Le Gentilhomme pauvre
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 39-61).
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II


II


Dans nos landes couvertes de bruyère, l’homme a entrepris une lutte victorieuse pour tirer le sol du sommeil éternel auquel il semblait condamné par la nature. Il a fouillé les stériles entrailles de la terre et l’a arrosée de ses sueurs ; il a appelé à son aide la science et l’industrie, desséché les marais, arrêté dans leur cours vers la Meuse les ondes bienfaisantes qui descendent des montagnes, et fait circuler ainsi de riches et vivifiantes artères dans un sol engourdi comme un cadavre depuis des milliers d’années.

Glorieux combat de l’homme contre la matière ! Triomphe magnifique qui transformera un jour l’infertile Campine[1] en une contrée féconde et bénie ! En vérité, nos descendants n’y croiront pas lorsque, sous leur regard charmé, le froment ondoiera comme une mer, ou que l’herbe verdoyante s’étendra au fond des vallées, là où le soleil brise maintenant ses rayons dans les prismes d’un sable aride et brûlant !

Cependant, au nord de la ville d’Anvers, dans la direction des frontières hollandaises, on remarque à peine aujourd’hui quelques traces de défrichement. Ce n’est guère que le long de la chaussée qu’on voit l’agriculture empiéter sur la lande sablonneuse ; plus loin, au cœur du pays, tout est encore inculte et sauvage. Là se déroulent, à perte de vue, des plaines arides qui n’ont pour toute végétation que de maigres bruyères, et parfois l’horizon n’est borné que par cette teinte bleuâtre et nuageuse qui dit que le désert s’étend bien au delà de la portée du regard.

Mais si l’on parcourt de grandes distances, on rencontre de temps en temps un ruisseau qui serpente en méandres capricieux et dont l’onde limpide, encadrée d’une verdoyante bordure, court au milieu de fraîches prairies et d’arbres pleins de sève et de vigueur. Le long des rives du filet murmurant ou dans les terrains un peu plus hauts s’élèvent des fermes isolées, des maisons de campagne, voire même des villages entiers, comme l’homme, de même que la terre, ne demandait qu’une eau courante pour y trouver la nourriture et la vie.

Dans un de ces endroits, où la présence de prairies et de pâturages a rendu la culture possible, se trouvait, au bord d’un chemin écarté, une ferme passablement importante. Les grands arbres qui étendaient aux alentours leur ombre majestueuse attestaient que l’homme avait depuis des siècles pris possession de ces lieux. En outre, les fossés qui l’entouraient et le pont de pierre qui en précédait la porte principale, faisaient supposer avec raison que cette demeure avait dû être une propriété seigneuriale. On la nommait dans les environs le Grinselhof. Toute la partie antérieure était occupée par la métairie, c’est-à-dire l’habitation du fermier, les étables et les granges, si bien que le passant ne pouvait guère apercevoir ce qui se trouvait ou se faisait dans l’enceinte des fossés que protégeaient, en outre, d’épais massifs de verdure. Et c’était en effet un mystère, même pour le fermier. Ces impénétrables massifs qui s’élevaient derrière sa demeure dérobaient comme un rideau l’intérieur de la campagne à son regard curieux. Ni lui, ni aucun des siens ne pouvaient franchir cette limite sans être spécialement appelé au delà.

Au fond de la propriété, à l’abri d’un ombrage séculaire, se trouvait une vaste maison que les paysans nommaient le château, là habitait avec sa fille un gentilhomme menant une vie aussi solitaire et aussi retirée que celle d’un ermite, sans valet ni servante, et fuyant avec soin toute société. On croyait dans le pays qu’une avarice ou plutôt une ladrerie inexplicable avait poussé ce gentilhomme, qui possédait de beaux biens au soleil, à se séquestrer ainsi loin du monde. Quant au fermier, il évitait soigneusement toute explication sur ce point et respectait la mystérieuse conduite de son maître. Ses affaires prospéraient, car la terre était fertile et le fermage peu élevé, Il en était reconnaissant envers le gentilhomme, et, chaque dimanche, lui prêtait volontiers un cheval qui, attelé à la vieille calèche, le conduisait avec sa fille, à l’église du village. De plus, dans les grandes circonstances, le jeune fils du fermier était au service du maître en qualité de laquais.

C’est une des dernières après-dînées du mois de juillet, Le soleil a presque accompli sa course quotidienne et s’incline vers l’occident ; toutefois ses rayons, bien que moins ardents qu’à l’heure de midi, sont encore chauds et inondent l’air de brûlantes effluves. Au Grinselhof aussi, les derniers feux du soleil couchant se jouent gaiement dans le feuillage ; tandis que les rayons obliques dorent la cime des arbres de teintes à la fois douces et éclatantes, la verdure prend du côté de l’orient des nuances plus sombres, et le fond des bosquets s’enveloppe d’une mystérieuse obscurité. Des ombres gigantesques s’étendent sur le sol, et après la suffocante chaleur du jour, la brise du soir s’éveille lentement et remplit l’atmosphère de senteurs rafraîchissantes.

Et néanmoins tout est triste au Grinselhof : un silence de mort pèse, comme une pierre sépulcrale, sur l’habitation déserte ; les oiseaux se taisent, le vent repose, pas une feuille ne bouge : la lumière seule semble y vivre. À voir cette absence totale de mouvement et de bruit, on croirait la nature plongée ici pour jamais dans un magique sommeil. Le regard cherche en vain à sonder les ténébreuses profondeurs de la végétation abandonnée à elle-même, et l’on se surprend à frissonner comme si cette morne et muette solitude cachait dans son sein quelque lugubre mystère…

Soudain le feuillage s’agite au fond de l’épais bosquet et les branches se courbent bruyamment sous la course rapide d’un être invisible. Une multitude d’oiseaux quittent leur retraite et s’envolent tumultueusement comme s’ils fuyaient à l’approche d’un danger.

La seule apparition d’un être humain apporterait-elle l’animation et la vie là où semblaient régner à jamais le silence et la mort ?

Le bosquet s’ouvre ! Une jeune fille toute vêtue de blanc s’élance hors des coudriers et vole, un filet de soie à la main, à la poursuite d’un papillon. Elle court plus rapide qu’une biche ; le corps tendu, le bras levé, effleurant à peine le sol de la pointe des pieds, elle semble avoir des ailes plus légères que les oiseaux qui, sur son passage, ont abandonné leur asile. Ses cheveux flottent librement en boucles ondoyantes sur son cou charmant. Voyez, elle prend un élan, elle bondit…

Qu’il est gracieux et magnifique, le papillon qui voltige et danse au-dessus de sa tête comme s’il prenait plaisir à jouer avec elle : ses ailes dentelées sont semées d’yeux d’azur, de pourpre et d’or !

Un cri de joie s’échappe de la poitrine de la jeune fille. Elle a failli saisir l’objet de son désir, mais elle a à peine effleuré du bout du filet les ailes du papillon, qui, bien que mutilé, s’élève dans les airs hors de sa portée ; elle le suit tristement du regard jusqu’à ce que ses couleurs se perdent dans le ciel bleu. Un instant encore elle hésite, puis elle prend à pas lents un sentier plus praticable que le chemin qu’elle vient de suivre.

Qu’elle est belle ! Le soleil a légèrement bruni son teint délicat, mais le velouté vermeil de ses joues n’en ressort que mieux, et son visage y gagne une charmante expression d’énergie et de santé. Sous un front élevé, ses beaux yeux noirs brillent à travers de longs cils ; sa bouche finement découpée laisse briller des dents de perle entre des lèvres devant lesquelles pâlirait la rose qui vient d’éclore. Ce ravissant visage est encadré de cheveux flottants qui ondoient sur les épaules et ne laissent entrevoir que de temps en temps la neige d’un col de cygne. Sa taille est svelte et élancée : une simple robe blanche, ceinte d’un modeste ruban, ne dissimule pas ses formes délicates. Quand elle lève la tête et que son regard se perd dans l’azur du ciel, on croirait facilement voir en rêve une fille de l’air ; on la prendrait pour la fée du Grinselhof.

Tantôt elle erre dans les sentiers perdus, absorbée par des souvenirs aimés et savourant les douces émotions qui agitent son cœur ; tantôt, de souriante devenue grave, elle s’arrête, et ses beaux yeux s’inclinent pensifs vers la terre. Elle se rapproche ainsi d’un parterre où des œillets, brûlés par les feux du jour, penchent leur tête languissante. Ces fleurs devaient être l’objet d’une affection particulière, car toutes étaient liées à un soutien en bois blanc et soigneusement préservées de l’invasion des mauvaises herbes. Le choix des fleurs, les soins enfantins dont elles étaient entourées, une espèce de délicate sollicitude qui se sent, mais ne s’exprime pas, tout témoignait qu’une main de femme, — une main de jeune fille, — élevait et choyait ces favorites.

La jeune fille avait remarqué de loin qu’elles s’inclinaient épuisées et flétries ; elle s’approcha pleine d’anxiété, et dit en relevant de la main le calice d’un œillet :

— Ô mon Dieu, mes pauvres petites fleurs ! j’ai oublié hier de vous arroser ! Vous avez soif, n’est-ce pas ? Vous languissez en m’attendant, et vous courbez la tête comme si vous alliez mourir !

Elle poursuivit, rêveuse :

— Mais aussi depuis hier je suis si distraite, si joyeuse, si…

Elle baissa les yeux, et hésitant comme par pudeur, elle murmura d’une voix douce :

— Gustave !

Immobile comme une statue, seule avec une vision enchanteresse, elle oublia un instant les fleurs et peut-être avec elles le monde entier. Bientôt ses lèvres s’émurent et murmurèrent à demi-voix :

— Toujours, toujours son image devant mes yeux ! toujours sa voix qui me poursuit ! Impossible d’échapper à cette fascination ! Mon Dieu, que se passe-t-il en moi ? Mon cœur frémit dans ma poitrine ; tantôt le sang se précipite brûlant dans mes veines, tantôt il coule lent et glacé… J’étouffe… une secrète angoisse trouble mon âme… et cependant je suis heureuse… mon cœur se perd dans une inexprimable félicité…

Elle se tut, puis elle parut s’éveiller soudain, releva vivement la tête, et rejeta en arrière les boucles épaisses de sa chevelure, comme si elle eût voulu se débarrasser de la pensée qui l’obsédait.

— Attendez, mes chères fleurs, dit-elle aux œillets en souriant ; attendez, je vais vous apporter aide et fraîcheur !

Elle disparut dans le bosquet, et en rapporta bientôt des rameaux qu’elle disposa de manière à ombrager les fleurs. Après quoi elle prit un petit arrosoir, et courut à travers l’herbe vers un bassin ou plutôt un petit étang creusé au milieu du gazon, et autour duquel des saules pleureurs laissaient pendre leurs rameaux ondoyants.

La surface de l’eau était calme et unie à son arrivée ; mais à peine son image s’y fut-elle reflétée que le vivier parut fourmiller d’êtres vivants. Des centaines de dorades de toutes couleurs, — rouges, blanches, noires, — nageaient vers elle en frétillant, la gueule hors de l’eau et béante, comme si ces pauvres petits animaux s’étaient efforcés de parler à la jeune fille.

Elle, se retenant d’une main au tronc du saule pleureur le plus proche, se courbait gracieusement sur l’eau, et s’efforçait de remplir l’arrosoir sans toucher les dorades.

— Allons, allons, laissez-moi en paix ! disait-elle en les écartant avec précaution ; je n’ai pas le temps de jouer… je vais vous apporter votre dîner tout à l’heure.

Mais les poissons frétillèrent autour de l’arrosoir jusqu’à ce qu’elle l’eût retiré de l’étang ; et même, après le départ de la jeune fille, ils continuèrent de s’attrouper tout en émoi près du bord que son pied avait foulé.

Elle vient d’arroser les fleurs ; l’arrosoir a glissé de sa main sur le sol. La tête penchée, elle dirige ses pas vers l’habitation solitaire ; elle revient avec la même lenteur, jette du pain blanc aux dorades, et se remet, inattentive et tout absorbée par ses pensées, à parcourir les sentiers du jardin.

Elle gagna enfin un endroit où un gigantesque catalpa étendait au-dessus du chemin, comme un vaste parasol, ses branches, qui se courbaient jusqu’à terne. Sous ce frais ombrage se trouvaient une table et deux chaises. Un livre, un encrier, une broderie, témoignaient que la jeune fille s’était assise là peu auparavant.

Maintenant encore elle s’affaissa sur l’une des chaises, prit tour à tour en main le livre et la broderie, les laissa retomber l’un et l’autre, et bientôt, succombant sous les pensées qui l’accablaient, elle inclina sa belle tête sur son bras comme quelqu’un qui est las et voit se reposer.

Pendant quelque temps ses grands yeux demeurèrent vaguement fixés dans l’espace ; par intervalles, un doux sourire se jouait sur ses lèvres, et ses lèvres s’agitaient comme si elle se fût entretenue avec un ami. Parfois ses paupières fatiguées se fermaient ; mais les cils se relevaient toujours pour retomber plus lourdement encore, jusqu’à ce qu’enfin un profond sommeil parut s’emparer de la jeune fille.

Dormait-elle ? Ah, son âme du moins veillait et était heureuse, car le doux sourire animait toujours ses traits, et s’il disparaissait parfois pour faire place à une expression plus calme, il revenait bientôt jeter le charmant reflet du bonheur et de la joie sur la pure et transparente physionomie de la jeune fille. On eût dit que ses rêveries avaient pris un corps et planaient devant ses yeux, inondant son cœur d’indicibles jouissances, comme une ronde magique bercée par la brise du soir.

Depuis longtemps déjà elle était plongée par un songe séduisant dans un oubli complet de la vie réelle lorsque, à la porte d’entrée, un bruit de roues et le puissant hennissement d’un cheval vinrent troubler le silence du Grinselhof. Cependant la jeune fille ne s’éveilla pas.

La vieille calèche, revenue de la ville, venait de s’arrêter près de l’écurie de la ferme.

Le fermier et sa femme accoururent pour saluer leur maître et aider à dételer le cheval.

Tandis qu’ils s’occupaient de cette besogne, monsieur de Vlierbecke descendit de voiture et leur adressa quelques paroles bienveillantes, mais d’une voix si pleine de tristesse que tous deux le contemplèrent avec étonnement.

À la vérité sa calme gravité ne l’abandonnait jamais, même lorsqu’il était le plus affable ; mais en ce moment sa physionomie dénotait un abattement tout à fait extraordinaire. Il semblait brisé de fatigue, et son regard habituellement si plein de vie, s’éteignait, morne et languissant, sous ses sourcils abaissés.

Le cheval était à l’écurie ; le jeune domestique qui avait déjà déposé la livrée, tira de la voiture quelques paniers et quelques paquets qu’il déposa sur la table de la ferme. Sur ces entrefaites, monsieur de Vlierbecke s’approcha du fermier.

— Maître Jean, dit-il, j’ai besoin de vous. Il vient du monde demain au Grinselhof. Monsieur Denecker et son neveu dînent ici.

Le fermier, au comble de la stupéfaction, regardait son maître, la bouche béante ; il n’en pouvait croire ses oreilles. Après un instant, il demanda d’une voix pleine d’hésitation :

— Ce gros riche monsieur qui, le dimanche à la grand’messe, se met près de vous au jubé ?

— Lui-même, maître Jean ; qu’y a-t-il de si surprenant en cela ?

— Et le jeune monsieur Gustave qui, hier après la messe, a parlé sur le cimetière à notre demoiselle ?

— Lui-même !

— Oh ! Monsieur, ce sont des gens si riches ! Ils ont acheté tous les biens qui sont autour d’Echelpoel ; ils ont bien, dans leur château, dix chevaux à l’écurie, sans compter ceux qu’ils ont encore en ville. Leur voiture est tout argent du haut en bas…

— Je le sais, et c’est précisément pour cela que je veux les recevoir comme il convient à leur rang. Tenez-vous prêt, de même que votre femme et votre fils ; je viendrai vous appeler demain matin de très-bonne heure. Vous donnerez volontiers un coup de main pour m’aider, n’est-ce pas ?

— Certainement, certainement, Monsieur ! Un mot de vous suffit… je suis bien heureux de pouvoir faire quelque chose pour votre service…

— Je vous remercie de votre bonne volonté. Ainsi, c’est dit : à demain !

Monsieur de Vlierbecke entra dans la ferme, donna au jeune homme quelques ordres relatifs aux objets tirés de la voiture, puis il gagna le bosquet et s’achemina vers le Grinselhof.

Dès qu’il fut hors de la vue du fermier, sa physionomie prit une expression plus sereine ; un sourire se dessina sur ses lèvres tandis qu’il promenait son regard autour de lui comme s’il eût cherché quelqu’un dans la solitude du jardin.

Au détour d’un sentier son œil tomba soudain sur la jeune fille endormie. Comme fasciné par le ravissant tableau qui s’offrait à lui, il ralentit sa marche et bientôt s’arrêta en extase…

Dieu, que l’enfant était belle dans son repos ! Le soleil couchant l’inondait d’ardents reflets et jetait une teinte de rose sur tout ce qui l’entourait. Les boucles épaisses de sa chevelure tombaient éparses sur ses joues dans un charmant désordre. Le catalpa avait semé sur elle et autour d’elle ses calices d’une blancheur de neige. Elle rêvait toujours : un sourire de calme bonheur se jouait sur ses traits ; ses lèvres émues balbutiaient d’inintelligibles paroles, comme si son âme se fût efforcée d’exprimer les sentiments qui débordaient en elle.

Monsieur de Vlierbecke retint son haleine, caressa du regard la douce jeune fille, et saisi d’une émotion profonde, il leva les yeux au ciel et dit d’une voix basse et frémissante :

— Sois béni, père tout-puissant, elle est heureuse ! Que mon martyre se prolonge sur la terre, mais puissent mes souffrances te rendre miséricordieux pour elle ! Grâce, protection pour mon enfant ; puisse son rêve se réaliser, ô mon Dieu !

Après cette courte mais ardente prière, il s’affaissa sur la seconde chaise, posa avec précaution le bras sur la table, y appuya sa tête et demeura immobile, les traits illuminés par le doux sourire du bonheur et par une vive expression d’admiration. La contemplation de la virginale beauté de sa fille devait être pour lui la source de joies ineffables qui, par une magique puissance, lui faisaient oublier en un instant toutes ses douleurs, car ses yeux étaient fixés sur elle avec une douce extase, et sur sa physionomie se reflétait, comme dans un miroir fidèle, chaque émotion qui venait se peindre sur les traits délicats de la jeune fille.

Tout à coup une rougeur pudique monta au front de celle-ci ; ses lèvres articulèrent plus distinctement. Le père l’épiait avec une pénétrante attention, et bien qu’elle n’eût pas parlé, il saisit un de ces mots fugitifs qui allaient se perdre dans les airs avec son haleine.

Ému d’une joie plus profonde encore, il murmura en lui-même :

— Gustave ! elle rêve de Gustave ! Son cœur est d’accord avec mes vœux. Puissions-nous réussir ! Puisse Dieu nous être propice !… Oh ! oui, mon enfant ; ouvre ton âme aux enivrantes émotions de l’espérance… Rêve, rêve… car qui sait ?… Mais, non, n’empoisonnons pas ces bienheureux instants par la froide image de la réalité !… Dors, dors, laisse savourer à ton âme les célestes enchantements de l’amour qui s’éveille !

Monsieur de Vlierbecke demeura quelques instants encore en contemplation. Il se leva enfin, passa derrière la jeune fille et posa sur son front un long baiser.

Rêvant encore à demi, elle ouvrit lentement les yeux ; mais à peine eut-elle reconnu celui qui l’éveillait qu’elle l’enlaça d’un bond dans ses bras, se suspendit caressante à son cou en lui donnant le plus doux baiser filial, et l’accabla de mille questions.

Le gentilhomme se dégagea de l’étreinte de sa fille, et dit d’un ton de douce plaisanterie :

— Apparemment, Lénora, il est inutile que je te demande aujourd’hui quelles beautés tu as découvertes dans le Lucifer de Vondel ; le temps t’a sans doute manqué pour commencer la comparaison de ce chef-d’œuvre de notre langue maternelle avec le Paradis perdu de Milton !

— Ah ! mon père, balbutia Lénora, mon esprit se trouve, en effet, dans d’étranges dispositions. Je ne sais ce que j’ai ; je ne puis même plus lire avec attention.

— Allons, Lénora, ne t’attriste pas, mon enfant ! Assieds-toi ; j’ai à t’apprendre une importante nouvelle. – Tu ne sais pas pourquoi je me suis rendu en ville aujourd’hui, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est que nous avons demain du monde à dîner.

La jeune fille, profondément étonnée, regarda son père d’un air interrogateur.

— C’est monsieur Denecker ; tu sais, ce riche négociant qui se place auprès de moi au jubé, et qui habite le château d’Echelpoel.

— Oh ! oui, je le connais, mon père ; Il me salue toujours avec tant d’affabilité, et ne manque jamais à me tendre la main pour descendre de voiture quand nous arrivons à l’église. Mais…

— Tes yeux me demandent s’il vient seul ? Non, Lénora, une autre personne l’accompagnera…

— Gustave ! s’écria involontairement la jeune fille d’un ton de joyeuse surprise et en rougissant en même temps.

— En effet, c’est Gustave, répondit monsieur de Vlierbecke. Ne tremble pas pour cela, Lénora, et ne t’effraie pas de ce que ton âme encore ignorante s’ouvre à un nouveau sentiment. Entre toi et moi il ne peut y avoir aucun secret que mon amour ne pénètre.

Les yeux de l’enfant interrogèrent les yeux du père et parurent demander à son bienveillant regard l’explication d’une énigme. Tout à coup, comme si une lumière soudaine se fût faite dans son âme, elle jeta ses bras au cou de monsieur de Vlierbecke, cacha son visage dans son sein, et murmura avec une profonde reconnaissance :

– Mon père, mon père bien-aimé, votre bonté n’a pas de bornes !

Le gentilhomme se prêta quelques instants aux affectueuses caresses de sa fille ; mais peu à peu ses traits s’assombrirent : une larme vint briller dans ses yeux, et il dit d’un accent très-ému :

— Lénora, quoi qu’il arrive dans notre vie, tu aimeras toujours ton père ainsi, n’est-ce pas ?

— Oh ! toujours, toujours ! s’écria la jeune fille.

— Lénora, mon enfant, reprit le père en soupirant, ta douce affection est ma récompense et ma vie ici-bas. N’enlève jamais à mon âme son unique consolation…

Le ton triste de sa voix émut tellement la jeune fille, qu’elle lui prit les mains sans prononcer un mot, et le front dans le sein de son père elle se mit à pleurer silencieusement.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, immobiles, absorbés par une vive émotion, qui n’était ni de la tristesse ni de la joie, mais qui semblait emprunter sa profondeur au mélange de ces deux sentiments opposés.

L’expression du visage du père changea la première : sa physionomie devint sévère ; il secoua la tête d’un air de doute et parut se faire un reproche à lui-même. En effet, les singulières paroles qui avaient fait couler les larmes de sa fille avaient surgi de son âme à la pensée qu’une autre personne allait partager avec lui l’affection de Lénora et la séparer de lui peut-être pour toujours.

Il était prêt à tout sacrifice, fût-il infiniment plus grand, pourvu que ce sacrifice contribuât au bonheur de son enfant, et cependant la seule idée de la séparation avait fait saigner son cœur. Maintenant il s’en veut de ce semblant d’égoïsme ; il chasse avec effort de son esprit les pensées tristes. Il relève sa fille, et dit, en lui prodiguant ses caresses :

— Allons, Lénora, reprends ta gaieté, redeviens joyeuse ! N’est-il pas heureux que notre âme puisse s’alléger de temps en temps quand l’excès du sentiment l’accable ? Mais rentrons ; j’ai bien à te parler encore pour que nous recevions nos hôtes comme il convient.

La jeune fille obéit silencieusement, et suivit son père à pas lents, tandis que ses beaux yeux laissaient encore échapper des larmes.

Quelques heures plus tard, monsieur de Vlierbecke était assis dans la grande salle du Grinselhof, près d’une petite lampe, les coudes appuyés sur une table. L’appartement, éclairé sur un seul point tandis que les coins échappaient au regard dans une vague obscurité, était triste et morne. La flamme tremblottante de la lampe faisait ondoyer ses reflets en longues traînées sur les murailles et y dessinait mille formes fantastiques, tandis que les vieux portraits qui ornaient les panneaux, semblaient fixer opiniâtrément sur la table leurs yeux immobiles.

Du milieu de cette obscurité et de ce silence se détachait seule la belle et calme figure du gentilhomme ; le regard perdu dans les ténébreuses profondeurs de la nuit, immobile comme une statue, il semblait prêter l’oreille avec la plus grande attention.

Il quitta enfin son siège avec précaution et alla, sur la pointe des pieds, jusqu’à l’autre extrémité de la salle, où il s’arrêta l’oreille collée à une porte fermée.

— Elle dort ! se dit-il à voix basse, et levant les yeux au ciel, il ajouta en soupirant :

— Que Dieu protège son repos !

Il revint à la table, y prit la lampe, et ouvrit une grande armoire ménagée dans le mur. Appuyé sur un genou, il prit dans le tiroir inférieur quelques serviettes et une nappe, en déploya les plis et parut s’assurer, avec une inquiète sollicitude, si aucune tâche n’en déparait la blancheur. Un sourire de contentement témoigna qu’il était satisfait du résultat de cet examen.

Il se releva emportant un petit panier, et se rapprocha de la table, du tiroir de laquelle il tira un morceau d’étoffe de laine et de la craie. Il broya celle-ci avec le manche d’un couteau et se mit à frotter et à polir les cuillers et les fourchettes que contenait le panier. Π fit de même des salières et autres petits ustensiles de table, qui étaient la plupart en argent, et dont les ornements ciselés attestaient une certaine opulence.

Pendant qu’il se livrait à cette occupation, son âme se laissa emporter par le flot des souvenirs ; l’immobilité de ses traits, la fixité de ses yeux dont le regard incertain semblait se perdre dans les ténèbres, témoignaient assez qu’il était absorbé dans ses pensées. De temps en temps ses lèvres murmuraient quelques paroles, et des larmes s’échappaient de ses paupières, larmes de bonheur peut-être, car un doux sourire éclairait son visage. Déjà, dans son rêve, il avait redit tous les noms qui lui avaient été chers ici-bas, peut-être même avait-il savouré de nouveau les pures et joyeuses émotions de ses jeunes années. Sa voix devint plus distincte ; il disait en soupirant :

— Pauvre frère ! un seul homme sait ce que j’ai fait pour toi, et cet homme t’accuse d’ingratitude et de mauvaise foi ! Et toi, tu erres dans les solitudes glacées de l’Amérique, en proie à la souffrance et à la maladie ; tu parcours, au prix d’un misérable salaire, des déserts où, pendant des mois entiers, nul regard humain ne s’arrête sur toi. Fils de noble race comme moi, ta t’es fait l’esclave des Anglais, et pour eux tu amasses ces fourrures destinées au luxe des riches. Oh, j’endure un cruel martyre pour l’amour de toi, mais Dieu m’est témoin que mon affection pour toi est demeurée entière. Puisse ton âme, ô mon frère, ressentir dans l’isolement où tu souffres, cette aspiration de mon âme, et puisses-tu y trouver un adoucissement à ta misère !

Le gentilhomme, absorbé quelque temps dans sa douloureuse méditation, secoua enfin son rêve et redevint attentif à son travail. Il disposa tous les objets d’argenterie, les uns à côté des autres, sur la table et dit en réfléchissant :

— Six fourchettes, huit cuillers ! nous serons quatre à table, Il s’agira de se tenir sur ses gardes, sinon on s’apercevrait facilement qu’il manque quelque chose… Mais cela ira cependant : je donnerai à la fermière des instructions précises ; c’est une femme entendue…

En prononçant ces derniers mots, il renferma le tout dans l’armoire ; après quoi il prit la lampe, quitta la salle à pas lents et circonspects, et descendit par un escalier de pierre dans une vaste salle voûtée, où il ouvrit une petite porte, et se courba dans un caveau surbaissé. À la lueur incertaine de la lampe il tâtonna dans un bac parmi un grand nombre de bouteilles vides, et trouva enfin ce qu’il cherchait. Il retira du sable trois bouteilles et dit, la pâleur de l’angoisse sur le visage :

— Ciel ! trois bouteilles seulement ! trois bouteilles de vin de table ! Et l’on dit que monsieur Denecker met son orgueil à bien boire… Que ferai-je, si, lorsqu’on aura vidé ces trois bouteilles, il en désire davantage ? Je ne bois point, Lénora peu ; ainsi deux bouteilles pour monsieur Denecker et une pour son neveu…· cela pourra suffire ! Au reste il ne servirait de rien de se lamenter ; le sort décidera !

Sans plus parler, le gentilhomme alla dans les coins de la cave, y prit avec la main quelques toiles d’araignée qu’il attacha artistement sur les bouteilles, et saupoudra celles-ci de poussière et de sable.

Il regagna la salle et se mit à coller sur le mur, avec de l’amidon, un morceau de papier peint, à un endroit où la tapisserie avait été détériorée par quelque accident. Puis, après avoir passé près d’une demi-heure à brosser ses habits et à s’efforcer de dissimuler à l’aide d’eau et d’encre les traces blanchissantes que le temps avait imprimées au drap à l’endroit des coudes et des genoux, il revint à la table et se prépara à une œuvre étrange.

Il prit dans le tiroir un fil de soie, une alène, un morceau de cire jaune, posa sa botte sur ses genoux et se mit à en recoudre la fente avec l’habileté d’un homme du métier.

À coup sûr ce travail avilissant éveillait en lui des pensées de désespoir, car un méprisant sourire plissait ses lèvres comme s’il eût pris un amer plaisir à se railler lui-même. Bientôt de violentes contractions nerveuses se dessinèrent sur son visage ; le rouge de la honte et la pâleur de l’oppression se succédaient sur ses joues ; enfin, comme s’il cédait à un mouvement de colère, il coupa vivement le fil de soie, le rejeta sur la table, se leva brusquement et, la main étendue vers les portraits, il s’écria d’une voix difficilement contenue :

— Oui, regardez-moi… regardez-moi, vous dont le noble gang coule dans mes veines ! Toi, vaillant capitaine qui à côté d’Egmont donnas ta vie pour ton pays à Saint-Quentin ; toi, homme d’État qui, après la bataille de Pavie, rendis, comme ambassadeur, de si éminents services au grand empereur Charles ; toi, bienfaiteur de l’humanité, qui dotas tant d’églises et d’hospices ; toi, prélat qui, comme prêtre et comme savant, as si courageusement défendu ta foi et ton Dieu… regardez-moi ! non pas seulement de cette toile inanimée, mais du sein du Tout-Puissant ! Celui que vous voyez occupé à raccommoder ses bottes et qui consacre ses veilles à dissimuler les traces de sa misère, celui-là est votre descendant, votre fils ! Si le regard des hommes le torture, devant vous du moins il n’a pas honte de son abaissement. Ô mes ancêtres, vous avez combattu, avec l’épée et avec la parole, les ennemis de la patrie ! Moi, je lutte contre les railleries et la honte imméritée, sans espoir de triomphe ni de gloire ; j’endure d’indicibles souffrances, je sens mon âme s’affaisser sons leur fardeau, et le monde ne me réserve que blâme et mépris. Et cependant je n’ai pas souillé votre écusson ; ce que j’ai fait est grand et vertueux aux yeux de Dieu. Les sources de mon malheur sont la générosité, la pitié, l’amour… Oui, oui, fixez sur moi vos yeux étincelants, contemplez-moi dans l’abîme de misère où je suis tombé ! Du fond de mon humiliation, je lèverai hardiment le front vers vous, et votre regard ne fera pas baisser le mien. Ici, en votre présence, je suis seul avec mon âme, seul avec ma conscience ; ici, nulle honte ne peut atteindre celui qui comme gentilhomme, comme chrétien, comme frère et comme père, souffre le martyre parce qu’il a su faire don devoir.

En proie à une inexprimable exaltation, monsieur de Vlierbecke se promenait à grands pas et tendait les mains vers les images de ses aïeux comme pour les invoquer. Son attitude était pleine de majesté : le front levé, il semblait commander en maître ; ses yeux noirs étincelaient dans l’ombre ; son beau visage rayonnait de dignité ; tout en lui, paroles, gestes, physionomie, tout était singulièrement noble et imposant.

Soudain il s’arrêta, porta la main à son front et reprit avec un sourire amer :

Pauvre insensé ! ton âme cherche la délivrance ; elle secoue les lourdes entraves de l’humiliation et rêve…

Il joignit les mains et ajouta en levant les yeux au ciel :

Oui, c’est une illusion ! et cependant grâces vous soient rendues, ô Dieu miséricordieux, de ce que vous faites jaillir dans mon cœur la source du courage et de la patience !… Assez ! la réalité reparaît à mes yeux et grimace comme un spectre au fond des ténèbres… et pourtant je suis fort et je raille le fantôme sinistre de la ruine et de la misère… Il se tut, et, triste démenti à ses dernières paroles, une expression de profond découragement ne tarda pas à se peindre sur ses traits ; il courba la tête et dit avec un soupir d’angoisse :

— Et demain ? demain, l’œil défiant des hommes s’attachera sur toi ; tu trembleras sous le regard inquisiteur et blessant de ceux qui cherchent à deviner l’énigme de tes actions ; tu boiras à grands traits le calice de la honte ! Ah ! apprends bien ton rôle, prépare ton masque, continue de jouer ta lâche comédie… et souviens-toi de la noblesse de ta race pour saigner sur le banc de torture par toutes les fibres de ton cœur et mourir cent fois en une heure ! Va, ton travail nocturne est accompli ; va chercher le repos, demande au sommeil l’oubli de ce que tu es et de ce qui te menace ! Le repos ? le sommeil ? raillerie ! c’est là que t’attend l’éternel spectacle de l’humiliation suprême ; là tu pourras voir par toi-même comment l’on vend l’héritage de tes aïeux, comment l’on salue ta chute d’un insultant sourire, comment tu quittes avec ton enfant le pays natal et vas chercher dans une contrée lointaine le pain de la misère ! Dormir ? cela me fait trembler ! Le billet… le billet !…

Il répéta plusieurs fois ce mot avec une terreur croissante, en débarrassant machinalement la table de tous les objets qui s’y trouvaient, et bientôt, la lampe à la main, il disparut derrière la porte qui menait à sa chambre à coucher.

  1. On nomme campine les vastes espaces incultes qui s’étendent au nord de la Belgique, des environs d’Anvers jusqu’à Venloo. Le défrichement de la Campine entrepris sur une grande échelle depuis quelques années, donne déjà les plus heureux résultats.