Une canaille
Quand le chroniqueur Lavernié eut expliqué que son ex-ami Laurianne le traitait couramment de canaille à cause d’un service que lui, Lavernié, avait dernièrement rendu audit Laurianne, il y en eut qui s’étonnèrent, d’autres qui hochèrent la tête, d’un air fixé et entendu de gens blasés sur les surprises de l’existence et que ses petites vilenies n’en sont plus à faire rêver.
— Il y a service et service, déclara cependant Christian Lestenet, il ne s’agit que de s’entendre.
— Oh ! c’est bien simple, dit très sérieusement Lavernié, j’ai couché avec une maîtresse à lui.
Lestenet éclata de rire et appliqua une claque sonore sur la cuisse du journaliste en le traitant d’aimable farceur ; mais le poète Georges Lahrier, qui était philosophe à ses moments perdus, dit simplement :
— Eh ! ne blaguons pas sans savoir ! D’abord, c’est toujours l’obliger que débarrasser un ami d’une femme qui l’avait trompé. Voilà déjà qui tombe sous le sens.
— Parbleu ! exclama Lavernié, et puis enfin, si je l’ai fait, c’est parce que l’ami lui-même m’avait engagé à le faire. Oh ! mon cas est assez spécial, mais il n’a en soi rien d’extraordinaire, étant basé sur l’éternelle niaiserie humaine et ce besoin de forfanterie qui est la première manifestation de la bêtise, comme l’instinct de la conservation est la première manifestation de l’intelligence. Avez-vous un quart d’heure à perdre ? L’histoire vaut assez la peine d’être écoutée et il y a profit à tirer de la morale qui s’en dégage.
— Bah ! dit Fabrice, un quart d’heure ! on peut toujours risquer cela !
— D’autant, répliqua le jeune homme, que vous en serez quittes pour m’enlever la parole si cette histoire vous embête, comme celle du petit navire qui n’avait jamais navigué.
Et ayant fait revenir un plateau de bocks mousseux, en prévision d’une narration un peu longue, Lavernié parla comme suit :
Il y avait plus de dix ans que nous nous tutoyions, quand nous avons cessé de nous voir, Laurianne et moi, il y a six mois de cela.
Je l’avais connu au Quartier, à l’époque où je faisais mon droit. Ce n’était certes pas un aigle, mais c’était un bon garçon, en sorte qu’il m’avait plu tout de suite et que je continuai à le voir assidûment, une fois les études terminées. Laurianne m’aimait beaucoup aussi et c’était rare qu’il laissât s’écouler la semaine sans donner un coup de pied jusqu’au journal, en sortant de son ministère, comme dans la chanson du Brésilien. Il arrivait, prenait une chaise, et dévorait silencieusement les journaux, s’interrompant de temps en temps pour jeter un coup d’œil furtif sur ma copie, ou pour compter des yeux la quantité de feuilles noircies alignées devant moi, côte à côte. Timide, de cette timidité puérile des gens qui se savent un peu bornés et se sentent dans un milieu qui n’est pas le leur, il était sage comme une petite fille, parlait tout bas, comme dans une église, et reniflait pendant des heures, par crainte d’attirer l’attention en se mouchant. Enfin, la pâture quotidienne achevée et le paraphe posé au bas de la dernière page, nous descendions au boulevard, prendre à une terrasse quelconque le vermouth de l’amitié.
Le plus souvent, ces jours-là, nous passions la soirée ensemble ; Laurianne me prenait sous le bras et m’entraînait jusque chez lui, place du théâtre, à Montmartre, où nous dînions en camarades, moi, Laurianne et la maîtresse de Laurianne. Mes enfants, une rude fille, cristi ! Des carnations !… Un vrai Rubens ! Je l’avais prise en amitié à cause de ses belles couleurs et aussi de son bon caractère ; et, de fait, il était impossible de réaliser mieux que cette fille le type idéal de la femme d’ami. Pas de nerfs ! Toujours de bonne humeur ! Je n’ai jamais rencontré – j’ai pourtant connu bien des femmes – de camarade plus charmante et plus gaie.
Nous jouions ensemble comme des gosses ; je lui pinçais le gras des bras, ou les hanches, et elle m’envoyait des taloches que je lui rendais avec usure, tandis que Laurianne, la pipe à la bouche, criait :
— N’aie pas peur, Lavernié, vas-y ; tape dessus ; la bête est dure !
J’ai toujours aimé ces jeux de brute.
Un soir, comme en sortant de table j’avais emmené Laurianne prendre un bock dans une brasserie du boulevard Clichy, je ne sais quelle idée me prit de lui dire à brûle-pourpoint :
— Ah ! c’est égal, Angèle est vraiment une belle fille !
Bon, ne voilà-t-il pas mon bonhomme qui me regarde fixement et me demande si elle me plaisait.
Je lui dis :
— Elle me plaît sans me plaire ; qu’est-ce que tu veux qu’Angèle me plaise dès l’instant qu’elle est avec toi ? Je la trouve belle fille, voilà tout. En voilà encore une question !
Il reprit :
— Ah ! je vais te dire ; c’est parce que si quelquefois tu avais envie de coucher avec, il ne faudrait pas te gêner.
Je le regardai, à mon tour.
— Ah çà ! lui dis-je, qu’est-ce qui te prend ? Est-ce que je te parle de ça, moi ? Je te dis que je trouve Angèle une belle fille, tu me réponds : « Il ne faut pas te gêner ! » Elle est bien bonne ! Comme s’il ne me suffisait pas qu’elle soit la femme d’un camarade pour que je n’aie jamais pensé à voir en elle autre chose qu’une camarade !
— Mon cher, fit alors Laurianne, je te connais depuis assez longtemps, n’est-ce pas, pour savoir à qui j’ai affaire ; ce n’est donc pas de ça qu’il s’agit. Je n’en suis pas moins pour ce que je te disais : ne te gêne pas si le cœur t’en dit. D’abord, Angèle, en voilà assez comme ça ; six mois de liaison, merci bien ! je n’ai pas beaucoup l’habitude de m’éterniser dans le collage ; et puis enfin si tu as peur de me fâcher, mon vieux, tu peux être tranquille : celle-là qui me fera brouiller avec un ami de dix ans n’est pas encore près d’être fondue.
Je répondis à Laurianne qu’il me faisait suer avec ses bravades, qu’il avait été découpé sur le même patron que les autres et que si je lui jouais le tour de le prendre au mot, il me le reprocherait toute sa vie, en quoi, du reste, il n’aurait pas tout à fait tort. Mais là-dessus il s’emballa, monta comme une soupe au lait et se mit à jeter les hauts cris en me demandant si je le prenais pour un idiot.
— Je ne te prends pas pour un idiot, lui expliquai-je ; je te dis ce que je sais très bien et toi aussi, c’est que tu parles depuis une heure pour le plaisir de parler. La femme d’un ami est une chose sacrée : on la regarde, mais on n’y touche pas ; c’est une question de délicatesse élémentaire et un principe dont tu ne sortiras pas.
— Ça dépend des manières de voir, fit Laurianne d’un air dégagé.
— Eh ! dis-je, que viens-tu me chanter là ! Il n’y a pas là-dessus trente-six manières de voir ; la femme d’un ami est sa chose, son bien, comme sa montre ou son porte-monnaie, et je ne vois pas qu’il y ait moins de malhonnêteté à lui dérober l’un que l’autre. Pour mon compte, si jamais je pinçais un ami, fût-ce le plus ancien et le meilleur, à me tromper avec ma maîtresse, je lui casserais les reins sans l’ombre d’un scrupule, persuadé d’ailleurs que toi-même…
Mais il m’interrompit :
— Alors, tout de bon, tu te figures que je pourrais hésiter un moment entre un vieux camarade d’enfance comme voilà toi, et Angèle, que j’ai ramassée je ne sais plus où et qui n’est jamais qu’une grue, pour en finir ?
— Ne parle donc pas comme ça, lui dis-je ; Angèle est une brave et une excellente fille, qui s’est toujours bien conduite avec toi et qui a plus à se plaindre de toi que tu n’as à te plaindre d’elle. Ce que tu viens de dire est une lâcheté.
Il comprit qu’il avait lâché un mot de trop, car il rougit légèrement.
— Enfin, conclut-il, c’est bien simple : si tu tiens le moins du monde à Angèle, prends-la ; laisse-la si tu n’en veux pas, mais sois sûr que je me fiche de l’un comme de l’autre. Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule. À bon entendeur, salut ! Tu feras ce que tu voudras.
Et là-dessus, nous nous séparâmes.
Ceci se passait un jeudi.
Le dimanche, – ce fut comme un fait exprès, – je m’éveillai plus tôt qu’à l’ordinaire, et tout de suite l’i dée d’Angèle m’arriva. Car enfin, il faut bien dire la vérité : Laurianne, en me demandant « si elle me plaisait », ne m’avait pas posé une question si bête ; elle me plaisait certainement, elle me plaisait même beaucoup. Vous comprenez, on a beau ne plus être un gamin et avoir passé l’âge où l’on tombe en extase devant les figures de cire des devantures de perruquiers, vous, moi, tous enfin, tant que nous sommes, nous n’en avons pas moins, comme dit le poète, le cochon qui nous dort dans l’âme et auquel il n’en faut pas lourd pour s’éveiller. Or, je ne sais rien de dangereux comme ces jeux de mains avec les femmes ; ça vous fiche dedans, avant même qu’on ait eu le temps d’y penser, et c’est tout justement ce qui m’était arrivé avec la femme de Laurianne : à force de lui lancer des calottes pour rire et de la bousculer dans les coins, j’avais fini, non, si vous voulez, par en devenir amoureux, mais tout au moins par la désirer violemment.
Naturellement j’avais gardé cela pour moi ; mais depuis le jour de notre entrevue, j’avais vécu dans un état d’hésitation et de perplexité extrême, tellement cet imbécile m’avait bouleversé les idées avec ses airs d’indifférence. C’est vrai, les histoires de lassitude rapide, les protestations de satiété et de désintéressement, tout cela avait été dit avec une telle apparence de sincérité que, ma foi, je m’y étais presque laissé prendre.
Je restai donc une grande demi-heure à me retourner d’un flanc sur l’autre en me demandant ce que j’allais faire, conservant toujours dans l’oreille l’écho de la phrase de Laurianne : « Je t’avertis que dimanche prochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule », également partagé entre le désir de la femme et le désir non moins ardent de m’épargner une action dont, malgré tous mes raisonnements et mes tentatives de conciliation avec ma propre conscience, je sentais bien que je me repentirais plus tard.
Toujours la vieille histoire d’Hercule entre la vertu et la volupté.
Et, en somme, le cas était embarrassant : car, d’une part, si j’ai été créé avec la répugnance innée des petites saletés de l’espèce en question, d’autre part j’ai toujours pensé que l’homme ne pouvait rien tant regretter au monde que d’avoir manqué par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eût pu avoir.
Pour en finir, je me décidai brusquement. Je sautai à bas de mon lit, je mis mon pantalon et mes bottes et je filai d’une seule traite à Montmartre, priant le bon Dieu pour que Laurianne y fût et le diable pour qu’il n’y fût pas.
Ce fut le diable qui m’écouta.
Angèle vint m’ouvrir.
— Tiens, c’est toi !
(Parce qu’il faut vous dire que nous nous tutoyions.)
— Oui, dis-je tranquillement, c’est moi ; comme je passais dans le quartier, je suis monté vous dire bonjour.
— Tu es bien aimable, reprit-elle ; seulement, tu sais, Charles n’y est pas. Il est allé à la campagne et il ne reviendra que demain. Ça ne fait rien, entre tout de même.
J’entrai.
Elle était encore en tout matin, n’ayant sur elle qu’une méchante camisole et un jupon qui, à chaque pas qu’elle faisait, lui dessinait les jambes à travers la chemise. Moi, naturellement, j’avais pris une figure de circonstance, l’air désappointé du monsieur qui a raté une rencontre. Du reste, il m’arrivait une chose sur laquelle je n’avais pas compté : un embarras d’écolier de septième, que je ne m’étais jusqu’alors connu devant aucune femme et qui me prenait tout à coup devant cette bonne fille réjouie avec laquelle, depuis près de six mois, je m’étais si peu gêné de jouer avec des délicatesses de porc-épic.
Expliquez ça si vous le pouvez, mais pour un rien je fusse rentré me coucher. Heureusement, l’idée que ma visite suivie d’un retrait précipité serait rapportée à Laurianne le lendemain, et que je pourrais servir de cible aux moqueries de cet imbécile, me rendit toute mon énergie.
Brusquant les choses, je demandai à Angèle où elle comptait déjeuner.
— Ma foi, fit-elle, je n’en sais rien.
— Eh bien, habille-toi, lui dis-je ; je te paye à déjeuner au moulin de Sannois.
Elle sauta de joie ; je vis le moment où elle allait m’embrasser, puis elle tourna les talons et disparut comme un coup de vent.
Pendant un quart d’heure, vingt minutes, je l’entendis chanter en s’habillant, de l’autre côté de la cloison, et j’en conclus, ce que j’avais toujours pensé, que la pauvre fille, avec Laurianne, n’avait guère de distractions. Bref, à midi, nous étions à table, et à deux heures la jeune Angèle, que j’avais confortablement grisée, bavardait comme une petite pie, en riant de tout sans savoir pourquoi.
Je jugeai donc le moment venu de proposer une excursion.
Elle accepta immédiatement, se leva de table, et, devenue soudain sérieuse, vint remettre son chapeau devant la glace, après quoi elle prit mon bras.
Je connaissais aux environs un coin de forêt fait à plaisir pour les mystérieuses promenades des amoureux. Je l’y entraînai sournoisement ; elle, bonne fille, ne voyait rien, marchait toujours, sans défiance ; incapable, d’ailleurs, de réunir deux idées de suite. Ce ne fut que quand elle vit autour d’elle l’ombre épaisse de la forêt qu’elle parut enfin se reconnaître.
Elle eut un mouvement de recul :
— Où donc nous mènes-tu ? demanda-t-elle.
Je la regardai.
Elle comprit.
— Oh ! dit-elle, non, non ; je ne veux pas, allons-nous-en !
Elle voulut fuir, mais je la renversai sur mon bras.
— Voyons, lui dis-je, tu es une folle. Reste ici ! Qu’est-ce que ça te fait ?
Elle se débattit, jeta un cri – un cri que j’éteignis aussitôt. Elle était sans force, impuissante.
Ce fut une résistance d’une minute, au bout de laquelle mon Laurianne avait reçu la juste récompense de son stupide entêtement.
J’appris alors d’Angèle elle-même qu’elle m’aimait depuis longtemps déjà, ce qui me surprit sans m’étonner, attendu que nous autres gens de presse nous avons toujours eu l’honneur d’arriver dans la considération des femmes immédiatement après les cabotins.
Je vous prie de croire que la constatation de ce fait est exempte de toute vanité.
Nous passâmes une journée charmante dans la solitude du tête-à-tête, ou, pour mieux dire, du bouche à bouche, et nous ne revînmes à Paris qu’assez tard. Nous avions pris le dernier train du soir, un train bourré de canotiers dont les hurlements furieux nous arrivaient par les glaces baissées, mêlés au roulement du wagon. J’avais fait le voyage sans mot dire, enfoncé dans mon coin, maussade, mécontent, malade de cette triste réaction des sens qui suit l’apaisement du désir. Pourtant, je ramenai Angèle jusqu’à sa porte, où je l’embrassai une dernière fois avec toute la conviction que j’y pus mettre et où nous prîmes rendez-vous pour le lendemain.
Ce même lendemain, comme je flânais sur le boulevard, quelqu’un m’emprisonna les coudes par derrière et hurla de façon à ameuter la foule :
— Tiens, tu es donc sorti de Mazas !
Et à cette fine plaisanterie, sentant d’une lieue son Laurianne, je n’eus pas besoin de me retourner pour répondre en toute assurance :
— Comment vas-tu, espèce d’imbécile ?
Nous causâmes ; il avait passé son bras sous le mien, et nous marchions doucement, côte à côte ; Laurianne, retour de la campagne, était gai comme un pinson, et il me narra en détails tous les plaisirs de sa journée.
Je répondis :
— Allons, tant mieux ; comme ça, nous ne nous serons ennuyés ni l’un ni l’autre.
Je n’avais pas sans un petit battement de cœur lâché cette déclaration ; mais Laurianne n’y vit que du feu.
— Ah ! fit-il curieusement, qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai fait, dis-je, ce que tu m’avais conseillé de faire.
— Moi ?
Il s’était arrêté net, et il attachait sur le mien un œil rond et stupéfait de poule qui a trouvé vingt sous.
— Je ne sais pas ce que tu veux me dire ! je ne t’ai rien conseillé du tout !
Je repris :
— Mais si, mon vieux ! tu sais bien, à propos d’Angèle ?
— D’Angèle ?
— Eh oui, parbleu, d’Angèle ! Voyons, rappelle-toi donc, jeudi, à la brasserie. Fichtre ! tu as la mémoire courte !
Lui, cependant, cherchait toujours.
— D’Angèle, d’Angèle ? Je veux être pendu…
Mais brusquement.
— Ah oui ! Eh bien ?
— Eh bien, déclarai-je, ça y est !
— Bah ! fit-il tranquillement ; c’est vrai ?
— Parfaitement vrai. Comme tu m’y avais engagé, je suis allé chez toi hier, j’ai emmené Angèle à Sannois, je l’ai grisée comme une petite caille, et tout s’est passé le mieux du monde. C’est, maintenant, pour avoir l’honneur de te remercier.
Il m’avait écouté, très calme, un mince sourire au coin des lèvres.
— Tu la fais bien, dit-il d’un air malin.
Je bondis.
— Quoi, je la fais bien ? Tu crois que c’est une blague ?
Il sourit :
— Tiens !…
— Ah ! par exemple, m’écriai-je, ceci est bien la chose du monde à laquelle je m’attendais le moins ! Et sur quoi te bases-tu, je te prie, pour croire à une plaisanterie ?
— D’abord, si c’était vrai, répondit Laurianne, tu ne viendrais pas me le dire ; et puis ensuite, mon vieux, tu sais, le jour où Angèle me trompera, ce ne sera pas avec toi.
— Très bien ! dis-je ; voilà une pierre dans mon jardin que je suis ravi d’y recevoir : elle m’enlèverait mon dernier remords si j’en eusse conservé quelqu’un ! Rien de tel comme un coup de fer rouge sur l’amour-propre pour cicatriser les scrupules ! Décidément, tu as pour moi toutes les prévenances. Donc, voilà qui est bien compris : non seulement Angèle n’a pas été à moi, mais encore elle n’est pas pour moi ; c’est dur, mais enfin, c’est comme ça ; et je n’ai plus, dans ces conditions, qu’à te féliciter comme tu le mérites.
Sur quoi, voyant venir trois heures, je serrai la main de Laurianne et m’en fus retrouver Angèle qui m’attendait devant ma porte.
Pendant un mois, les choses continuèrent de ce train. Deux, trois, quatre fois la semaine, plus ou moins, Angèle m’arrivait sans prévenir ; nous passions la journée ensemble, après quoi je filais au journal, où souvent je trouvais Laurianne m’attendant depuis un quart d’heure en fumant des cigarettes dans la salle de rédaction. Naturellement nous rentrions dîner, puis nous achevions la soirée dans une brasserie du quartier, et tout cela n’avait rien que de très agréable. C’était une liaison en règle, à l’ennui près.
Malheureusement tout a une fin. Un jour qu’Angèle était chez moi, nous fûmes brusquement arrachés à la douceur de l’intimité par un violent coup de sonnette qui nous fit sauter comme des carpes. Angèle me souffla :
— Ne bouge pas !
Je répondis d’un simple mouvement de tête ; et nous demeurâmes immobiles, la bouche ouverte, dans l’attente d’un nouvel appel. Il y eut un instant de calme, puis, de nouveau, un carillon effroyable ébranla le silence profond de l’appartement, en même temps qu’une voix criait de l’autre côté de la porte :
— Ouvre, Lavernié, c’est moi !
— Ô mon Dieu, murmura Angèle, c’est la voix de Charles !
— Oui, dis-je.
Et je sautai du lit.
Angèle, affolée, criait :
— Rodolphe, n’y va pas, je t’en prie !
Mais, comme bien vous pensez, je ne l’écoutai pas ; je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte, et, en chemise, les pieds nus, la main sur la serrure :
— C’est toi, Laurianne ? demandai-je.
— Oui, répondit Laurianne.
J’ouvris.
Laurianne entra comme une bombe, rouge comme un coq, les yeux hors de la tête.
— Angèle est ici ! hurla-t-il.
Je le regardai.
— Certainement elle est ici, dis-je ; il y a un mois que nous couchons ensemble, et je ne te l’ai pas caché.
Mais il parut n’avoir pas entendu, et, les lèvres blanches de colère :
— Misérable, balbutia-t-il, sale canaille ! Voilà comment tu te conduis avec un ami de dix ans !
Je lui éclatai de rire au nez.
— Elle est bien bonne ! m’écriai-je. Est-ce que j’ai fait autre chose que ce que tu m’as conseillé de faire ? Tu me l’as assez dit, pourtant, de ne pas me gêner et d’en prendre à mon aise ! Et « en voilà assez d’Angèle ! » et « je n’ai pas beaucoup l’habitude de m’éterniser dans le collage ! » et « crois-tu que j’hésiterai jamais entre un camarade et une grue ! » et patati et patata ! J’ai pris ça pour argent comptant, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Si tu as parlé trop vite, tant pis pour toi !
Il m’écoutait, l’œil fou, les paupières battantes.
— Si j’ai parlé ainsi, fit-il, c’est que j’avais mes raisons pour parler ainsi, et tu aurais dû le comprendre !
Je me mis à rire :
— Oui, oui, je la connais celle-là. Eh bien, mon cher, je n’ai pas compris ; tu m’as offert une femme qui me plaisait, je l’ai prise ; je n’ai pas d’autre explication à te donner.
Il demeura un instant sans répondre, comme suffoqué par la fureur. Enfin, il lui revint assez de salive aux lèvres pour lui permettre de me traiter de saligaud, m’accuser d’être venu chez lui manger son pain, et me lancer un certain nombre d’épithètes que je n’ai pas besoin de rapporter ici. Moi, là-dessus, la colère commença à me gagner. Je me contins, toutefois.
— Écoute, Laurianne, lui dis-je, tu vas me ficher la paix, et tout de suite, ou nous allons nous fâcher pour de bon. Voilà un quart d’heure que tu me tiens en chemise, je commence à attraper froid. En voilà assez comme ça ; si tu viens m’insulter chez moi, je t’empoigne par la peau du cou et je te flanque à travers l’escalier ! Qui est-ce qui m’a fichu une moule pareille !
Ça aurait dû le calmer, n’est-ce pas ? Ah bien oui, je t’en souhaite ; le voilà qui s’emballe, perd la tête, se met à m’invectiver et finit par m’accuser de vivre de l’argent d’Angèle ! Oh dame, alors, moi je ne me connais plus, je lui lance une double paire de gifles, qui lui retourne successivement le nez du côté cour et du côté jardin, et je l’envoie, d’une poussée, promener à l’étage au-dessous.
J’étais furieux.
Je rentrai donc et je dis à Angèle :
— Ma chère enfant, voici ce qui se passe : M. Laurianne, qui avait la chance imméritée d’avoir pour maîtresse une belle et bonne fille, n’a rien trouvé de mieux à faire que de me pousser de force dans tes bras, en me demandant comme un service de le débarrasser de toi : voilà. Tu roules des yeux comme des meules, je comprends ça, mais en fin de compte tel est le fait. Je lui ai, comme tu n’es pas sans le savoir, rendu le service qu’il sollicitait de ma complaisance, et je suis devenu ton amant, pour son plus grand bien, pour le mien, et pour le tien également, je l’espère. Aujourd’hui, averti – par qui ? je n’en sais rien – d’un état de choses que je n’avais, d’ailleurs, pas pris le soin de lui dissimuler, M. Laurianne m’arrive comme un épileptique et me couvre de reproches et d’injures. Aux reproches, j’ai opposé autant d’objections dictées par la sagesse même, mais aux injures j’ai simplement répondu par une magistrale calotte. Le résultat de ce petit vaudeville tout intime, c’est que Laurianne, inévitablement, va te flanquer à la porte. Or, comme je ne vois aucune espèce de raison pour te faire payer de ton pain et de ton lit les faveurs dont tu as bien voulu me gratifier, tu vas rentrer purement et simplement chez toi, tu y feras un paquet de tes frusques, tu viendras me reprendre pour dîner et nous nous mettrons ensemble : ça durera ce que ça durera.
Elle se montra touchée de cette proposition, m’embrassa les larmes aux yeux et s’en alla.
Je l’attendis une heure, puis deux, puis trois : elle ne rentra ni dîner ni coucher.
Le lendemain seulement, en me levant, je reçus une lettre d’elle, m’avisant que je n’eusse plus à compter sur ses visites, tout étant fini entre nous. Suivait le récit d’une scène qu’elle avait eue avec Laurianne, à son retour : scène grotesque, s’il en fut, et qui terminait dignement l’épopée. Laurianne s’était traîné à genoux avec des sanglots et des cris, la suppliant de ne plus me voir, lui jurant pardon et oubli, l’appelant son amour, sa joie, sa suprême consolation, et cætera, et cætera ; le tout entremêlé de promesses de mariage et de menace de se jeter par la fenêtre.
C’était d’un bête à faire pleurer.
Je fourrai la lettre dans ma poche et pris bravement mon parti de mon veuvage prématuré, non sans vouer un fond de secrète reconnaissance à l’excellente créature qui m’avait procuré six semaines d’une liaison sans fatigue, agréablement couronnée d’une rupture sans tiraillement !
Quant à Laurianne, il ne m’a jamais pardonné, ce qui m’est suprêmement égal, et c’est depuis ce temps qu’il me traite de canaille, ce qui m’est plus égal encore.