Le Général Philippe de Ségur, sa vie et son temps/02

Le Général Philippe de Ségur, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 344-384).
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LE GENERAL
PHILIPPE DE SEGUR
SA VIE ET SON TEMPS

II.
LES ANNEES D'EPREUVE MORALE[1]

La charge de Sommo-Sierra est comme le point culminant, non pas dans la carrière militaire de Ségur, mais dans cette voie héroïque où nous l’avons suivi. La bravoure et le dévoûment ne sauraient aller plus loin. De ce sommet, si l’on peut s’exprimer de la sorte, il va redescendre en des vallées moins âpres, en des chemins moins abrupts. Ce sera aussi le moment où l’empire déclinera, où le génie de l’empereur, toujours extraordinaire et toujours capable de se ressaisir lui-même aux heures décisives, subira pourtant de profondes atteintes. Placé de manière à tout voir, Ségur pourra noter bien des choses qui ont échappé aux historiens les plus habiles. Ces dernières années de l’empire, toutes pleines de gigantesques entreprises et de catastrophes tragiques, seront pour lui des années d’épreuve morale, pleines d’avertissemens et de leçons. Après les heures d’apprentissage guerrier, voici les heures d’apprentissage philosophique. Rien n’est changé dans ses rapports avec l’empereur ; il est toujours aussi dévoué à son maître, aussi pénétré d’admiration et de reconnaissance, aussi convaincu du rôle que la Providence lui a confié dans le cataclysme du vieux monde ; mais il s’accoutume peu à peu à juger ses fautes, à noter ses excès de pouvoir, à en pressentir les conséquences, à se faire un système politique sans illusions, à chercher en toute chose la justice et la vérité. Bien plus, sous le coup de tant d’émotions, au milieu des derniers éclairs du génie de l’empereur, parmi les convulsions suprêmes d’une destinée sans égale, il s’élève à des pensées religieuses qui lui étaient jusque-là restées indifférentes. L’idée d’un autre monde l’aide à mieux juger celui-ci. Une haute pensée chrétienne le met à l’abri des petites passions des partis, comme le sentiment patriotique dès l’année 1800 l’avait débarrassé des préjugés de caste. Ce n’est pas un Ségur nouveau, c’est un Ségur plus complet qui est devant nous. Le héros n’a pas disparu, le sage grandit de jour en jour. Tout cela du reste se développe lentement, discrètement, sans nulle prétention, quelquefois à l’insu de celui-là même qui nous fait ses naïves confidences. Vous croyez n’assister qu’à des tableaux de bataille ; regardez-y de plus près, c’est l’histoire d’un esprit qui s’initie aux grandes vérités sociales, c’est l’histoire d’une âme qui reprend et achève son éducation morale.


I

Nous avons laissé le héros de Sommo-Sierra étendu à terre, criblé de balles, mutilé par d’atroces blessures et recevant les premiers soins des grenadiers du 96e. C’était, on s’en souvient, le 30 novembre 1808 ; on se souvient aussi de ce cri qu’il poussait encore au moment où la vie semblait lui échapper : « En avant ! en avant ! que l’infanterie nous venge ! » C’est ce qui arriva en effet, et plus tôt qu’il n’eût osé l’espérer ; le général Barrois, à la tête de ses grenadiers, profitant de la diversion que Ségur avait opérée avec les lanciers polonais de la garde, escalada rapidement sur la droite les pentes de la montagne. Le régiment de ces lanciers de la garde, dont un escadron venait d’être détruit, accomplit sur la gauche le même mouvement que les fantassins de Barrois. Devant les baïonnettes et les lances, les gardiens de Sommo-Sierra prirent la fuite. Les lanciers, ardens à la vengeance, les poursuivirent le fer dans les reins ; tout le plateau fut balayé. En même temps l’armée française avançait, et l’empereur, franchissant ces thermopyles, qui avaient menacé de l’arrêter, allait porter son quartier-général à quelques lieues de là, dans la petite ville de Buytrago. Le soir, quand le duc de Bassano vint l’y rejoindre : « Voilà, lui dit-il, une journée qui serait complète sans une perte qui m’est bien sensible ! » Il pensait à Ségur et n’imaginait pas qu’il eût pu survivre à de si horribles coups.

Pendant ce temps-là, Ségur, étendu au bord de la route, lisait sur la physionomie du douleur Yvan sa condamnation à mort. Ni la large blessure qui laissait le cœur à nu, ni celle de la cuisse, qu’il avait fallu ouvrir pour en extraire la balle, n’avaient effrayé le chirurgien : mais à la vue du coup qui avait pénétré dans les entrailles au-dessus du foie et dont il sondait vainement la profondeur, il n’avait pu dissimuler son inquiétude. Ségur le vit bien ; il vit aussi les gestes, il entendit les paroles des officiers de la vieille garde qui, défilant à ses pieds dans leur marche vers Buytrago, s’informaient en passant, de l’état de leur camarade. C’étaient des exclamations, des regrets, des adieux, scène étrange qui rassemblait la famille guerrière sous les yeux du mourant. Yvan, sa tâche finie, dut partir et regagner son poste ; Ségur, persuadé que tout espoir était perdu, le chargea de ses adieux pour sa famille et pour l’empereur. « Et il faut, nous dit-il, que l’amour-propre soit en nous d’une nature bien vivace ou que Napoléon l’eût bien exalté, car, l’avouerai-je ? dans ces dernières paroles adressées à l’empereur, ma plus grande préoccupation fut d’accroître son estime, me distrayant, me consolant même de la mort en songeant avant tout à bien mourir ! »

Bien mourir, c’est-à-dire mourir en brave et en serviteur dévoué, mourir comme un soldat dont la dernière pensée est pour son chef. voilà le sens qu’il donnait alors à ces mots ; il les emploiera plus tard avec une signification plus haute.

Lorsque le chirurgien Yvan eut rejoint l’empereur à Buytrago, l’empereur, apprenant que Ségur vivait encore, lui donna l’ordre de retourner sur le champ de bataille, de relever le patient avec toutes les précautions possibles, de l’installer dans sa propre calèche et de le conduire au quartier-général. Le trajet fut pénible ; à tout instant, il fallait s’arrêter, car Ségur étouffait, et le docteur, qui l’escortait à cheval, avançait continuellement la tête pour voir s’il respirait encore. On arriva cependant. L’empereur, qui repartait le lendemain par la route de Madrid, eut le temps de s’occuper de Ségur, et voulut qu’un de ses chirurgiens demeurât à Buytrago pour veiller sur lui à toute heure. Ce n’était pas Yvan, c’était un débutant plein de savoir, plein de mérite, mais alors timide et irrésolu, de ceux, dit le vaillant homme de guerre, qui craignent d’attirer l’ennemi en l’attaquant ; de peur de tuer, il laissait mourir. » Cette fois du moins, ce lutteur découragé d’avance avait une excuse qui n’était que trop sérieuse ; ses maîtres, l’illustre Larrey, chirurgien en chef de l’armée, et Yvan, chirurgien particulier de l’empereur, avaient déclaré que Ségur était perdu. A quoi bon tourmenter les dernières heures d’un mourant ? C’est ainsi que pendant deux journées entières, le 1 er et le 2 décembre 1808, ne se croyant là que pour la forme, il laissa grandir le péril de mort. Yvan par une première saignée avait apaisé la violence du feu intérieur ; le jeune docteur ne croyait pas que le malade fût en état de supporter une saignée nouvelle, et il avait laissa revenir la fièvre, une fièvre dévorante, celle qui brûle et qui tue. Ségur en était là le 3 décembre aux premières lueurs de l’aube ; sans voix, sans haleine, presque anéanti, sa faiblesse ne l’empêchait pas de discerner certaines choses autour de lui. Il vit donc le chirurgien commis à sa garde qui bouclait tranquillement son porte-manteau, comme s’il s’attendait d’un instant à l’autre à un double départ. Tout cela était parfaitement clair : le docteur allait partir pour Madrid, où il avait hâte d’arriver ; le blessé allait partir pour l’autre monde, auquel il ne songeait guère, nous dit-il, malgré l’à-propos de la situation. Ce n’était point de sa part orgueilleuse tranquillité, c’était simplement confiance dans la bonté divine, confiance instinctive, sans nulle réflexion, car il affirme que, malgré de si terribles avertissement, l’idée d’une autre vie ne le préoccupait en aucune manière. Toute son activité interne était concentrée sur un point, tous ses efforts tendaient à défendre cette existence menacée, à retenir et à prolonger ce dernier souffle. Une telle vigueur de résistance attestait que tout n’était pas désespéré ; il y avait encore bien de la sève en cette forte nature.

Attaché à cette lutte intérieure, et, comme il le dit énergiquement, cramponné à son dernier fil, Ségur entrevoyait son valet de chambre, le brave Legrand, assis à terre près de son lit et pleurant à chaudes larmes. Le combat qu’il soutenait ne lui laissait pas le temps de s’attendrir ; il résistait toujours, résolu à ne point céder, quand il entendit le docteur adresser à ce bon serviteur les instructions suprêmes : « quand votre maître sera mort, ayez soin de ses effets, recueillez quelques derniers souvenirs de lui pour sa famille, et faites-le enterrer convenablement. » Ségur n’était pas si résigné ; ces paroles l’irritèrent. Ne semble-t-il pas le voir sur un champ de bataille interpellant ses soldats qui fléchissent, les ramenant à la charge et les forçant de vaincre ? Écoutez-le. « Je m’indignai de cet abandon, et, par un dernier effort, je l’appelai d’un geste ; il revint, se pencha sur moi, et je parvins à articuler que, s’il y avait un dernier moyen à tenter, il fallait qu’il l’employât. — Vous saigner ! me répondit-il, mais vous êtes si faible ! — Et je vis, à son regard levé au ciel, qu’il n’osait, craignant de me voir passer sous sa lancette. Alors, étendant le bras vers lui avec un signe et un mot impératifs, je le décidai : mon sang jaillit, et je fus sauvé ! »

La scène se passait à Buytrago dans la matinée du 3 décembre 1808 ; le soir du même jour, le docteur déclarait fièrement que son malade était hors de danger. Il n’y avait pas de quoi être très fier en ce qui le concernait. Aussi Ségur ajoute-t-il avec malice : « Intérieurement, et malgré la joie que son bon cœur en éprouva, je crois qu’il fut assez mystifié de ma renaissance. » Cette renaissance fut si rapide, et le docteur avait une telle hâte de gagner Madrid, qu’il profita de la première occasion pour faire le voyage, emmenant avec lui le ressuscité. Il était heureux sans doute, et, pour plus d’une raison, de le présenter lui-même à l’empereur. Trois jours seulement après cette saignée victorieuse, la voiture du colonel du 54e se trouvant là, il y plaça Ségur, l’y installa le mieux possible, et le convoi se mit en marche à travers une neige glaciale. Le soir, le mauvais état des chemins et la tempête de neige ayant empêché la voiture de poursuivre sa route, le médecin ne trouva point d’autre gîte pour son blessé qu’un misérable hangar ouvert où s’engouffraient les rafales. C’est là que Ségur, grelottant de froid et de fièvre, passa douze mortelles heures sur un lit de paille humide, enveloppé, il est vrai, dans une couverture du docteur, mais dans une couverture qui disparut bientôt sous une couche épaisse de flocons glacés. De telles souffrances, dira-t-il plus tard, ne sortent guère de la mémoire, mais quand on les rappelle, c’est plutôt pour s’en vanter que pour s’en plaindre, car, s’il y a de la gloire à les affronter, il n’y en a guère moins à les supporter.

Pendant ce rude voyage à travers les hauts plateaux de l’Espagne couverts de neige et de glace, Ségur eut une occasion de méditer sur un grave problème. La voiture venait de faire halte dans un village où se trouvait un de nos employés des vivres ainsi qu’un dépôt de prisonniers espagnols. Cet employé était un homme d’esprit bien connu de Ségur. La conversation s’engage, et bientôt à propos de blessures on en vient à parler des rapports de l’âme et du corps. Le médecin, selon l’usage, se passait aisément du concours de l’âme, ne l’ayant jamais rencontrée sous son scalpel ; cette hypothèse lui semblait inutile. « Voulez-vous, lui dit le docteur, une preuve manifeste que c’est l’âme qui sent, et non le corps ? Voici un fait dont j’ai été témoin ces jours derniers : un des officiers espagnols tombés dans nos mains au combat de Sommo-Sierra avait eu un bras emporté d’un coup de sabre ; à peine rétabli de sa blessure, il s’est pris de querelle avec quelques-uns de ses camarades, et, frappé de je ne sais quel instrument dans la bagarre, il a failli perdre l’autre bras ! Eh bien ! dans l’exaspération de sa colère il n’a rien senti du coup violent qu’il a reçu au bras qui lui reste, et au contraire le bras où il souffre est celui qu’il a laissé sur le champ de bataille. » Cette dernière observation n’offrait rien de particulier, tous les amputés éprouvent le même symptôme ; la chose digne de remarque en cette occasion, c’est le contraste de ces deux faits simultanés : la sensibilité présente dans un corps qui n’existe plus, absente dans un corps qui n’a pas cessé d’exister. Là-dessus le docteur et l’employé proposent tour à tour leurs explications, le premier insistant sur la vie commune des nerfs, le second rapportant tout à l’action souveraine de l’âme. L’un est un physiologiste de l’école de Cabanis, l’autre est un animiste à la manière de Stahl. Ségur intervient dans le débat et cite la doctrine cartésienne adoptée par Malebranche, à savoir que « l’âme réside immédiatement dans la partie du cerveau à laquelle tous les organes des sens aboutissent. » On ne s’attendait guère à voir le cartésianisme, si dédaigné au XVIIIe siècle, reparaître ainsi dans ce petit village espagnol, invoqué par un héroïque soldat. C’était précisément cet héroïsme qui lui rappelait tout à coup ses lectures d’autrefois et les éclairait d’une lumière inattendue. « J’étais si intéressé, dit-il, surtout depuis sept ou huit jours, à ne pas séparer l’âme du corps ! »

Enfin, tout en philosophant, on s’approchait de Madrid. Ségur y arriva le 7 décembre. Il put alors goûter le repos qui lui était si nécessaire et commencer une convalescence qui devait durer bien des mois. Quinze jours plus tard, avant de reprendre le chemin de la France, l’empereur lui adressait cette lettre, dont l’original est conservé aux Archives nationales :


« Monsieur Philippe de Ségur, j’ai éprouvé une véritable peine de vous savoir un moment en danger. J’apprends avec bien du plaisir que l’état de vos blessures vous permet d’entrer en convalescence et d’aller bientôt vous rétablir à Paris. Vous ne devez avoir aucune espèce d’inquiétude sur votre sort ; vous m’avez donné des preuves de votre zèle, de votre bravoure et de votre attachement à ma personne. Votre principale affaire à présent est de vous guérir de vos blessures de manière à ne pas vous en ressentir. Cette lettre n’étant à autre fin, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde.

« A Madrid, le 21 décembre 1808.

« Napoléon. »


En même temps il le nommait colonel et le chargeait, une fois sa santé rétablie, d’aller remettre au corps législatif les drapeaux pris dans cette campagne. Cette cérémonie n’eut lieu qu’un an après, dans la session de 1809 à 1810. Le blessé de Sommo-Sierra était revenu en France aux premiers jours de 1809. Ses plaies étaient encore ouvertes, il dut garder le lit pendant une partie de l’année. Quand la session s’ouvrit au mois de décembre, il était enfin sur pied et parfaitement en mesure de s’acquitter de sa mission. Je dis parfaitement au point de vue des forces physiques, ses dispositions morales étaient moins assurées. Le jour fixé pour la remise des drapeaux fut le 22 janvier 1810. L’empereur avait réglé lui-même les principales dispositions de la solennité. Les plus grands personnages non-seulement de l’empire, mais de l’Europe, des princes, des souverains, avaient été invités à la séance du corps législatif. Napoléon, dans sa bienveillance pour le jeune colonel, avait voulu que son père, le comte de Ségur, l’ancien ambassadeur de Louis XVI à la cour de Catherine II, alors conseiller d’état, y eût une place d’honneur et comme assistant et comme partie active. Par une de ces délicatesses auxquelles il se plaisait, pourvu que sa politique ne s’y opposât, point, il avait fait en sorte que cette fête générale de l’armée fût en même temps la fête particulière du héros de Sommo-Sierra. Ce fut précisément toute cette mise en scène qui faillit paralyser l’homme simple et droit au moment de la remise des drapeaux. « Certes, dit-il, pour un jeune colonel avant tout passionné de gloire, on doit croire qu’une pareille journée fut la plus belle et la plus heureuse de sa vie entière ; mais tout s’achète… L’instant qui précéda cette présentation, pour moi si honorable, a peut-être été le plus pénible de tous les mauvais momens que j’ai passés ! » Il eût regretté volontiers les heures brûlantes de Sommo-Sierra, ce n’étaient pas de telles émotions qu’il éprouvait quand il se précipitait tête baissée au-devant de la gueule des canons. Qu’il est à plaindre, le héros dépaysé, quand son domaine lui échappe, le domaine de l’action, de la lutte, et que, transporté dans un monde nouveau, il sent peser sur lui des responsabilités nouvelles ! Écoutez ce gémissement d’un noble cœur. « Dans cet instant, le dirai-je ? ces honneurs publics dont Napoléon me comblait, le soin si délicat d’y mêler mon père, de le rendre spectateur et acteur dans cette séance mémorable où devait parler pour la dernière fois et pour me répondre l’orateur d’alors le plus célèbre, M. de Fontanes ; le public de princes et de rois étrangers qui y assistait ; ces drapeaux, ces soldats d’élite si renommés dont j’étais environné ; enfin et surtout l’honneur de parler devant les représentans de la plus grande des nations, au nom de sa grande armée et du plus grand de tous les hommes, tout cela, au lieu de m’enfler présomptueusement, m’avait accablé ! »

Pourquoi M. de Ségur, en écrivant ses mémoires, n’a-t-il pas raconté cette séance du 22 janvier 1810 ? Pourquoi nous renvoie-t-il aux pages du Moniteur au lieu d’en extraire lui-même les détails qui auraient remis la scène sous nos yeux ? C’est sans doute que ce tableau ne répondait point à la réalité de ses sentimens. Il faut bien cependant, pour apprécier ses confidences, les comparer au récit officiel. Voici donc en résumé ce qu’on lit dans le Moniteur du 23 janvier 1810. La séance du 22 avait été une véritable solennité. C’était la seconde fois que l’empereur associait le corps législatif à ses triomphes militaires en lui offrant des drapeaux ennemis. Une foule brillante emplissait les tribunes. On remarquait aux premiers rangs le roi de Bavière, le prince-primat, tout le corps diplomatique, un grand nombre d’étrangers illustres. M. de Fontanes était au fauteuil de la présidence, et il y paraissait pour la dernière fuis, car il allait échanger ces fonctions contre celles de grand-maître de l’Université. Trois conseillers d’état, les comtes de Ségur, Corvetto et Neri-Corsini, désignés par l’empereur pour porter la parole en son nom, avaient été introduits dans la salle. La séance ouverte, M. le comte de Ségur monte à la tribune. Après avoir proclamé la clôture de la session et annoncé l’ouverture prochaine d’une session nouvelle, il passe à la remise des drapeaux. C’était l’objet principal et le grand intérêt de la séance. On remarqua ce langage si simple, si noble, que rendait plus expressif encore une émotion difficilement contenue. « Un jeune officier chargé de cette honorable mission va être introduit dans cette enceinte ; il vous présentera de la part de sa majesté les nombreux drapeaux pris en Espagne par ses armées victorieuses. » Est-il besoin de dire quels applaudissemens accueillirent ses paroles ? Alors le président lut la lettre suivante, que lui avait adressée treize mois auparavant le maréchal de Berthier.

« Quartier-général impérial, au camp de Madrid, le 21 décembre 1808.


« A son excellence M. le comte de Fontanes, président du corps législatif.

« J’ai l’honneur de vous prévenir, monsieur le comte, que sa majesté l’empereur et roi a chargé M. de Ségur, adjudant-commandant, de porter et présenter au corps législatif les quatre-vingts drapeaux et étendards pris par l’armée française aux combats d’Espinosa, Burgos, Tudéla, Sommo-Sierra et Madrid.

« Cet officier supérieur, qui a pris une part si honorable à l’affaire de Sommo-Sierra, va se mettre en marche, dès que l’état de ses blessures le permettra, pour remplir cette mission, qui est pour lui un témoignage précieux de l’estime et de la satisfaction de l’empereur pour les services qu’il a rendus.

« Je prie votre excellence de recevoir l’expression des sentimens de ma plus haute considération.

« Le prince de Neufchatel, vice-connétable, major-général de l’armée,

« Alexandre. »


Ce fut le moment pour Philippe de Ségur de monter à la tribune et de faire au corps législatif l’offrande de l’empereur et de l’armée. Quelques mots lui suffirent ; imaginez un discours tout militaire, quelque chose de bref et de retentissant, un éclat de fanfare, un chant de clairon. Enfin M. de Fontanes résuma toute la séance dans une de ces allocutions harmonieuses dont la dignité un peu théâtrale convenait à ces jours d’apparat.

Voilà la séance officielle avec sa mise en scène. Voulez-vous savoir maintenant ce qui se passait dans l’âme du principal acteur ? En regard de ce récit, il faut placer les candides aveux de Philippe de Ségur. Citons cette page si curieuse où il nous rend compte de ses terreurs et nous apprend ce qui les dissipa. « J’étais parti à pied du château des Tuileries, le cœur assez haut encore, à la tête de 80 grenadiers de la vieille garde et des drapeaux espagnols qu’ils portaient ; mais lorsque, après avoir traversé le jardin du palais impérial jusqu’à la place de la Concorde, je fus arrivé dans le salon qui précédait l’enceinte législative, et que, devant les portes de cette salle prêtes à s’ouvrir, il me fallut attendre le moment où cette scène historique allait commencer, je l’avoue, toute l’orgueilleuse joie de mon âme disparut dans la peur qui me saisit d’y mal soutenir mon rôle, de gâter toute cette pompe et de ne m’en pas montrer assez digne. Comment et de quel air me présenter devant une assemblée aussi considérable ? Avec quelle démarche assez ferme allais-je traverser dignement tant de regards ? Bien plus, lorsqu’il me faudrait monter à cette tribune, pour moi si nouvelle, dans quelle attitude y paraîtrais -je ? De quelle voix assez convenable, assez haute, assez assurée, me ferais-je entendre ? Et quelle humiliation, quelle situation désastreuse, si ma mémoire se troublait, si je n’étais point assez maître d’elle pour me rappeler le discours, préparé d’avance, que j’avais à prononcer, si j’allais enfin rester court au milieu du silence et de l’attention universelle ! Pendant une demi-heure d’attente et de redoublement de cette folle anxiété, mon imagination échauffée la rendit si violente que j’en suis encore à concevoir comment je pus y résister. Je sentais en moi tout se décomposer lorsqu’enfin les portes s’ouvrirent. L’impérieuse nécessité, seule alors, quoique le terrain me semblât manquer sous mes pas, me fit entrer et traverser à la suite des questeurs la salle entière d’un mouvement presque machinal. Arrivé au pied de la tribune, lieu si redoutable que les plus éloquens improvisateurs ne l’abordent jamais, disent-ils, sans une émotion dont leur vie s’abrège, je me croyais incapable de prononcer le moindre mot quand un faux mouvement de mes grenadiers me rendit l’usage de la parole. L’ordre que je leur donnai par habitude m’arracha à mon anéantissement. Ce bruit de ma voix me rassura, il se fit en moi une révolution subite : toutes mes terreurs s’évanouirent… »

Ses terreurs s’évanouirent si bien qu’un des législateurs, M. d’Aguesseau, son oncle, lui fit un singulier compliment : il lui aurait désiré une apparence plus modeste ! Vous devinez s’il accepta gaîment cette critique si peu méritée, lui qui savait à quoi s’en tenir sur son audace parlementaire. Il avait tant redouté un reproche d’un autre genre, qu’il se sentit tout heureux d’avoir paru manquer de modestie.


II

Entre la bataille livrée à Sommo-Sierra le 30 novembre 1808 et la remise des drapeaux faite au corps législatif le 22 janvier 1810, notre récit ne devait pas subir d’interruption. Il faut maintenant retourner un peu en arrière pour suivre Ségur pendant l’année 1809. C’est l’année de la seconde campagne d’Autriche. La première s’était terminée à Austerlitz le 2 décembre 1805, la seconde finit à Wagram le 6 juillet 1809. Ségur, qui avait pris une si grande part à la première, qui avait discuté avec le maréchal Mack la capitulation d’Ulm, qui avait si vaillamment combattu à Austerlitz et vu de près tant de scènes mémorables, fut retenu en France par ses blessures pendant toute la durée de la seconde. S’il fait le tableau des grandes opérations militaires de 1809, s’il raconte les batailles d’Eckmuhl, d’Essling, de Wagram, n’y cherchez pas de souvenirs personnels, il est forcé, bien malgré lui, de s’en tenir aux notes que lui ont fournies ses compagnons d’armes. Son récit est fort curieux encore, il contient parfois des détails qui ne sont point ailleurs, il donne du relief à certains traits du caractère de Napoléon, et, quand nous résumerons le jugement que Ségur a porté sur l’empereur, nous ne négligerons pas cette partie de ses Mémoires ; en ce moment, c’est lui-même qui nous attire, c’est sa personne et sa destinée que nous essayons de mettre en lumière.

Malgré cette fête pompeuse de la remise des drapeaux espagnols aux représentans de la France, la guerre d’Espagne était pleine de signes funestes qui n’avaient point échappé aux esprits clairvoyans. M. de Talleyrand s’apercevait bien que l’étoile du maître pâlissait. Il avait prononcé à ce sujet certaines paroles qui firent rapidement leur chemin. Lors même qu’il n’eût rien dit, ses actes auraient parlé. On remarquait chez l’ancien évêque d’Autun une disposition singulière à renouer des relations avec Fouché. Bref, dès son retour d’Espagne à Paris le 23 janvier 1809, l’empereur considérait Talleyrand et Fouché, non pas comme des hommes déjà prêts à le trahir, mais comme des esprits de mauvais augure dont il fallait se défier. Il exagéra même ses griefs, comme c’était sa coutume, cherchant un prétexte de réprimer par des éclats de colère les personnes dont il avait à se plaindre. Il fit subir à Fouché une scène terrible, sans lui enlever toutefois le ministère dont il l’avait chargé. Quant à Talleyrand, ce fut en plein conseil qu’il éclata contre lui avec une violence effroyable, le traitant avec plus de mépris encore que de fureur, lui reprochant sa perfidie, son impudence, lui demandant « comment il osait se dire étranger à la mort du duc d’Enghien et à la déchéance des Bourbons d’Espagne, quand c’était lui, lui Talleyrand, qui les lui avait conseillées de vive voix, et même par écrit ! » Ségur connut immédiatement tous les détails de la scène par plusieurs des personnages qui s’y trouvaient ; on la lui avait racontée sous le coup de la première émotion. Un de ces témoins irrécusables ajoutait que « pendant cette longue et foudroyante explosion de colère méprisante et de gestes menaçans, ce qui l’avait frappé le plus avait été l’attitude et la physionomie muettes et dédaigneusement impassibles de Talleyrand, debout et accoudé contre la cheminée de la salle de ce conseil. » Il est vrai que, si ce fut là son maintien en face de l’outrage, il ne tarda guère à se dédommager. « Je tiens d’autres témoins, dit Ségur, que ce personnage sortit alors du palais, toujours calme en apparence, le sourire sur les lèvres, affectant même de prononcer quelques mots indifférens, et qu’il se fit conduire chez une dame de sa société intime, mais que là, les portes du salon à peine refermées sur lui, débondant enfin, et sa colère s’étant fait jour par un impétueux torrent des plus étranges juremens et imprécations contre l’empereur, il lui voua une haine éternelle et la plus implacable des vengeances. » Dans une belle étude sur Talleyrand insérée ici même[2], M. Mignet avait noté exactement cette rupture de Napoléon et de son grand chambellan au commencement de l’année 1809 ; Philippe de Ségur en donne les détails d’après les témoignages les plus dignes de foi. Il ajoute même que le surlendemain, sa place de grand chambellan ayant été donnée à Montesquiou, Talleyrand reparut en pleine cour devant Napoléon aussi impassible que l’avant-veille. Était-ce bravade ou soumission ? Ni l’un ni l’autre ; c’était prudence et dignité. Ces détails si curieux ne font que confirmer le jugement de M. Mignet sur ces deux hommes, « dont l’un pouvait tout tant que duraient les succès, dont l’autre pourrait beaucoup si jamais commençaient les revers. »

Voici quelque chose de plus curieux encore sur les manœuvres secrètes des ennemis personnels de Napoléon. Ségur rappelle que le lendemain de Wagram, le 7 juillet 1809, une proclamation mensongère de Bernadotte ayant attribué la victoire au corps d’armée saxon qu’il commandait, ce corps d’armée avait été immédiatement dissous et Bernadotte renvoyé en France. Là, fort bien reçu dans sa disgrâce par Talleyrand et Fouché, il était naturellement mêlé à leurs intrigues. Sur ces entrefaites, et pendant que Napoléon est à Schœnbrunn, a lieu la descente des Anglais dans les Pays-Bas. Anvers est menacé. D’Anvers à Paris, la route est presque ouverte. Aussitôt, pour se préparer un rôle et s’assurer une force dans le cas d’un événement qui mettrait le sort de la France en question, Fouché prend sur lui d’appeler aux armes la garde nationale de l’empire, d’en mobiliser une partie, d’en nommer les officiers et de pousser Bernadotte à en demander le commandement. Fouché, ministre de la police, était à cette date ministre de l’intérieur par intérim ; il profitait de la circonstance pour armer la milice nationale comme aux journées de la révolution. Ce grand zèle parut suspect à son collègue le ministre de la guerre. C’était le général Clarck, homme d’ordre et d’inclinations aristocratiques, dit Ségur, qui, détestant les antécédens de Fouché, se défiait de lui comme d’un jacobin. Clarck écrivit à l’empereur pour lui faire, part de ses inquiétudes. Napoléon, du palais de Schœnbrunn, régla tout comme s’il eût été aux Tuileries, mettant chaque chose à sa place avec une précision mathématique. S’il envoya Bernadotte dans les Pays-Bas, ce fut pour l’éloigner de Paris ; il ne plaça d’ailleurs sous ses ordres que des officiers incorruptibles, lieutenans d’un nouveau genre qui sur le moindre signe seraient devenus des surveillans et au besoin des gardiens. Quant à l’appel de la garde nationale, il approuva, il excita même cette démonstration, qui accroissait l’idée de sa puissance et de ses moyens de recrutement. Il est vrai qu’il ne s’agissait d’abord que d’un appel partiel ; lorsque Fouché, continuant son jeu, étendit cet appel à tout l’empire, bien que le danger n’existât plus du côté de la Belgique, l’empereur conçut enfin quelques soupçons. Il blâma Fouché, il le blâma surtout d’avoir prétendu choisir les commandans supérieurs de la garde de Paris, il exigea enfin que Fouché rétractât une de ces nominations, celle du colonel de la garde à cheval, M. Louis de Girardin. Ici Philippe de Ségur entre en scène, laissons-lui la parole :

« J’étais alors sur pied et à peu près rétabli de mes blessures, lorsque le 9 ou le 10 septembre Clarck me fit appeler. « Vous voyez, dit-il, ce qui se passe. Fouché vient de lever dans Paris trente mille hommes. Il arme le peuple, des domestiques même. C’est une levée de 93 qu’il veut avoir sous la main ! Il se prépare à jouer un grand rôle dans des cas prévus, tel que celui d’un mal plus grave que l’indisposition dont l’empereur vient d’être atteint, ou d’une blessure plus sérieuse que celle de Ratisbonne, ou d’un revers plus complet que celui d’Essling. Trente mille hommes armés dans Paris ! Mais il y faudrait une armée pour nous garder de cette garde ! Et il en continue en dépit de nous l’organisation : il en a nommé les officiers, quoiqu’il sache bien que l’empereur s’en est réservé le droit. Son but est évident, c’est une trahison ; mais je le surveille. C’est pourquoi l’empereur vient de donner au maréchal Serrurier le commandement de cette belle garde nationale. Quant à la cavalerie, il veut que vous en soyez le colonel, et nous verrons alors si Fouché en disposera comme il l’entend. »

Ségur n’avait pas plus de confiance en Fouché que le ministre de la guerre, il faisait chorus à ses plaintes, il partageait et confirmait ses soupçons ; mais quand à la fin de cette tirade il entendit cette brusque annonce du rôle qu’on lui destinait, il lui sembla recevoir une tuile sur la tête. Après Ulm, Austerlitz, Iéna, après l’Ukra et Nasielsk, après la charge de Sommo-Sierra, être relégué dans la garde nationale ! Un brevet de vétérance quand il attendait si impatiemment l’heure de rejoindre l’armée active ! Aucune nouvelle ne pouvait lui être plus pénible. D’autre part, comment résister à un ordre de l’empereur ? Il n’y avait pas d’objection à faire, il n’en fit point. Résigné, mais désolé, il rentra chez lui la tête basse.

Il était en proie à ses tristes réflexions, quand on lui remit un billet de Fouché qui l’invitait à passer chez lui le lendemain. « On connaît ce personnage, dit Ségur, sa taille moyenne, ses cheveux couleur de filasse, plats et rares, sa maigreur active, sa figure longue, mobile et pâle, avec une physionomie de fouine agitée ; on se souvient du regard perçant et vif, mais sans fixité, de ses petits yeux sanglans, de sa parole brève et saccadée, conforme à son attitude remuante et convulsive. Dès qu’il m’aperçut, ces dehors s’exagérèrent d’un dépit mal concentré. » Ce dépit, c’était de voir en face de lui l’homme qui allait prendre la place de son protégé, le colonel du choix de l’empereur écartant le colonel de son choix. Il espérait pourtant que cette mission ne plairait pas à Ségur. Avec son flair des choses et sa connaissance des hommes, il avait pressenti que Ségur ne serait pas du tout satisfait de passer aux vétérans. Les paroles qu’il lui adressa étaient certainement combinées de manière à le mettre à l’aise sur ce point afin de provoquer ses confidences. Ségur se garda bien de donner dans le piège. Il avait pu confier au général Clarck le déplaisir très vif qu’il ressentait ; en face de Fouché, il eut une autre attitude : il se montra fort honoré du choix de l’empereur et empressé de lui obéir. Il attendait avec impatience le jour où il serait reconnu à la tête de son régiment.

On devine l’embarras de Fouché, qui comptait sur un refus. Au désir de Ségur d’être reconnu promptement, il répond d’une façon évasive et remet la chose au lendemain. Le lendemain, il dit à Ségur qu’il en a référé au conseil des ministres et qu’on n’a rien voulu décider. La vérité est que dans le conseil la discussion avait porté sur tout autre chose. Une altercation des plus vives avait éclaté entre Clarck et Fouché. Clarck avait dit à son collègue : « Il n’y a qu’un s.. jacobin de 93 qui ait pu lever et armer à Paris une garde nationale, » à quoi Fouché avait répondu : « Il n’y a qu’un étranger vendu aux Anglais qui ait pu s’opposer à la formation de cette garde. » Telle était de part et d’autre la violence des inimitiés. Le général Hullin, commandant de Paris, en disait encore bien plus que le ministre de la guerre sur les manœuvres de Fouché. On eût pu croire, à l’entendre, que le jacobin de 93, devenu ministre de la police et ministre de l’intérieur, profitait de cette bonne occasion pour préparer une nouvelle journée révolutionnaire. Il disait un jour à Ségur : « Je ne peux plus répondre de Paris. Mes patrouilles y rencontrent inopinément des postes et des patrouilles que nous ne connaissons pas. On ne sait si ce sont des citoyens ou des malfaiteurs. Je les ferai désarmer, je ferai tirer dessus. »

L’empereur, qui dédaignait d’abord tous ces bruits, finit par se rendre aux instances de Clarck ; il envoya l’ordre de licencier la garde nationale de Fouché, y compris, bien entendu, le corps de cavalerie destiné à Ségur. Il voulait seulement que la chose se fît de manière à ne pas trop irriter les mécontens. On savait en effet que cette garde nationale contenait un grand nombre de citoyens hostiles à l’empire, que les officiers surtout, choisis parmi les banquiers, les négocians, les gens d’affaires, formaient déjà une espèce de fronde enhardie chaque jour par l’éloignement du maître. Dans cette querelle de Clarck et de Fouché, Fouché était leur homme. Si on les licenciait brusquement après avoir provoqué leur zèle, si on les renvoyait chez eux sans plus de cérémonie à l’heure où, équipés à leurs frais et tout fiers de leurs uniformes, ils allaient monter à cheval, la fronde était toute prête pour une émeute. Ne pouvaient-ils pas compter sur la connivence du ministre de la police ? Le général Clarck aurait eu besoin d’être un peu plus habile. Dès que l’ordre de licencier la garde nationale arriva au conseil des ministres, il s’empressa trop de jeter des cris de triomphe. Le bruit s’en répandit bientôt. Irrités de cette nouvelle, les officiers auraient prévenu le licenciement par une démission collective, c’est-à-dire par un éclat du plus fâcheux effet, si Philippe de Ségur n’avait réussi à les calmer. Il parvint même à changer si bien leurs dispositions, qu’il les ramena presque tous à des sentimens favorables. Pourquoi l’empereur se serait-il défié d’eux ? Cette démonstration de leur zèle n’avait-elle pas déjà remporté une victoire ? N’était-ce pas ce généreux élan des gardes nationales de France, surtout de la garde nationale de Paris, qui avait fait reculer l’expédition anglaise des Pays-Bas ? Inutiles désormais pour cette campagne, puisque le danger était passé, ils resteraient cependant attachés au service de l’empereur. C’était là son plan et la récompense qu’il leur offrait ; il se faisait fort d’obtenir que les cavaliers de la garde nationale de Paris, en souvenir de leur empressement patriotique, fussent conservés comme gardes d’honneur de Napoléon. Voulaient-ils refuser ce titre ? Ils acceptèrent, et c’est ainsi que fut évité l’éclat de la démission en masse.

On s’étonne peut-être de voir l’intrépide officier de cavalerie, le héros de Nasielsk et de Sommo-Sierra, devenir si vite un diplomate consommé. C’était son zèle pour l’empereur qui avait tout fait, ce même zèle qui, aiguisant sa clairvoyance, lui découvrait, dès 1809, la gravité des premiers symptômes de ruine. Ces manœuvres de Fouché, qu’était-ce donc, sinon une révélation des plus graves ? Puisque Fouché préparait des intrigues dans l’ombre, c’est qu’il pressentait la chute de l’empire. Un ministre de la police a des agens partout ; Fouché devait savoir ce que nous avons appris surtout par les Mémoires de Ségur, il devait savoir, il savait certainement que l’empereur était malade, qu’une affection organique des plus sérieuses l’avait obligé à plusieurs reprises de disparaître, de se tenir caché, au milieu même de ses grandes manœuvres. Il savait aussi que tant d’affaires, tant de soucis, une telle surexcitation de toutes les facultés, avaient dû ébranler cette puissante nature, déranger ce prodigieux équilibre. C’était le temps où un autre membre du conseil, l’amiral Decrès, ministre de la marine, disait au duc de Rovigo : « L’empereur est fou. » Ségur ne parlait pas de la sorte ; il était toujours, il est resté jusqu’à la fin pénétré de l’admiration la plus vive pour le génie militaire et administratif de Napoléon ; il est clair pourtant que durant ces trois années, de 1809 à 1812, il a vu se multiplier de mois en mois les signes funestes. Son zèle, qui ne se dément pas un seul jour, rend ses observations plus significatives. J’ai dit que sa droiture était inflexible comme son dévoûment était inépuisable. Il note les fautes, il signale les idées folles, il condamne les entreprises insensées d’où naissent des situations monstrueuses. Oh ! vous ne le verrez point insister, il n’a garde, l’affection et le respect le lui défendent ; mais tout ce qu’il est nécessaire de dire, il le dit, et l’impression de cette parole est d’autant plus poignante. Attentif à tous les symptômes inquiétans, prêt à remplir tous ses devoirs avec une sollicitude toujours plus vive, tel Ségur nous est apparu dans cette première crise que lui révèle l’attitude de Fouché, tel nous le retrouverons dans les dures épreuves qui vont suivre.

Ségur eut encore occasion cette même année de voir se prolonger la querelle de Clarck et de Fouché. L’Autriche était pacifiée, Paris ne l’était pas ; il y avait toujours lutte au sein du conseil. Le ministre de la guerre et le ministre de la police cherchaient à se détruire l’un l’autre dans l’esprit de l’empereur. Clarck adressait des rapports terribles à Schœnbrunn. Il disait savoir de science certaine que Fouché avait des rapports secrets avec l’Angleterre, et que d’Anvers Bernadotte entretenait avec lui, comme avec d’autres mécontens, des correspondances séditieuses. C’est alors que Bernadotte fut remplacé à Anvers par Bessières. Si nous possédions les mémoires de Fouché, nous apprendrions certainement quelles accusations il proférait de son côté contre le général Clarck. La querelle en était là lorsqu’au milieu de la nuit du 26 au 27 octobre 1809 Ségur reçut l’ordre de partir immédiatement et d’aller recevoir à Fontainebleau l’empereur revenant d’Allemagne. Il y arrive de grand matin, au moment même où le vainqueur de Wagram entrait au palais, seul et sans escorte. Harassé de fatigue, l’empereur se met au lit et mande Ségur aussitôt. « Eh bien ! s’écrie-t-il dès les premiers mots, qu’est-ce que toute cette affaire de la garde nationale ? » Ségur n’a point de peine à le rassurer au sujet de la garde nationale à pied. Si Fouché n’avait employé des moyens coercitifs et fait courir le bruit d’une insurrection de cent mille ouvriers toute prête à éclater, personne n’eût répondu à son appel. Le licenciement s’était donc effectué à la satisfaction de tous. Quant aux gardes nationaux à cheval, il avoua que l’esprit du régiment était d’abord un peu hostile. Ne devait-on pas s’attendre, en temps de guerre, au mécontentement des gens de commerce et de finances ? Et comme l’empereur récriminait avec véhémence contre cette partie de la société parisienne, comme ses paroles même, au sujet de certains hommes dont le nom venait d’être prononcé, prenaient un caractère menaçant, Ségur se hâta de le calmer en lui rappelant combien ces personnages, si agressifs en leurs propos, étaient faciles à prendre par la vanité. C’était le moment de raconter la fin de l’aventure et les promesses qu’il avait faites. Là-dessus l’empereur se mit à réfléchir, ce qui permit à Ségur de se retirer. Dans ce rapport au maître, il avait évité de rien dire de la querelle des deux ministres, et il s’empressait d’esquiver toute question sur ce point ; ses réponses, quelles qu’elles fussent, auraient pu ressembler à une dénonciation.

Malheureusement il était difficile de garder toujours la même réserve. Deux jours plus tard, causant avec Duroc, Ségur laissa échapper quelques mots sur cette lutte de Clarck et de Fouché ; à l’attention particulière de son interlocuteur, il sentit qu’il avait manqué de prudence. Le lendemain en effet les deux ministres étaient mandés à Fontainebleau. Ségur les vit entrer l’un après l’autre dans le cabinet de l’empereur, Clarck d’abord, qui en sortit bientôt très animé, puis Fouché, dont l’entretien avec le maître dura bien plus longtemps. Le jeune colonel n’était pas sans inquiétude ; il savait que l’empereur avait coutume de citer à l’appui de ses reproches les noms des personnes qui d’une manière ou d’une autre avaient éveillé son attention sur l’affaire dont il s’agissait ; l’entretien de la veille avec Duroc n’allait-il pas transformer Ségur en accusateur direct de Fouché ? Bien qu’il fût homme à se défendre, ce n’était pas une chose indifférente d’avoir pour ennemi un pareil personnage. Il sut bientôt à quoi s’en tenir. Écoutons son récit. « Fouché sort, et, du coin de l’œil me voyant là, sans paraître m’apercevoir il parcourt d’abord vivement ce salon avec son agitation accoutumée. Pour moi, négligemment appuyé contre la console de marbre qui fait encore face à la cheminée, j’attendais silencieusement et de pied ferme, lorsqu’enfin, venant directement à moi, il m’interpelle et me propose brusquement une promenade dans la forêt. J’acceptai, préférant à une rancune sournoise, dangereuse dans un chef de police, une explication, quelque orageuse qu’elle pût être. » Cette explication, ce fut la vie de Fouché racontée par lui-même. L’empereur sans doute, à ce que devina Ségur, venait de rappeler à son ministre sa détestable renommée, « sans la décolorer de ces teintes sanglantes et révolutionnaires dont le public et Clarck la surchargeaient. » Aussi, encore tout chaud de cette scène, le ministre de la police ne songeait-il qu’à se réhabiliter, et, comme Ségur avait l’oreille du maître, c’était une excellente manœuvre de l’intéresser à cette biographie largement rectifiée.

« Monsieur de Ségur, dit-il, on fait sur moi bien des suppositions et beaucoup de contes. On prétend que j’ai été prêtre et que je suis marié à une religieuse. La vérité est qu’élevé à l’Oratoire je n’y ai pas même été tonsuré, et que, pour mon mariage, il a eu lieu en 1789, époque où les prêtres ne se mariaient pas et où l’on n’épousait pas des religieuses. » C’est ainsi qu’il entre en matière, décidé à prouver que toutes les accusations dont on l’accable sont des calomnies de la même force. N’ose-t-on pas prétendre qu’il est révolutionnaire ? N’y a-t-il pas des gens toujours prêts à lui reprocher les massacres de Lyon ? « Il y a dans tout cela, dit-il, ignorance, confusion, anachronisme. Qu’il ait fallu hurler plus ou moins avec les loups, se soumettre à des nécessités de circonstance, cela se conçoit ; mais le fait est que, envoyé là après le sac de cette ville, j’en revins révolté avec un rapport contre Robespierre, et que, à dater de ce moment jusqu’au 9 thermidor, je fus son rival déclaré ! » L’histoire ne savait pas que Robespierre avait trouvé en face de lui ce terrible adversaire, jacobin, il est vrai, mais jacobin aristocrate, homme des premières loges regardant s’agiter à ses pieds la populace du parterre. Fouché révèle à Ségur ces secrets de la convention. « Robespierre s’était établi aux Jacobins, et moi dans les comités, d’où je le chassai ; vous allez voir ! J’étais jacobin moi-même, mais il y en avait de deux espèces. Quant à nous, nous n’étions pas populaires ; nous parlions d’égalité, mais au fond nous étions aristocrates ! Oui, plus aristocrates que qui que ce soit peut-être ! Les jacobins du parti contraire, — comme par exemple Hullin, — battaient le pavé, ils vociféraient dans la foule du parterre ; nous ne les voyions que des loges : c’étaient les suppôts de Robespierre qui flattaient cette populace. Robespierre en était l’âme, le chef, prétendant régner par eux et en écraser la convention ; mais nous y étions ses antagonistes, moi en tête ! Il me craignait. Je le connaissais depuis sa jeunesse, nous avions été d’une même académie, j’avais alors eu l’occasion de lui prouver son insuffisance, — insuffisance relative, car on l’a mal jugé. Il avait quelque talent, une volonté forte, persévérante, de la simplicité, point d’avidité, mais il était tout bouffi d’un orgueil que j’avais humilié. C’en était assez pour être certain qu’il serait mon ennemi mortel, que son caractère haineux et envieux ne me le pardonnerait jamais, pas plus qu’à Lacuée, que sans Carnot il eût fait guillotiner, et cela uniquement parce qu’autrefois, dans un concours académique à Metz, je crois, le mémoire de Lacuée avait été préféré au sien. Mandé à Paris, Lacuée aurait été perdu dès son arrivée, si, d’après l’avis de Carnot, il ne se fut échappé par une porte au moment où par l’autre les gendarmes accouraient pour le saisir et livrer sa tête à l’amour-propre blessé de Robespierre. Je compris qu’il ne fallait pas aller combattre un pareil homme dans son club, qu’il m’y ferait quelque carmagnole, que j’y serais dominé, écrasé, et que pour lui résister il fallait choisir un autre terrain, c’est-à-dire la convention elle-même et ses comités. Ce fut donc là qu’à mon retour de Lyon je débutai par un rapport sur la désorganisation de cette province, dont j’accusai Robespierre. On fut surpris, terrifié de mon audace, Carnot entre autres, qui dans son émotion m’embrassa, louant mon courage, mais en m’avertissant qu’il m’en coûterait la tête. Cela ne m’arrêta pas, je persistai… »

Qui aurait cru que la sinistre histoire de Fouché cachât en réalité un si héroïque personnage ? Représentez-vous la surprise de Ségur quand il recueille toutes ces choses de la bouche même du grand homme méconnu. On ne s’étonne pas que, rentré chez lui, il se soit empressé de prendre la plume afin de consigner par écrit tout ce qu’il venait d’entendre. Il apprit ainsi que la chute de Robespierre fut préparée par Fouché, que Fouché, voyant Robespierre éviter la convention et se renfermer aux Jacobins, voulait l’y attaquer, le saisir, le jeter à la rivière, que, si Tallien et ses amis n’avaient fait le 9 thermidor, Fouché aurait infailliblement porté le même coup au tyran, et qu’enfin, après avoir combattu la tête de ce parti sous la convention, c’était lui qui, sous le directoire, en avait détruit la queue. Il s’agissait alors des derniers jacobins, de ceux qui, ayant la république, persistaient à vouloir tout détruire. Leur club, rétabli dans la salle du manège, réunissait déjà plus de 3,000 frères et amis. Fouché, ministre de la police, les dénonça au directoire, mais le directoire hésitait à les poursuivre, et Bernadotte, ministre de la guerre, semblait avoir des raisons de les ménager. C’est là que se trouve ce curieux passage du récit de Fouché. « Je fis venir Bernadotte chez moi et je lui dis : Imbécile ! où vas-tu, et que veux-tu faire ? En 93, à la bonne heure, il y avait tout à gagner à défaire et à refaire ; mais ce que nous voulions alors, ne l’avons-nous pas aujourd’hui ? Or, puisque nous voilà arrivés et que nous n’avons plus qu’à perdre, pourquoi donc continuer ? Il n’y avait rien à répondre, et pourtant il s’obstina. Alors j’ajoutai : — Comme tu voudras, mais souviens-toi bien que dès demain, quand j’aurai affaire à ton club, si je te trouve à sa tête, la tienne tombera de tes épaules ; je t’en donne ma parole, et je la tiendrai ! Cet argument le décida. » Il est évident qu’on n’imagine point de pareilles choses. La transcription de Ségur est parfaitement exacte : voilà bien l’âme et le style de Fouché. Ce qu’il y a de plaisant, c’est qu’en dévoilant ainsi l’infamie de son programme, l’ancien jacobin croyait naïvement faire son apologie. Comme il avait oublié ses victimes, il trouvait tout naturel que son interlocuteur les eût oubliées de même, et c’est avec le sentiment assuré de son mérite qu’il se donnait comme le type du révolutionnaire satisfait qui s’arrête à l’heure juste.

Ségur ne dissimule pas le dégoût que lui inspira Fouché. Comment donc l’empereur gardait-il auprès de lui un tel personnage ? Comment celui qui appréciait si bien les sentimens nobles, qui était si heureux de rattacher à sa cour les représentans de l’ancienne aristocratie, pouvait-il confier une part du pouvoir à ce jacobin cynique ? Il y a sans doute une raison générale, le désir de neutraliser les anciens partis en les enveloppant tous dans les liens du monde nouveau ; on connaît aussi la raison particulière tirée de l’habileté de Fouché, de sa connaissance des hommes et des affaires, dans un temps où les secousses révolutionnaires avaient laissé des traces si profondes. Tout cela cependant n’explique pas pourquoi en 1809, Talleyrand et Fouché s’étant rendus suspects au maître, le premier par son langage, le second par ses actes, Talleyrand est remplacé tandis que Fouché conserve son poste. Ségur en donne une explication fort curieuse qui achève de peindre le jacobin courtisan. Fouché dès 1807 avait cru plaire à Napoléon en le poussant au divorce ; il avait même eu l’audace de prendre auprès de l’impératrice Joséphine l’initiative d’une démarche à ce sujet, ce qui lui avait attiré de la part de l’empereur un démenti énergique et la plus rude des réprimandes. En 1809, après la paix de Schœnbrunn, cette pensée de divorce n’était plus seulement la pensée de Fouché ; l’empereur y inclinait de jour en jour, et, comme il s’attendait à une opposition très vive de ses plus fidèles conseillers, il ne lui convenait pas d’éloigner en ce moment un ministre tout prêt à l’approuver.

Ces tristes scènes du divorce ont trouvé dans Philippe de Ségur un historien attentif et noblement ému. En racontant après tant d’autres ce douloureux épisode, il a pu y ajouter des détails que sa situation au palais de Fontainebleau lui a permis de voir de ses yeux ou de recueillir de première main. Il donne aussi, à titre de témoin, de curieux renseignemens sur l’arrivée de Marie-Louise en France. A la fin du mois de février 1810, il fut envoyé en Bavière avec la reine de Naples et un détachement choisi de la cour future. « Notre mission, dit-il, était d’y recevoir et de ramener en France la nouvelle impératrice. On connaît le récit officiel de cette remise. Elle eut lieu le 16 mars. La veille ou le lendemain de cette cérémonie, il y eut une réunion des deux cours dans une maison de la citadelle de Braunau, notre conquête. Le seul souvenir sérieux qui m’en soit resté, c’est que les hommes de ces deux cours, demeurés debout, se mêlèrent et échangèrent des paroles convenables, tandis que je ne vis jamais cercle de femmes assises dans une attitude plus contrainte : réunion sans rapprochement que guindèrent la froide raideur et la hautaine taciturnité des dames autrichiennes. Elles nous livrèrent ce dernier gage de défaite avec une mauvaise grâce que leurs maris, fatigués de guerre, ne montrèrent point… Nous retraversâmes la confédération germanique au milieu des réceptions les plus pompeuses, ramenant triomphalement cette conquête qui semblait consolider toutes les autres. Ce fut le 18 mars et dans Strasbourg que la France à son tour l’accueillit. L’enthousiasme sur cette frontière allemande et toute militaire fut d’autant plus vif, plus vrai, plus universel, qu’on voyait dans Cette archiduchesse le trophée le plus éclatant de la gloire de nos armes, et qu’on y crut voir, après dix-huit ans de guerre, le gage d’une paix cette fois enfin assurée. »

La paix enfin assurée après dix-huit ans de guerre ! Ségur n’était pas dupe de cette espérance. Aucun des symptômes des années 1810 et 1811 ne lui échappe. Quand il voit Napoléon réunir la Hollande à son empire, y ajouter encore le Lauenbourg, les villes anséatiques, le Valais, donner le Hanovre au roi de Westphalie avec promesse d’y joindre Magdebourg, créer le grand-duché de Francfort pour le prince Eugène, annoncer l’intention de s’annexer l’Espagne jusqu’à l’Èbre, il est bien obligé de dire qu’un tel empire a cessé d’être la France. La France, où la trouver ? L’empire même, un empire vivant de sa propre vie, où est-il ? En toute chose, il n’y avait plus qu’un homme. On connaît le beau vers de Marie-Joseph Chénier :

Aujourd’hui dans un homme un peuple est tout entier !


Ce cri que lui arrachait la haine, c’était le dévoûment qui l’inspirait à Ségur. Il tremble pour l’empereur à la vue de « ce monstrueux assemblage de parties hétérogènes. » Il sait bien que, si l’œuvre parait se maintenir, c’est uniquement sous la pression de cette main puissante. De jour en jour, il faudra que cette pression devienne plus forte, et de jour en jour au contraire la main deviendra nécessairement plus faible. Sans parler des crises de l’âge, sans parler de ce mal qui tourmente l’empereur, mal mystérieux dont bien peu de personnes se doutent, mais que Ségur connaît, sans parler même de tant d’occasions de guerre où le sort du chef est à la merci d’un boulet de canon, est-ce que les ressources militaires du pays ne diminuent pas d’une façon effrayante ? Après tant de moissons humaines, il se fait partout des vides épouvantables. On ne sent plus ici la véritable force, celle qui se possède, qui se domine. Voici l’heure des emportemens, des luttes contre les puissances invincibles, des révoltes contre la nature des choses ; autant de signes de trouble et de faiblesse.

Aussi que de pressentimens agitaient les esprits attentifs ! Napoléon lui-même, en ses momens de calme, ne les dissimulait point. Combien de fois Ségur en a-t-il entendu de sa boucha l’expression tragique ! Ségur a beau nous dire que ces craintes s’évanouissaient bientôt dans un sentiment presque général d’admiration et de confiance, il avoue pourtant qu’elles étaient exprimées « jusque dans le salon des aides-de-camp de l’empereur. » Des faits même tout naturels lui apparaissaient comme des causes d’inquiétude. Fouché, au mois de juin 1810, avait subi enfin le châtiment de son ambition effrontée. Jaloux de passer pour un grand politique « et de paraître indispensable, même au génie de l’empereur, » il avait osé traiter clandestinement de la paix avec le gouvernement de l’Angleterre, et par là il avait entravé des négociations engagées en secret par le gouvernement de la France. Napoléon le destitua, mais, ne croyant de sa part qu’à une inspiration malheureuse, à un élan de zèle inopportun, il le nomma gouverneur de Rome. Quand on prit possession de son ministère, on y trouva des dossiers qui firent connaître à fond toute l’histoire ; ce n’était pas l’erreur d’un moment, c’était une intrigue ancienne et persistante. Ce grand politique s’était livré comme un étourneau. Sa nomination de gouverneur de Rome fut révoquée aussitôt, et Fouché dut partir pour l’exil. Certes ce n’est pas Ségur qui pouvait regretter la disgrâce de Fouché ; il remarque pourtant que Savary, le successeur du ministre jacobin, n’était pas de force à rendre les mêmes services. Fouché, en de certaines occasions, savait faire entendre la vérité à l’empereur, non par dévoûment à coup sur, mais par intérêt personnel, comme un habile homme qui sur un navire menacé donne des conseils au pilote. Napoléon, dans le mouvement qui l’emporte, n’aura plus même ce contre-poids d’un avis franchement exprimé. L’adresse clairvoyante de Fouché se trouve remplacée par le dévoûment aveugle de Savary, et, au lieu des libres conseils de Talleyrand, l’empereur n’aura plus aux affaires étrangères que l’obéissance fanatique de Maret. Les barrières, si faibles pourtant, sont devenues gênantes : désormais il n’y aura plus de garde-fou. Tout cela est indiqué par Ségur avec autant de discrétion que de force. Lorsque l’empire en 1811 s’enrichit de perspectives éblouissantes, lorsque le roi de Rome vient au monde le 20 mars, savez-vous ce que le loyal témoin aperçoit dans toutes ces promesses d’avenir ? Une féerie. C’est le ciel qui se joue de la vanité humaine, exaltant notre orgueil pour rendre notre chute plus forte et plus imprévue. Ajoutez à cela ses paroles sur les violences infligées au saint-siège. Comme il la juge bien, sans étroitesse d’esprit, sans fanatisme ultramontain, simplement en sage et en politique, cette entreprise du dictateur « de transporter près de Paris, sous sa main toute temporelle, et d’y retenir vassale la puissance spirituelle du chef de l’église ! » Il n’insiste pas, mais, chaque fois que ce sujet revient sous sa plume, il emploie le mot « énormité. »

Écoutez-le aussi parler avec effroi de « ces trois cent quatre-vingt mille hommes, de nos forces les plus vives, qui s’usaient dispersés dans le gouffre de la péninsule ibérienne. » Enfin, lorsqu’il arrive à 1812, qui donc a montré avec plus de précision l’épuisement de la France ? On assiste chez l’historien au combat intérieur le plus touchant, sa fidélité cherchant des excuses à tout, sa loyauté ne pouvant se résoudre à ne pas tout dire. De là, dans ce récit, une impression si dramatique lorsqu’il nous montre l’empereur obligé de prendre des mesures violentes contre soixante mille conscrits réfractaires, obligé de les faire traquer, saisir, confiner dans nos îles, puis de les envoyer par eau à Davout pour éviter les désertions en route. Ségur ne se borne pas à rappeler ces faits que l’histoire officielle a dissimulés comme elle a pu, il signale aussi « les excursions, les révoltes, les répressions sanglantes, résultat de ces mesures, et la nécessité d’organiser les trois bans de la garde nationale. » Ne croirait-on pas lire un commentaire du poète des Iambes ? Rien ne justifie mieux l’image du cavalier impitoyable continuant à lancer par le monde la cavale harassée qui demande grâce :

Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ;
Pour étouffer ses cris ardens,
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents.


Et c’est en de telles conditions, c’est avec cette France aux abois, c’est à l’heure où ses forces s’épuisent et où les colères des peuples s’amoncellent comme les nuées d’orage, c’est alors qu’il ose préparer l’invasion de la Russie ! « Ici, dit Ségur, on s’arrête, involontairement effrayé d’une telle œuvre ! on se demande comment, lorsqu’on en fut témoin, on put s’endormir un jour, une heure, sans vertige, sur ce sommet entouré de tant d’abîmes ! »


III

Plus on avance dans les Mémoires du général de Ségur, et plus on est frappé de ces deux caractères : dévouaient et clairvoyance. Vainement évite-t-il avec un soin pieux la moindre occasion d’accuser son maître, il signale comme malgré lui tout ce qui doit permettre à la postérité de le juger librement. Il cherchera des excuses, il expliquera les fautes, il atténuera la responsabilité de l’empereur ; jamais il ne dissimulera les faits. Comment ne pas être touché de cette double inspiration, indice d’une intelligence supérieure et du cœur le plus noble ? Ainsi, de 1809 à 1812, de son retour d’Espagne à son départ pour la Russie, ces trois années de repos ont été de sérieuses années d’éducation morale. En face de pareils spectacles, parmi tant de scènes émouvantes, sur ces hauteurs abruptes bordées de précipices, le sage, grandissant de jour en jour, est venu compléter le héros.

On le verra grandir encore pendant cette terrible année 1812. Avec son dévoûment que rien ne lasse et sa droiture qui ne fléchit jamais, à quelles épreuves il est condamné en écrivant cette partie de ses Mémoires ! Pour la première fois, à l’heure où la guerre le rappelle, il éprouve un violent serrement de cœur. Il quittait sa femme, ses trois enfans et une habitation charmante, qui était comme une retraite silencieuse et poétique au milieu du tumulte de Paris. Ce n’était pas le goût du repos qui lui rendait cette séparation si douloureuse ; il avait à peine trente et un ans, et, bien que couvert de blessures, il n’était pas homme à demander grâce au moment où l’empereur venait de le nommer général de brigade (22 février 1812). On a vu sa douleur lorsqu’il se crut relégué en 1809 parmi les vétérans. Non, ce n’était pas lassitude et dégoût de la guerre, c’était pressentiment des calamités publiques et de ses propres malheurs. Il ne pouvait s’arracher à ce beau jardin qui abritait son foyer. « J’errais, dit -il, d’une colonne du péristyle à l’autre, d’arbre en arbre, de plante en plante, fixant sur chacun de ces objets de longs regards, comme sur des êtres que je voyais pour la dernière fois, comme sur des témoins d’un bonheur près de m’échapper, et leur disant involontairement un dernier adieu. S’il existe des pressentimens, c’en était un : je ne devais plus voir cette retraite… » Si pénibles lui furent ces adieux qu’une fois le sacrifice consommé il éprouva un soulagement. C’en est fait, il n’y a plus à regarder en arrière, le voilà jeté de nouveau dans les glorieux hasards. Il a précédé l’empereur en Pologne, il le reçoit à Posen, à Thorn, à Danzig, et ainsi jusqu’aux bords du Niémen, où va recommencer la guerre. « Nous marchions, — c’est lui qui parle, — nous marchions vers cette grande catastrophe, où finirent avec l’année 1812 l’armée et la fortune de la France ! »

On sait avec quel éclat s’ouvrit une expédition si funeste. On se rappelle ces gigantesques apprêts, ces armées magnifiques, ces revues éblouissantes. Pour Ségur, dès le début, la campagne fut pleine d’accidens cruels et de sinistres avertissemens. Près de Krowno, il avait pu embrasser son frère, alors capitaine au 8e hussards, qu’il n’avait pas vu depuis bien des années. Trois jours après, comme il arrivait à Vilna, Duroc l’appelle et, en lui serrant la main d’une façon expressive, lui apprend qu’à 2 lieues au-delà, imprudemment lancé dans un bois par son général, son frère vient de se heurter contre trois régimens de la garde russe. Sa compagnie a été écrasée ; lui-même a disparu. Ségur court à l’endroit indiqué, il y trouve le 8e hussards encore rangé en bataille devant le bois où a eu lieu cette malheureuse charge ; il s’engage sous les sapins jusqu’aux pentes sablonneuses où les soldats de son frère ont succombé. Il voit les cadavres déjà dépouillés, des débris d’armes, des lambeaux d’uniformes souillés de sang. Dans chacun des morts, il craint de reconnaître son frère. En voici plusieurs dont la figure est cachée dans le sable ; ils sont grands, ils ont les cheveux noirs, il était noir aussi et de haute taille, celui qu’il cherche, celui qu’il voudrait bien ne pas trouver. Va-t-il donc le ramasser là ? Quelle angoisse quand le hussard qui l’accompagne les saisit par les cheveux et retourne brusquement leurs têtes ! Il s’assure enfin que son frère n’est pas resté sur le champ de bataille. Alors il se fait répéter les récits et les conjectures de ses compagnons d’armes. C’est comme une enquête à quelques pas de l’ennemi. Tous ceux du régiment qui l’ont suivi des yeux l’ont toujours aperçu à la tête de ses hommes au plus fort de la mêlée. Celui-ci l’a vu tomber frappé d’un coup de lance, se redresser, combattre encore et retomber de nouveau ; celui-là croit être sûr que des officiers russes se sont jetés sur lui et l’ont entraîné au galop de leurs chevaux. Qu’est-il devenu ? La forêt a caché le reste. Ségur n’abandonnera point son frère. Il y avait défense expresse de communiquer avec l’ennemi ; , il insiste, et obtient un parlementaire. Il écrit quelques mots à la hâte, forme une bourse, en charge le domestique de son frère, puis, avec cet homme et le trompette, s’enfonce dans la forêt qui sépare les deux avant-gardes. Bientôt le trompette et le domestique sont au milieu des vedettes russes, tandis que Ségur attend à la lisière de la forêt. Il y demeura toute une heure.

Vous rappelez-vous Eudore, aux lueurs blanchissantes de l’aube, étonné d’ouvrir les yeux au milieu des bois, en face de l’armée barbare ? Vous souvenez-vous de Vauvenargues écrivant à Hippolyte de Seytres et lui remettant sous les yeux les scènes de leur campagne de Bohême, la garde à faire au bord d’un fleuve, la pluie éteignant tous les feux, le jour qui vient, les ombres qui s’effacent, les gardes relevées, la rentrée au camp, enfin au milieu de tout cela les réflexions philosophiques du jeune soldat et les enseignemens qu’il recueille ? Ces poétiques pages me sont revenues à la pensée, mais avec une impression bien plus vive encore, avec l’impression d’une réalité poignante, lorsque j’ai lu dans Ségur le récit de cette grand’garde. « Pendant cette heure cruelle, la plus longue de ma vie, seul, et abrité par les derniers arbres qui bordaient la plaine, en proie à mille pensées fiévreuses, la destinée si changeante de notre famille d’une génération à l’autre se représenta à mon esprit. Cette Russie où je me trouvais pour la seconde fois, c’était pour y voir mon frère blessé et prisonnier en 1812 comme moi en 1806. Ainsi dans cette même contrée où, près de l’une des plus illustres souveraines des temps modernes et au milieu de la cour la plus somptueuse, notre père, alors ministre de France près de Catherine II, avait brillé pendant cinq ans d’un si vif éclat, le sort voulait que ses deux fils ne pussent pénétrer que blessés, terrassés et traînés captifs ! Cependant l’heure s’écoulait. Le crépuscule vint et avec lui une nouvelle inquiétude. Les Russes gardaient-ils prisonnier mon parlementaire ? Moi-même, officier-général qu’ils savaient là seul et sous leur main, n’allaient-ils pas me saisir aussi ? J’avoue que, involontairement et en dépit d’un devoir impérieux, cette chance ne déplaisait pas à mon impatience de revoir mon frère, lorsqu’enfin j’aperçus un cavalier venir à moi… » C’était le trompette, rapportant quelques lignes tracées par un officier russe à l’adresse du général de Ségur : son frère, lui écrivait-on. n’était que prisonnier ; ses blessures étaient graves sans être mortelles, son nom et son intrépidité lui assuraient une captivité douce et honorable. — Ainsi, dans ce malheur, tout finissait pour le mieux ; la courtoisie généreuse de l’ennemi avait répondu à l’ardente sollicitude du frère. N’est-ce pas là une page touchante ? L’auteur la termine par ces mots qui achèvent de nous montrer son cœur : « ah ! je respirai enfin, déchargé d’un poids insupportable. »

Accablé de ces émotions violentes, Ségur s’en retournait à Vilna d’un mouvement presque machinal, quand un coup de feu suivi d’une grande rumeur réveille son attention. C’était aux approches du petit village de Miednick. Il met son cheval au galop et court vers l’endroit d’où vient le bruit. Au milieu de la rue du village un de nos fantassins était étendu mort, sa cervelle sanglante hors de la tête. On sait quelle est l’héroïque insouciance du soldat pour le camarade qui tombe à ses côtés, à peine a-t-on le temps de s’adresser un adieu du fond du cœur ; comme on est prêt à tout, on ne s’émeut de rien. Hodie tibi, cras mihi. Cette fois au contraire il y avait beaucoup d’agitation et de bruit autour du cadavre. Ségur apprit par les exclamations des soldats que le malheureux venait de se tuer. Un instant après, à quelques pas de là, un nouveau coup de feu retentit. On y court, c’est encore un suicide, et Ségur entend de la bouche d’un fantassin cette parole sinistre : « allons ! toute l’armée y passera ! c’est le quatrième d’aujourd’hui. »

Était-ce fatigue, regrets de leurs foyers, effroi des immenses espaces qui les séparaient de la patrie ? était-ce pressentiment des désastres vers lesquels on marchait ? ou bien était-ce simplement l’effet d’un climat qui démoralisait les âmes les plus fortes ? Les chaleurs de l’été russe, combinées avec l’humidité des régions polaires, sont bien autrement écrasantes que les chaleurs des zones tempérées. Ségur affirme que, dès nos premiers pas sur le sol de la Russie, dès le passage du Niémen, chaque jour, une chaleur tiède, lourde, réfléchie et doublée par un sable ardent, accablait l’armée en marche. Vers midi, quand le ciel chargé de nuages semblait s’abaisser, s’abaisser toujours, et peser sur la terre de tout son poids, l’atmosphère était véritablement étouffante. C’était là, dit-il, l’heure critique, l’heure des grands découragemens. On ne se relevait qu’au moment de la débâcle, quand cette masse énorme de nuages crevait en chaudes ondées. Cette démoralisation des pauvres soldats de Miednick, Ségur la comprenait d’autant mieux qu’il en avait lui-même éprouvé les premiers symptômes au passage du Niémen. « À mesure, dit-il, que ce premier et si désastreux orage s’était amoncelé, mon esprit s’était de plus en plus affaissé ; je m’étais senti près de fondre en larmes. L’orage creva, et sur-le-champ tout à mes yeux changea d’aspect ; je me redressai, je redevins homme ! »

Il y a lieu de rectifier ici avec Ségur une erreur échappée à l’historien du Consulat et de l’Empire. M. Thiers nie expressément ces orages terribles qui signalèrent le passage du Niémen et firent tant de ravages les jours suivans. Si on a souvent parlé d’un orage subit qui serait venu comme un oracle sinistre donner un avis non écouté, ce serait, à l’entendre, une chose imaginée après coup. « Le temps, ajoute-t-il, ne cessa pas d’être superbe, et Napoléon, qui n’avait pas eu les avertissemens de l’opinion publique, n’eut pas même ceux de la superstition. » La remarque est singulière ; il n’y a pas de superstition à reconnaître les dangers du climat, les embûches du sol, c’est-à-dire les avertissemens de la nature, et ces avertissemens-là, aussi bien que les autres, n’ont pas manqué à Napoléon avant l’expédition de Russie. Lorsque M. de Ségur lut le treizième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, il fut bien étonné de cette affirmation de l’illustre historien. N’avait-il pas été personnellement témoin et même un peu victime du phénomène contesté par M. Thiers ? N’était-ce pas chose trop certaine, hélas ! que ces orages détruisirent des milliers de chevaux, sans parler des hommes ? Il fit appel à ses compagnons d’armes, et tous ses souvenirs furent confirmés. Le général Trézel lui écrivit : « Vous avez dit la vérité, mon cher Ségur. J’ai assez souffert comme vous de ce premier orage pour ne l’avoir pas oublié. Les suites en furent si cruelles que dès le lendemain nous commençâmes à voir de longues files de nos bagages, dont tous les chevaux avaient été saisis par la mort dans des convulsions qui leur donnaient un aspect effrayant. » Le duc de Plaisance, aide-de-camp de l’empereur en 1815, écrit à Ségur dans le même sens ; il lui rappelle qu’il a failli périr des suites de cet orage, et que cela seul l’empêcherait de l’oublier, si d’ailleurs ce premier désastre n’en avait entraîné tant d’autres.

On a vu que Ségur, dans sa modestie, s’excuse souvent de se mettre en scène et qu’il abandonne volontiers les mémoires familiers pour l’histoire générale ; on a pu remarquer aussi que nous prenons plaisir à renouer le fil interrompu de ses confidences personnelles. C’est lui que nous cherchons dans cette immense mêlée. Partout où la destinée le conduit, appliqué à recomposer la physionomie de ce vaillant homme, nous suivons fidèlement sa trace. Au point où nous sommes parvenus, notre guide va nous manquer. Ségur s’efface et disparaît dans la grandeur tragique des événemens. Le quatrième et le cinquième volume de l’ouvrage intitulé Histoire et Mémoires contiennent la reproduction pure et simple du livre célèbre publié en 1825 sous ce titre : Histoire de Napoléon et de la grande armée pendant l’année 1812. Il ne manque à cette reproduction qu’une seule chose, l’épigraphe si expressive que l’auteur avait inscrite à la première page de son œuvre :

Quanquam animus meminisse horret, luctuque refugit,
Incipiam…


Ces mots indiquaient tout d’abord à quel genre appartient l’Histoire de M. de Ségur, c’est un récit épique. L’accent des paroles, le mouvement du style, la construction de l’ensemble, tout rappelle les scènes de l’épopée. L’auteur dédie son travail aux Vétérans de la grande armée. C’est pour eux, c’est pour leur consolation et pour la sienne qu’il retrace le tableau de ces prodigieuses aventures. C’est leur témoignage qu’il invoque : « Compagnons, ne laissez pas se perdre de si grands souvenirs achetés si cher, et qui sont pour nous le seul bien que le passé laisse à l’avenir. Seuls contre tant d’ennemis, vous tombâtes avec plus de gloire qu’ils ne se relevèrent. Sachez donc être vaincus sans honte ; relevez ces nobles fronts sillonnés par toutes les foudres de l’Europe ! » Voilà le ton du livre, ou du moins l’aspect général du cadre, car au milieu de ces formes solennelles il y a place pour un grand nombre de récits vigoureux et sobres, dans lesquels l’émotion contenue de l’écrivain ne nuit pas à la précision de la géométrie guerrière. C’est une œuvre d’art qui fait penser aux vastes compositions de Gérard et de Gros, mais c’est aussi une narration exacte où le détail des choses est étudié avec le soin le plus scrupuleux. Il est clair toutefois que ces majestueuses allures ne se prêtent pas aux confidences particulières. Le récit prend un caractère impersonnel. Nous qui cherchons Ségur, nous voyons bien qu’il est présent dans telle ou telle bataille, nous savons bien qu’il prend part aux actions les plus décisives, nous devinons par exemple ce qu’il a dû faire au combat de Malo-Jaroslavetz, c’est-à-dire le jour même où Napoléon après tant de victoires non-seulement infructueuses, mais écrasantes, est obligé de battre en retraite ; oui, nous devinons, nous découvrons Ségur, lorsqu’au milieu de son récit il s’interrompt subitement et crie à ses compagnons : « Vous le rappelez-vous, ce champ funeste, où s’arrêta la conquête du monde, où vingt ans de victoires vinrent échouer, où commença le grand écroulement de notre fortune ? Vous représentez-vous encore cette ville bouleversée et sanglante, ces profonds ravins, les bois qui environnent cette plaine haute et en font comme un champ clos ?.. » Assurément Ségur est là, je pourrais citer cent autres passages où l’on sent bien qu’il est à son poste, tantôt transmettant les ordres de l’empereur, tantôt les faisant exécuter, c’est-à-dire chargeant l’ennemi l’épée haute et entraînant ses escadrons ; il faut bien cependant nous résigner à ne pas détacher sa martiale figure de cette toile immense où l’auteur l’a comme ensevelie à dessein dans la gloire et la détresse communes.

Bien que j’aie hâte de revenir aux Mémoires, je ne quitterai pas un tel livre sans y signaler certaines choses qu’on a peu remarquées en 1825, et qui nous offrent aujourd’hui l’intérêt le plus vif, je veux dire la haute impartialité de Ségur, la haute philosophie politique et morale qui se dégage pour lui de tant d’épreuves grandioses. Voyez-le quand il nous représente l’empereur de Russie apprenant la prise de Moscou par Napoléon. Cette victoire n’allait-elle pas terminer la guerre ? Napoléon l’espérait, comptant sur le découragement du tsar. Le démenti ne se fit pas attendre : Alexandre, dit éloquemment Ségur, fut grand comme son malheur. Alors, avec une équité vraiment humaine, avec une sympathie bien française pour tout ce qui est noble, l’historien cite la proclamation du tsar au peuple russe. C’est là que se trouvent ces fortes paroles : « Point d’abattement pusillanime, jurons de redoubler de courage et de persévérance ! L’ennemi est dans Moscou déserte comme dans un tombeau, sans moyens de domination ni même d’existence. Entré en Russie avec 300,000 hommes de tout pays, sans union, sans lien national ni religieux, la moitié en est détruite par le fer, la faim et la désertion ; il n’a dans Moscou que des débris ; il est au centre de la Russie, et pas un seul Russe n’est à ses pieds ! Cependant nos forces s’accroissent et l’entourent. Il est au sein d’une population puissante, environné d’armées qui l’arrêtent et l’attendent. Bientôt, pour échapper à la famine, il lui faudra fuir à travers les rangs serrés de nos soldats intrépides. Reculerons-nous donc quand l’Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d’exemple et saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté ! » La proclamation du tsar se terminait par une invocation au Tout-Puissant ; mais ce qui nous intéresse encore plus que ce langage, c’est le jugement qu’en a porté Ségur. Il sait que les Russes parlent diversement de leur général et de leur empereur, de Kutusof et d’Alexandre. « Pour nous, dit- il, nous ne pouvons juger nos ennemis que par les faits. Or telles furent leurs paroles et leurs actions y répondirent. Compagnons, rendons-leur justice ! leur sacrifice a été complet, sans réserve, sans regrets tardifs. Depuis ils n’ont rien réclamé, même au milieu de la capitale ennemie qu’ils ont préservée. Leur renommée en est restée pure. Ils ont connu la vraie gloire, et quand une civilisation plus avancée aura pénétré dans tous les rangs, ce grand peuple aura son grand siècle. » La même rectitude de sentiment qui lui faisait apprécier l’ennemi d’une façon si impartiale l’accoutumait de plus en plus à juger les actes de l’empereur avec une parfaite équité, sans que jamais sa clairvoyance altérât son dévoûment. Plus d’une fois, pendant les désastres de la retraite, tout en admirant la fermeté d’âme de Napoléon, il eut occasion de remarquer combien le despotisme est funeste aux armées comme aux états. Cette justice incorruptible, même au milieu des témoignages d’un dévoûment sans bornes, parlait assez haut sous ses formes discrètes, pour que des âmes ulcérées par le malheur y vissent une sorte de manquement au devoir. Le général Gourgaud, dans son culte aveugle pour l’empereur déchu, n’était pas homme à souffrir un culte si éclairé. Il eut la prétention de réfuter (ou de faire réfuter par une plume d’emprunt) l’Histoire de Napoléon et de la grande armée[3]. On sait le bruit que fit ce livre écrit avec un parti-pris de chicane et d’injure ; c’était une provocation plutôt qu’une controverse. Il fallut que la discussion se terminât par un duel. Plusieurs généraux, parmi lesquels se trouvaient deux anciens aides-de-camp de l’empereur, s’offrirent pour être les seconds de l’historien calomnié ; le général de Ségur choisit le général Lobau et le général Dejean. Son adversaire reçut une blessure qui mit fin au combat.

Vainement le général de Ségur avait-il vérifié tous ses souvenirs avec la conscience la plus attentive, vainement avait-il complété ses notes par les témoignages les plus dignes de foi ; il touchait dans ce récit à trop de personnes, à trop d’intérêts et de passions, pour qu’il lui fût possible d’échapper à des réclamations amères. Le roi de Suède (Bernadotte) fit faire immédiatement une traduction suédoise de l’Histoire de la grande armée, en y joignant une discussion de tout ce qui concernait ses relations d’alors avec la France. L’année suivante, un officier bavarois, le baron Woehlderndorf, publia des Observations sur l’ouvrage de Ségur, et s’appliqua surtout à justifier son chef, le général comte de Wrède, de certains reproches que lui adressait l’historien de la grande armée. Toutes ces critiques, celles du roi de Suède et du major bavarois comme celles du général Gourgaud, allaient se perdre bientôt dans la sympathie et l’assentiment universels. Les peuples associés à ce grand drame admiraient l’impartialité du narrateur et l’énergie du peintre. Plusieurs traductions du livre étaient publiées en Allemagne, à Berlin, à Leipzig, à Stuttgart. Aujourd’hui encore l’Histoire de la grande armée, non plus dans une traduction, mais dans le texte même, est employée aux exercices classiques des gymnases, à la fois comme document authentique et comme modèle de composition.

Que sont après tout des critiques personnelles et intéressées, lorsqu’on voit les compagnons de Ségur, les plus humbles aussi bien que les plus grands, s’empresser à l’envi de lui rendre témoignage ? C’est le maréchal Lauriston, c’est le général duc de Plaisance, c’est le général comte Lobau, c’est le général comte de Caffarelli, tous les quatre aides-de-camp de l’empereur pendant la campagne racontée par Ségur ; c’est le comte Daru, qui a vu de près tant de choses et connu tant de secrets ; c’est le comte Dumas, intendant-général de la grande armée en 1812 ; c’est le maréchal Excelmans, alors général d’avant-garde durant toute la campagne de Russie ; ce sont les généraux Allix, de La Ville, Durrieu, Partouneaux ; c’est le général de Fezensac, alors colonel, un des héros lui aussi et l’historien si pathétique de la retraite ; c’est le savant Jomini, le maître ès-arts des grandes manœuvres, et à côté de tant de noms illustres, des combattans obscurs, un lieutenant de cavalerie, un simple grenadier, élevant la voix pour des milliers de camarades et disant à Ségur, chacun à sa manière, ce que le colonel de Fezensac lui écrit en ces termes : « Tous ceux qui ont échappé à ce grand désastre partagent vos sentimens ; il est impossible de voir une peinture plus vive et plus vraie dans tous ses détails. »

S’il était nécessaire aujourd’hui de défendre le général de Ségur contre ceux qui l’accusaient d’avoir manqué à ses devoirs, parce que, dévoué à l’empereur, il s’était montré plus dévoué encore à la justice et à la vérité, je citerais ces paroles d’une lettre de la reine Hortense dont l’original appartient aux Archives nationales : « C’est avec son âme qu’on écrit ainsi. Une femme ne peut juger que par ses impressions. Si j’étais homme, j’oserais affirmer qu’il y a quelque chose d’antique dans ce livre et qu’il sera classique dans notre langue. Les événemens, les hommes, les malheurs, les fautes même, y ont de la grandeur. » Enfin n’oublions pas que la dauphine, apprenant par le récit de Ségur de quelle gloire s’était couvert le prince de la Moskova pendant la retraite de Russie, s’écria plusieurs fois : « Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi ignorions-nous tout cela ? Que d’héroïsme ! Pourquoi M. de Ségur n’a-t-il pas publié plus tôt son livre ? il eût sauvé la vie au maréchal Ney ! » Ainsi toutes les voix s’unissaient en ce concert d’éloges. Le plus grand de ces hommages, n’est-ce pas ce cri de regrets, j’allais dire de remords, arraché à la fille des Bourbons par l’historien de nos désastres ? Nobles paroles qui ouvrent à l’imagination des perspectives profondes. On aime à se représenter non-seulement la beauté morale, mais les conséquences politiques d’un tel événement : Ségur sauvant le maréchal Ney ! Si ce rêve eût été réalisé, bien des choses peut-être dans notre XIXe siècle auraient suivi un autre cours.


IV

Revenons aux Mémoires, rattachons la trame interrompue de l’histoire personnelle de Ségur. La guerre de Russie est terminée. Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1812, l’empereur s’est décidé à quitter l’armée secrètement. Pour tromper l’ennemi pendant une retraite si périlleuse et le tenir encore en échec, il a imaginé de laisser derrière lui un simulacre de quartier impérial. Ségur y est placé sous les ordres du roi de Naples et du prince de Neufchatel. Avec sa noblesse ordinaire, il avoue ici un moment de défaillance ; seul, de tous les officiers supérieurs attachés à la personne de Napoléon, il se voyait séparé de lui et abandonné au désastre universel. Pourquoi, après tant de fatigues, ne lui était-il pas permis de rejoindre ses foyers ? La décision de l’empereur s’expliquait aisément ; puisqu’il voulait maintenir l’apparence d’un quartier impérial, signe de ralliement pour les siens et vision effrayante pour l’ennemi, la présence de Ségur aidait à faire croire que l’empereur était là. Malgré sa révolte intérieure, Ségur, l’homme du devoir, se soumit sans murmure. L’empereur même ne se douta point qu’il eût besoin d’un effort. À l’heure des adieux, pendant cette triste nuit, Ségur lui fit entendre qu’il comprenait bien la nécessité de ce départ et de cette séparation. Cependant le lendemain, 6 décembre, ayant rencontré le colonel de Fezensac, avec le drapeau de son régiment qu’escortaient quelques officiers et sous-officiers, seul reste du corps qu’il commandait, ce fut d’une voix profondément émue qu’il lui annonça le départ de l’empereur. Le colonel, après avoir réfléchi un instant, répondit sans hésiter : « Il a bien fait ! » Un seul mot suffit pour relever de tels hommes ; « ce sang-froid, dit Ségur, me rendit le mien. J’acceptai tacitement ce noble exemple dont je me plais aujourd’hui à lui rendre hommage. »

Les journées qui suivent, journées glaciales et meurtrières, les plus meurtrières de la retraite, faillirent le tuer, comme elles en ont tué tant d’autres. Le 7 décembre, ayant perdu la trace du quartier impérial, il venait de faire plus de douze lieues dans la neige, écrasé sous le poids de soixante-quinze livres, portant ses armes, son uniforme, et deux lourdes fourrures ; excédé de fatigue, il essaie de se remettre en selle, mais le cheval chancelle et tombe si rudement que le cavalier ne peut se dégager. Plusieurs centaines d’hommes passent par là ; aucun d’eux ne répond à son appel. Hébété par le froid, abruti par la souffrance et le découragement, l’homme n’est plus un homme ; un stupide égoïsme le rend féroce. Les plus compatissans s’écartaient un peu, d’autres enjambaient par-dessus sa tête, la plupart marchèrent dessus, comme accoutumés à fouler des corps morts. Enfin un gendarme le relève. Ségur n’avait pas mangé de tout le jour ; la nuit suivante, la plus froide de l’hiver, il trouve asile dans une cabane ouverte à tous les vents. Près de son galetas s’étendait une grange énorme où plus de 400 hommes s’étaient entassés. Les trois quarts y moururent de froid. Pour sortir de ce tombeau, il lui fallut franchir des monceaux de cadavres. Enfin le voici à Vilna, où il se refait un peu, et de là, par les mêmes routes glacées, à travers les mêmes épreuves, il atteint le quartier-général de Murat. Il y arrive malade, épuisé, à bout de forces, car il ne vivait plus depuis vingt heures que de quelques poignées de neige. S’il n’avait rencontré ce bivouac du roi de Naples, il était perdu. Le lendemain, nouveau péril de mort. Séparé de ses chevaux par la foule des fuyards, blessé au pied, vaincu par la fatigue et la douleur, il s’écarte un peu de la route et tombe plutôt qu’il ne s’assied sur la neige. S’asseoir en pareil cas, c’est appeler le sommeil, et qui s’endort de la sorte ne se réveillera plus. Déjà Ségur est pris d’engourdissement. Où est l’homme qui disputait si énergiquement sa vie aux blessures de Sommo-Sierra, et qui forçait le médecin découragé de combattre encore avec lui ? Cette fois il s’abandonne, il se laisse aller, il glisse insensiblement dans l’abîme. Cependant, au travers de cette torpeur, il entrevoit un beau cheval sans cavalier qui passe à portée de sa main, il saisit la bride, et le voilà sauvé. Ce cheval, dont le maître avait péri sans doute, venait d’être recueilli par un gendarme de la garde. C’est un des soldats de Ségur, il reconnaît son chef, le remet en selle, et lui rend la vie en lui rendant le mouvement.

Après tant de souffrances, ce fut une joie de se retrouver à Posen. Assurément les circonstances générales étaient de plus en plus tristes : Murat venait de quitter son poste ; dans les ténèbres d’une longue nuit, suivant l’audacieuse expression de Ségur, il s’était évadé de notre infortune. Berthier n’était plus que l’ombre de lui-même, et le prince Eugène multipliait en vain d’héroïques efforts pour refaire une armée de nos tronçons épars. Quelle douceur pourtant de fouler une terre amie ! Au milieu des Polonais, Ségur se sentait revivre. Quinze jours de repos, de chaleur, d’abondance, avaient rétabli ses forces. Déjà même il se reprenait à l’espoir. Hélas ! ce fut dans cette ville de Posen, à l’heure où il jouissait naïvement de ce regain de vigueur et de sérénité, que les plus cruelles douleurs domestiques vinrent s’ajouter pour lui aux calamités nationales. Dès son entrée en Russie, à peine rassuré, nous l’avons vu, sur le sort de son frère prisonnier, il avait appris la mort de sa sœur, et quelle sœur ! Une personne si parfaite, d’un esprit et d’un cœur si rares, nous dit-il, que « plus le portrait en serait fidèle, plus on le trouverait invraisemblable. » A Posen, un coup plus terrible encore le frappe en pleine poitrine, il apprend que sa femme vient de mourir, une jeune femme ! une jeune mère ! Certes, de toutes les atteintes auxquelles il se croyait exposé, c’était la plus inattendue. « Eh quoi ! s’écrie-t-il avec une bien touchante éloquence, le malheur pouvait-il donc être partout à la fois ? Devais-je l’attendre d’autre part que de cette Russie où j’avais appris la fin de ma sœur, où tant de mes compagnons venaient de succomber, où je laissais mon frère captif ? N’était-ce pas de ce côté seulement qu’il y avait à craindre, qu’il faudrait combattre encore ? Et là même ce malheur n’avait-il pas été si excessif qu’il semblait avoir épuisé toutes ses rigueurs ? J’y avais laissé tant de morts que je ne songeais pas qu’on pût mourir ailleurs ! »

A peine revenu en France, Ségur est chargé d’une mission singulière et pénible. L’empereur, occupé à réorganiser son armée, avait ordonné la levée d’une cavalerie volontaire de 10,000 gardes d’honneur partagés en quatre corps. Le 3e corps, celui de l’ouest, le plus difficile à former et à commander, est dévolu au général de Ségur. C’était à la veille de la guerre contre toute l’Europe ; Ségur réclame l’honneur d’y prendre part, l’empereur refuse, et, comme Ségur insiste, il ajoute d’un ton qui ne souffre pas de réplique : « Je ne consulte pas dans mes choix les goûts de chacun, je consulte le bien de mon service, j’emploie mes officiers où ils peuvent m’être le plus utiles. » Impossible de ne pas se soumettre ; tandis que le sort de la France va se décider dans les plaines de la Saxe, il faut bien se résigner à surveiller en Touraine des affaires d’organisation qui ressemblent fort à des affaires de police. Il y avait beaucoup de Vendéens parmi ces volontaires plus ou moins contraints du 3e corps. C’est précisément pour cela que Napoléon avait assigné ce poste au général de Ségur, comptant sur son nom, sur son exemple, sur le charme et l’autorité de sa personne pour prévenir chez les fils des chouans toute pensée de révolte. La lâche fut laborieuse. Plusieurs de ces jeunes gens portaient des noms illustres dans les guerres civiles : La Roche-Saint-André, Sapinaud, Marigny, d’Elbée, Charette ! On ne s’étonnera pas qu’à l’heure où l’empire était menacé par une coalition immense des idées de complot aient travaillé ces têtes chaudes. Peut-être Ségur, dans la préoccupation de son devoir et de sa responsabilité, a-t-il un peu exagéré des symptômes trop réels d’indiscipline ; peut-être aussi a-t-il pris des propos de table pour des intentions réfléchies lorsqu’il nous représente Louis de Larochejacquelein comme ayant formé la résolution d’assassiner l’empereur. Une levée d’armes, à la bonne heure ! Deux ans plus tard, en 1815, Louis de Larochejacquelein essaiera de soulever la Vendée, et, payant bravement de sa personne, il mourra dans cette lutte. Il a pu concevoir la même pensée en 1813, pendant que Ségur organisait à Tours le 3e corps des gardes d’honneur. Au surplus, si le général de Ségur, presque assassiné lui-même par un de ses gardes d’honneur, a bien pu exagérer dans ses Mémoires l’importance de cet épisode, on est touché de voir comme il atténue l’affaire auprès de l’empereur. La première fois qu’il le vit, plusieurs mois après, à Mayence : « Eh bien ! lui dit l’empereur, que viens-je d’apprendre ? qu’est-ce que cette affaire de Tours ? encore une conjuration ? — Oh ! sire, une conjuration d’écoliers. — Comment d’écoliers ? ils vous ont assassiné ! — C’est vrai, mais fortuitement, follement, et cela n’a guère eu plus d’importance qu’une émeute de collège. — Allons donc ! une émeute de collège à coups de pistolet ! » Et l’empereur ajoute des paroles menaçantes ; alors le général insiste, plaide la cause des accusés, affirme qu’on ne doit voir en tout cela que des effervescences juvéniles, conclut enfin en disant qu’il suffira de disperser dans l’armée les jeunes rebelles, comme il l’a écrit déjà au ministre de la guerre. « Oui, certes, reprend l’empereur, voilà un beau moyen pour étouffer une conspiration ! Allons, vous n’y entendez rien. » Ségur ne s’y entendait pas si mal, puisque l’empereur, après une explosion de colère, revint aux pensées de clémence qui lui étaient suggérées ; les jeunes fous en furent quittes pour la prison.

Pendant que cette ennuyeuse mission avait retenu Ségur en Touraine, Napoléon avait soutenu en Allemagne l’effort de toute l’Europe. Le général n’assista donc à aucune des grandes journées de la guerre de 1813. Il ne prit part ni à la campagne d’été, ni à la campagne d’automne. Il n’était pas à Lutzen et à Bautzen, il ne fut pas non plus à Dresde et à Leipzig. C’est seulement le 2 novembre que, sa mission terminée, il rejoignit l’empereur à Mayence. Souvenir lugubre ! l’impression qu’en ressentit Ségur a pesé sur lui pendant toute sa vie. Le second désastre était consommé. Cette retraite de 1813 rappelait la retraite de 1812. Si les souffrances physiques étaient moindres, les douleurs morales étaient plus cruelles. La foi qui avait été si longtemps la force de l’armée disparaissait de jour en jour ; chefs et soldats ne croyaient plus à l’empereur comme ils y croyaient auparavant. « Le malheur, dit amèrement Ségur, l’avait frappé comme un autre, il avait courbé sa grandeur, on se sentait plus à portée d’elle, il fallait lever les yeux moins haut pour l’envisager ; enfin, dépouillé de ce prestige d’infaillibilité qui avait tant ébloui, on le jugeait ! »

L’invasion du sol français commença le 20 décembre 1813. Ségur eut l’honneur de rester le dernier sur notre frontière du Rhin. Il faisait partie du corps d’armée du maréchal Victor, qui couvrait la retraite. Au risque d’être tourné à droite et à gauche par les alliés, Ségur, à la tête de sa cavalerie, prolongeait ses manœuvres défensives, lorsqu’il apprit subitement que tous les maréchaux avaient quitté l’Alsace depuis deux jours ; il n’eut que le temps de courir à Saverne, de gravir les pentes des Vosges, de traverser Phalsbourg et de rentrer en Lorraine. Quelques heures plus tard, il était prisonnier avec ses escadrons ou bien il succombait dans une lutte inutile. Généreuse imprudence qui nous le montre comme attaché par une force supérieure à cette frontière du sol natal ! on eût dit qu’il ne pouvait se résoudre à serrer une dernière fois la main de nos malheureux compatriotes. Les mêmes émotions l’attendaient en Lorraine. Il faut lire dans ses Mémoires le récit de cette triste journée du 10 janvier 1814 que termine à onze heures du soir un repas si lugubre. Quatorze années auparavant, dans la campagne des Grisons, Ségur traversant Augsbourg avait pris part à un festin que Moreau donnait à Macdonald. On se rappelle ce repas de vainqueurs, cette joie, ce mouvement, ces capitaines déjà illustres, l’héroïque ardeur qui les soulevait tous, et l’éblouissement des uniformes reflétant des éclairs de gloire. À ces images radieuses qui lui avaient révélé le monde issu de la révolution, Ségur oppose le dîner des vaincus le soir du 10 janvier 1814, au quartier-général de Rambervillers. Quel contraste ! au lieu d’un palais, une salle basse et humide ; au lieu d’un service étincelant, une table où de rares chandelles éclairaient à peine les mets les plus simples dans une vaisselle rustique ; au lieu de tant d’officiers-généraux resplendissant de jeunesse et d’or, un petit nombre de convives « couverts d’uniformes usés comme leurs figures. » Comme tous ces fronts, si fiers autrefois, aujourd’hui dépouillés ou blanchis, accusaient non pas les rigueurs de l’âge, mais les fatigues des guerres lointaines ! Surtout, que de sombres empreintes sur ces visages balafrés ! Quelle douleur « de voir notre patrie, jusque-là si conquérante, menacée à son tour de subir la honte et tous les maux de la conquête ! »

La retraite continuait toujours. Après avoir perdu le Rhin, nous perdions la Meurthe et la Moselle. Le 16 janvier, Ségur avec ses cavaliers passe la Meuse à Vaucouleurs. Vaucouleurs ! quel souvenir en de tels jours ! « Plusieurs de nous, dit-il, saisis de respect pour le berceau de Jeanne d’Arc, invoquèrent sa mémoire. » Je suis sûr que l’intrépide général n’y fut pas le dernier. Il suffit de le voir s’animer à ce récit, et, pour justifier la foi de ses compagnons, se lancer à fond de train contre les incrédules. Qu’on explique comme on voudra, par l’extase, par les hallucinations, qu’on explique naturellement et scientifiquement la merveilleuse vocation de Jeanne, « est-ce que tout cela, dit-il, supprimera du monde la Providence, Dieu, le créateur de toutes choses, qui les gouverne toutes, et dont la justice éternelle, soit qu’elle châtie ou protège, en a voulu ainsi l’enchaînement ? » Ce fut une occasion d’échanger des idées, de rapprocher les temps, de comparer l’invasion du XIXe siècle à l’invasion du XVe, et il ajoute que Voltaire n’y gagna rien. C’est en de telles heures surtout que le persiflage d’une grande figure nationale, amusement pour les sceptiques, faute vénielle pour les indifférens, apparaît vraiment comme une impiété détestable. Le lendemain 17 janvier, à midi, généraux, colonels, aides-de-camp, buvaient ensemble à Jeanne d’Arc, quand tout à coup un vacarme effroyable de piétinemens de chevaux, de cliquetis d’armes et d’imprécations en plusieurs langues fit retomber les verres sur la table. Évidemment c’était l’ennemi ; Ségur et ses camarades venaient de se laisser surprendre. Se pouvait-il cependant que le danger fût si proche ? Vaucouleurs, bâtie sur deux collines, occupe les deux rives de la Meuse réunies par un pont. La ville couvre la hauteur qui domine la rive gauche, un faubourg couvre la colline en face. Ségur et les siens, installés dans la ville, se croyaient donc protégés contre un coup de main par la rivière et par un détachement de grand’gardes. Il n’y avait pas à s’inquiéter de ce tapage. On allait donc reprendre les toasts à l’héroïne de Vaucouleurs, quand, à la hauteur de la croisée (nos convives occupaient un premier étage) on aperçut une lance et un bonnet à pointe. Aux Cosaques ! cria l’un des officiers français. Aussitôt chacun se lève et se précipite sur la place ; voilà nos gens, le sabre d’une main, la serviette de l’autre, tout prêts à châtier les téméraires.

L’échauffourée se dissipe en un instant ; les Cosaques repassent le pont et gagnent l’autre rive. Ce n’en est pas moins un sérieux avertissement. Il est clair que nos troupes, si longtemps accoutumées à l’attaque, ont désappris l’art de se défendre. On se hâte de réparer la faute : les faubourgs sont barricadés, les abords éclairés, les murs crénelés, et une sentinelle placée sur le clocher de l’église surveillera les mouvemens de l’ennemi. On oublia seulement de faire sauter une des arches du pont. Le soir, on s’endormit tranquille, et cette sécurité durait encore le lendemain 18 janvier, quand les éclaireurs signalèrent sur les hauteurs de la rive droite une nuée de Cosaques couvrant un fort détachement de plusieurs milliers d’hommes, infanterie et artillerie. Les cavaliers de Ségur ne pouvaient songer à une lutte sérieuse ; si faibles de nombre et dépourvus de canon, comment résister à six mille baïonnettes soutenues par la mitraille ? Heureusement l’ennemi se contenta d’un simulacre de combat, il lança quelques balles qui lui furent lestement renvoyées et remit l’affaire sérieuse au lendemain. Il fallait employer la nuit à rompre les arches du pont ou se préparer à une retraite inévitable. Vains efforts ! le pont résiste à tous les coups. Ce sera une triste journée, celle qui se lèvera dans quelques heures. Déjà la brigade a reçu l’ordre de partir aux premières lueurs de l’aube. La nuit avance, nuit profonde, nuit sinistre, car un ouragan effroyable vient de se déchaîner dans ce défilé de la Meuse, et rien n’est sombre comme ces violences de la nature aggravant les amertumes du destin. Enfin, voici l’aube, c’est le signal du départ, mais tout à coup que voit-on ? Le fleuve, notre allié si impuissant la veille, nous apporte un secours inespéré. On dirait qu’à l’aspect des Cosaques il s’est soulevé d’indignation : « il croissait, il débordait à vue d’œil ; ses flots accouraient, ils s’amoncelaient impétueusement les uns sur les autres, déjà même ils avaient atteint la hauteur du pont et ils en battaient les arches avec un acharnement inexprimable, lorsqu’au bruit de nos acclamations cette masse, si tenace contre nos efforts, s’écroulant enfin, laissa entre nous et l’ennemi un large abîme ! Nous admirions, nous applaudissions, nos soldats criaient de ravissement ; nous rendions grâce à ce fleuve si bon français et à la patriotique protection de la vierge de Vaucouleurs ! » Autrefois, c’est une remarque de Ségur, cette journée eût été appelée miraculeuse ; à coup sûr il n’y a point là de miracle, mais est-il interdit à la raison la plus sévère d’entrevoir le Dieu qui gouverne toutes choses, et qui, ayant créé les causes secondes, peut sans cesse en modifier l’enchaînement ? Telle est la prière, tel est le mouvement d’actions de grâces qui s’éleva naturellement du cœur de Ségur et de ses amis le 19 janvier 1814 sur la terre de Jeanne d’Arc.

Ce petit épisode a son intérêt moral, même au milieu des grandes journées de la campagne de France. Nous n’avons pas à raconter ces opérations immortelles, dernier triomphe du génie ; c’est le général Philippe de Ségur que nous voulons suivre, et quel homme, si grand qu’il soit, ne disparaîtrait pas au milieu de tels événemens ? Laissons donc dans les Mémoires du général le récit de la guerre de 1814, récit excellent, un des meilleurs du livre, plein de vigueur, plein de relief, riche de détails nouveaux et animé de toutes les ardeurs du patriotisme. C’est assez de le signaler à nos lecteurs. Il y a pourtant, à travers tant de prodiges, un jour, une heure qui appartient tout entière à Ségur. C’est la soirée du 13 mars 1814, la charge des gardes d’honneur dans le faubourg de Reims. Vainqueurs d’abord des Russes et des Prussiens, écrasés ensuite par les forces ennemies, car ils avaient compté sur un secours qui n’arriva point, les jeunes cavaliers de Ségur, entraînés par leur chef, renouvelèrent, mais plus utilement cette fois, l’héroïsme de Sommo-Sierra. Ils laissèrent bien des morts et bien des blessés sur le champ de bataille, des rangs entiers tombèrent, Ségur reçut une balle dans le coude et plusieurs coups de baïonnette qui le renversèrent dans un fossé pêle-mêle avec ses hommes ; il se releva bientôt, et la ville fut prise. Une chose admirable, c’est la simplicité de son attitude, quand il retrouve l’empereur sous les murs de Reims une heure plus tard, après que cette trouée sanglante eut donné passage à l’armée. Irrité de certaines fautes de ses lieutenans qui avaient retardé la prise de la ville, ignorant qu’il doit ce succès à l’héroïsme de Ségur, l’empereur l’interroge vivement sur la position de l’ennemi, sur ses forces, sur l’exécution de tel ordre qu’il a donné, lui adresse enfin vingt questions auxquelles Ségur ne peut pas répondre, et, sans lui laisser le temps de dire ce qu’il sait, ce qu’il a vu, ce qu’il vient de faire, le congédie brutalement. Ségur retourne à ses camarades, et bientôt le sang de ses blessures, dont il ne se plaignait point, le dénonce à Yvan, qui se trouve là. Yvan se hâte de le panser, comme à Sommo-Sierra. C’était vers deux heures du matin, dans la nuit du 13 au 14 mars, au moment où l’empereur entrait à Reims. L’empereur demande quel est cet officier blessé autour duquel on s’empresse, et, comme le nom de Ségur est prononcé : « C’est faux ! s’écrie-t-il, je viens de lui parler. » L’homme qui venait de lui parler en effet était resté debout malgré de cruelles blessures, il avait tenu à faire son rapport avant de songer à lui-même. Dès que Napoléon eut pénétré dans le faubourg, à la vue des jeunes gardes écrasés en ce terrible choc, au milieu de tant de morts et de mourans, il comprit ce qu’il devait à Ségur. Il avait à réparer des brusqueries bien injustes, ce fut le bulletin de la journée qui s’en chargea. L’empereur y signala « les gardes d’honneur du 3e corps et notamment leur général, » ajoutant que la prise du faubourg de Reims était due à leur puissant effort, « une charge superbe où ils s’étaient couverts de gloire. »

Les blessures de Sommo-Sierra avaient empêché Ségur de prendre part à la campagne de 1809, les blessures de Reims l’empêchèrent de prendre part jusqu’au bout à la campagne de 1814 et de voir les derniers succès de l’invasion. Arraché de l’armée par ses souffrances, il avait donné rendez-vous dans la ville de Tours aux débris du 3e corps des gardes. C’est là qu’il apprit l’abdication de l’empereur et la restauration des Bourbons.

L’année suivante, après le retour de l’île d’Elbe, tandis que Napoléon engage sa lutte suprême avec la coalition européenne, Ségur est nommé chef d’état-major de l’armée chargée de défendre Paris sur la rive gauche de la Seine. Le 5 juillet, à cinq heures du matin, il parcourait la position à cheval en compagnie du général commandant en chef, quand ils apprirent la nouvelle de la défaite de Waterloo. Ségur était consterné ; son compagnon, surpris d’abord, se mit à réfléchir profondément. Bientôt, interrompant les exclamations de Ségur, le général en chef lui dit avec calme, le doigt dirigé vers le moulin de Vaugirard : « Voyez-vous cette hauteur ? Songez-y, elle pourra sous peu de jours acquérir de l’importance. Reconnaissez-la bien ; quant à moi, je vais à mes affaires. » Sur quoi, tournant bride, il prit le galop et rentra dans Paris ; on ne le revit plus. Nous ferons comme Ségur, qui ne cite pas le nom de ce chef, se bornant à l’appeler un homme d’esprit et de coup d’œil, sachant s’accommoder aux circonstances.

La scène du 3 juillet est moins triste, puisqu’au milieu de ses tristesses elle renferme de nobles émotions ; il était neuf heures du matin. Drouot venait d’appeler Ségur pour l’aider à placer une batterie au Petit-Montrouge. Ils s’étonnaient d’entendre les feux des tirailleurs s’éteindre successivement, quand ils virent arriver le maréchal prince d’Eokmuhl et les généraux Grenier et Carnot, membres du gouvernement provisoire. Drouot, tout entier à son affaire, interpelle le maréchal sur la nécessité de soutenir sa batterie ; mais le maréchal lui répond que par un geste de découragement et va s’asseoir sur le revers d’un fossé en face de nos canons. C’était dire assez clairement que tout était fini. Alors Ségur prend la parole ; il affirme que rien n’est perdu, si on veut tenter un dernier effort, il montre les Prussiens engagés dans une position téméraire ; il soutient que l’armée de Paris peut les y écraser le lendemain, et le surlendemain culbuter les Anglais dans Saint-Denis… — Oui, répond le maréchal, comme ressaisi par son ardeur guerrière ; mais ne voyez-vous pas qu’on ne peut plus se fier à personne, que chacun traite pour son compte, que Fouché nous trahit, que là, tout à côté de nous (et il montrait le moulin de Vaugirard), Vandamme lui-même, à la tête de la jeune garde, est découragé et ne veut plus combattre ? — Grenier ajoute que faire prendre la capitale au milieu d’une échauffourée serait assumer une responsabilité bien lourde, et que d’ailleurs on traitait déjà de la reddition de Paris avec Blucher ; il le savait pertinemment, les négociateurs s’étaient rendus à Saint-Cloud. Ségur demande alors si on a songé au moins à s’arranger avec Louis XVIII pour garantir les intérêts de l’armée. « Eh ! s’écrie Carnot, quel accommodement attendre d’un gouvernement qui, après Waterloo, sur les restes mutilés de tant de Français, a dicté l’odieuse proclamation commençant par ces mots : « Grâce au ciel, les satellites du tyran sont enfin dispersés ! » — Raison de plus, dit Ségur, pour ne pas se rendre sans conditions, traitons avec le roi ou battons-nous !

Se battre ! on ne le pouvait plus. Cette discussion durait encore quand un officier arriva : la capitulation était signée, l’armée devait se retirer derrière la Loire. On se sépara. Le lendemain, gardant toujours je ne sais quel espoir obstiné, Ségur se rend à la chambre des représentans. En haut du grand escalier qui fait face au pont, un ancien soldat employé dans le palais lui apprend la dispersion de l’assemblée, ajoutant que les trophées de Sommo-Sierra ne tomberont pas aux mains de l’invasion ; on a eu soin de les mettre en lieu sûr. Il avait reconnu l’officier qui avait présenté les quatre-vingts drapeaux au corps législatif dans la séance du 22 janvier 1810. Des trophées ! hélas ! quels souvenirs au mois de juillet 1815 ! En ce moment-là même, le vieux soldat pousse un cri, indiquant du doigt la direction du pont Royal. Ségur se retourne : il voit une colonne ennemie qui débouchait sur le quai ! C’était la première fois que cette odieuse image frappait ses regards ; retenu à Tours par ses blessures, il n’avait pas vu les alliés en 1814. Ce lui fut un coup effroyable. On sait qu’il était d’une trempe à subir les plus rudes atteintes ; à Sommo-Sierra, en Pologne, en Russie, en Allemagne, à la prise de Reims, il avait vu la mort de près et l’avait regardée sans pâlir. Devant cette humiliation, ses forces l’abandonnèrent ; il défaillit et tomba dans les bras du gardien. Je me rappelle ici les beaux vers par lesquels M. Elgar Quinet, en son poème de Napoléon, exprime la lassitude, l’accablement de l’âme du lecteur après tant de scènes douloureuses :

Ah ! chanteur, arrêtez ; je pleure, et votre chant
Me frappe sans repos comme un glaive tranchant.


Moi aussi je m’arrête. Assez de coups, assez de blessures, assez d’épreuves. L’homme dont nous avons voulu interroger la vie est tout entier devant nous. C’est à lui maintenant de juger ce maître auquel il a été dévoué jusqu’à la minute suprême. Quel que puisse être son verdict, nous savons d’avance que nul n’en contestera l’impartialité. Ségur jugeant Napoléon, voilà une scène digne de l’histoire ; ce sera la dernière partie de cette étude.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1839, le Prince de Talleyrand, par M. Mignet.
  3. Voici le titre de cette prétendue réfutation, ou plutôt, comme dit Ségur, de ce pamphlet : Napoléon et la grande armée en Russie, ou examen critique de l’ouvrage de M. le comte Philippe de Ségur, par le général Gourgaud, ancien premier officier d’ordonnance et aide-de-camp de l’empereur Napoléon ; Paris 1825, in-8o, 558 pages, avec cette épigraphe : Rendez à César ce qui est à César.