercenaires de Maximilien ? La Prusse n’avait-elle pas vaincu en 1866, avec des hommes formés par un court service, les vieux régimens de l’Autriche ? L’Allemagne enfin ne venait-elle pas d’écraser sous la masse de ses landwehriens, qui la veille exerçaient tous les métiers de la vie ordinaire, les soldats les plus renommés du monde ? Pour s’enquérir si les volontaires de 1792 auraient obtenu leur gloire sans leur amalgame avec les vieux régimens du roi, si la valeur des armées républicaines ne fut pas faite de cette union où les uns apportaient l’enthousiasme et les autres la discipline, et si dès la fin de la République, sous le Consulat, et jusqu’à la fin de l’Empire, la force de ces armées n’était pas dans leurs vieux soldats ; pour se demander si l’émancipation des colonies américaines ne fut pas une victoire de la nature plus que des hommes, si l’infériorité véritable des puissances européennes ne fut pas l’obligation de combattre, à travers les mers et avec une faible partie de leurs forces, une population qui luttait chez elle et avec toutes les siennes, et si l’aide des troupes françaises, troupes de métier, fut inutile aux milices de Washington ; pour comprendre que la guerre de Sécession, mettant aux prises deux forces inexpérimentées et dont l’éducation se fit en même temps, ne fournissait aucune lumière sur la valeur comparée des troupes régulières et des milices, et que cette leçon aurait été donnée seulement au cas où l’un des adversaires aurait eu à soutenir avec des formations improvisées l’effort d’une armée préparée de longue main par l’autre ; pour se rendre compte qu’en Allemagne la discipline sociale d’une nation hiérarchique et respectueuse préparait la discipline militaire de l’armée, et que cette armée où tout homme était durant trois années soumis à un enseignement méthodique et à un joug de fer ne ressemblait pas à une garde nationale ; pour s’aviser enfin que, dans nos défaites de 1870, la résistance opposée, à des forces si bien préparées et si admirablement conduites, par nos soldats si intérieurs en nombre et si dépourvus de chefs, prouvait la puissance amassée en chacun de ces hommes par le long enseignement de l’obéissance et de l’honneur, il aurait fallu réfléchir. Les républicains s’étaient bornés a entrevoir et, sans mauvaise foi, avec la crédulité de l’incompétence, n’avaient retenu de l’histoire que les leçons favorables à leurs préjugés.

Echappant ainsi à l’inquiétude que l’armée devînt trop faible au dehors, ils vivaient obsédés par la crainte qu’elle fût trop forte au dedans. C’étaient des soldats de métier qui, deux fois en cinquante ans, le 18 Brumaire et le 2 Décembre, avaient jeté bas une république pour établir une dictature. Telle était l’inexpiable faute que les républicains voulaient venger. Leur défiance avait commencé avec le siècle, quand l’armée était devenue l’arbitre du gouvernement. Leur animosité avait grandi quand de nouveau, par une violence de cette armée, s’était élevé un Bonaparte. Rien ne leur paraissait aussi nécessaire que préserver l’avenir de ces perturbations chroniques, car ils ne voyaient pas, dans le double attentat, une alliance de hasard entre le soldat et le dictateur : ils pensaient que le soldat engendre la dictature. L’établissement d’une armée permanente séparée des citoyens, vouée au silence, instruite à la soumission passive, soutenue par une hiérarchie rigide, leur paraissait fonder une contradiction dans une société égalitaire, libre, maîtresse de ses chefs et conduite par l’opinion générale. Ils tenaient pour impossible que de cette contradiction sortît la concorde, pour inévitable que l’une de ces sociétés travaillât à subordonner l’autre. Il leur paraissait comme fatal que l’armée, habituée à mépriser les institutions civiles, les suffrages politiques, et le gouvernement de la parole, aspirât à fonder l’ordre sur le silence, la puissance sur l’unité de commandement, à donner, par l’élévation d’un de ses chefs au pouvoir suprême, un couronnement à sa propre hiérarchie. Eux voulaient surtout se délivrer de cette menace quand ils prétendaient abolir les institutions qui perpétuaient dans le corps fermé cet esprit particulier, faire pénétrer la nation dans l’armée, ou plutôt dissoudre l’armée dans la nation, et, en confiant les armes aux citoyens eux-mêmes, et en remettant à ces citoyens le choix de leurs chefs, empêcher à jamais qu’un César fût imposé par des prétoriens. C’est la raison de parti qui avait affermi les élus du 4 Septembre dans leurs doctrines militaires : leur hostilité contre l’armée était une forme de leur haine contre l’empire. Et quand la défaite de cette armée vint fournir prétexte à la fois à tous leurs griefs, c’est la rancune de parti qui dérobait aux yeux de la démocratie les forces saines encore dans ces vaincus, c’est elle qui se satisfaisait par un mépris public pour toutes les institutions militaires, par une hiérarchie d’outrages s’élevant avec le grade des insultés, par une croyance folle à la trahison. Une représaille tardive des invasions commises dans la politique par l’armée livrait maintenant l’armée à des juges politiques.


II

Les chefs du nouveau pouvoir étaient moins d’accord sur la manière de gouverner que de combattre. Tous républicains, ils n’entendaient pas, par le mot de république, les mêmes choses, et se trouvaient comme divisés par l’âge en deux groupes, tant il est vrai qu’on est d’un temps avant d’être d’un parti.

Les plus nombreux parmi ces fondateurs de la troisième république semblaient surtout les revenans de la seconde. Leur notoriété datait d’elle : ils en représentaient la générosité naïve, la philanthropie déclamatoire, l’attachement à l’essentiel de l’ordre social. Ils avaient foi dans la souveraineté de la nation, respect pour l’indépendance des citoyens, éloignement pour toute oppression et presque autant de répugnance à l’exercer qu’à la subir. Ces doctrines étaient celles de l’heure où ils avaient formé leurs idées. Ils avaient atteint l’âge d’homme sous la monarchie de Juillet, lorsque nul ne contestait à la France le droit de se gouverner elle-même, et qu’en fait la nation possédait la plénitude de la vie parlementaire. Entre le gouvernement et les plus hardis démocrates il y avait désaccord non sur le principe, mais sur l’extension de la souveraineté nationale, et assez de doctrines communes pour amortir la violence des dissentimens. Les révolutionnaires s’apaisaient à considérer dans les institutions qui leur déplaisaient la faiblesse d’un illogisme, et sentaient les événemens glisser en pente douce de la monarchie à la république. La multitude pour laquelle ils réclamaient le droit de suffrage était leur cliente, et ils ne doutaient pas que, le jour où elle parviendrait à la vie publique, elle n’adoptât les opinions de ses libérateurs. Les classes censitaires, tout en résistant aux poussées trop hâtives, ne dissimulaient pas leur sympathie intellectuelle pour les réformes dont leurs intérêts avaient peur, disaient « plus tard » et non « jamais ». Les catholiques mêmes, qui sous les Bourbons étaient la force du gouvernement et l’horreur des libéraux, avaient passé sous Louis-Philippe à l’opposition, et toutes les oppositions se ménagent. D’ailleurs les républicains, avec l’Eglise comme avec l’Etat, avaient certaine communauté de doctrines : la plupart d’entre eux s’étaient soustraits à l’autorité catholique, mais presque tous gardaient leur foi à la religion naturelle, à un créateur tout-puissant et juste, à une vie future, et nul d’entre eux n’eût songé à détruire dans les autres les croyances qu’il reconnaissait être le fondement de l’ordre social. Pour toutes ces raisons, les hommes parvenus au pouvoir en 1848 y avaient apporté leur confiance dans le citoyen, dans le peuple, dans l’humanité. En vain la longue épreuve de l’empire avait suivi : elle les avait atteints à une époque de la vie où, comme l’ossature, les idées ont acquis leur rigidité et ne changent plus. Et ils se retrouvaient les mêmes en 1870, habitués à voir dans la république moins un pouvoir qu’une émancipation universelle, et prêts à établir non seulement le moins impérieux mais le plus désarmé des gouvernemens.

Tout autres étaient les hommes qui, âgés de trente-neuf ans comme Rochefort, de trente-sept comme Jules Ferry, de trente-deux comme Gambetta représentaient une génération nouvelle. Eux aussi étaient fils de leur temps, d’un temps fort peu semblable à celui qui avait précédé. Leur jeunesse s’était heurtée à la jeunesse d’une dictature, le premier vol de leur pensée aux barreaux d’une cage, leurs espérances à un régime qui non seulement avait supprimé la république, mais attestait l’inaptitude de la nation à se conduire elle-même. Les masses populaires, à qui la république de 1848 avait accordé le suffrage universel, s’en servaient, au lieu de se défendre, pour acclamer le maître. Les classes qui se vantaient naguère d’être dirigeantes avaient, par peur de la démagogie, abdiqué la fierté de leur indépendance et ne goûtaient plus que le repos d’obéir. Les puissances morales elles-mêmes, justice, science, religion, dont la grandeur est de n’appartenir qu’à la vérité, s’étaient faites les complaisantes de l’empire, et les chefs des catholiques n’avaient pas été les derniers à lui présenter l’encens, comme si la servitude de la nation était la sûreté de l’Eglise. Les républicains entrés dans la vie intellectuelle à cette heure triste, dure aux hommes, mortelle aux principes, ne rencontraient qu’une contradiction hautaine, violente, inconciliable, non seulement entre eux et le pouvoir, mais entre eux et la France. Après l’âge d’or, c’était pour l’opposition l’âge de fer.

Elle n’avait pas même le droit de protester publiquement contre sa défaite. L’empire tenait au-dessus de toute discussion son origine et ses actes. Conscient qu’on ne peut laisser sans aliment l’activité d’un peuple, il n’avait, pour tromper la faim des intelligences, abandonné aux hommes de pensée que les controverses philosophiques. Les seules questions de philosophie qui, hors un monde fermé de savans, puissent passionner les hommes sont les controverses où est engagée la religion. Dans les chaires officielles, dans les livres, dans les journaux, l’Eglise en effet devint le grand sujet d’étude, de curiosité et de malveillance. Beaucoup, parmi les maîtres de l’intelligence française, se donnèrent des airs d’être libres en attaquant ce qu’ils pouvaient fronder sans péril. Les uns rajeunirent la tactique du XVIIIe siècle et les impertinences de l’ironie ; d’autres empruntèrent à la moderne Allemagne des armes qui, plus lourdes, semblaient plus solides ; d’autres étouffèrent le respect des choses saintes sous les caresses d’un style souple comme un lacet, et profanèrent l’hostie avec des gestes de prêtre. Ainsi se répandit sur la France une atmosphère d’incrédulité, que respira la génération nouvelle. Mais ce n’était pas assez pour celle-ci d’entendre et de lire, elle aspirait à échanger ses idées. L’empire y pourvut lorsque, dans cette France où les citoyens n’avaient le droit ni de s’associer ni de se réunir, il autorisa la vieille ennemie de l’Eglise, la franc-maçonnerie, à ouvrir ses logos. Elles s’ouvrirent au milieu des villes muettes, comme des lieux d’asile pour l’indépendance de l’esprit ; seules elles offraient de la vie et de la sécurité à ceux des jeunes hommes qui voulaient rompre le silence et la solitude des idées. Elle les attira par une force de monopole. Ils s’y réfugièrent, comme les premiers chrétiens descendaient aux catacombes, pour être libres sous cette terre dont toute la surface adorait César ; mais dans ces catacombes nouvelles César était maître et elles ne devaient servir qu’à la lutte contre Dieu. Tandis qu’ils venaient à la franc-maçonnerie sur son vieux renom de liberté politique, elle les forma à l’incrédulité religieuse ; son grand dessein et le seul qu’elle eût licence de poursuivre. Beaucoup n’avaient d’autre grief contre le catholicisme que son alliance avec l’empire ; elle fit pénétrer en eux la croyance que cette alliance était indestructible, elle les persuada que le catholicisme, par le nombre de ses adhérens, la force de sa propagande, l’étendue de ses prises sur la volonté, le cours logique de son histoire et l’ensemble de ses dogmes, est la plus redoutable puissance du monde, la racine nourricière de tout despotisme, et que celui-ci ne périrait jamais si celle-là n’était coupée. Le propre de la jeunesse est d’accepter les idées avec docilité et de les défendre avec violence. Ses ardeurs comprimées s’élancèrent par la seule voie qui lui fût ouverte. Bientôt la logique des négations l’entraîna, puis la vanité d’aller plus loin, toujours plus loin. Ainsi toutes les étapes de la négation morale furent franchies et ces jeunes esprits mesurèrent leur puissance à l’étendue des ruines qu’ils faisaient en eux-mêmes. Le principe d’autorité condamné avec le catholicisme, les croyances à un Dieu créateur, à une destinée immortelle vacillèrent comme de pures hypothèses, et sous le nom de « positivisme » une nouvelle doctrine fit fortune. Elle n’admettait rien, sauf ce qui se voit ou se prouve. Ses inventeurs appelèrent cela le progrès de la science. Ce n’en était que la confusion, puisqu’on prétendait résoudre, par les procédés des sciences mathématiques ou naturelles, des problèmes qui échappent aux sens et aux démonstrations. C’en était aussi l’amoindrissement, puisque reconnaître comme source de certitude le témoignage des sens, celui de l’intellect, et récuser celui de la conscience, c’est mutiler l’homme, le réduire à ses dons les moins élevés, à ses facultés les moins sûres, ignorer l’essentiel de son être.

« A toutes les époques historiques, a dit Chateaubriand, il y a un esprit principe. » L’esprit principe de cette génération était le scepticisme. Un scepticisme qui s’élève aux sommets de la pensée, et entoure d’obscurité les fins mêmes de l’homme, devait étendre ses conséquences sur la vie publique.

Les doctrines généreuses de la Révolution française sont une semence d’Evangile, mûrie par dix-huit siècles de foi. La liberté qui protège le faible contre le fort ; l’égalité qui appelle les plus humbles victimes et les favoris les plus privilégiés de la vie au partage des mêmes droits, la fraternité qui, entre les plus étrangers, établit un devoir de famille, se justifient uniquement par la croyance à un Dieu, père, législateur, juge, et à une destinée future où il récompensera les sacrifices faits par chacun au bonheur de tous. Et ce n’est pas trop de l’infini entrevu comme avenir et comme gain, pour que l’homme détache parfois son regard de ses espoirs présens, change en étendue l’impatience de ses désirs, et, généreux avec calcul, avance aux autres hommes des services, sur la parole de Dieu. Ainsi se trouvent suscitées, maintenues, malgré l’égoïsme et par l’égoïsme même, les vertus dont la société a besoin. Mais que la croyance à l’au-delà s’écroule, tout cet ordre fondé sur elle n’a plus de base. L’ambition du bonheur qui demeure la loi suprême de tout être ne peut plus se satisfaire que dans la vie présente. Par toute sollicitude, toute concession, tout renoncement au profit des autres, il n’ajournerait pas, il perdrait ce qu’il leur abandonnerait de son bonheur. Quelle leçon de tolérance, de désintéressement et de sacrifice, l’observateur réaliste trouve-t-il dans ce monde physique où la loi universelle est l’empire sans pitié de tout ce qui est force sur tout ce qui est faiblesse ? Quel argument le persuadera d’amoindrir, lui seul des êtres, par des principes, des scrupules et des respects incommodes, sa propre existence, son seul bien, de ne pas boire à sa soif dans cette source fugitive avant qu’elle ait cessé de couler ? Pour qui enfin ces sacrifices ? Et quand l’homme est séparé de son origine et de sa destinée immortelles, que garde-t-il de respectable à l’homme ? Ces compagnons de hasard, visibles les uns aux autres entre deux néans, à la lueur de cet éclair qui est la vie, sont des adversaires, puisqu’ils se disputent trop nombreux un temps trop court, et un monde trop petit. Chacun d’eux n’a de société qu’avec ceux qui pensent, sentent et veulent comme lui, et, même dans ces coalitions, ne songe qu’à son avantage. À peine a-t-il renoncé à l’infini, son égoïsme n’a plus de contrepoids, et comme il ne voit pas de place à la fois, dans cet instant qui est tout, pour son bonheur et celui des autres, son choix est fait. Ainsi, dès que la morale n’a plus de certitude, la politique n’a plus d’idéal.

Par bonheur le privilège de l’homme est l’illogisme. Quand il emploie son intelligence à se tromper, il ne se persuade pas tout entier. Beaucoup gardent encore dans leur cœur et répandent dans leurs actes des vertus privées et sociales que leurs doctrines n’expliquent pas. Mais ces vertus sont des fleurs coupées ; et si leur parfum dure, elles vivent seulement d’une sève antérieure et qui ne se renouvelle plus. Ainsi nombre de ceux que les doctrines positivistes avaient séduits continuèrent à vouloir, avec la république, un échange loyal de justice, de tolérance, de pitié, d’amour entre les hommes. Mais chez la plupart, la nouvelle doctrine avait créé une nouvelle conception du gouvernement. L’angoisse de perdre, toujours vaincus, toujours victimes, la brève suite d’années qui pour eux étaient toute la destinée, leur désapprenait la patience. L’obstination de la multitude à soutenir ce qu’ils détestaient, l’hostilité qu’ils sentaient en elle fécondaient en eux-mêmes la puissance de mépriser et de haïr. Spectateurs des corruptions et des lâchetés qui cimentaient la solidité de l’empire, ils étaient arrivés vite à ne plus reconnaître entre eux et la masse des Français une similitude de nature. Isolés ils avaient respiré l’esprit d’exclusion. Dans la France impériale, ils se considéraient comme une aristocratie d’intelligence et de volonté, ils étaient un peu comme la race juive qui garde, même dédaignée et vaincue, l’orgueil d’une supériorité native, et malgré son petit nombre se croit, par un privilège inéluctable, destinée à la domination. À ceux qui attendaient la république de la volonté générale, eux répondaient par cette formule de violence et d’orgueil : « La république est supérieure au suffrage universel. » Par ce mot de république, ils n’entendaient plus la forme de gouvernement la mieux faite pour assurer à la nation et à chaque homme la liberté, mais un corps de doctrines, non seulement politiques mais morales et philosophiques, des articles de foi nombreux, enchaînés, tous essentiels : où leurs aînés rêvaient d’émancipation, eux voulaient établir « l’unité des esprits ». Créer cette unité après leur mort, sur la ruine des erreurs qu’ils auraient dû combattre toute leur vie, ne leur suffisait pas : c’est pour eux-mêmes qu’il leur fallait travailler et vaincre. Aussi leur ambition, dédaigneuse de l’apostolat, aspirait au pouvoir, au pouvoir qu’un hasard apporte, qu’un instant suffit à saisir, qui fournit les moyens rapides, multiples et décisifs pour briser les volontés des autres et changer ses propres volontés en lois. Et sachant combien leurs projets étaient vastes et quelques-uns impopulaires, ils ne souhaitaient pas un gouvernement débile, ils ne songeaient pas à amoindrir mais à accroître « les droits de l’Etat. » Leurs sentimens envers l’empire étaient un mélange de haine et d’envie : ils ne détestaient que le maître du régime, ils admiraient au fond le système et la simplicité puissante avec laquelle ce mécanisme produisait l’obéissance. Dédain pour l’opinion publique, culte d’eux-mêmes, goût du pouvoir, hâte de le posséder, tout les rendait étrangers aux scrupules sur la manière de le prendre, et parmi toutes les voies de succès, ils estimaient la plus légitime celle qui permettait de le saisir plus vite et de le garder plus longtemps.

Les hommes qui, dans le gouvernement du 4 Septembre, représentaient cette génération, étaient pénétrés de cette philosophie. Sans doute ils rendaient le même hommage que leurs devanciers aux « immortels principes. » Ils avaient édifié leur fortune publique sur le suffrage populaire, et le langage par lequel on gagne les peuples ne varie pas. Mais ils ajoutaient aux vieilles formules des correctifs inusités jusque-là, et l’on aurait pu surprendre sur leur visage et dans leur accent un peu du dédain habituel à ceux qui se servent des mots pour ceux qui y croient. Ils avaient été, au Corps législatif, les plus favorables à la politique violente. Ils semblaient, dans le gouvernement, les plus prêts à devenir hommes de parti. Ils avaient compris que, si la majorité des citoyens aspire à un gouvernement honnête et sage, les modérés sont les moins capables de le défendre et les moins dangereux à mécontenter ; que, surtout en France, une longue habitude du pouvoir absolu et la complicité des lois où il se survit, réduisent l’opinion publique à être le concours fortuit de volontés sans permanence, sans discipline ni vigueur ; que seuls les groupes organisés poursuivent ces efforts soutenus, et par suite ont, si peu nombreux que soient leurs adhérens, une action vraiment efficace ; que le gouvernement le plus conforme aux vœux publics avait tout à craindre, s’il tournait contre lui ces minorités actives, et que si, au contraire, il obtenait leur concours, il pouvait, sans péril, tenir peu compte du sentiment général. Il ne leur échappait pas que la monarchie s’était appuyée sur deux puissances : l’armée et le clergé. Eux ne pouvaient employer l’armée, puisque l’armée, composée et commandée comme ils l’entendaient, ne serait plus une force distincte de l’opinion ; ils ne pouvaient faire appel au clergé, puisqu’ils tenaient le catholicisme pour une force ennemie et dont il fallait hâter la fin. Ces deux puissances éliminées, il ne restait de vivantes que trois autres : une puissance irréligieuse qui, par l’activité, le secret et la discipline de la franc-maçonnerie préparait une révolution dans la morale ; une puissance socialiste qui, par l’Internationale, tenait assemblée une partie des ouvriers, et préparait une révolution dans la propriété ; une puissance démagogique, cachée dans les sectes de conspirateurs, et qui préparait une révolution dans le pouvoir. Les jeunes membres du gouvernement redoutaient moins le concours que l’hostilité de ces puissances. Ils étaient disposés non à les satisfaire complètement et à leur céder la place, mais à les ménager assez pour en obtenir crédit, et tout en défendant la masse du pays contre les dernières exigences de ces minorités menaçantes, se faire défendre par celles-ci contre toute tentative d’un régime plus conservateur.


Enfin, qu’ils appartinssent à l’une ou à l’autre génération, tous ces députés appartenaient à Paris. Cette commune origine, les habitudes de leur vie, les sympathies de leur intelligence, les intérêts de leur ambition, faisaient d’eux les hommes liges de la capitale. Paris les investissait plus étroitement qu’il n’allait être assiégé lui-même : qu’il s’agit de la guerre à soutenir ou du gouvernement à fonder, les désirs, les craintes, les applaudissemens, les colères, l’honneur de Paris leur seraient plus proches et plus impérieux. La voix de la nation ne leur parviendrait qu’assourdie par l’atmosphère, dominée par les rumeurs, dénaturée par les passions de l’énorme ville. Il était à craindre que Paris leur interceptât la France, et dominât leur volonté même. Or c’est à Paris que le mouvement irréligieux avait ses chefs et la franc-maçonnerie son centre ; à Paris que l’Internationale avait mis la plus grande masse de prolétaires au service des revendications socialistes ; à Paris que la faction démagogique tenait sur pied les groupes les plus déterminés aux excès. Dans un tel milieu, les modérés du gouvernement devaient perdre de leur modération, et les violens se croire presque sages.

III

Le gouvernement comptait douze membres. Dans un gouvernement collectif, l’égalité de droit entre ses détenteurs ne supprime pas l’inégalité de leurs aptitudes. L’exercice de l’autorité substitue à la similitude de leur titre une hiérarchie de fait, où chacun prend rang d’après son influence. Même aux sommets, la majorité de ceux qui commandent est faite, par nature, pour obéir, et subit l’ascendant d’une minorité ou d’un seul.

Auxquels allait appartenir la direction ? Et parmi ces hommes que nos malheurs jetaient au pouvoir comme le naufrage jette à l’écueil, y avait-il un de ces êtres exceptionnels, créés, en dépit de l’éducation première, de l’inexpérience, de l’obscurité antérieure, pour une grande œuvre, révélés à eux-mêmes et aux autres par la tempête, et capables de trouver au fond même des infortunes le secret de les réparer ?


Le premier par l’âge, Crémieux, avait pour principal mérite la facilité de sa parole, et cette parole était un bavardage spirituel et intarissable. Il avait tant discouru qu’il lui était resté dans une longue vie peu de temps pour penser, et il avait, causant toujours, atteint la vieillesse sans parvenir à la gravité. Le seul sentiment profond de sa nature était son attachement à sa race : Juif, il était dévoué à l’influence des Juifs, parmi lesquels il ne s’oubliait pas. Il était reconnaissant à la première république de les avoir faits citoyens, à la seconde de lui avoir apporté le pouvoir, à la troisième de le lui rendre. De ce pouvoir, il aimait surtout les apparences et les titres. Une vanité qu’expliquaient seules les longues humiliations de sa secte, la crainte de ne jamais les cacher sous assez d’honneurs, et la pensée qu’il réhabilitait une caste en élevant un homme avaient aidé son courage à se pousser très au-delà de son mérite. Un soin de cacher ses manèges sous une apparence de simplicité et de patelinage, parfois l’aveu ingénu de ses convoitises, toujours un art de flotter entre les groupes, de ménager les personnes, de deviner le chemin où passe l’occasion, et de l’attendre aux carrefours où l’on est à la fois sur plusieurs routes, avaient fait ses succès. Ce tout petit homme, camard, aux paupières lourdes sur des yeux ternes, à la face glabre, aux cheveux crépus, savait séduire la fortune, en accepter tout et à toute heure, affronter les plus hauts emplois sans autre étonnement que de les avoir attendus, et sans inquiétude sur la façon dont il les occuperait. Attiré par l’éclat seul du pouvoir, il n’avait jamais songé à son poids. Comme Crémieux, Garnier-Pagès avait déjà gouverné la France. Les acclamations qui en 1848 saluèrent son nom étaient un hommage posthume à la mémoire de son frère. Depuis, le survivant croyait qu’à son propre mérite s’était ajouté celui du mort. Il eût été l’homme d’État qu’il croyait être, si le désir, le travail et l’amour sincère du bien public suffisaient. Il portait sur son visage la solennité de grands desseins et marchait comme accablé sous le poids de sa pensée. Quand il s’en déchargeait, le poids était pour ses auditeurs, car il n’avait amassé, par un effort obstiné, que les lieux communs du bon sens ou des erreurs banales ; et il donnait l’impression que le vide peut être lourd. D’ailleurs l’estime qu’il avait de lui-même le tenait pur de toute bassesse, de toute intrigue, et, sûr que les hommes nécessaires ont leur heure, il attendait, dans la dignité de la vie, la dignité des honneurs. A la considération qu’il méritait se mêlait un peu d’ironie, l’ironie mortelle à l’influence : car les hommes obéissent parfois à ceux qui les font rire, jamais à ceux dont ils sourient. Garnier-Pagès n’avait jamais surpris ce sourire. Quand, le 4 Septembre, un nouveau caprice de l’émeute le rappela au pouvoir, il y porta la même droiture d’intention, la même confiance, la même médiocrité, certain de conduire les événemens qu’il allait voir passer, et il se fût ému, non de colère mais de pitié, si on eût contesté ses mérites de financier, d’orateur et de politique, pour le traiter de brave homme qu’il était.


Arago, plus encore que Garnier-Pagès, bénéficiait de mérites qui n’étaient pas les siens. Il devait la gloire de son nom à son père, sa fortune politique à son nom, ses idées à son parti : sa figure même, qui était noble et belle, ne semblait pas lui appartenir, tant elle rappelait celle des derniers Bourbons. Il avait à lui la bonne humeur, les allures aisées, la bienveillance aimable des heureux à qui tout advient sans peine. Il était de ceux que la démocratie aime parce qu’elle ne redoute pas leur fermeté incommode, de ceux que la camaraderie élève parce qu’ils ne portent pas ombrage. Capable de suivre fidèlement ses amis dans leurs fautes ou dans leurs belles actions, incapable de prévenir les premières ni d’inspirer les secondes.


Pelletan était devenu député parce qu’il était rédacteur du Siècle, et le siège avait été donné moins à la puissance de l’écrivain qu’à celle du journal. Quelque chose d’âpre, de passionné, de triste dans le talent et dans l’attitude, une puissance d’imagination noire qui transformait pour lui en certitudes toutes les mauvaises chances des entreprises impériales, avaient fait de lui comme un prophète de malheur. La chute de l’empire enlevait à ses facultés leur emploi. Son vrai et rare mérite l’ut de ne pas s’en découvrir de nouvelles, de ne pas s’enfler, de ne pas croire qu’une intelligence ouverte, une existence respectable, un long attachement à la république, suffisent pour le destiner aux grands rôles. Il ne songeait qu’à rendre des services modestes avec simplicité.


Glais-Bizoin avait fait sa réputation dans le métier de plaisant, qu’on prétend fort difficile. Glais-Bizoin l’avait simplifié ; son art était d’interrompre, et, quoi qu’il hasardât, excitait le rire. Quand le comique n’était pas dans l’interruption, il était dans l’interrupteur, dans ce petit homme décharné, aux os saillans sous la peau jaune et ridée, à la malice enfouie en de petits yeux perçans et fiévreux, et, pour tout dire, aux airs de vieux singe qui, même quand il ne joue pas de méchans tours, semble les méditer. Il valait mieux que sa figure. Il ne manquait pas de bon sens, mêlé de bizarreries ; il avait de l’énergie, mais par accès et saccades ; de la ténacité, surtout quand il se trompait ; et dans le zèle qu’il apportait aux petites choses, il oubliait les grandes. D’ailleurs cet homme qui se moquait de tout avait le tort de se prendre au sérieux. Celui qui avait joué le rôle de bouffon n’était pas fait pour celui de sauveur.


Comparé à eux, Jules Favre semblait presque un grand homme. Lui, du moins, excellait en quelque chose, était un maître de la parole, et cette parole, coulant avec l’abondance régulière d’un grand fleuve, avait plus que toute autre soulevé sur ses ondes et entraîné contre l’empire l’opinion publique. Il apportait au gouvernement, du patriotisme, du courage, des idées générales et certaines portions de caractère. Mais on ne se fait pas impunément d’un art l’habitude d’une vie et comme une seconde nature : en lui l’intelligence même et jusqu’aux vertus étaient oratoires. Sa raison était ouverte aux vérités qui s’expriment en nobles accens, son cœur aspirait à l’héroïsme qui se dresse en belles attitudes, trouve les cris sublimes, et accepte la mort comme la catastrophe dernière d’une tragédie immortelle. Mais, prêt à donner son sang pour la France et pour la république, il ne possédait aucune expérience, aucune divination des moyens ni des hommes qui pouvaient aider ses desseins généreux. Il eût fallu des armes et une main de fer, il n’avait que sa voix : une voix pour persuader à la Prusse la générosité et à la démagogie la sagesse ! C’était Orphée affrontant les fureurs de Thrace avec une lyre. Sentimental et harmonieux, il allait voir se tourner contre lui son talent même : l’éclat soutenu de sa forme, le bercement de ses véhémences cadencées, la pureté académique de ses ornemens, étaient faits pour l’enceinte fermée des auditoires parlementaires. Maintenant c’était la place publique et les batailles qu’il fallait dominer du geste et de la voix. Pour les multitudes, son art était trop visible, trop raffiné, trop sûr de soi ; son verbe n’était pas assez retentissant, son action assez emportée ; il était trop rhéteur et pas assez tribun. Ainsi la puissance de parole qui venait de le porter à la première place trouvait dans cette élévation même son déclin. Il paraissait qu’il en eût le pressentiment et qu’il eût le pouvoir comme un deuil. Avec ses cheveux et sa barbe négligés et couleur de cendre, son visage sillonné de rides profondes comme des blessures, son teint meurtri par l’extravasion d’un sang bleuâtre sous la peau, ses yeux tristes et sa bouche douloureuse, il s’avançait vers la destinée comme ces pleureurs antiques, habiles à donner à la mort de belles plaintes, impuissans à rappeler la vie.


Ernest Picard formait avec lui un contraste physique non moins que moral. Court et rond, avec une tête d’ange bouffi sur un corps de Silène, il avait la joyeuseté habituelle aux gens gras et ne gardait d’aigu que la langue. Sa malice, qui était surtout un don de discerner sous toutes ses formes le ridicule, le tenait instinctivement éloigné de tout ce qui était hasardeux, démesuré, chimérique, l’attachait aux opinions moyennes et sûres, et il était, chose rare, conduit au bon sens par l’esprit. Dans des temps ordinaires, il eût rendu des services. En tout temps, deux défauts étaient faits pour diminuer son influence : il n’aimait pas le travail, et surtout il ne savait pas se livrer au labeur le plus nécessaire qu’un homme d’Etat ait à accomplir sur son parti et sur lui-même, admettre ou changer les opinions des autres. Dès que son avis n’était pas accepté, cet homme gai, comme atteint d’une blessure secrète, devenait boudeur et, s’isolant sans se rendre ni combattre, laissait aux idées et aux hommes qu’il désapprouvait la place libre. Surtout ses qualités n’étaient pas celles de l’heure où il prenait les affaires : il allait paraître sceptique parce qu’il n’était pas aveugle, il ne comprenait que le courage raisonnable au moment où régnait la folie de l’espérance.


Jules Simon, hors de pair par l’énergie facile et continue du travail, la multitude des connaissances, toutes les dimensions de l’esprit, et l’universalité de l’intérêt qu’il portait aux choses humaines, déconcertait par l’extrême abondance et comme par le conflit de ses dons. D’une part son esprit avait sur celui de ses collègues une supériorité non seulement d’étendue mais d’essence. Tandis que le leur bornait son étude à ce « milieu des choses », dont parle Pascal, le sien avait besoin d’atteindre les extrémités. Eux, politiques de profession et de nature, satisfaisaient leurs activités par la vie de parti, leurs curiosités par l’examen des questions que le hasard des événemens amenait devant eux, s’intéressaient aux circonstances et aux idées à proportion qu’elles pouvaient agir sur l’opinion publique, et chacun d’ordinaire bornait son étude à celles qu’il espérait exploiter avec succès. Lui, ne faisait pas de choix entre elles, se donnait à toutes, se soumettait les plus dissemblables, se jouait dans les chiffres, les tarifs, les détails les plus minutieux, comme dans les généralisations les plus vastes ; épris de ses causes non à proportion qu’il les savait retentissantes, mais à proportion qu’il les jugeait utiles ; résigné, ce qui est l’héroïsme de l’orateur, à paraître ennuyeux pourvu qu’il instruisît. Ce n’était pas assez pour lui d’accomplir ainsi la tâche quotidienne que lui préparaient les circonstances, il les voulait prévoir de loin. A un moment où ses compagnons, absorbés par la lutte pour le pouvoir, ne songeaient pas à la question sociale, lui avait examiné le sort des prolétaires, appelé la pitié sur l’excès de leurs maux, compris que la souveraineté électorale offre un vain luxe à l’homme tombé sous l’esclavage de la misère, et que, dans une démocratie, le plus pressant intérêt n’est pas la liberté politique, mais la justice sociale. Il savait les droits de l’une et de l’autre parce qu’il avait des certitudes sur la nature de l’homme et le but de l’humanité : sans souci des colères contraires qu’il soulevait, il s’était déclaré étranger à tout culte, hostile même au catholicisme, mais il avait confessé sa religion naturelle, sa croyance à Dieu et à l’immortalité de l’âme. Tout cela était d’un homme indépendant, désintéressé et surtout soucieux de rester d’accord avec soi-même.

D’autre part apparaissaient en lui une vigilance constante à ne pas pousser ses audaces assez loin pour en devenir victime, un soin d’attacher à ses idées les plus personnelles quelque cocarde populaire, une habileté sans seconde à ménager ses influences, et souvent une coquetterie inquiétante à ne pas fausser compagnie aux hommes et aux mots qui étaient en contradiction avec ses principes. On se sentait surpris devant ce penseur qui affirmait Dieu et recevait les suffrages des athées, ce partisan de la propriété qui souriait au socialisme, ce libéral qui ne rompait pas avec les jacobins, ce républicain qui était allé en Angleterre étudier avec le Comte de Paris la situation des classes laborieuses. Beaucoup, ne voyant dans cette conduite qu’une immense entreprise de popularité, supposaient que Simon affectait des doctrines acceptées dans des partis différens, pour étendre sa clientèle. Les sots croient volontiers qu’un homme supérieur n’est dupe de rien, pas même de ses principes, et en celui-ci la personne physique était comme un faux témoin de la personne morale. Les modulations, les chevrotemens, les artifices d’une voix qu’il avait dû conquérir sur la nature, les expansions caressantes d’une grâce un peu féline, l’extrême finesse du regard qui exprimait à la fois toutes les diversités d’une même pensée ou d’un même sentiment, la mobilité du visage et des attitudes au gré de chaque impression, prêtaient aux observateurs peu attentifs autant d’apparences pour croire que Jules Simon se donnait en grand artiste la comédie de la vie.

Le juger ainsi était le méconnaître. Le désir légitime d’étendre son influence, une sensibilité de femme qui lui rendait douloureux de contredire et nécessaire d’être aimé, une ingéniosité d’esprit qui trouvait les synthèses ou tout au moins les parties neutres des doctrines adverses, une fécondité de ressources qui lui ouvrait des solutions où d’autres se heurtaient à des obstacles, le disposaient à transiger, à céder, à patienter, à dissoudre les difficultés plus qu’à les vaincre, à les enlacer de sa souplesse et à les étouffer doucement. Mais cette extraordinaire ductilité de la conduite n’était à aucun degré le scepticisme de l’intelligence. Précisément parce qu’il n’avait pas construit ses idées premières en politicien mais en philosophe, elles étaient solides, et sa certitude qu’elles l’étaient le rendait plus facile aux manèges et aux petites capitulations, comme ces femmes vertueuses qui, sûres de leurs principes, ne se refusent pas aux coquetteries. Et qu’un jour arrivât où il vît directement attaqués ces principes essentiels, et où il lui faudrait choisir entre leur défense et sa popularité, il n’hésiterait pas à sacrifier ses intérêts et sa personne à l’intérêt de la France et de la vérité. C’est dire qu’il possédait la qualité maîtresse de l’homme d’Etat. Le pouvoir allait achever de l’instruire, lui enlever ses illusions sur les formules et sur les partis, lui montrer succédant aux abus de l’autorité, les excès de l’anarchie, et achever en lui un des hommes les plus aptes à conduire les autres. Mais au 4 Septembre, il lui restait à acquérir cette expérience, il n’était pas prêt à la donner.


Tandis qu’en Jules Simon la fermeté des principes était comme dissimulée sous la souplesse de la nature, en Jules Ferry la qualité maîtresse était l’énergie violente de la volonté. Une intelligence moyenne et des talens ordinaires ne lui permettaient pas de chercher dans la politique ces satisfactions d’art qui consolent les orateurs et les écrivains d’avoir dit en vain quand ils ont bien dit. Il ne pouvait prétendre qu’aux joies de l’action. Sa parole et sa plume, massives, vulgaires, lourdes de citations, de documens, de sophismes, n’étaient pas pour lui des armes de luxe, mais les instrumens d’une profession, et peu lui importait leur forme, leur grossièreté, leurs souillures, pourvu qu’ils fissent leur ouvrage, c’est-à-dire creusassent une empreinte dans les faits. Il ne servait pas seulement son dessein à la tribune ou par des écrits : partout où il y avait des initiatives à prendre, des projets à poursuivre, des nouvelles à donner ou à recueillir, il était présent, sans cesse en quête de ses amis pour les maintenir fidèles, des incertains pour les gagner, des adversaires pour les combattre. Pénétrant où il n’était pas attendu, revenant où il n’était pas désiré, à l’épreuve des froideurs et des rebuffades, dépourvu de tous les scrupules qui arrêtent ou retardent, il savait qu’où l’on ne réussit pas à convaincre, il reste à lasser, et que la plus grande puissance de ce monde est peut-être l’importunité persévérante. D’ailleurs prêt à courir le premier les risques des partis où il prétendait entraîner les autres, il aimait le combat jusqu’à en aimer le péril ; et le péril fût-il de ceux où la chair est menacée et la vie en jeu, il était homme à payer bravement de sa personne. Il avait donc à un degré rare l’un des dons les plus nécessaires en tout temps, plus nécessaires encore en 1870.

Mais ici il faut constater une fois de plus combien de raisons contraires et de lacunes différentes peuvent rendre des hommes inutiles à leur pays. Ferry n’avait, pour conduire son activité brutale, qu’une volonté sans principes. Son intelligence, que sollicitaient uniquement l’utile et les réalités immédiates, avait trouvé dans les doctrines positivistes un refuge contre les hypothèses immatérielles, trop lointaines pour sa curiosité. Et son incapacité de croire à l’invisible l’avait plus que personne rendu inapte à se former des doctrines en politique. Celle-ci n’avait pour lui qu’une réalité, le pouvoir. C’est à la possession du pouvoir qu’il marchait avec la vigueur d’un instinct. Il ne s’interrogeait pas lui-même pour savoir ce qui était bon et juste, et se mettre au service de la meilleure cause. Il ne regardait que hors de lui les faits, les circonstances, les forces, pour employer tout à son plus grand et immédiat avantage. Il était allé à la démocratie parce qu’il avait reconnu en elle une puissance, et il la servait pour être porté par elle. Il se défiait des principes comme les gens pieux des scrupules : il estimait qu’ils troublent la liberté de l’esprit et embarrassent celle de la conduite. Obligé de se servir des idées, puisqu’elles sont le plus puissant moyen d’agir sur les hommes, il s’approvisionnait de celles qui avaient cours, comme d’une monnaie nécessaire pour acquérir l’influence, et en les émettant, il n’avait pas plus d’attache à elles qu’un acheteur n’a de fidélité aux souverains dont l’effigie est gravée sur ses pièces.

Par suite, loin que son énergie fût capable de donner une direction à la politique, et de mettre sur le gouvernail la main tenace et inflexible d’un grand volontaire, il avait pour unique dessein de mettre sa vigueur au service des passions régnantes. Cet homme de volonté, abandonnant au hasard des circonstances et de la foule ce qu’il devait vouloir, condamnait sa vie aux contradictions. Il avait commencé sa renommée en combattant dans une brochure, dont le titre eut du succès[2], le régime d’exception imposé à Paris. Pour obtenir son siège législatif, il s’était dit partisan d’un « État faible », et de libertés absolues pour les citoyens. Il allait commencer ses métamorphoses en devenant le successeur de M. Haussmann à ces fonctions qu’il venait la veille de dénoncer au ridicule et de déclarer funestes ; flatter la démagogie parisienne jusqu’aux heures où, assiégé dans l’Hôtel de ville, il déploierait contre elle un courage subit et éclatant ; après la paix et la Commune, funestes au parti révolutionnaire, devenir le lieutenant de M. Thiers et de la république sage, en attendant que revenu aux affaires au lendemain du 16 Mai, il s’associât avec obstination à toute la violence des haines antireligieuses et par son plus grand acte, ses lois d’enseignement, prétendît accroître jusqu’au monopole les droits de l’Etat. Enfin lorsque après avoir commis ce mal pour asseoir définitivement son influence sur le parti avancé, il devint, par un mystère de punition et de justice, l’horreur de la faction révolutionnaire, il rêva de tourner au profit de son ambition le désenchantement des modérés, et se présenta comme le champion de l’ordre, sans comprendre que son passé avait élevé entre les hommes d’ordre et lui d’immatérielles, mais infranchissables barrières. Et c’est alors que, tout le cercle de ses contradictions étant parcouru, et leur leçon étant complète, sa vie sache va. Il était au 4 septembre l’homme qu’il devait rester jusqu’au bout. Il allait rendre stériles pour l’Etat des qualités précieuses, et comme amoindrir l’importance de la plus noble, sa vaillance, par la médiocrité des causes auxquelles il se donnait. Sa force n’était ni dans sa pensée, ni dans sa conscience, elle n’était que dans son tempérament. Prodigue de toutes ses énergies à son parti du jour, et n’ayant de fidélité constante qu’à lui-même, Ferry, avec un cœur de soldat, un cerveau de sceptique, et malgré quelques parties subalternes de l’homme d’État, n’était qu’un type achevé de politicien.


Dans chacune de nos révolutions, quelques aristocrates se sont faits peuple, ont gardé dans ce changement de parti la marque de leur origine, et c’est peut-être la forme la plus raffinée de l’aristocratie que le dédain des choses et le mépris des hommes. Rochefort la représentait dans le gouvernement du 4 Septembre. Il n’avait appris des affaires publiques que ce qu’il fallait pour les railler, et il aurait cru déroger s’il se fût appliqué sérieusement à les conduire. Il avait commencé en pur sceptique son cours d’irrespect contre l’empire : les représailles qui l’avaient atteint l’avaient fait pamphlétaire, et la violence de ses ripostes prouvait surtout qu’il ne pardonnait pas les attaques à sa personne. On le crut uniquement voué aux griefs de la liberté. Pour avoir poursuivi sa vengeance et étendu sa réputation, il obtint la gratitude publique. Député, chef de faction, membre du gouvernement, il s’était laissé emporter par cette popularité qui offrait à ses délicatesses de curieux des émotions nouvelles, et il trouvait dans l’enthousiasme même soulevé par sa personne le sujet le plus original d’ironie.

Il n’y avait pas d’ailleurs à s’y méprendre : il était une puissance et dans son plein développement, une puissance plus grande que la conviction, le savoir, l’éloquence et la vertu. Ceux qui possèdent ces autres mérites ou s’en piquent, ont sur le public des prises restreintes : il faut, pour subir leur ascendant, des hommes capables de juger les hommes ou les idées ; et, même chez un peuple amoureux de la parole, les beautés graves de l’art ne sont pas accessibles à tous. Tous sont accessibles au rire et intelligens des sarcasmes et des injures. Contre l’empire, Rochefort avait accumulé mieux que les indignations ou des preuves, il l’avait submergé sous les moqueries. L’esprit est encore ce qui divise le moins les hommes, et comme Rochefort prodiguait tout ensemble le plus fin et le plus gros, il n’y avait personne qui n’eût aperçu, grâce à lui, la face plaisante et les laideurs scélérates des majestés humaines. Car son originalité était de répandre la haine par le rire. Le sien n’était pas celui qui désarme, mais celui qui rend cruel : il jetait son sel sur les plaies vives, il rendait méprisable tout ce qu’il bafouait, avilissait par des traits toujours nouveaux la caricature toujours ressemblante de ses victimes, et n’était sans talent que pour louer et respecter.

Toute sa puissance était donc de destruction. La place qu’il venait d’accepter à l’Hôtel de ville ne lui permettait pas d’écrire, moins encore de juger, moins encore de railler, et suspendait sa force. Il ne la reprendrait que si, las de ce silence, tenté par la provocation de fautes qui prêteraient à sa verve, jaloux de rajeunir son influence, il reprenait la liberté. Et le jour où il redeviendrait une force, cette force serait pour le gouvernement un danger.


Gambetta, le plus jeune de tous, semblait être le Benjamin de la fortune. Elle lui avait prodigué les dons, fourni les occasions, il était de ceux que, même avant les preuves de leur mérite, annonce un renom de supériorité et comme un pressentiment de succès. Une plaidoirie politique avait suffi en 1869 pour le révéler à la France et le porter à la Chambre.

Sa parole ne ressemblait à aucune autre. Beaucoup avaient plus d’ordre, de logique, de clarté, de correction et de mesure, personne autant de spontanéité et de jaillissement. Les autres méditaient, lisaient ou déclamaient leur éloquence, lui vivait la sienne. Elle n’était pas une œuvre d’art, mais une force de nature, précipitait sa puissance comme un torrent son cours, entraînait dans sa masse et son mouvement l’auditoire avec l’orateur, belle contre toutes les règles, et incapable d’être imitée, précisément parce qu’elle n’était pas elle-même l’imitation de modèles antérieurs, mais le triomphe des dons les plus personnels, et surtout les plus innés, la puissance de la voix, la vigueur de l’action, la sympathie et l’autorité de l’homme.

Car cette maîtrise n’était pas seulement en l’orateur, mais en tout l’homme. Il ne semblait pas moins fait pour dominer un conseil que la tribune, et manier les individus que les assemblées. Une extrême promptitude d’intelligence, et, à peine apprise la moitié des choses, l’intuition du reste ; le talent de discerner les difficultés, l’art d’en suivre tantôt le siège méthodique et tantôt de les emporter d’assaut ; et, quoi qu’il résolût, un fond de confiance contagieuse, étaient ses qualités maîtresses de gouvernement. Dans ses rapports avec les hommes, toutes les apparences de la simplicité, de la confiance et de la bonté ; quand il voulait plaire et attacher, toutes les séductions de l’abandon et des caresses utiles ; quand il voulait être craint, tous les emportemens de la colère agitée et violente ; pour ceux qui s’engageaient dans sa fortune et lui étaient fidèles, la sollicitude, la partialité, la générosité d’un bon maître, mais les exigences d’un maître ; avec ses compagnons, une gaîté naturelle et irrésistible, au tour imprévu, aux images originales, une verve copieuse et souvent grasse, et la prodigalité de toutes ses ressources en des entretiens où les pensées sérieuses, les jeux de mots, les reparties étincelantes, les considérations profondes et des éclairs subits d’éloquence se succédaient, dans un merveilleux désordre, et laissaient une inoubliable impression de vie et de puissance. Quoi qu’il fît, en effet, il s’imposait. Non qu’il payât de mine, replet, haut en couleur, borgne, la tête enfoncée dans les épaules, et les membres attachés trop court à un corps trop gras. Mais sa façon de rejeter en arrière cette tête, l’autorité du geste, la flamme qui semblait jaillir plus intense de son œil unique, transfiguraient l’homme : caresses, prières même venant de lui semblaient descendre de haut, et il y avait de l’autorité jusque dans son rire. Il possédait la force supérieure à la démonstration ; devant lui les volontés pliaient, même quand les intelligences n’étaient pas conquises, et il paraissait naturel aux autres d’obéir, comme à lui de commander.

Dans cette domination, tout n’était pas primauté légitime. Son éloquence roulait dans sa sonorité le mauvais goût, les lieux communs et les sophismes, pêle-mêle avec les idées justes et fortes, et le torrent était plus gonflé par la boue des orages que par la pureté des sources ; dans son assurance, il y avait de la présomption ; sous l’éclat de son personnage se trahissaient des pauvretés d’éducation et des grossièretés de goûts, et l’on avait droit de se demander parfois si la démocratie avait trouvé en lui son homme d’Etat ou son commis voyageur. De plus, ce qu’il laissait voir n’était pas lui tout entier. Cet être, convaincu jusqu’à la passion, spontané jusqu’à l’emportement, sincère jusqu’à l’imprudence, se doublait d’un politique habile à combiner de loin ses plans, à les poursuivre en dissimulant. Cette chaleur de tempérament était au service d’une intelligence froide : même quand il paraissait tout élan, ses élans pouvaient être tout calcul, il était capable de jouer comme en un rôle les émotions qui semblaient le dominer, et d’employer même ses fausses confidences et ses effusions publiques à mieux cacher ses desseins. Le sang génois qu’il tenait de son père lui avait peut-être transmis cette aptitude à la dissimulation, à la feinte, aux manèges occultes. Mais elle était insoupçonnée en cet homme si bruyant qu’il paraissait tout dire. Le Gascon cachait l’Italien. Pour ses défauts appareils, les vulgarités d’une nature d’ailleurs si riche, ils servaient même à son influence. Ils étaient comme des airs de famille entre lui et la multitude, ils diminuaient entre eux la distance, ils garantissaient au suffrage universel l’origine populaire de son élu. Et la révolution de 1870 éclatait à l’heure opportune pour porter à son apogée le destin de cet homme. Tandis que les moins insuffisans de ses collègues perdaient avec le parlement le théâtre naturel de leurs aptitudes, apportaient à la révolution des qualités trop délicates pour être goûtées de la foule, n’avaient pas encore achevé la formation de leur mérite, ou étaient déjà sur leur déclin, Gambetta se trouvait élevé aux affaires dans la jeunesse d’une réputation déjà faite. La révolution le transportait hors de l’édifice où son éloquence, vue de trop près, s’adressant à trop peu d’hommes et trop cultivés, eût paru démesurée et se fût elle-même sentie à l’étroit. La révolution lui donnait la place publique pour laquelle sa voix était prête et la foule, c’est-à-dire l’auditoire qu’il était fait pour séduire et qui était fait pour l’inspirer.

Quelle république allait-il servir ? Par ses dons les plus hauts, il aspirait à un gouvernement de liberté et de justice, car aux sommets de l’intelligence est assise la générosité : c’est elle qui répand sur l’éloquence les plus grandes inspirations, et le sentiment de l’art suffirait à attacher un grand orateur à une politique de principes. Mais Gambetta ne tenait à ces principes que par la rhétorique, et, comme sa philosophie n’était que doute, ses nobles instincts flottaient sur ses incertitudes. Conscient de sa force et pressé de l’exercer, il avait mêlé à ses revendications en faveur de l’indépendance publique plus d’un sophisme de parti et de dictature. Ses amitiés n’étaient pas plus décisives que ses paroles. Ses attractions de goût étaient pour les partisans d’un régime sage, et ses liens politiques avec les chefs du parti jacobin. L’incertitude sur ses desseins achevait d’attacher à lui les républicains de toute école. Chacun prétendant le mieux connaître, les libéraux lui pardonnaient ses déclarations violentes comme la tactique d’une guerre, maintenant finie, contre l’empire ; les jacobins comptaient sur l’engrenage du pouvoir, des difficultés et des oppositions, pour porter cet homme autoritaire et plein de soi vers la dictature. La France regardait ce jeune Hercule arrêté à l’embranchement des deux chemins. Quelque voie qu’il choisît, il entraînerait sur ses pas une grande partie de la nation. Car elle espérait et croyait en ce nouveau venu : elle espérait et croyait par cette raison qui souvent précède les autres et supplée à toutes les autres, elle aimait. Et la révolution avait célébré les fiançailles de la multitude et d’un tribun.


Un autre pourtant possédait à lui seul plus de prestige que Gambetta et tous ses collègues ensemble : c’était le général Trochu. Il ne devait pas son autorité aux mêmes causes et tirait de ce contraste même sa plus grande force.

Eux étaient surtout des hommes de bruit : la plupart n’avaient rempli leur vie que de paroles ; ces réputations vides d’actes sonnaient creux, et l’enthousiasme de parti ne pouvait nier combien l’éloquence était vaine en face des multitudes silencieuses et armées de l’envahisseur. Trochu représentait une supériorité dans une profession où l’on s’élève par des actes : ils assuraient à son mérite les apparences solides et l’air de sérieux que l’art d’assembler les mots ne saurait donner. Le mérite qui était le sien se trouvait être à cette heure le plus nécessaire à la France : c’est d’une épée qu’elle avait besoin. Grâce à son opposition à l’Empire et à son attachement aux réformes militaires, il s’était fait pardonner par les républicains d’être général. Sur la conduite de la guerre, il était en situation d’imposer ses avis. Au nom de sa compétence, il pouvait même imposer la politique intérieure qu’il jugerait la plus efficace pour la défense de la patrie.

Cette primauté s’offrait à l’homme le plus en situation de l’exercer impartialement pour le bien public. Il n’était pas député de Paris, il était libre de subordonner les intérêts de la capitale à ceux de la France. Il n’était la créature d’aucune faction républicaine et pouvait être entre tous un arbitre. Il n’était même pas, plus que la France, républicain de la veille : comme elle il avait redouté de revoir, sous le nom de république, un régime qui, au lieu de représenter la nation, prétendît la transformer, et gouvernât pour une minorité avide et sectaire, ses vœux avaient toujours été pour un régime de liberté réglée. Il se trouvait donc, dans un gouvernement de parti, le représentant véritable de la nation. Et l’indépendance qui était dans sa situation était aussi dans sa nature.

La guerre n’apprend pas seulement aux hommes vraiment hommes une science de la mort, mais une science de la vie. La perpétuelle menace que la mort mêle à l’avenir du soldat, les blessures par lesquelles elle l’effleure et le marque, les longues insomnies dans les nuits d’hôpital où elle parle, les soudaines destructions sur les champs de bataille où elle triomphe, la durée aussi fragile et l’anéantissement aussi subit des renommées militaires, la nuit plus cruelle et sans lendemain où disparaissent les blessés de la fortune, les chefs malheureux, tout évêque la pensée et trempe le caractère. Une collaboration à toutes nos guerres, une familiarité avec les plus illustres de nos généraux[3], la vision, aux camps et à la cour, de ce qu’il y a d’intrigue dans les récompenses et de hasards dans la gloire, avaient complété pour Trochu ces leçons de sagesse. Elles avaient mûri en sa gravité une nature pensive et sérieuse, donné toute son étendue à une intelligence philosophique, fortifié dans l’homme les croyances d’une jeunesse chrétienne, accoutumé cet homme à prendre la vraie mesure du temps et du monde, à tout considérer à la clarté d’une autre existence, à se faire son juge.

Si cette philosophie ne le rendait insensible ni au pouvoir, ni à la popularité, il les aimait autrement que la plupart. Le pouvoir ne lui semblait digne d’être souhaité que comme le moyen le plus efficace de servir les grands intérêts de l’humanité. Il enviait seulement aux favoris de la popularité le privilège de rendre désirable à la multitude ce qui lui est utile. Devenu lui-même ce favori, il ne jouissait pas de sa destinée, il l’interrogeait avec une crainte religieuse et comme on interroge un oracle : il se demandait si cet élan de la France vers sa personne était un de ces mouvemens par lesquels Dieu prépare et par lesquels les peuples pressentent quelquefois les ouvriers des grandes heures et des grandes œuvres. Montait-il par un tour de la roue que meut la Fortune aveugle ? ce don du hasard était sans valeur. N’avait-il été désigné que par l’instinct faillible d’un peuple eu perdition ? sa grandeur n’était que fragilité. Le secret et glorieux espoir de son cœur était de n’être l’élu ni d’une volonté humaine, ni du hasard, mais d’une Providence qui prend ses instrumens où il lui plaît, agit non par leur mérite, mais par sa puissance, et fait leur durée par son appui.

À ces hauteurs mystiques, rien de vil, ni même de vulgaire ne survit. Trochu ne pouvait être de ceux qui, pour obtenir ou garder le pouvoir, cessent de le mériter. Certain que chaque don est un prêt fait par la Providence, chaque influence une dette envers les autres hommes, habitué à considérer dans les honneurs leurs charges, et dans toute grandeur humaine sa brièveté, il était, entre tous, capable de porter aux sommets de la puissance une âme plus haute qu’eux, de n’être ni ébloui par les succès, -ni troublé par les disgrâces, et de poursuivre sa route avec le calme d’un homme certain que tout est vanité, sauf le devoir.

Ces supériorités morales étaient confusément senties par le peuple, car dans son culte pour un homme si peu semblable à ses héros ordinaires, il entrait du respect. Mais toute l’influence du général allait dépendre de ses succès militaires. La France voulait avant tout sauver son territoire et son honneur envahis. L’homme de la victoire, quel qu’il fût, imposerait ses volontés quelles qu’elles fussent, la France ne saurait rien refuser à un sauveur. Mais si Trochu ne remportait pas la victoire attendue, ni ses efforts, ni ses mérites, ni ses vertus ne seraient comptés pour rien ; avec lui et vaincues par ses revers de soldat, les idées sages qu’il aurait voulu servir tomberaient dans un discrédit croissant, et s’il n’était le sauveur de la France, il en devait devenir l’homme le plus impopulaire. Malheur à ceux dont on a espéré l’impossible quand ils ne le réalisent pas ! Or, cruauté dernière du destin, tant que Trochu avait eu foi au succès de plans précis, et que, pour les exécuter, des forces étaient prêtes, le pouvoir d’agir lui avait manqué : et ce pouvoir lui advenait le jour où l’achèvement des désastres prévus par lui avait détruit jusqu’à la chance de combinaisons nouvelles. Il avait résumé sa pensée militaire quand, prenant possession de la présidence, il avait dit à ses collègues : « Messieurs, nous allons tenter une héroïque folie. » Il avait prévu son propre sort quand avant de se rendre à l’Hôtel de ville, il avait dit à sa femme, compagne de ses pensées comme de sa vie : « La voie douloureuse commence pour nous. »

A qui tente une folie héroïque le premier héroïsme n’est-il pas de ne pas la juger une folie ? Aux œuvres désespérées surtout la foi n’est-elle pas nécessaire ? Pourquoi le général, ne croyant pas au succès de la défense, accepta-t-il de la diriger ? Comment, si son courage ne redoutait pas pour lui-même la voie douloureuse, sa conscience ne lui conseilla-t-elle pas de laisser à la France, sous la conduite d’un autre chef, la chance de chemins plus heureux ?

Parmi les hommes qui connaissaient la guerre et que la nation connaissait, personne à ce moment ne se leva en prophète de victoire. L’énergie pessimiste de Trochu ne fut donc pas mise en demeure de céder le commandement à une vaillance plus confiante. Mais constater ce fait n’est pas expliquer toute la résolution du général : un chef se fût-il rencontré pour promettre des revanches, Trochu ne lui aurait pas davantage cédé, et c’est surtout par crainte de laisser la place à un tel homme qu’il la prit. Le passé lui donnait le droit de croire que nul de sa profession et de son temps ne s’entendait davantage à la conduite des affaires militaires. Les circonstances étaient nombreuses, et quelques-unes mémorables, où ses idées et ses prévisions avaient heurté les préjugés communs et soulevé dans l’armée des oppositions presque unanimes. Qu’à Sébastopol il indiquât les points vulnérables de la place et déconseillât un assaut prématuré ; qu’après la guerre de 1866 il annonçât la décadence des vieilles institutions et conclût à la nécessité pour la France de prévenir, par d’immédiates réformes dans son état militaire, de futurs désastres ; que, ces désastres survenus avec la guerre de 1870, il protestât contre l’emploi de notre dernière armée et en prédît l’anéantissement, il avait toujours été démenti par les hommes et justifié par les faits. Or il mettait sa conscience à avoir conscience même de son mérite. Il en était venu à considérer son sentiment comme une présomption de vérité, à tenir pour peu de chose le témoignage d’autrui, à ne se laisser convaincre que par lui-même, et les contradictions glissaient sur l’impassibilité de ses certitudes.

C’est de ce regard assuré qu’il pénétrait maintenant l’avenir. S’il tenait la victoire pour perdue, elle ne pouvait être raisonnablement espérée par personne ; si elle repassait à portée de nos drapeaux, il était plus qu’un autre apte à la reconnaître et à la saisir ; si cet autre croyait la surprendre par des moyens auxquels lui n’avait pas songé, ces moyens étaient mauvais. Et pourtant, habituée à considérer le miracle de nos relèvemens comme une loi de l’histoire, et la victoire comme une dette de la fortune, la vanité française prêtait l’oreille, et son humiliation même la faisait plus crédule aux flatteries qui lui annonceraient la revanche. Dans l’armée la tentation pouvait être grande pour un général de se créer, par un mot, des droits au commandement suprême, et le sort de la nation deviendrait alors l’enjeu d’une ambition téméraire. A défaut d’un soldat, nombre de politiciens à qui leur incompétence même donnerait de l’audace étaient prêts à prédire la victoire certaine du patriotisme soulevé. Rien n’était plus dangereux que la vaine espérance. Non seulement les opérations imprudentes qu’elle inspirerait vouaient les restes de nos forces militaires à un écrasement plus prompt et plus inutile, mais, la foi au succès faisant plus affreuse la surprise des désastres, il était à craindre que dans la France l’âme fût désarmée même avant le bras, et que par la déroute des énergies tout fût perdu, même l’honneur.

Trochu, en acceptant le pouvoir, voulut sauver de ces chimères dévorantes le courage qu’il saurait employer à une œuvre raisonnable et efficace. Car, selon lui, la certitude de l’insuccès n’enlevait rien à la nécessité de la résistance. La promptitude, l’étendue et la facilité de nos défaites étaient autant d’apparences que notre race avait déchu ; si elle acceptait, aussitôt résignée, ses revers, la preuve serait achevée. C’est cette déchéance qu’il restait à écarter de nous. La persévérance avec laquelle la victoire serait disputée, même sans espoir, au plus fort, allait devenir la mesure des énergies qui restaient à notre race, et plus les moyens matériels nous manquaient pour continuer la lutte, plus la vigueur morale qui nous maintiendrait debout et insoumis contre nos malheurs s’imposerait à l’attention et au respect du monde. C’est cette puissance immatérielle du prestige et de l’honneur, acquise et étendue, avec le territoire national, par les vertus et le sang de nos pères, qui, même dans la mutilation du sol, pouvait rester intacte. Elle resterait telle si, par la ténacité, la vigueur et la durée de son effort, même infructueux, la France donnait au monde l’impression qu’elle succombait, non sous l’affaiblissement, mais sous le mauvais emploi de ses forces, et que, par suite, sa défaite n’ouvrait pas une ère, mais datait un accident passager dans son histoire. Et cette puissance morale travaillerait à rétablir tôt ou tard l’unité de notre territoire, soit que l’Allemagne, par l’habile modération de la paix, ménageât un adversaire dont elle aurait reconnu la vitalité, soit que, si elle prétendait se garantir par l’excès même de ses prises contre nos revendications futures, la précarité de l’ordre fondé sur cette violence apparût aux autres peuples, les entraînât les uns après les autres aux alliances et aux armemens qui naissent toujours des situations instables, et, faisant de tous les victimes de l’iniquité commise par un seul, préparât le jour où, pour se rendre le repos à eux-mêmes, ils feraient restituer à la France son bien.

Il s’agissait donc d’étendre sur la patrie déjà abattue l’œuvre de ruine et de mort, sans illusion sur la vertu immédiate de ces épreuves, il s’agissait de souffrir avec la claire perspective de ne pas vaincre ; il s’agissait de sacrifier la génération présente à l’avenir. Pour diriger une telle lutte, il fallait un chef. Il fallait que ce chef imposât silence à toute déclamation et à toute jactance ; qu’au lieu de verser le courage comme une ivresse, avec des illusions, il l’inspirât calme et grave, comme un acte de raison prévoyante ; qu’il préparât chacun de ses efforts comme s’il en espérait le succès, qu’il les renouvelât comme si les échecs étaient naturels ; qu’il prodiguât les ressources et les hommes sans s’attendrir à la plainte du pays, et les ménageât seulement pour s’en servir avec plus d’efficacité ; qu’il se résignât à paraître inerte aux agités, timide aux téméraires, obstiné aux timides, cruel aux amis secrets de la paix ; que, toujours le même dans une situation empirée chaque jour, il dominât d’une volonté inflexible le murmure croissant des lassitudes, des impatiences, des colères, peut-être le tumulte des séditions, peut-être les périls d’attentats contre sa personne ; qu’il durât pour faire durer la défense ; qu’il épuisât avant de la finir toute la vigueur des soldats, tout le pain des sièges, tout le prestige de son nom ; que, portant le fardeau de toutes les épreuves ordonnées par lui, de tous les échecs subis par ses ordres, il attendît pour toute récompense l’accusation d’incapacité, et que, dans ce désenchantement furieux, puis dans le délaissement définitif, il lui suffit de n’être pas condamné par son propre cœur, et d’avoir servi sa patrie. Trochu crut être ce chef : voilà pourquoi il accepta le pouvoir.

Dans cette détermination Trochu apparaissait tout entier. Elle montrait unis en un homme à un degré rare l’orgueil par lequel il se préfère et le dévouement par lequel il se sacrifie. Telle était en effet l’originalité maîtresse de ce caractère. L’orgueil d’ordinaire est égoïsme ; non aboli, mais transformé par la conscience, il devenait ici généreux. L’orgueil d’ordinaire est illusion : bien que Trochu pensât si hautement de lui-même, il exagérait peu sur son mérite. Mais si peu que sa confiance légitime s’enflât d’infatuation, sa fierté en sa suprématie intellectuelle laissait peu de chance de reconnaître ses erreurs et de réparer ses fautes. Il n’allait éviter ni les unes, ni les autres. Du moins il ne s’abusait pas dans sa fierté sur sa valeur morale, il ne se trompait pas quand il se croyait le chef le mieux fait pour gouverner la mauvaise fortune. Car nul pour persévérer dans le devoir n’avait moins besoin d’espérance.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 1er mai. Dans le précédent article, page 248, ligne 19, après ces mots « M. Chevreau l’avait quitté », lire « depuis le 10 août, pour le ministère de l’Intérieur et n’avait pas été remplacé à l’Hôtel de ville. Le secrétaire général, M. Alfred Blanche, s’y trouvait seul. »
  2. « Les Comptes fantastiques d’Haussmann. »
  3. Bugeaud, Saint-Arnaud, Pélissier, auprès desquels il avait servi.