Le Gouvernement de la défense nationale/01

Le Gouvernement de la défense nationale
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 241-271).
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LE
GOUVERNEMENT DE LA DÉFENSE NATIONALE


I.
L'AVÈNEMENT


I

J’ai dit la fin du second Empire[1]. Je voudrais raconter comment s’éleva à sa place un gouvernement nouveau.

L’Empire avait été la haine commune d’adversaires qui ne le voulaient détruire ni par les mêmes moyens, ni pour les mêmes raisons. Les socialistes et les démagogues, consciens de la crainte que leurs espérances inspiraient au pays, et certains de ne jamais ramasser le pouvoir sinon dans la rue et par surprise, travaillaient à une révolution violente. Les amis de la liberté politique, trop justifiés par nos désastres de leurs griefs contre l’autorité absolue, mais d’autant plus soucieux de ne pas substituer à l’absolutisme d’un homme celui d’une secte ou d’une classe, espéraient obtenir du Corps législatif l’élimination de la dynastie et une investiture régulière qui, sans interrègne, consacrât et limitât tout ensemble le changement de régime. Le 4 septembre, l’invasion du Palais-Bourbon par l’émeute, au moment où le Corps législatif allait établir ce nouvel ordre de choses, avait été une première défaite des modérés. Si les violens poursuivaient leur succès à l’Hôtel de Ville et, maîtres de la place où ils empêchaient la proclamation d’un pouvoir légal, occupaient aussi la place où naissent dans Paris les gouvernemens insurrectionnels, la journée allait être à eux. Et soit que la France acceptât le joug, soit que, pour ne pas s’y soumettre, elle dût ajouter au fléau de la guerre étrangère le fléau d’une guerre civile, le 4 septembre menaçait d’être une date de plus dans nos infortunes.

La gauche parlementaire, vers qui les événemens jusque-là poussaient le pouvoir, voyait ses chances emportées par l’émeute, et s’en trouvait, après l’Empire, la principale victime. L’instinct du péril inspira à deux députés l’audace du remède. Puisque le Palais-Bourbon était aux mains de la démagogie, c’est à l’Hôtel de Ville qu’il fallait devancer l’alliée devenue déjà une rivale, et obtenir contre elle, là même où elle avait l’habitude de vaincre, une consécration populaire. Jules Favre et Gambetta, dès trois heures, abandonnèrent la Chambre aux envahisseurs ; le premier par la rive droite de la Seine, le second par la rive gauche, tous deux entraînant une partie de la foule, prirent le chemin de la Cité.


L’entreprise offrait moins de hasards qu’ils ne craignaient. La révolution a à son service trois sortes d’hommes. Les moins nombreux sont les conspirateurs qui vivent pour elle, toujours prêts, sur un mot d’ordre, à employer la force. Un autre groupe plus étendu est celui des déclassés à qui, par leur faute ou celle du temps, manquent les moyens réguliers d’existence. Sans qu’ils aient besoin d’être enrôlés dans une faction, ni d’en connaître les desseins, ceux-là aspirent sans cesse, par toutes les énergies de leurs souffrances et de leurs haines, à la ruine d’un ordre où ils se sentent victimes : incapables de commencer un mouvement, ils sont incapables de ne pas le seconder dès qu’il s’engage. Enfin une masse de mécontens, trop peu fanatiques pour donner leur vie à la révolte, assez assurés du pain quotidien pour ne pas devenir les complices nécessaires de tous les troubles, mais obsédés jusque dans leur calme par un grief vague et amer contre la société, n’attendent pour le satisfaire que l’occasion favorable : eux, sans se déclarer les premiers contre ce qu’ils détestent, sans prêter main-forte aussitôt aux tentatives de désordre, ont avec toutes une complicité de vœux, se joignent à elles pour peu qu’elles durent, et, quand ils croient au succès, l’apportent avec la puissance du nombre. Paris, au 4 septembre, contenait à peu près cinq mille conspirateurs de profession, capables d’engager, sur un signe de leurs chefs, la bataille. Toute entreprise tentée par eux devait avoir pour auxiliaires immédiats, par cela seul qu’elle était un désordre, trente mille individus, armée de la misère et du vice. Enfin la réserve disposée à porter le secours de sa présence et de sa force à toute révolte commencée avec quelques chances ne comptait pas moins de cent mille hommes, ouvriers pour la plupart, et entretenus, par la presse, les réunions publiques et la camaraderie d’atelier, en une insurrection permanente d’esprit contre toute autorité.

Une minorité énergique et sans scrupules aurait, aux jours de crise, trop d’avantages sur la multitude timide et passive de ceux qui redoutent les excès et l’inconnu, si d’ordinaire cette puissance ne trouvait en soi son obstacle. L’impulsion est imprimée à l’activité révolutionnaire par le petit groupe des conspirateurs. Mais ceux-ci, qu’une inflexibilité d’orgueil, de logique, de passions intraitables maintient en état de guerre perpétuelle contre l’ordre établi, sont les moins aptes des hommes à établir même entre eux, par des concessions réciproques, l’unité. Dans leur petite société, ils portent le même caractère qui les fait rebelles dans la grande. Chacun de ces esprits absolus ou de ces cœurs aigris n’entend servir que ses doctrines ou ses colères propres, et ne veut d’action commune qu’avec des volontés en tout semblables aux siennes. De là une dispersion spontanée de ces hommes en groupes aussi nombreux et dissemblables que sont les systèmes et les humeurs ; une défiance et une jalousie instinctives de ces petites sectes les unes contre les autres ; un parti pris par chacune de ne travailler qu’à son heure, à sa manière, et à son profit. La force révolutionnaire tend à se diviser en même temps qu’elle se forme.

Sous le second Empire, cette division était extrême. Les lois ni la police n’étaient alors tendres aux agitateurs : quand on n’aimait pas le gouvernement, il fallait se taire, et, si l’on travaillait à le détruire, se cacher. Faute d’une propagande publique, la seule qui puisse agir à la fois sur beaucoup d’hommes et préparer par la discussion quelque unité des esprits, les révolutionnaires avaient dû se chercher un à un, à tâtons, dans la nuit. Ceux qui se sentaient aptitude à recruter des adeptes et vocation de chefs étaient condamnés à un mouvement insensible et à un embauchage silencieux. Ils s’enfonçaient chacun dans son travail de sape, s’ignorant parfois les uns les autres, et, se connussent-ils, se gardaient de joindre leurs cheminemens, et de donner, en concertant leurs efforts, plus de prise à la surveillance ou à la trahison. Et il avait fallu que ces propagateurs de révolutions fussent nombreux pour trouver dans Paris, malgré l’isolement et la faiblesse de leur action, cette élite de cinq mille démagogues. La moitié de ceux-ci, il est vrai, avait été levée par un seul homme, mais il était le plus ancien, le plus persévérant, le plus insaisissable et le plus profond des conspirateurs, Blanqui. Lui, avait su transformer en puissance le mystère auquel il se trouvait contraint. Ses adeptes, partagés en petits groupes qui demeuraient étrangers les uns aux autres et dont il formait l’unique lien, incapables de peser par la conscience de leur opinion générale sur sa volonté, tenus de s’abandonner à cette volonté sans qu’il leur fît confidence de ses vues sur l’avenir, réduits à exécuter passivement, sur l’ordre de chefs que lui seul choisissait, des prescriptions qu’il se dispensait de justifier, étaient des révoltés traités en esclaves, et il semblait avoir accumulé toutes les conditions faites pour les rebuter. Son habileté géniale avait été de comprendre que plus un programme est précis, plus il soulève de contradicteurs, et qu’en réduisant le sien à de vagues formules de haine, il donnait à chacun du vide à remplir avec des rêves ; que l’obscurité, systématiquement maintenue sur le nombre de ses disciples, les aiderait à se faire illusion sur leurs forces, fortifierait en chaque groupe l’orgueil de se croire une partie d’un tout immense, et en chaque affidé le courage de courir les risques les plus hasardeux ; que la lumière brutalement concentrée sur la perfection de l’obéissance imposerait aux énergiques estime pour une entreprise aussi vigoureusement conduite, et les attirerait où, la discipline étant la plus absolue, ils auraient espoir de frapper les coups les plus efficaces ; enfin que lui, précisément pour n’avoir rien cédé, assurerait à ses propres desseins tous ces dévouemens. Et son succès auprès des sectaires était en effet la preuve que, même dans les plus rebelles aux autorités légitimes, la nature humaine aspire à se soumettre. Le reste des démagogues se partageait entre une dizaine de chefs. Delescluze, sorte de Sieyès de l’émeute, avait attiré les esprits à système, les théoriciens curieux de débattre en attendant d’abattre, et qui mêlaient les doctrines aux complots. Félix Pyat, malgré sa constance à fuir tous les périls, s’était fait des partisans par l’impudeur de ses adulations à ceux qu’il voulait gagner et par son audace à réclamer de loin les pires excès : ce courage semblait le dispenser de l’autre, et ce méprisable rhéteur était le modèle et le conseil de ces hommes, les plus vils parmi les mauvais, qui mettent de la littérature dans le crime, veulent être scélérats avec des attitudes de théâtre, et ont besoin de déclamation pour goûter toutes les joies du mal. Flourens, sans idées, sans éloquence, sans fourberie, mais jeune et dévoré par la fièvre de l’action même inutile, était le modèle et le chef des impétueux qui, pour la joie du tumulte et l’amour de l’inconnu, mettent au service de toutes les aventures un courage de fous. Mazzini, ambitieux d’étendre ses trames italiennes jusqu’à la capitale de la France, y était représenté par un affidé, Sapia, qui agissait à Paris au nom du maître, et ce nom avait suffi pour attacher quelques disciples à l’apôtre de la conspiration universelle.

Toutes ces factions auraient dû, semble-t-il, être entraînées et se perdre en un vaste courant d’unité, lorsque l’Internationale, rompant avec sa tactique première, résolut, pour accomplir la révolution sociale, de commencer par la révolution politique. Mais si le prolétariat était d’accord pour déclarer la guerre à l’Empire, il n’était pas unanime sur les moyens de la soutenir. Même parmi les ouvriers de Paris, les plus remuans de tous, une faible minorité était disposée à l’action, et, loin que cette minorité, du moins d’accord avec elle-même, fût en état d’imposer sa discipline aux sectes précédemment formées, elle se composait d’hommes dissemblables par le tempérament et les vues. Ce furent eux qui se trouvèrent par ces contradictions détachés les uns des autres, et attirés çà et là vers les diverses écoles de violence. Loin que le nombre des groupes démagogiques diminuât, il fut augmenté : certains ouvriers en acceptaient les idées sans en accepter les chefs, qu’ils traitaient de « bourgeois », et entendaient être conduits par des hommes à eux. La rivalité des classes ajoutant ses discordes à celles des intelligences, les ouvriers qui adhéraient à la conspiration blanquiste et ne voulaient pas obéir à Blanqui, suivaient Jaclard ; Varlin dirigeait les disputeurs qui auraient juré par Delescluze, si Delescluze eût été un « travailleur » ; Millière, les féroces qui avaient deviné en ce disciple de Félix Pyatun homme capable d’accomplir les attentats conseillés par son maître ; Benoît Malon, ceux qui, défians de tous les politiciens, voulaient remettre la révolution aux mains sûres des socialistes.

Un homme parut un instant destiné à finir ces discordes. L’Empire vieilli était ébranlé par ses fautes et n’était plus défendu par ses lois, lorsque Rochefort avait commencé son rôle. Ce nouveau venu avait su répandre dans son encre autant de force destructive que les révolutionnaires en avaient jusque-là caché dans leurs complots, il avait à lui seul, en moins de deux années, conquis plus de Français à la violence que tous les conspirateurs ensemble depuis le commencement du règne ; il était devenu l’idole et le député de Paris où pas un d’eux n’aurait pu se faire élire ; il étendait son action non seulement sur la multitude gagnée par lui a la révolte, mais sur les sectaires vieillis dans les conspirations, et l’on pouvait prévoir le jour où les anciens chefs, les hommes de silence et d’ombre seraient tous vaincus et absorbés par cette renommée de lumière et de bruit. On en eut la preuve à l’enterrement de Victor Noir, où les révolutionnaires de toute école attendaient le geste et la parole de Rochefort. Mais avant qu’il eût saisi cette puissance et montré si le pamphlétaire était un chef de faction, il avait été arrêté, et sa captivité prolongée depuis laissait le parti révolutionnaire aux anciennes influences et à l’ancien endettement.

Aussi, le 4 septembre, les entraîneurs de la foule ne formaient pas une armée unique, mais des bandes distinctes et conduites par des chefs indépendans et rivaux. Par suite aucun plan d’ensemble n’avait distribué l’emploi de cette force sur les divers points de Paris où il fallait poursuivre une action simultanée pour surprendre le succès. Chaque chef de groupe avait montré à tous ses soldats le Palais-Bourbon, où il prévoyait la lutte la plus immédiate, la plus importante et la plus rude. Après l’invasion de la Chambre, aucun d’eux ne pouvait ressaisir et diriger aussitôt sur un nouveau champ de bataille ses bandes mêlées et perdues dans la foule. D’ailleurs autre chose était de précipiter cette foule complice à l’assaut d’un régime impopulaire, autre chose d’établir un gouvernement sans les députés de Paris et contre le vœu de la capitale. Celle-ci témoignait depuis un mois ses sentimens par son enthousiasme pour Trochu et pour Thiers. Et le 4 septembre n’était pas un de ces jours où les modérés se laissent compter pour rien. Les conspirateurs de profession, fussent-ils tous réunis, étaient cinq mille, avec des revolvers et des poignards, et même, secondés par la lie de la populace, ne pouvaient mettre en ligne plus de 35 000 émeutiers. En face d’eux la garde nationale et ses 60 000 fusils : la seule qui fût organisée était celle de l’Empire, et découragée de l’Empire, elle restait toujours dévouée à l’ordre. L’armée qui, entre l’empire et la garde nationale, était demeurée inerte, ne demeurerait pas inerte entre la garde nationale et la démagogie. En empêchant la transmission régulière du pouvoir, les violens venaient d’écarter les solutions et les hommes neutres que le Corps législatif eût choisis, d’ouvrir la voie à la République et aux rapides métamorphoses qui, à peine les républicains sages parviennent-ils au pouvoir, semblent le promettre aux démagogues. Ces derniers, à le vouloir de suite, engageaient un conflit sans espoir raisonnable, et la victoire remportée sur eux pouvait commencer une réaction qui, écartant du gouvernement tout parti suspect de complaisance à leur égard, condamnerait peut-être, pour les mieux combattre, la République elle-même. En poussant trop loin leur succès, ils couraient risque de tout perdre, et ce jour leur avait donné tout ce qu’ils avaient chance d’obtenir.


II

L’élan de l’émeute s’était donc brisé sur les marches du Corps législatif. Parmi les meneurs, les uns s’attardèrent au Palais-Bourbon pour jouir de leur victoire et veiller sur elle ; les plus politiques, Blanqui, Delescluze, Millière et Félix Pyat, qui apparaissait toujours, comme l’arc-en-ciel, à la fin de l’orage, partirent pour l’Hôtel de Ville, mais à peine suivis de quelques sectaires. Sur la place qui précède l’édifice, le peuple les avait devancés. Les portes étaient closes, et aussi la grille qui formait barrière en avant de la façade. Entre cette grille et le palais, deux compagnies d’infanterie étaient en ligne, l’arme au pied. Les démagogues survenus s’essayèrent à ameuter la foule contre les soldats, à faire honte au peuple qu’il restât à la porte de sa maison. Mais leur puissance, accoutumée aux ténèbres, se trouvait comme aveuglée par le grand jour ; ni leurs personnes inconnues, ni leurs noms redoutés n’avaient prise sur la masse du peuple. Celui-ci battait de son flot, mais sans violence, la faible barrière qui le séparait de la troupe. Manifestans et soldats attendaient dans une trêve tacite qu’une autorité parût et commandât, les uns pour lui ouvrir passage et les autres pour la suivre.

Gambetta arrivait sur la place. La voie plus courte et moins encombrée de la rive gauche l’avait amené plus vite que Jules Favre. Son nom, son visage, son altitude assurée, disaient à la foule que celui-là était l’homme attendu par elle. Dès que, parvenu à la grille, il se fut nommé aux troupes, elles lui livrèrent accès. Il entra par cette porte au-dessus de laquelle l’image équestre de Henri IV semble placée pour rappeler, et a si vainement rappelé aux envahisseurs successifs les vertus nécessaires à la conquête, à l’exercice et à la durée du pouvoir.

Sur les pas du chef la foule s’était précipitée. Elle n’envahit pas tout l’édifice. Au rez-de-chaussée les cours intérieures, les corps de garde, les magasins, les bureaux divisaient l’espace en un dédale où rien n’était à la taille de la multitude : ils formaient, avec les combles du palais, le domaine des services étrangers à la politique, utiles à tout le monde, et qui perpétuent à travers toutes les révolutions la vie régulière de la cité. C’est au premier étage que la foule savait trouver des autorités impopulaires à détruire, de larges espaces à envahir et la majesté extérieure du gouvernement à violer. Elle monta d’un seul mouvement, à la suite de Gambetta, l’escalier d’honneur qui conduisait à la grand’salle. Celle-ci, immense et superbe, étendait sa longueur sur tout le centre du palais, bornée par les pavillons extrêmes qui le flanquent, et prenait jour sur la place par toutes les hautes fenêtres de la façade principale. Elle communiquait de plain-pied avec les locaux du conseil municipal qui occupaient, comme elle et derrière elle, le milieu de l’édifice ; avec le cabinet et les salons du préfet, installés dans le pavillon qui s’étendait vers la Seine ; avec le cabinet et l’administration du secrétaire général, établis dans le pavillon qui bordait la rue de Rivoli. Parvenue là, l’émeute était au centre de ses inimitiés, maîtresse du passage entre les trois sièges d’autorité, et en communication par les fenêtres avec les réserves de forces populaires qui entouraient l’édifice. Aussi la foule jugea-t-elle la place bonne : tandis qu’elle prenait possession en lardant à coups de baïonnettes et de cannes un portrait de l’Empereur, Gambetta poussa droit au cabinet du préfet. M. Chevreau était déjà parti ; le secrétaire général, M. Blanche, se trouvait seul : « Je vous attendais », dit-il en souriant, et aussitôt il disparut, ombre légère d’une légalité qui ne croyait plus à elle-même. Le conseil municipal, nommé par l’Empereur, était sans titre pour représenter en ce jour Paris, et ne s’était pas assemblé. Gambetta, sûr que pas un des pouvoirs régulièrement établis à l’Hôtel de Ville ne songeait à la résistance, rentra. À ce moment, dans la grand’salle, une poussée violente, montant de l’escalier, entr’ouvrit la foule que de nouveaux venus rendaient plus compacte encore en s’établissant au milieu d’elle : c’était Jules Favre et une partie de son escorte. Les deux chefs étaient réunis : il fallait maintenant que le régime voulu par eux semblât naître de l’initiative populaire.

Quand elle raconte le succès de nos révolutions, notre histoire depuis un siècle n’est guère qu’une légende. Elle magnifie tout et par la complaisance des mots transfigure les faits. A l’en croire, nos régimes insurrectionnels seraient ceux à la formation desquels la nation prend une part personnelle et décisive ; l’émeute serait une revanche conquise sur les influences oligarchiques des classes et des coteries par le génie révolté de la race, les gouvernemens choisis naîtraient d’une inspiration instinctive, passionnée, universelle, étrangère et supérieure aux intrigues, aux combinaisons, aux habiletés ordinaires, et créatrice d’hommes qui seuls auraient droit de se dire les hommes du peuple. A regarder de plus près ces origines, elles ne paraissent ni si nobles ni si pures : d’ordinaire le peuple n’a pas eu plus de part à la fondation des régimes révolutionnaires qu’à celle des gouvernemens d’autorité ; et l’on constate combien peu de mains et quels petits artifices ont fondé ces régimes dont on fait honneur à tous.

Il n’en fut pas autrement le 4 septembre. À l’Hôtel de Ville où allaient être choisis la forme et les chefs du gouvernement nouveau, la grand’salle contenait cinq mille personnes. La plupart, ouvriers et petits commerçans du quartier, descendus par curiosité de leurs demeures voisines sur la place, étaient dans le palais pour s’être trouvés les plus rapprochés des grilles quand elles s’ouvrirent. Ni le bruit, ni l’esprit même, qui partout où des Parisiens s’assemblent leur tiennent compagnie, ne pouvaient cacher le vide de leurs conceptions. Ils se bornaient à vouloir « autre chose » sous le nom de République, incertains sur les institutions et les personnes. Voilà l’autorité qui va créer un gouvernement et des chefs. Dans cette masse inerte, qui est le levain ? Deux petits groupes presque invisibles et perdus au milieu de la foule et qui s’agitent pour la mener. L’un compte une trentaine de démagogues qui tentent d’exciter des défiances contre les parlementaires, et de passionner la foule pour les hommes intacts, les grands proscrits : Ledru-Rollin, Louis Blanc, Victor Hugo. L’autre compte peut-être une centaine de gardes nationaux, d’avocats, de journalistes venus du Palais-Bourbon pour soutenir Gambetta et Jules Favre. Les premiers sont quelques inconnus qui demandent à des Français de se passionner pour des absens. Les seconds ont l’habitude et l’audace de la parole, et le parti qu’ils défendent est présent : Kératry, Ferry, Crémieux, Steenackers, Wilson, Guyot-Montpayroux, Glais-Bizoin, Magnin et Dorian entourent, comme une représentation de la gauche parlementaire, Gambetta et Favre ; en ceux-ci enfin réside la force qui dompte les multitudes, l’éloquence. L’énergie de cette petite troupe qui appuiera les propositions des chefs va entraîner peu à peu les incertitudes, échauffer l’indifférence, contraindre les applaudissemens, soulever l’enthousiasme de l’immense masse. Qu’est cette masse elle-même ? Une réunion d’hommes formée par le fait du hasard et le droit du premier occupant, une fraction imperceptible de la capitale. Et, à peine aura-t-elle consenti à ce qu’on voulait d’elle, cet assentiment s’appellera la volonté de Paris, la souveraineté du peuple, le droit de la France.

Les révolutions ont leur cérémonial comme les cours : Gambetta et Jules Favre durent d’abord haranguer la foule, et ainsi commencèrent à la conquérir. Ils se prêtèrent ensuite, par la proclamation répétée de la République, à la passion de cette multitude qui ne se lassait ni d’entendre, ni de répéter le mot proscrit et libérateur, et prenait en une heure sa revanche du silence imposé dix-huit ans. Et ainsi ils la préparèrent à accepter d’eux un gouvernement.

D’autres déjà travaillaient à le faire. Dans des salles voisines, Félix Pyat, Blanqui rejoint par quelques affidés, Delescluze et les rédacteurs du Réveil, Millière et certains membres de l’Internationale, composaient de leurs noms, môles à ceux des grands proscrits, des listes que, selon la tradition, ils commençaient à jeter par les fenêtres au peuple massé sur la place. Ils prenaient l’avance, soit que, spéculant sur le hasard, ils espérassent remplir les premiers le vide de la situation et bénéficier d’un caprice populaire, soit plutôt que, par cette apparence d’activité, ils voulussent imposer aux parlementaires quelque partage de fonctions.

Ceux-ci comprirent qu’il serait imprudent de prolonger la vacance du pouvoir. Au fond de la grande salle, près le cabinet du préfet, une pièce étroite et obscure servait de poste télégraphique. C’est là que pour se concerter ils se réfugièrent, la porte gardée par quelques amis.

On tomba d’accord qu’il ne fallait faire aucune part du gouvernement aux conspirateurs de profession. Pour éconduire les prétentions dangereuses ou gênantes sans blesser les amours-propres, on établit que le gouvernement serait composé de députés. Les députés républicains étaient trop nombreux pour y trouver tous place : on décida que les députés de Paris seraient seuls appelés au pouvoir. La capitale venait de renverser l’Empire, il était naturel que la succession appartînt à ses élus. Et non moins que leur origine, leur célébrité les désignait, car l’éloquence est dans les oppositions parlementaires la seule mesure du mérite, et la capitale avait nommé les orateurs les plus renommés de leur parti. Ces raisons, l’urgence aidant, parurent assez bonnes aux représentans de la province pour qu’ils ne disputassent pas la suprématie à leurs collègues parisiens.

Ensemble ils revinrent dans la grande salle et firent connaître le résultat de leur délibération. La foule répondit par des applaudissemens, le petit groupe des révolutionnaires par des murmures, et Félix Pyat réclama nettement place pour ses amis et pour lui-même. Il trouva peu d’écho. Gambetta, qui voyait l’instant décisif et favorable, écrasa sous une riposte énergique la prétention avec l’homme, et la foule, qui aime les beaux coups, d’épée ou de langue, se trouva définitivement conquise. A travers elle un nouveau venu, se frayant passage, parvint jusqu’au groupe des députés : Ernest Picard arrivait tout à point pour s’informer s’il était ou non député de Paris. Nommé en 1869 par Paris, il avait opté pour l’Hérault, de même Jules Simon pour la Gironde, et Gambetta pour les Bouches-du-Rhône. Gambetta n’avait pas songé à ce scrupule, et celui de Picard fut aussitôt calmé. Sans même en référer au peuple, on convint que le vote de Paris suffisait pour maintenir à ses élus droit de cité au pouvoir, et Picard fut aussitôt chargé de notifier à la France la chute de l’Empire et l’avènement de la République. Les députés rentrèrent avec lui dans la salle du télégraphe ; sur une petite feuille de papier qui portait en tête les mots : « Sénateur, préfet de la Seine », il écrivit :

« Le peuple a devancé la Chambre ; qui hésitait ; pour sauver la patrie en danger, il a demandé la République ; il a mis ses représentans, non au pouvoir, mais au péril. La République a vaincu l’invasion de 1792, la République est proclamée.

« La Révolution est faite au nom du droit du salut public.

« Citoyens, veillez sur la cité qui vous est confiée ; demain vous serez avec l’armée les vengeurs de la patrie. »

Tous les députés présens signèrent ces lignes. Ferry ajouta de sa main les noms de Magnin et de Dorian. Guyot-Montpayroux se chargea de l’impression et de l’affichage.


Après avoir constitué le gouvernement nouveau, restait à lui assurer obéissance. Pour cela il fallait prévenir à la fois les résistances de l’Empire, les retours offensifs de la démagogie, les incertitudes et les divisions de l’armée.

L’armée de Paris était sous les ordres de Trochu. Avec lui le gouvernement serait fort, sans lui faible, contre lui impossible. Offrir au gouverneur le ministère de la guerre, c’était mettre le chef alors le plus réputé à la place que l’opinion lui destinait dès nos premières défaites, et s’assurer dans la France entière l’adhésion de l’armée. Glais-Bizoin à titre de Breton, Wilson et Steenackers à titre d’officieux, qui, par leur empressement à transmettre les offres, se préparaient à obtenir à leur tour, partirent pour le Louvre. Ils y portaient au gouverneur copie de la proclamation, et avaient mission de lui dire qu’il était attendu à l’Hôtel de Ville.

La démagogie, repoussée de la première place, allait trouver une occasion de revanche dans le déroulement toujours semblable du drame révolutionnaire. Tous les régimes créés depuis 1789 par l’émeute ont vu dès leur avènement se lever contre eux la logique de leur victoire : après avoir pourvu révolutionnairement au gouvernement de la France, il faut pourvoir révolutionnairement au gouvernement de Paris. Ceux à qui la foule de la capitale vient de donner la nation sont mal venus à disputer à cette foule l’autorité dans la capitale. S’ils la lui abandonnent, en face de l’Etat s’établit, au siège même du pouvoir, un pouvoir municipal indépendant, puis rival, bientôt maître. Ce conflit entre la Commune et l’Etat a fait les difficultés, les échecs et les crimes de nos régimes populaires. Et nul, à l’égal du régime établi le 4 septembre, n’était désarmé contre les prétentions de la capitale, composé comme il l’était de députés élus par elle et qui n’avaient cessé de réclamer pour elle l’autonomie.

Les meneurs révolutionnaires ne l’ignoraient pas, qui, à peine le gouvernement formé sans eux, soufflèrent à la foule de vouloir un maire de Paris. Consacrée par la légende de la première république, la proposition était faite pour plaire, car les masses françaises ont, en révolution, l’intelligence plus traditionnelle que novatrice et prennent pour des idées leurs souvenirs. Sur la place et dans l’Hôtel de Ville, le peuple commença donc à réclamer son maire. Qu’un nom, sorti d’une bouche, trouvât dans le peuple un écho vivant, parvînt porté par le cri de la multitude aux chefs faits tout à l’heure par elle et s’imposât à leur faiblesse, il n’en fallait pas plus pour créer dès la première heure l’antagonisme des pouvoirs et tous ses périls. Ils furent escamotés par un habile tour de main.

Parmi les premiers qui eussent pénétré dans l’Hôtel de Ville se trouvait Etienne Arago. Frère du grand astronome, oncle du député de Paris, et ancien député de 1848, il appartenait par ses origines à la république modérée. Par haine de l’Empire, il avait pris contact avec la démagogie, mais en était le complaisant plus que le complice, mettait surtout sa violence en paroles et était trop honnête homme pour faire un véritable conspirateur. La sincérité de sa nature et son humeur qui était facile, spirituelle et vive, lui avaient valu, dans les deux camps, des amitiés. Au moment où l’on commença à parler de mairie, quelques-uns de ceux près desquels il était prononcèrent son nom. Gambetta entendit, il connaissait l’homme, il devina qu’apaisé de ses véritables haines par la chute de l’Empire et partagé de sympathies entre les républicains de toute école, ce maire conseillerait au gouvernement beaucoup de faiblesses envers la démagogie, mais ne conduirait jamais la démagogie à l’assaut du gouvernement. Il jugea utile une candidature que les révolutionnaires ne pouvaient combattre et qui ne leur livrait pas la place. Aussitôt, paraissant obéir à une opinion qu’il créait par son assentiment : « Oui, dit-il de sa forte voix, Arago maire de Paris. » Le neveu prévoyant avait dans la poche une écharpe tricolore, il la noua à la ceinture de son oncle. L’initiative opportune de quelques-uns, l’adhésion impérieuse d’un seul, et un morceau de soie, il n’en fallut pas davantage pour qu’Etienne Arago se déclarât « acclamé par le peuple ».

Il était temps. Le nouveau maire avait à peine pris possession de son poste et nommé pour adjoints Floquet et Brisson, qu’une grande rumeur s’éleva de la place. Dans une voiture découverte qui fendait lentement la foule, un homme venait d’apparaître, une ceinture rouge autour de la taille, et le peuple avait reconnu Rochefort. Ses fidèles, après l’invasion de la Chambre, avaient couru à Sainte-Pélagie. Devant le droit de l’émeute, la prison s’était ouverte, comme le Corps législatif, comme l’Hôtel de Ville où ses libérateurs ramenaient leur chef aux cris de : « Rochefort maire de Paris ! » Cette fois le nom fait pour émouvoir la foule avait retenti, il souleva subitement cette clameur profonde et formidable où se reconnaît la vraie voix du peuple. Et un danger montait vers le gouvernement lorsque Rochefort, soulevé sur les épaules de ses compagnons, franchit la porte du palais, l’escalier d’honneur, et qu’à l’entrée de la grande salle, au milieu d’acclamations frénétiques, apparurent, dominant les spectateurs, son écharpe rouge et sa tête pâle.

Entre lui et les députés qu’il trouvait au pouvoir, aucune sympathie n’amortissait le choc imminent des ambitions. Son succès électoral de 1869 avait été une condamnation de la politique parlementaire. Tenu à l’écart par la gauche, accueilli par un silence glacial quand il portait à la tribune ses outrances méditées de langage, Rochefort en avait pris prétexte pour accuser ces républicains de mollesse, de complicité avec l’ennemi, et, comme Scapin roue de coups Géronte en paraissant tenir son parti, le railleur impitoyable avait plus d’une fois laissé tomber sur le dos de ses collègues le bâton qu’il levait chaque matin contre l’Empire. Son arrestation avait été, pour les moins épargnés par sa verve, une délivrance, pour tous un débarras, et les députés de Paris s’étaient adjugé le pouvoir sans songer au voisin incommode que le suffrage universel leur avait donné et que la révolution leur rendait. Un coup d’adresse encore para le péril. Jules Ferry courut à la rencontre de l’arrivant, le saisit entre ses bras comme en une effusion de joie, et, le séparant de son cortège, l’entraîna vers la petite salle où siégeait le nouveau pouvoir. Là il fut expliqué à Rochefort que, si la mairie ne lui était pas offerte, c’est qu’il était investi d’une fonction plus haute : on lui annonça que, député de Paris, il faisait partie du gouvernement. Au nom de l’Empire abattu, de la République fondée, de la France envahie, on l’adjura d’oublier d’anciens désaccords, de ne pas en préparer de nouveaux, d’unir sa force à une œuvre de salut public. En Rochefort, le démagogue qu’il était devenu et l’homme de bon sens qu’il était né se combattaient souvent et triomphaient tour à tour : cette fois il trouva moyen de les satisfaire tous deux en même temps. Il se laissa convaincre de siéger au gouvernement, déclara à ses partisans qu’il n’entendait pas déposséder « un bon républicain » comme était Etienne Arago, mais ajouta qu’il fallait, « pour surveiller le gouvernement », un conseil municipal élu par Paris. Ainsi il appelait pour le lendemain le conflit qu’il écartait de l’heure présente. Mais pour un pouvoir qui naît et n’a pas encore ses forces, retarder le péril c’est l’amoindrir, et la démagogie avait perdu la journée.

L’Empire, moins à craindre qu’elle, gardait encore des restes de vie et des centres de résistances. Le plus menaçant paraissait être la Préfecture de police, où l’on avait vu se replier les sergens de ville avec la garde de Paris. Cet édifice plein d’hommes armés, ses issues closes et son silence faisaient peur. Kératry s’offrit à prendre possession de la place. Muni d’un ordre qu’il réclama, que Gambetta écrivit, et accompagné par neuf gardes nationaux de bonne volonté, il alla sommer la place. Elle s’ouvrit. Dans ses cours intérieures étaient rangées les brigades presque au complet des sergens de ville, et toute la garde municipale, avec son colonel. À la tête de ses neuf hommes, Kératry traversa cette petite armée de 10 000 soldats et se rendit au cabinet du préfet, où les chefs de service et les commissaires de police étaient assemblés. Kératry les consigna dans un salon voisin, donna ordre aux sergens de ville de ne pas quitter la préfecture avant la nuit, et, quand elle serait venue, de regagner isolément leurs demeures, fit appeler le colonel Valentin, chef de la garde municipale, lui demanda si le gouvernement nouveau pouvait compter sur cette troupe pour le maintien de l’ordre dans Paris, et, sur la parole donnée par l’officier, le chargea de la sûreté publique. Ces mesures prises, il se rendit rue de Grenelle à l’administration des télégraphes, fit défense au directeur général de transmettre désormais aucune dépêche et le mit sous la garde d’un factionnaire. Restait, pour couper court aux tentatives de résistance en province, à s’assurer le ministère de l’intérieur. Picard et Gambetta s’étaient chargés de ce soin. Ils furent accueillis en maîtres, place Beauvau ; les fonctionnaires du cabinet se mirent à leur service, exprimant la satisfaction que la France ne fût pas tombée en pires mains. Dès lors le présent semblait assez sûr pour que le souci du lendemain commençât : il fallait pourvoir aux besoins d’argent, et Ernest Picard alla au ministère des finances pour conférer avec M. Magne. Gambetta, resté seul place Beauvau, expédia aux départemens la dépêche suivante :

« La déchéance a été proclamée au Corps législatif.

« La République a été proclamée à l’Hôtel de Ville.

« Un gouvernement de défense nationale composé de 11 membres, tous députés de Paris, a été constitué et ratifié par l’acclamation populaire.

« Les noms sont :

« Arago (Emmanuel), Crémieux, Favre (Jules), Ferry (Jules), Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Rochefort, Simon (Jules).

« Le général Trochu est maintenu dans les pouvoirs du gouverneur de Paris et nommé ministre de la guerre en remplacement du général Palikao.

« Veuillez faire afficher immédiatement et au besoin proclamer par crieur public la présente déclaration.

« Pour le gouvernement de la défense nationale :

« Le Ministre de l’intérieur,

« LEON GAMBETTA.

« Paris, ce 4 septembre 1870, 6 h. du soir. »


Ce document était un mélange de ruse et d’audace, comme le caractère de son auteur. Gambetta savait la province hostile aux émeutes de la capitale et il donnait à croire, par un artifice de langage, que la déchéance de l’Empire était l’œuvre du Corps législatif. Il connaissait la popularité de Trochu, et il parlait comme si le ministère, seulement offert, eût été accepté déjà par le général. Enfin dans cette communication où il diminuait à dessein l’apparence révolutionnaire des faits accomplis, il poussait à l’extrême le droit révolutionnaire, puisqu’il s’attribuait de sa seule autorité le ministère de l’intérieur.

Trochu, dont il disposait d’avance, prenait pendant ce temps un parti que Gambetta n’avait pas prévu. L’appel du gouvernement n’était pas pour surprendre le général. La pensée que, chargé le matin de défendre l’Empire, il n’avait pas le droit de servir le soir une émeute victorieuse de l’Empire, ne le troublait pas. Loin que la gratitude de faveurs exceptionnelles le liât à la dynastie renversée, il se considérait comme un soldat tenu longtemps à l’écart, et qui, employé trop tard, sur la sommation de nos revers, avait vu l’empereur lui manquer de parole, l’impératrice le traiter en suspect, et une stratégie de cour le réduire a l’impuissance. Il savait par l’exemple de nos révolutions que la fidélité militaire est due aux gouvernemens établis, doit durer tant qu’ils durent, mais ne leur survit pas, et qu’en dépit des formules le soldat ne prête pas serment à un homme ou à un régime, mais à la patrie, seule permanente. Il ne doutait pas que tous ses compagnons d’armes n’acceptassent la République, et à l’accepter comme eux ne se sentait pas plus coupable. Dès que sa conscience ne lui interdisait pas de servir la France elle l’obligeait à ne pas déserter les dangers publics, et il eut pour unique souci de résoudre à quelles conditions il devait subordonner ce concours, et à quelle place il pourrait être plus utile. Après avoir écouté en silence les délégués, il les quitta, leur demandant quelques minutes de réflexion, revint, après avoir quitté son uniforme, et les suivit à l’Hôtel de Ville.

Le palais n’avait toujours qu’un maître, la foule. Partout où l’étendue et la magnificence des pièces étaient préparées pour l’exercice du pouvoir, elle régnait avec son désordre et sa force stérile. Le nouveau régime restait confiné dans le cabinet, étroit, sombre, dérobé, et comme honteux, du télégraphe. Quand le général fut introduit, on y distinguait à peine, dans le déclin du jour, les six députés qui s’y trouvaient alors. Il aurait pu croire que Jules Favre, Arago, Ferry, Glais-Bizoin, Pelletan et Rochefort fussent les prisonniers et non les chefs de cette multitude, et il trouvait en ces hommes, majorité du gouvernement, l’image la moins imposante de l’Etat. Il en connaissait à peine quelques-uns, depuis moins d’un mois, pour les avoir reçus au Louvre et leur avoir donné comme à tout le monde son avis sur la situation militaire ; il n’avait jamais vu Rochefort, dont il ignorait la présence et qu’on ne lui nomma pas. Lui d’ailleurs, sans laisser le temps aux présentations, dès qu’il fut entré prit la parole. Et ce fut pour dire que, désireux de leur accorder son concours pour la protection de la patrie contre l’étranger, il avait besoin de savoir si eux étaient résolus à protéger, contre les excès révolutionnaires, des causes non moins sacrées, et qu’avant de se lier à eux il leur demandait un engagement. « Affirmez-vous, leur dit-il solennellement, Dieu, la famille, la propriété ? » Nul ne protesta, les uns parce que ces croyances étaient les leurs, les autres parce que les promesses ne leur coûtaient rien. Mais ni les uns ni les autres ne furent quittes à si bon compte. Trochu, après avoir pris acte de leur adhésion, exposa que, la grande œuvre étant la défense nationale, le soldat chargé de la diriger ne devait pas être seulement un ministre, le subordonné d’un gouvernement où tous étaient étrangers à l’armée ; que, pour la dignité de cette armée et le succès de ces opérations, l’homme de guerre avait droit à une place dans le gouvernement lui-même, et qu’il n’y pouvait prendre aucune place, sinon la première. Et avec cette assurance qu’inspirent seules l’impudeur de l’ambition ou l’intrépidité du devoir, le général réclama la présidence du gouvernement. La prétention parut juste, puisque l’homme était nécessaire. Jules Favre, à qui ce titre avait été déjà décerné, le céda de bonne grâce. Ainsi le nouveau pouvoir se trouva définitivement constitué.


III

Parmi les forces à gagner ou à combattre, les députés parisiens n’avaient pas compté le Corps législatif, tant ils tenaient pour morte l’Assemblée envahie.

Cependant, perdus au milieu de la foule, la plupart des députés étaient restés dans leur palais. Lorsque, sur les pas de Jules Favre et de Gambetta, une partie des manifestans courut sur l’Hôtel de Ville, la Chambre se trouva à moitié délivrée. A l’invasion violente succéda l’invasion pacifique, aux grandes poussées des masses compactes, la multitude des fractionnemens et le mouvement plus libre des individus. Gens du peuple et bourgeois entraient, visitaient, sortaient en curieux. Ils venaient voir le théâtre de l’accident. Ils voulaient avoir parcouru, grand ouvert et livrant ses arcanes, l’édifice mystérieux où se formait l’autorité, la puissance lointaine par laquelle ils se sentaient toute leur vie, tantôt menacés, tantôt défendus, liés toujours. Ils voulaient s’être une fois assis sur un siège de législateur. Au milieu de ce va-et-vient les députés purent se reconnaître, s’aboucher par petits groupes et brèves rencontres, et se dire leur volonté commune de reprendre la séance interrompue. Ils ne s’étaient pas faits à l’idée que, tout à l’heure arbitres de tout, ils ne fussent déjà plus rien. Mais la salle de séance restait le rendez-vous préféré de la curiosité publique, et tandis que le gros de la foule s’y renouvelait sans diminuer, un certain nombre de révolutionnaires demeuraient installés dans les tribunes et dans l’hémicycle, avec le parti pris d’interdire la place aux députés. Pour jeter dehors ces envahisseurs, il eût fallu une troupe. Les deux bataillons de garde nationale qui étaient de service n’avaient pas quitté la cour d’honneur ; le chef d’un de ces bataillons, sollicité de tenter l’aventure, la déclara trop périlleuse. On chercha ailleurs un asile que l’émeute eût laissé aux représentans. Elle avait respecté le palais de la Présidence : là une galerie qui servait aux dîners officiels était assez vaste. Les députés se transmirent les uns aux autres l’avis de s’y rendre, et, à quatre heures, cent soixante-dix s’y trouvaient réunis. Parmi eux presque tous les membres du centre gauche, plusieurs de la gauche, entre autres Jules Grévy, Jules Simon et Garnier-Pagès.

Schneider, maltraité par la foule au moment de l’invasion, était malade et au lit. Un des vice-présidens, Leroux, et deux des secrétaires, Josseau et Martel, prirent place au bureau. La discussion fut ouverte par Garnier-Pagès. Il s’étendit si longuement sur les crimes de l’Empire et sur les fautes du Corps législatif que l’impatience générale le somma enfin de conclure, et il conclut en conseillant un accord avec le gouvernement de l’Hôtel de Ville. Des dénégations véhémentes l’accueillirent ; et M. Buffet, flétrissant en quelques mots d’une énergie frémissante la violence accomplie, se refusa, « dût-il engager sa vie, à reconnaître un régime qui s’élevait sur les ruines de la liberté et du droit. » C’était le courage et l’honneur de l’Assemblée qui avaient protesté par sa bouche, et il sembla qu’il eût parlé au nom de tous, tant furent nombreux ceux qui l’acclamèrent et vinrent lui serrer les mains. Mais, tandis que cette émotion suspendait la séance, arrivaient, apportés par les députés retardataires, les bruits du dehors : la proclamation de la République, la soumission générale, le départ de Trochu pour l’Hôtel de Ville. A chaque nouvelle l’Assemblée sentait peser plus lourdement l’oppression du fait sur le droit, et comprenait mieux la nécessité de rattacher par une transaction la légalité impuissante à l’émeute victorieuse. Les pensées allaient si vite qu’un membre de la droite, jusque-là connu par son zèle pour l’empire autoritaire, Dréolle, tout en s’associant aux paroles de M. Buffet, tout en se refusant à voir dans les députés réunis à l’Hôtel de Ville autre chose que des membres du Corps législatif, ouvrit l’avis d’entrer en rapports avec eux pour connaître leurs desseins. L’Assemblée ne s’y résigna pas aussitôt, mais déjà cherchait quel gage offrir à la révolution, et crut l’avoir trouvé en statuant sur les mesures soumises, quelques heures avant, au Corps législatif. M. Martel donna lecture de son rapport sur les trois projets Palikao, Favre et Thiers et proposa la résolution suivante :

« Vu la vacance du pouvoir, la Chambre nomme une commission de gouvernement et de défense nationale. Cette commission est composée de cinq membres choisis par le Corps législatif. Elle nommera les ministres.

« Dès que les circonstances le permettront, la nation sera appelée par une assemblée constituante à se prononcer sur la forme de son gouvernement. »

C’était, jusque dans les termes, le projet de M. Thiers. Celui-ci, le matin, avait, pour ménager les scrupules de la majorité, consenti à remplacer les mots : « Vu la vacance du pouvoir » par les mots : « Vu les circonstances. » Mais les circonstances avaient si évidemment amené la vacance du pouvoir, que d’elle-même la commission rétablissait le texte primitif. Quelques amis de l’Empire contestèrent encore cette formule. M. Dréolle fut encore là pour répondre que, trois heures auparavant, il l’aurait aussi repoussée, mais qu’elle était devenue l’expression exacte des faits. Son renom d’attachement à la dynastie décida ceux qui avaient besoin d’un exemple pour abandonner l’Empire. La motion fut adoptée par un vote presque unanime.

Ce vote fournissait la matière de la négociation souhaitée. On décida que, pour le faire connaître, une délégation serait envoyée à l’Hôtel de Ville. Grévy fut, par un assentiment unanime, chargé de la conduire. Sa présence et les blâmes sévères qu’il avait fait entendre contre l’invasion de la Chambre, désignaient ce républicain à la confiance du Corps législatif, en même temps que l’ancienneté de sa foi démocratique devait assurer un bon accueil à l’ambassadeur. Jules Simon aurait eu les mêmes titres, mais au cours de la séance lui était parvenu un billet où Jules Favre le priait de ne pas enlever, par une plus longue abstention, des chances à la sagesse du nouveau régime, et, annonçant l’entrée de Rochefort au gouvernement, montrait l’urgence de faire contrepoids à cette force : et Jules Simon s’était rendu à cet appel. On nomma Garnier-Pagès qui s’était offert à faciliter à la délégation l’entrée dans l’Hôtel de Ville, Martel, De Guiraud, Johnston, Cochery, Barthélémy Saint-Hilaire et Dréolle ; presque tous, sauf le dernier, appartenaient au centre gauche ou à la gauche. Grévy se défendit d’abord d’accepter par cette raison que, républicain et à ce titre adversaire de l’illégalité, « il s’était promis de ne pas paraître à l’Hôtel de Ville », puis il consentit à donner par son concours plus d’efficacité à une démarche qu’il approuvait. Elle devait répondre d’ailleurs aux désirs des collègues portés au pouvoir par l’émeute, « car, ajouta-t-il, en toutes circonstances, en face des éventualités de l’avenir, ils ont toujours manifesté la conviction que rien ne pouvait se faire sans le concours de la Chambre. » Il exprima seulement la crainte que, malgré le rôle conciliateur de M. Dréolle dans cette séance, la présence de ce délégué rendît l’entente plus difficile, et M. Dréolle déclara qu’honoré par cette défiance il ne tenait pas à se joindre à la députation. Le président Leroux fut chargé de voir le général Trochu et de solliciter la médiation du général. L’Assemblée décida qu’elle reprendrait séance à huit heures, pour connaître les résultats de ces démarches.

La délégation partit aussitôt, parvint sans difficulté à l’Hôtel de Ville, et fut introduite dans le cabinet où elle trouva réunie la majorité du gouvernement. Grévy, avec sa netteté froide, exposa que la déchéance venait d’être prononcée, et que le Corps législatif invitait ses collègues actuellement à l’Hôtel de Ville à se joindre à lui pour, choisir d’un commun accord le gouvernement nouveau. Jules Favre répondit, mêlant les remerciemens et les réserves, que l’invitation venait bien tard, que les faits accomplis avant elle ne pouvaient être supprimés, déclara qu’il était nécessaire de consulter Trochu, Gambetta et Picard, alors absens, et que lui-même apporterait à huit heures au Corps législatif la réponse du gouvernement. Grévy était un de ces hommes qui parlent pour avoir donné leur avis et non pour convaincre ; il n’insista pas. Le silence, que les autres délégués gardaient aussi, fut enfin rompu par un député qui, sans avoir été désigné, s’était joint volontairement, à la délégation, M. Keller. Il fit remarquer que le gouvernement, se tînt-il pour constitué, ne pouvait ni lutter, ni traiter, ni vivre sans le concours du Corps législatif, seule autorité compétente pour fournir l’argent, les hommes et engager la nation ; que par suite il fallait au moins reprendre à la foule et restituer aux députés le lieu ordinaire de leurs séances. « N’y comptez pas, interrompit Jules Ferry. Vous pouvez vous réunir à vos risques et périls dans quelques bureaux ou ailleurs. Mais reprendre vos débats dans la salle des séances, non seulement nous ne vous y aiderons pas, nous ne le voulons pas. » Courtoise et hésitante encore avec Jules Favre, la révolution se montrait avec Jules Ferry hautaine et brutale : ces paroles signifiaient leur congé aux délégués. Pourtant ils ne sortirent pas tous. Au cours de l’audience, Guyot-Montpayroux avait apporté l’affiche de la proclamation rédigée par Picard, et au bas de laquelle était la liste du gouvernement. Garnier-Pagès y vit son nom. Debout jusque-là avec ses collègues du Corps législatif, il se détacha d’eux sans mot dire pour s’asseoir parmi ses collègues de l’Hôtel de Ville et, entré comme l’élu de la légalité, demeura comme l’élu de l’émeute.

Ainsi qu’il était convenu, à huit heures, 168 députés se retrouvèrent à la Présidence, et Jules Favre se fit annoncer. Le président Leroux n’était pas encore revenu du Louvre, l’Assemblée porta au fauteuil M. Thiers, le champion du droit parlementaire, le député de Paris qui n’avait pas voulu de place dans le gouvernement de la révolution. Jules Favre, introduit avec M. Jules Simon, s’exprima en ces termes :

« En ce moment il y a des faits accomplis, un gouvernement issu de circonstances que nous n’avons pas pu prévenir, gouvernement dont nous sommes devenus les serviteurs. Nous y avons été enchaînés par un mouvement supérieur qui a, je l’avoue, répondu au sentiment intime de notre âme. Je n’ai pas aujourd’hui à m’expliquer sur les fautes de l’Empire. Notre devoir est de défendre Paris et la France.

« Lorsqu’il s’agit d’un but aussi cher à atteindre, il n’est certes pas indifférent de se rencontrer dans les mêmes sentimens avec le Corps législatif. Du reste nous ne pouvons rien changer à ce qui vient d’être fait. Si vous voulez bien y donner votre ratification, nous vous en serons reconnaissans. Si au contraire vous nous la refusez, nous respecterons les décisions de votre conscience, mais garderons la liberté entière de la nôtre.

« Voilà ce que je suis chargé de vous dire par le gouvernement provisoire de la République, dont la présidence a été offerte au général Trochu, qui l’a acceptée. »

C’était le refus de toute transaction. Aussitôt des murmures, des reproches, des questions s’élèvent et se croisent ; la Chambre condamnée commence à maudire ses juges. Thiers rétablit le silence, mais non le calme, en déclarant que, s’il y a à délibérer, ce ne peut être en présence du gouvernement nouveau. Favre et Simon se retirent. Au lieu de donner la parole à ceux qui la voudraient prendre, Thiers la garde, et pour dire : « Nous n’avons plus que quelques instans à demeurer ensemble ; il faut les bien employer. Avant de reconnaître l’autorité qui vient de naître, nous aurions à résoudre des questions de doctrine et de fait qu’il ne convient pas de traiter actuellement. Il ne convient ni de reconnaître un gouvernement né d’une insurrection, ni de le combattre quand il a à lutter contre l’étranger. » Comme un certain nombre demandent qu’au moins une protestation soit rédigée contre la violence subie : « De grâce ne rentrons pas dans la voie des récriminations, cela nous mènerait trop loin, et vous devriez bien ne pas oublier que vous parlez devant un prisonnier de Mazas. » Comme des voix plus nombreuses demandent : « Que faire ? » « En présence de l’ennemi qui sera bientôt sous Paris, je crois que nous n’avons qu’une chose à faire : nous retirer avec dignité ! » Et comme il sent que cette résignation étonne un grand nombre sans les gagner, et que prolonger le débat serait donner du champ à ces colères, il lève la séance et disparaît. Elle continue, lui parti, mais dans une confusion croissante. Les plus irrités sentent l’horreur du vide, l’impossibilité de résister, soit à Paris, soit en province, contre le fait accompli, toute leur énergie se borne à vouloir une protestation dont ils ne parviennent pas à rédiger le texte. Ils conviennent de se réunir le lendemain chez M. Johnston pour en entendre la lecture ; nombre d’entre eux auront demain quitté Paris, et signent aussitôt sur des feuilles blanches, feuilles semblables à celles où quand la mort est venue et présente, l’on inscrit, à la porte de la demeure en deuil, son nom, comme un dernier et vain témoignage d’attachement.

Ils purent, à leur sortie, voir les scellés posés sur les portes du Palais-Bourbon. Tandis que Jules Favre à la Présidence assurait aux députés son respect pour la liberté de leur conscience, Glais-Bizoin occupait militairement la Chambre, avec la garde nationale. Pour obtenir la retraite des révolutionnaires établis dans la salle des séances, il dut leur promettre que le Corps législatif n’y rentrerait pas. Les derniers des envahisseurs se dispersèrent, rassurés par l’apposition des cachets.

En même temps on s’était occupé du Sénat. Là ni membre du gouvernement, ni scellés, ni troupes, ne parurent nécessaires. Un adjoint au maire de Paris, Floquet, fit signer par Pelletan une défense à la haute assemblée de se réunir, et porta le pli au Luxembourg, qu’il trouva vide. Le grand référendaire Barrot déclara qu’il cédait à la force, le général de Montfort, commandant du palais, transcrivit la pièce sur son livre d’ordres, promit que les sénateurs ne siégeraient pas, et demanda seulement pour eux l’autorisation de reprendre leurs costumes et menus objets laissés au vestiaire. Et le vœu suprême formé au nom de ce grand corps fut pour le salut de la garde-robe.

Ainsi finirent les deux assemblées qui représentaient alors le pouvoir parlementaire. Tandis que le Sénat, défendu par l’éclat de son impuissance contre les attaques de la foule, n’avait mis à profit cette sécurité que pour disparaître, sans donner à la dynastie si longtemps adulée un témoignage d’attachement, le Corps législatif, après l’envahissement, avait voulu se survivre et rassembler ses membres dispersés. Et pour quoi faire ? Pour prononcer la déchéance de l’Empire. Il restait à celui-ci l’avantage d’avoir péri par une violence commune avec les élus de la nation : ces députés avaient ressuscité une heure pour séparer leur cause de la sienne, et employé cette heure à le condamner. Il fallait qu’une fois encore s’accomplît la loi constante des chutes napoléoniennes, que le régime succombât, après les défaites sous les votes, et non seulement abattu par ses ennemis, mais renié par ses créatures.

En 1870, comme en 1814 et en 1815, le Corps législatif espérait en sacrifiant l’Empire se sauver lui-même. Il s’était montré prêt à reconnaître la révolution afin d’être épargné par elle. Vaine tentative, les chefs d’une opposition qui, depuis un mois et le matin encore, sollicitait son concours, déclarait accepter d’avance le régime et les hommes préférés par lui, et ne rien réclamer pour elle-même, avaient repoussé cette entente, gardé tout entier le pouvoir au nom de l’émeute, et dédaigné l’investiture de la légalité. Il succombait, détruit par eux, tandis qu’il accusait leur hypocrisie, leur ambition, et prétendait seul représenter le droit. En cela il ne jugeait équitablement ni de ses successeurs, ni de lui-même. C’est l’embarras de supprimer la dynastie qui avait fait toute la popularité du Corps législatif. Tous ceux qui voulaient renverser l’Empire sans hasarder une guerre civile avaient un instant espéré en la Chambre. Son indépendance, qui était née et paraissait grandir avec nos désastres, faisait oublier le vice de son origine ; et l’on avait attendu qu’elle se fît pardonner sa servilité par son ingratitude, disposé à accepter d’elle un gouvernement, par lassitude de celui qu’on subissait et par crainte de celui que l’émeute préparait. Pour avoir trompé cet espoir, employé en tergiversations l’heure décisive, subi la révolution au lieu de la prévenir, la Chambre avait perdu toute son autorité. Peu importait dès lors qu’après avoir laissé à d’autres le soin de tuer l’Empire, elle enregistrât cette mort. Sa sentence venait trop tard, trop tard son offre de choisir les successeurs. Ces successeurs n’auraient plus remplacé l’Empire vieilli, mais les élus d’une révolution accomplie quelques heures avant. Le même vote qui, rendu avant l’émeute, eût été un acte d’émancipation nationale, devenait, émis après l’émeute, un désaveu du droit révolutionnaire. Que les élus de la foule soumissent leur titre à la confirmation du Parlement, ils préféraient le pouvoir qui avait laissé vivre l’Empire au pouvoir qui l’avait vaincu. Ce n’était pas seulement remettre en question leur acte, mais sacrifier leurs personnes. Était-il vraisemblable que le Corps législatif laissât au gouvernement les seuls députés de Paris ? qu’il consentît à les investir tous, même les plus révolutionnaires ? Fût-il résigné enfin à ratifier en bloc les nominations faites à l’Hôtel de Ville, à l’Hôtel de Ville on n’avait pas seulement choisi des chefs, mais proclamé un régime. Or, si le Corps législatif pouvait dresser un procès-verbal de carence contre l’Empire, et laisser une autorité provisoire à ceux qui l’avaient les premiers saisie, il ne pouvait pas, usurpant sur le pays, choisir un gouvernement définitif, et de tous les gouvernemens, celui dont il était le plus éloigné était la République. Il y a des mots évocateurs qui séparent irrévocablement les hommes non seulement par les idées, mais par les souvenirs, les sentimens, le point d’honneur. Le Corps législatif ne pouvait sans renier son passé accepter la République, la révolution ne pouvait y renoncer sans renier sa victoire.

Les députés proclamés à l’Hôtel de Ville comprirent quelles chances de guerre entraînerait toute tentative pour obtenir à l’œuvre de l’émeute la sanction de la légalité. Que dans ce gouvernement confirmé par la Chambre, Rochefort ne fût pas maintenu, la démagogie retrouvait un chef : qu’ils parussent par leurs pourparlers avec le Corps législatif remettre en question la république, la démagogie retrouverait un prétexte. Ils couraient risque de voir se tourner contre eux une partie des forces qu’ils maintenaient contre elle. Ils prendraient l’air et garderaient la honte d’abandonner le régime qu’ils avaient toujours voulu et qu’ils venaient d’établir, pour le bénéfice d’une entente avec le Parlement posthume d’un Empire détruit.

Ils ne furent pas seuls à penser cela. Certes, si le Corps législatif avait à espérer une aide, c’était de Thiers et de Trochu. Eux n’avaient ni liens antérieurs avec la république, ni solidarité avec l’émeute, leurs préférences étaient acquises à la monarchie, leur dévouement à l’ordre. Ils savaient que cette assemblée, impérialiste de circonstance, était conservatrice de nature, et qu’en soutenant ses droits, ils assuraient à leurs idées la prépondérance et à leurs personnes le pouvoir. Elle le leur offrait quand à son heure dernière elle choisissait Thiers pour président, et appelait Trochu comme défenseur. Tous deux touchaient à ces sommets du prestige où le sentiment d’un homme suffit à créer une opinion publique. Or Thiers ne se servit de son autorité sur l’Assemblée que pour la pousser à l’abdication et à la retraite, et Trochu devint le chef du gouvernement qui la dispersa. Similitude de conduite d’autant plus remarquable que ces deux hommes cherchaient dans des raisons fort différentes la règle de leurs actes. Thiers, sceptique aux théories et observateur attentif des faits, s’occupait surtout à peser les chances des résolutions qu’il aurait à prendre. Ses préférences de doctrines le portaient seulement à chercher avec plus d’ingéniosité et d’obstination les moyens de les servir, mais s’il ne croyait pas au résultat, il refusait son effort, et son principe supérieur était de ne pas perdre ses soins aux causes incurables. Trochu, accoutumé par les scrupules d’une conscience plus rigide et la structure philosophique de son esprit à considérer que le caprice des événemens n’enlève rien à l’impératif des principes, prenait parti après avoir regardé en lui plus qu’autour de lui, homme à embrasser une cause désespérée s’il la trouvait juste. L’un mettait son honneur à ne pas se tromper sur le succès, l’autre à ne pas se tromper sur le devoir. Thiers avait vu qu’à rapprocher la légalité vaincue et la révolution victorieuse il deviendrait suspect à toutes deux ; que, pour soutenir le Parlement de l’Empire contre la révolution, il ne se trouverait à Paris ni garde nationale, ni police, ni troupes. Trochu pensa que la prétention de ce Parlement à demeurer le pouvoir légitime était contestable et que se sacrifier à cette cause serait avoir, au lieu du respect, la superstition de la légalité. Thiers conclut que le Corps législatif contre la révolution n’était pas la force, Trochu qu’il n’était pas le droit.

Tous deux avaient raison, et le Corps législatif n’était pas la force précisément parce qu’il n’était pas le droit. L’autorité des pouvoirs électifs se mesure a la valeur du mandat qu’ils ont reçu. Pour qu’une assemblée soit vraiment la loi, c’est-à-dire l’expression de la volonté générale, il faut qu’elle ait été formée par le libre suffrage d’un pays. Formé par les pratiques de la candidature officielle, le Corps législatif ne représentait pas la volonté de la France, mais la volonté de l’Empereur. La déchéance de celui-ci détruisait donc le titre même de l’Assemblée à ordonner et à être. Elle n’était pas un pouvoir distinct, fait pour survivre comme la nation elle-même au sort des souverains ; elle était inséparable du prince comme l’ombre du corps, et disparaissait dans la même chute. Le nom de Napoléon avait suffi à la former, le nom de l’empereur suffirait maintenant à la détruire ; l’Empire, pour avoir dénaturé les institutions de l’indépendance politique en instrumens de dictature, avait travaillé contre lui-même, et rien ne lui pouvait survivre de ses œuvres parce qu’en toutes il n’y avait que lui. Voilà ce que comprenait l’instinct populaire. L’abandon subit et universel qui se fit autour du Corps législatif n’était pas seulement l’indifférence coutumière des peuples pour le droit malheureux, c’était l’accomplissement d’une loi morale, et le châtiment suprême du pouvoir absolu.


IV

Mais s’il était permis de ne pas respecter le Corps législatif et sa légalité suspecte, c’était à la condition de lui substituer une représentation plus incontestable de la volonté nationale. Infime minorité d’une Assemblée déchue, mandataires d’une seule ville, chefs d’une émeute, les hommes du 4 septembre n’avaient pas mandat de la France. Désignés par leur popularité pour gérer un interrègne et empêcher qu’il devînt une anarchie, ils devaient toute cette popularité à leurs combats pour les droits de la nation. Même aux jours des succès et malgré les tendances démocratiques de l’Empire, ils avaient condamné ce régime à cause de son origine. Ils avaient établi, comme le fondement de tout ordre dans l’Etat, qu’un peuple a des serviteurs, non des maîtres, doit les désigner, non les subir ; et dix-huit années ils avaient fait asseoir aux côtés de Macbeth tout-puissant le spectre du droit assassiné. Personne ne s’était par des leçons plus implacables tracé plus impérieusement son devoir. Le coup d’État d’une foule ne pouvait pas plus fonder le droit que le coup d’État d’un prince. Ces hommes au pouvoir n’étaient rien s’ils n’étaient qu’eux-mêmes : ils n’avaient le droit d’en chasser l’Empire et d’y prévenir la démagogie qu’au nom de la volonté publique. Pour la connaître il fallait lui donner la parole, car leur succès les mettait en cette situation où la seule manière de rester fidèle à ses doctrines est de les pratiquer. Et si vraiment ils pensaient que cette volonté commune et publiquement constatée est le réservoir inépuisable et incorruptible des énergies latentes et des actes sauveurs, jamais ces secours avaient-ils été plus nécessaires ? La France était condamnée à l’extraordinaire dans l’abaissement ou dans l’effort. Seule elle avait le droit de se résigner à sa défaite, et ce n’était pas trop de tous pour changer sa fortune. Outre que le sang et l’or à verser étaient à elle, si elle voulait répondre aux défis du sort par un grand élan d’héroïsme, rien comme la vision de son unanimité n’était capable de susciter les idées et les hommes qui délivrent. Cette représentation régulière du pays n’était pas moins utile pour chercher en Europe des alliances ou une médiation. Enfin la France dût-elle demeurer seule en face de son ennemi, ce gouvernement légal était nécessaire pour se tenir à portée des opportunités passagères qu’offre la plus mauvaise fortune, mettre à profit, à défaut de générosité, la lassitude ou les embarras du vainqueur, et enfin, si le moment arrivait où la continuation de la lutte n’amènerait plus qu’une aggravation de désastres, signer la paix.

Une grande leçon de moralité eût été donnée au [monde, un bel acte de logique, de conscience, et de sagesse eût honoré les hommes du i septembre s’ils n’avaient saisi le pouvoir échappant à l’Empire et prêt à tomber aux mains de la démagogie, que pour le rendre à la France, et si le premier acte de leur gouvernement l’avait appelée à des élections immédiates. Prescrites le 4 septembre, elles pouvaient, dès le dimanche suivant 11, donner au pays un gouvernement légal. La guerre et la marche de l’ennemi n’étaient pas une raison de les suspendre, mais de les hâter. Plus on redoutait que les envahisseurs voulussent, en s’opposant aux votes sur les territoires occupés par eux, empêcher la constitution d’un régime régulier, plus il était essentiel de l’établir avant qu’on fût à la merci de leur bonne volonté. Le 4 septembre ils avaient pénétré dans sept départemens, le 11, ils en occupaient dix. Ce jour-là il leur était loisible de faire obstacle au vote dans la neuvième partie du territoire : même amoindrie de cet élément, la représentation de la France restait assez complète pour que son autorité morale fût entière. Le temps laissé à la nation eût été court, mais suffisait. La longueur des périodes électorales est une habitude des temps calmes où rien ne ramenant les esprits à l’unité, ils se dispersent sur des questions secondaires et multiples, et ne se décident, par l’industrie des meneurs, qu’entre des idées qui leur sont étrangères et des hommes qui leur sont inconnus. À ce moment une question unique et intelligible à tous était posée : la paix ou la guerre. La période électorale était ouverte depuis nos premiers désastres. Ils étaient assez grands pour éveiller cet instinct de la conservation qui est la plus sûre intelligence des multitudes, grandit avec le péril, et, dans les crises où il y va de l’existence, révèle au peuple les chefs les plus dignes. Enfin eux-mêmes se seraient libérés de l’effroyable responsabilité. Mais pour un tel résultat ils n’avaient pas un jour à perdre. Dès le dimanche 18, les Allemands entoureraient Paris, s’étendraient sur tout le nord-est de la France, maîtres d’interdire les élections dans une portion importante du territoire, maîtres d’empêcher que les élus de la capitale et les élus des départemens pussent se joindre et délibérer ensemble. A dater de ce moment l’existence d’une autorité légale ne serait plus subordonnée à la seule volonté des Français mais au bon plaisir de l’envahisseur. Voilà ce qu’il était facile de voir, ce qu’il fallait saisir du premier coup d’œil. Le libre arbitre du régime nouveau sur l’affaire la plus essentielle qu’il eût à résoudre ne s’étendait pas par-delà son avènement : ne pas décider les élections ce jour même était s’exposera ne les pouvoir plus faire, et l’on était dans une de ces circonstances où ce qui est différé est perdu.

Mais parmi les hommes du 4 septembre, ceux mêmes qui entendaient consulter le pays répugnaient, à l’interroger trop vite et ne voulaient pas réduire à cette interrogation leur passage aux affaires. Deux préoccupations dominaient en eux. D’abord ils ne voulaient pas que le souci d’un gouvernement à créer détournât les pensées dues à la défense, comme si les élections n’eussent pas été la défense, ils tenaient à garder au moins pour le premier assaut l’honneur de la première place, et se flattaient que peut-être ils suffiraient à changer le destin. Ensuite ils n’étaient pas sans incertitudes sur les institutions intérieures que choisirait la France. Ils avaient peur des attachemens et des dépravations laissées dans ce peuple par l’Empire. Les plus respectueux pour la souveraineté nationale pensaient que cette souveraineté pour s’exercer avec plénitude, permanence, et dans l’intérêt de la démocratie, avait besoin de la République. Un extraordinaire concours d’événemens les faisait dépositaires de ce régime ; ils auraient pris pour un excès de naïveté une hâte qui livrerait à l’inconnu d’un vote immédiat l’avenir. Ils voulaient quelque temps pour débarrasser le suffrage des influences qui l’avaient asservi plaider auprès de lui leur cause, et s’assurer de sa réponse avant d’interroger sa volonté.

De véritables hommes d’Etat n’auraient eu ces doutes ni sur le courage, ni sur les affections de la France. Partout à ce moment elle était résolue à la lutte, elle eût choisi des mandataires animés de l’énergie et de l’espérance qu’elle avait alors, et une telle assemblée les aurait soutenus. Pas davantage l’autorité de l’Empire n’avait-elle survécu à Sedan. Un peuple sensible à l’honneur, ne sait plus se soumettre aux pouvoirs dont il a rougi. Les suffrages auraient été, comme ils allèrent quelques mois après, aux adversaires de l’Empire, seuls innocens du mal accompli ; et parmi eux les républicains, poussés par la logique de la démocratie, et parvenus, par le bénéfice du 4 septembre, au gouvernement de fait, avaient le plus de chances.

Cette intelligence du droit national et de l’intérêt républicain n’apparut à aucun des hommes qui avaient pris la responsabilité de l’avenir, quand, à dix heures et demie du soir, le gouvernement nouveau tint dans l’Hôtel de Ville son premier conseil. Durant les quatre heures qu’il dura, l’unique affaire fut la distribution des emplois. Sans doute, et dût-on remettre sans délai le pouvoir au pays, quelques-uns devaient être pourvus : il n’y avait pas une heure à perdre pour organiser la défense, approvisionner Paris, engager les crédits nécessaires, et, même avant de consulter la France, il était légitime de la délivrer, en changeant les fonctionnaires qui avaient pesé sur elle et qui, maintenus, auraient paru perpétuer l’Empire. L’on ne s’en tint pas à ces mesures indispensables et transitoires, on s’occupa de donner des chefs à tous les services publics, comme si l’on avait hâte de cacher la précarité du régime sous les apparences d’un gouvernement régulier.

Le premier ministère pourvu fut celui de l’Intérieur, il fut aussi le seul pour lequel une compétition ouverte et âpre se déclara : double preuve qu’aux yeux de ces politiques il était la pièce maîtresse. Gambetta l’avait pris, Picard le désirait, et à la rivalité de personnes se joignait une divergence d’idées que Picard exposa nettement. Il y avait à choisir, dit-il, entre deux politiques : ou, pour rendre plus efficace la défense nationale, confier les charges publiques à des hommes résolus à ne songer qu’à elle, et comprendre que cette renonciation à l’égoïsme de parti, serait le titre principal de la République à la gratitude de la France ; ou, pour servir, en même temps que la patrie, un système de gouvernement, considérer comme essentielle chez les fonctionnaires l’ardeur des convictions républicaines et employer leur influence à fortifier le parti républicain. Il se déclara acquis à la première de ces politiques ; il ajouta que Gambetta paraissait préférer la seconde, et Gambetta ne protesta pas ; il conclut que le gouvernement devait opter entre elles. Un scrutin donna quatre voix à Picard, Gambetta en obtint cinq. Il avait su ce qu’il faisait en occupant d’avance le poste à son gré : ne pas l’y maintenir eût été le destituer, et cette considération, plus que les doctrines, décida son succès. Picard se leva, déclara qu’il ne faisait plus partie du gouvernement, et fit mine de quitter la salle. On le retint et on lui proposa en compensation le ministère des Finances qu’il se résigna à accepter, mais de mauvais cœur. Jules Favre eut les Affaires Etrangères parce que le chef de la gauche, déjà dépouillé de la présidence, ne pouvait pas rester sans portefeuille, et, à défaut du diplomate qu’on n’avait pas, l’orateur le plus célèbre par son opposition à l’Empire parut le plus qualifié pour représenter auprès de l’Europe la République. La compétence décida d’un choix, puisque Jules Simon reçut l’Instruction publique. Crémieux, pas plus que Gambetta, n’avait attendu qu’on statuât sur ses aptitudes, et, à peine proclamé à l’Hôtel de Ville, était parti pour la place Vendôme, s’attribuant par préciput le ministère de la Justice : il le garda sans conteste. Les autres députés de Paris se contentèrent d’être membres du gouvernement. Il fallait faire une part aux députés de province. Ceux d’entre eux qui dans l’après-midi avaient fourni leur concours étaient revenus vers le soir, prêts encore à délibérer avec le gouvernement. Mais déjà la hiérarchie se formait, ils avaient trouvé la porte du Conseil close, et attendaient les nouvelles dans un salon voisin. Ils apprirent ainsi que Magnin était nommé aux Travaux publics et Dorian au Commerce : Dorian objecta qu’ingénieur il serait plus à sa place aux Travaux publics, Magnin, qui n’avait pas de préférences, accepta le troc, et le gouvernement y souscrivit. Kératry fut confirmé comme préfet de police. Steenackers obtint la direction des télégraphes. Pour les deux portefeuilles militaires on tomba d’accord qu’il fallait des hommes d’épée. Le ministre de la Guerre fut le général Leflô. Il était le plus obscur, mais, avec Changarnier, le dernier survivant des généraux qui avaient refusé le serment à Napoléon III. Cet acte honorable de fermeté et de désintéressement l’avait depuis dix-huit années rendu étranger à l’armée. L’on n’y prit pas garde ; et, à une heure où le meilleur chef eût été le plus familier avec la tactique, les troupes et les officiers de 1870, 1e portefeuille de la guerre fut donné à la vertu civique, comme si l’ennemi était Napoléon et non l’Allemagne. La Marine fut réservée à l’amiral Fourichon. Celui-ci commandait alors une de nos escadres, avec une belle réputation militaire. Mais ce mérite, que nul dans le gouvernement, sauf Trochu, ne pouvait juger, ne fut pas le meilleur titre de l’amiral : il fut nommé parce que, parmi les officiers de son grade, il passait pour le plus hostile au régime déchu. De même le commandement de la garde nationale fut donné à un capitaine d’artillerie, Tamisier, qui avait quitté l’armée au coup d’Etat. Les postes de procureur-général et de procureur de la république furent attribués à deux républicains de 1848, Leblond et Didier. Enfin le gouvernement se choisit trois secrétaires, Dréo, Hérold qui devint en outre secrétaire-général à la justice, et Lavertujon qui reçut en même temps la direction du Moniteur.

Quand, vers deux heures du matin, la séance fut levée, non seulement les élections n’étaient pas résolues, mais le mot même n’en avait pas été prononcé. Le seul homme qui eût pensé à elles, Picard, s’était contenté de rédiger une note où elles étaient promises comme prochaines, sans indication de date, et l’avait envoyée au Moniteur. Mais le Moniteur était sous le contrôle de Gambetta, et la note ne parut point.

Dès leur première séance, les élus de l’Hôtel de Ville avaient pris parti et engagé l’avenir. Ils avaient agi en hommes qui songent non à transmettre, mais à exercer le pouvoir.


V

Avant même que ce gouvernement eût tenu sa première séance, le parti révolutionnaire de Paris avait pris ses premières mesures pour conquérir le pouvoir qui venait de lui échapper.

Démagogues et socialistes avaient compris que leurs divisions étaient une cause, et la principale, de leur échec. L’avènement du régime républicain allait rendre sans danger pour eux une action publique et permanente. Les socialistes en prirent l’initiative. Leur masse était groupée en deux associations, l’Internationale et la Fédération ouvrière, qui avaient toutes deux leur siège place de la Corderie. C’est là que les meneurs de l’une et de l’autre se réunirent, le 4 septembre, de six à dix heures du soir.

Il y fut décidé qu’on n’attaquerait pas le gouvernement provisoire « attendu le fait de guerre et aussi le peu de préparation des forces populaires encore organisées. » Ce n’était qu’une trêve, et comme condition on décida qu’on réclamerait « d’urgence » :

« La suppression complète de la préfecture de police et l’organisation de la police municipale ; la révocation immédiate de la magistrature impériale ; la suppression de toutes les lois restrictives, pénales ou fiscales concernant le droit de réunion ou d’accusation ; l’élection immédiate de la municipalité parisienne. »

Ces vœux étaient de style dans la tradition révolutionnaire. La nouveauté ici fut que l’assemblée ne se contenta pas de les adresser à l’Hôtel de Ville. Elle décida de créer sur-le-champ une organisation qui absorbât dans son unité les anciens groupes, étendît cette unité sur tout Paris et, soit pour les élections, soit pour l’émeute, pût donner le mot d’ordre au prolétariat tout entier. Il fut résolu que dans chaque arrondissement seraient choisis des délégués, et que ces délégués réunis formeraient un Comité central. Dès le 4 septembre était prononcé le mot et créée la force qui devait se relever le 18 mars.

Paris cependant, insoucieux des lendemains, célébrait la chute du régime déchu. On eût dit un soir de fête. Ceux qui avaient assisté aux révolutions de 1830 et 1848 reconnaissaient le même sentiment de délivrance, la même douceur de mœurs, la même gaieté. Mais en 1830 et en 1848 la France n’était pas vaincue, et nul ne semblait penser qu’elle fût envahie en 1870. Sans doute c’était bien la colère des défaites qui avait renversé l’Empire, mais maintenant ce peuple mobile, tout à la joie de la chute, en oubliait la cause. Sans parler de ceux qui au fond de leur cœur bénissaient la défaite d’avoir détruit la servitude, la multitude s’amusait à la chasse aux emblèmes impériaux, se parait de cocardes, et oubliait l’ennemi.

Durant cette journée du 4 septembre, les armées allemandes, reposées de leur victoire à Sedan, avaient repris dès le matin leur marche et fait leur première étape vers Paris.


ETIENNE LAMY.

  1. Voir la Revue des 1er janvier, 15 janvier, 15 février 1895 et le volume Études sur le second Empire ; in-8, Calmann Lévy, 1895.