Le Madère
Chichinette, trente ans ; Éponine, sa bonne, quarante-huit ans.
Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Approche voir un peu, que je te cause. Dis donc, espèce d’enflée…
Ah ! pas de gros mots, n’est-ce pas ? Je veux pas de familiarités. Parce qu’on emploie une personne, ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect. Un peu d’égard pour mes cheveux blancs.
La barbe, toi, avec tes cheveux. D’ailleurs, c’est pas tout ça. Qu’est-ce qu’est devenu le madère ?
Le madère ?
Oui, le madère.
Quel madère ?
Quel madère ? Tu te fiches de la république, d’oser demander : « Quel madère ? » Comme dit Amédée : Vrai alors, t’en as un, de tempérament. (Éponine essaye de parler.) Ferme ton garde-manger et réponds à ce que je te parle. Hier, à dîner, après le potage, on a servi du madère.
Des fois.
Quoi, « des fois » ?
Je dis : « des fois ».
En a-t-on servi, à la fin ? En a-t-on servi, oui ou non ?
Oui.
Tu t’en rappelles, c’est heureux. Eh ben ?
Quoi ?
On n’a pas tout bu.
Ah !
Il n’y a pas de « Ah ? ». Il en restait au moins un tiers de la bouteille.
En bois ! Deux travers de doigt, oui ; de quoi remplir un petit cocotier.
En supposant. Et alors ?
Alors, je l’ai fini.
Oh ! ce que j’en ai fait, c’est par pure précaution. Je craignais qu’il aurait tourné. Le temps est tellement à l’orage…
Ah ! ça va bien ; t’en as de gaies !… À cette heure, voilà le madère qui tourne comme du fromage blanc, quand il y a de l’orage dans l’air ? (Éponine veut placer un mot) Mais ferme donc ton garde-manger ; les mouches pourraient entrer dedans.
Je…
Ça y est ! Les v’là qui rappliquent ! Oh ! les sales bêtes, elles ont du poil aux pattes ! (Changeant de ton) Tu te payes ma physionomie, je pense. Certes, je peux le dire à voix haute: au cours de ma longue carrière, j’ai vu des gens avoir le madère à la bonne, mais pas dans ces proportions-là. Et puis, quand tu auras fini de me dévisager dans le blanc de l’œil ? Tu vas rester comme ça jusqu’à la Saint-Glinglin, avec une bouche en jeu de tonneau ? Il ne te manquerait que ça pour être belle.
Quoi, belle ? Quoi belle ? Pour mon âge, je suis déjà pas si déjetée.
Je te crois. T’as même gardé le sourire, le rêve dans l’œil et le je-ne-sais-quoi. C’est tout à fait l’avis de Léon ; il me le disait ce matin en mettant ses chaussettes. Comme il disait : « Éponine, il y a ça de bon avec elle : elle n’en fout pas une datte, elle est sale comme un peigne et elle cuisine comme un cochon, mais pour la chose physique à faire dégobiller les ours, on peut dire qu’elle est un peu là. »
Ah ! je ne vole pas le pain que je mange !…
Et le madère que tu t’envoies, il te revient cher, celui-là ? D’ailleurs, tu sais, on ne force personne. Au cas que tu nous as assez vus, la porte est grande ouverte et le métro passe devant. En voilà, une vieille saloperie !
Toujours des mots à double entente !
Je connais même quelqu’un, le jour où tu calteras, qui ne donnera pas sa place pour quarante-cinq sous.
Qui ?
Hippolyte. Tu parles, Chocotte, si tu lui reviens comme des radis !… Comme y dit souvent : « Je comprends pas que tu la flanques pas à la porte. Si y avait que moi, mince alors ! il y a longtemps que je l’aurais sacquée. » Et il a rudement raison. Qué qu’tu fous ici, après tout ? Tu vois pas que tu nous emm… ? Vois-tu, il arrive un moment où on est plus bon qu’à une chose : avaler sa chique en douceur et aller regarder, le nez en l’air, si les pissenlits de Clamart ont le
pied en dehors ou en dedans.C’est pour moi, ça ?
Je le crois de ma mère, je dirai même que je le crains de cheval.
Tu vas trop loin, ma fille ; le bon Dieu te punira. Quand les rôles étaient retournés et que tu étais à mon service, je ne te parlais pas si durement.