(alias Georges Moinaux)
Editions Littéraires de France (p. 215-222).


LE GORA


Gustave, dit Trognon : Bobéchotte.
BOBÉCHOTTE

Trognon, je vais bien t’épater. Oui, je vais t’en boucher une surface. Sais-tu qui est-ce qui m’a fait un cadeau ? La

concierge.
GUSTAVE

Peste ! tu as de belles relations ! Tu ne m’avais jamais dit ça !

BOBÉCHOTTE

Ne chine pas la concierge, Trognon ; c’est une femme tout ce qu’il y a de bath ; à preuve qu’elle m’a donné… – devine quoi ? – un gora !

GUSTAVE

La concierge t’a donné un gora ?

BOBÉCHOTTE

Oui, mon vieux.

GUSTAVE

Et qu’est-ce que c’est que ça, un gora ?

BOBÉCHOTTE

Tu ne sais pas ce que c’est qu’un gora ?

GUSTAVE

Ma foi, non.

BOBÉCHOTTE, égayée.

Mon pauvre Trognon, je te savais un peu poire, mais à ce point-là, je n’aurais pas cru. Alors, non, tu ne sais pas qu’un gora, c’est un chat ?

GUSTAVE

Ah !… Un angora, tu veux dire.

BOBÉCHOTTE

Comment ?

GUSTAVE
Tu dis : un gora.
BOBÉCHOTTE

Naturellement, je dis : un gora.

GUSTAVE

Eh bien, on ne dit pas : un gora.

BOBÉCHOTTE

On ne dit pas : un gora ?

GUSTAVE

Non.

BOBÉCHOTTE

Qu’est-ce qu’on dit, alors ?

GUSTAVE

On dit : un angora.

BOBÉCHOTTE

Depuis quand ?

GUSTAVE

Depuis toujours.

BOBÉCHOTTE

Tu crois ?

GUSTAVE

J’en suis même certain.

BOBÉCHOTTE

J’avoue que tu m’étonnes un peu. La concierge dit : un gora, et si elle dit : un gora, c’est qu’on doit dire : un gora. Tu n’as pas besoin de rigoler ; je la connais mieux que toi, peut-être, et c’est encore pas toi, avec tes airs malins, qui

lui feras le poil pour l’instruction.
GUSTAVE

Elle est si instruite que ça ?

BOBÉCHOTTE, avec une grande simplicité.

Tout ce qui se passe dans la maison, c’est par elle que je l’ai appris.

GUSTAVE

C’est une raison, je le reconnais, mais ça ne change rien à l’affaire, et pour ce qui est de dire : un angora, sois sûre qu’on dit : un angora.

BOBÉCHOTTE

Je dirai ce que tu voudras, Trognon ; ça m’est bien égal, après tout, et si nous n’avons jamais d’autre motif de discussion…

GUSTAVE

C’est évident.

BOBÉCHOTTE

N’est-ce pas ?

GUSTAVE

Sans doute.

BOBÉCHOTTE

Le tout, c’est qu’il soit joli, hein ?

GUSTAVE

Qui ?

BOBÉCHOTTE

Le petit nangora que m’a donné la concierge, et, à cet égard-là, il n’y a pas mieux. Un vrai amour de petit nangora, figure-toi ; pas plus gros que mon poing, avec des souliers blancs, des yeux comme des cerises à l’eau-de-vie, et un bout de queue pointu, pointu, comme l’éteignoir de ma grand’mère… Mon Dieu, quel beau petit nangora !

GUSTAVE

Je vois, au portrait que tu m’en traces, qu’il doit être, en effet, très bien. Une simple observation, mon loup ; on ne dit pas : un petit nangora.

BOBÉCHOTTE

Tiens ? Pourquoi donc ?

GUSTAVE

Parce que c’est du français de cuisine.

BOBÉCHOTTE

Eh ben, elle est bonne, celle-là ! je dis comme tu m’as dit de dire.

GUSTAVE

Oh ! mais pas du tout ; je proteste. Je t’ai dit de dire : un angora, mais pas : un petit nangora. (Muet étonnement de Bobéchotte) C’est que, dans le premier cas, l’a du mot angora est précédé de la lettre n, tandis que c’est la lettre t qui précède, avec le mot petit ?

BOBÉCHOTTE

Ah ?

GUSTAVE

Oui.

BOBÉCHOTTE, haussant les épaules.

En voilà des histoires ! Qu’est-ce que je dois dire, avec

tout ça ?
GUSTAVE

Tu dois dire : un petit angora.

BOBÉCHOTTE

C’est bien sûr, au moins ?

GUSTAVE

N’en doute pas.

BOBÉCHOTTE

Il n’y a pas d’erreur ?

GUSTAVE

Sois tranquille.

BOBÉCHOTTE

Je tiens à être fixée, tu comprends.

GUSTAVE

Tu l’es comme avec une vis.

BOBÉCHOTTE

N’en parlons plus. Maintenant, je voudrais ton avis. J’ai envie de l’appeler Zigoto.

GUSTAVE

Excellente idée !

BOBÉCHOTTE

Il me semble.

GUSTAVE

Je trouve ça épatant !

BOBÉCHOTTE

N’est-ce pas ?

GUSTAVE

C’est simple.

BOBÉCHOTTE

Gai.

GUSTAVE

Sans prétention.

BOBÉCHOTTE

C’est facile à se rappeler.

GUSTAVE

Ça fait rire le monde.

BOBÉCHOTTE

Et ça dit bien ce que ça veut dire. Oui, je crois que pour un tangora, le nom n’est pas mal trouvé. (Elle rit).

GUSTAVE

Pour un quoi ?

BOBÉCHOTTE

Pour un tangora.

GUSTAVE

Ce n’est pas pour te dire des choses désagréables, mais ma pauvre cocotte en sucre, j’ai de la peine à me faire comprendre. Fais donc attention, sapristoche ! On ne dit pas : un tangora.

BOBÉCHOTTE

Ça va durer longtemps, cette plaisanterie-là ?

GUSTAVE, interloqué.

Permets…

BOBÉCHOTTE

Je n’aime pas beaucoup qu’on s’offre ma physionomie, et si tu es venu dans le but de te payer mon 24-30, il vaudrait

mieux le dire tout de suite.
GUSTAVE

Tu t’emballes ! tu as bien tort ! Je dis : « On dit un angora, un petit angora ou un gros angora » ; il n’y a pas de quoi fouetter un chien, et tu ne vas pas te fâcher pour une question de liaison.

BOBÉCHOTTE

Liaison !… Une liaison comme la nôtre vaut mieux que bien des ménages, d’abord ; et puis, si ça ne te suffit pas, épouse-moi ; est-ce que je t’en empêche ? Malappris ! Grossier personnage !

GUSTAVE

Moi ?

BOBÉCHOTTE

D’ailleurs, tout ça, c’est de ma faute et je n’ai que ce que je mérite. Si, au lieu de me conduire gentiment avec toi, je m’étais payé ton 24-30 comme les neuf dixièmes des grenouilles que tu as gratifiées de tes faveurs, tu te garderais bien de te payer le mien aujourd’hui. C’est toujours le même raisonnement : « Je ne te crains pas ! Je t’enquiquine ! » Quelle dégoûtation, bon Dieu ! Heureusement, il est encore temps.

GUSTAVE, inquiet.

Hein ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Il est encore temps !… Temps de quoi ?

BOBÉCHOTTE

Je me comprends ; c’est le principal. Vois-tu, c’est toujours imprudent de jouer au plus fin avec une femme. De plus malins que toi y ont trouvé leur maître. Parfaitement ! À bon entendeur… Je t’en flanquerai, moi, du zangora !