Le Général Philippe de Ségur, sa vie et son temps/01

Le Général Philippe de Ségur, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 831-869).
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LE GENERAL
PHILIPPE DE SEGUR
SA VIE ET SON TEMPS

I.
LES ANNEES HEROÏQUES.

Dans la matinée du 9 novembre 1790 (c’est le jour que l’histoire appelle le 18 brumaire), un jeune homme de dix-neuf ans arrivait à pied à la barrière du Maine. Il habitait le village de Chatenay, non loin de Sceaux, et bien souvent, son bâton à la main, il s’en venait ainsi de la campagne à la ville. A peine entré dans Paris, il remarqua une singulière émotion sur tous les visages. Évidemment une journée se préparait. Comme il avait horreur de la révolution et de tout ce qu’elle avait produit jusque-là, l’idée d’un changement quelconque ne pouvait lui déplaire. Saisi d’un vague espoir, il se dirige rapidement vers les Tuileries et trouve les grilles fermées. Des troupes occupaient le jardin. A travers les barreaux, il plonge ses regards dans les longues allées, avide de voir et de comprendre. Il fait le tour de l’enceinte, va d’une entrée à l’autre, arrive enfin à la grille du Pont-Tournant au moment même où elle s’ouvre. Des cavaliers en sortent, manteaux roulés, casque en tête, sabre en main. C’est le 98 régiment de dragons, ils vont à Saint-Cloud sur l’ordre du général qui les a tant de fois conduits à la victoire, et aujourd’hui encore, à l’exaltation martiale qui les anime, on reconnaît des hommes résolus à vaincre. « A cet aspect, dit le narrateur de la scène que nous résumons, le sang guerrier que j’avais reçu de mes pères bouillonna dans toutes mes veines. Ma vocation venait de se décider ; dès ce moment, je fus soldat, je ne rêvai que combats, et je méprisai toute autre carrière. »

Quel était donc ce jeune homme qui prenait feu si vite et en de telles circonstances ? C’était un esprit timide, mélancolique, une âme inquiète qui, n’ayant pas trouvé sa voie, s’abandonnait à toutes les chimères de son imagination. Lui-même, avec un accent qui révèle un lecteur passionné de Jean-Jacques Rousseau, il a raconté quels étaient ses transports lorsque, venant de Chatenay à Paris, il prenait le plus long pour éviter toute rencontre, évitait les grandes routes, suivait les sentiers, et là, voyageur au pays des songes, vivait deux heures durant au milieu d’éblouissantes aventures. Malheureusement la barrière du Maine était la borne où ces illusions se brisaient. Le grand triomphateur devenait le plus modeste des piétons. Le moindre incident lui était un obstacle. Un charretier brutal à éviter, un commis soupçonneux à dépister, autant d’affaires épineuses pour celui qui tout à l’heure montait d’un vol si rapide au sommet des carrières les plus hautes, et, comme dit Saint-Simon, s’asseyait sur l’arc-en-ciel. Tombé ainsi des nues, il s’estimait trop heureux si quelque embarras de voitures, lui permettant de se faufiler, le dispensait de montrer son passeport aux gardiens de la barrière, cérémonie toujours désagréable et quelquefois dangereuse pour un ex-noble.

Le jeune rêveur en effet, à la date où commencent les grands événemens de son récit, était un ex-noble, comme on disait alors et comme il le répète le plus naturellement du monde. Il était fils du comte de Ségur, ancien ambassadeur du roi Louis XVI à la cour de Catherine II, et petit-fils du marquis de Ségur, un des soldats de Raucoux, de Lawfeld, un des héros de Clostercamp, plus tard ministre de la guerre et maréchal de France sous Louis XVI. C’était bien, comme il dit, le sang d’une race guerrière qui bouillonna dans ses veines le 9 novembre 1799 ; le père et le grand-père de son aïeul le maréchal avaient été aussi de vaillans chefs, le premier dans les guerres de Louis XIV, le second à côté de Maurice de Saxe.

Comment s’étonner de ce réveil du sang ? On serait tenté plutôt de le trouver un peu tardif, si le caractère du jeune songeur et les circonstances générales n’expliquaient trop bien ce retard. Il avait douze ans quand la terreur commença. Ses parens, ruinés et proscrits, s’étaient retirés dans une modeste habitation du village de Chatenay. Les maîtres qui avaient jusque-là dirigé son enfance ne restèrent pas longtemps dans cette maison menacée ; le jeune Philippe de Ségur n’eut bientôt d’autre instituteur que son père, c’est-à-dire qu’il fut à peu près livré à lui-même. Les tâches les plus humbles ne réussissent pas toujours aux plus habiles. On peut être un ambassadeur brillant, un écrivain plein d’esprit et de savoir, sans parvenir à être un précepteur passable. La chose difficile en pareil cas, c’est de se rapetisser, et, suivant la belle expression des livres saints, de mettre sa bouche sur la bouche, ses yeux sur les yeux, ses mains sur les mains de l’enfant. Philippe de Ségur le dit avec candeur : il y avait disproportion trop grande de l’élève au maître. Ajoutez à cela une sensibilité maladive ébranlée par tant de scènes tragiques. Le cœur se développait aux dépens de l’esprit et au détriment de la santé. « Je ne grandissais, ajoute-t-il, ni de corps ni d’intelligence ; enfin, au lieu d’être un sujet de consolation, je n’apportais que de nouveaux chagrins à ma famille. » Ce furent les lettres, chose curieuse, qui l’arrachèrent à cette torpeur. Une crise subite, dégageant son cerveau, lui fit connaître la passion de la lecture et je ne sais quel délire d’enthousiasme impatient de se prendre à tout. Des rimeurs frivoles du XVIIIe siècle, il passait aux maîtres des grands âges ; puis, commentant ceux-ci, s’inspirant de ceux-là, il composait à tort et à travers des traités ou des comédies. Acharné à tant de choses incohérentes, il eut épuisé bientôt cette première sève. Son ambition surexcitée lui rendit plus cruel le sentiment de son impuissance. Il tomba dans un découragement profond. A des heures d’exaltation religieuse succédaient pour lui des heures de désespoir, il conçut même des pensées de suicide. L’incident fortuit qui le sauva est vraiment des plus singuliers : appelé de Chatenay à Paris dans les premiers temps du directoire, il eut occasion de voir quelques débris de cette société du XVIIIe siècle si brillante encore, si spirituelle, si frivole entre les tueries de la convention et les proscriptions de fructidor. Puisqu’on pouvait revenir aux succès de salon et aux chansons galantes, il lui sembla qu’il valait la peine de vivre. Il fit des bouquets à Chloris, se battit en duel, obtint une sorte de réputation dans cinq ou six cénacles de l’ancien régime et se crut enfin un homme. Notez qu’il avait dix-sept ans, l’âge des ardeurs généreuses et des nobles enthousiasmes ; tandis que le vainqueur d’Arcole et de Rivoli éblouissait le monde, le jeune Philippe de Ségur, dédaigneusement et la raillerie aux lèvres, continuait comme certaines gens d’avant le déluge à persifler Monsieur Buonaparte. Son père assurément n’était pas de ceux-là ; l’ancien ambassadeur avait l’esprit trop ouvert pour ne pas pressentir comme tant d’autres un principe de salut public dans la fortune et le génie du grand capitaine. Il avait communiqué ces pressentimens à son fils, mais le jeune Ségur s’était habitué pour son malheur à ne rien commencer par le commencement. Il avait prétendu écrire des livres avant d’avoir pensé ; il se forma une politique sur ouï-dire, très fier d’ailleurs de sa hardiesse, comme s’il eût prouvé sa race en se séparant de son père et fait œuvre d’homme en épousant des colères puériles.

Ainsi, après le long engourdissement de son enfance, on voit quelle avait été de quinze à dix-sept ans l’incohérence de ses impressions et de ses pensées. Exaltation, désespoir, frivolité, cette âme mobile avait connu les états les plus différens, et il semblait qu’elle fût condamnée désormais aux dissipations énervantes. Précisément à cette date, la terreur de 1797, aussi odieuse et plus vile encore que celle de 1793, avait confirmé son horreur de la révolution sans donner à ses idées politiques une direction plus élevée. Tout était trouble, confus, équivoque, dans son intelligence mal conduite, quand il vit Bonaparte occuper les Tuileries le matin du 16 brumaire et le 9e dragons, s’élançant de la grille du Pont-Tournant, partir au galop pour Saint-Cloud. L’impression fut brusque et profonde, il en résulta pour lui deux de ces avertissemens auxquels on ne résiste pas. Le premier s’adressait au rêveur incohérent, le second au politique frivole. Le premier lui ordonnait l’action, la lutte, la guerre, comme un remède aux songeries malsaines ; le second lui faisait entrevoir un dénoûment à la révolution. Si le jeune Ségur, qui comprit immédiatement le premier, ne se rendit au second que plus tard, tous les deux, à quelques années de distance, s’imposèrent à son esprit avec la même force et dominèrent toute sa vie.

Voilà, au point de vue personnel de M. de Ségur, les deux choses qui remplissent les sept volumes de ses mémoires. On y voit, sous l’action d’un génie extraordinaire, un enfant malingre devenir un soldat, un caractère étroit devenir une des intelligences les plus larges et les plus impartiales de nos jours. Qu’eût été Philippe de Ségur sans Napoléon ? Peu de chose assurément, un mondain attristé, un froid rimeur de salon, l’émule timide de cet oncle, le vicomte Joseph-Alexandre, qui faisait des comédies jusqu’à la veille de la terreur, et qui, à peine sauvé de la guillotine, revenait si vite à ses moutons. Le vicomte de Ségur avait donné à la Comédie-Française en 1791 le Fou par amour, en 1792 le Retour du mari, et il faut croire que la prison même ne l’avait pas empêché de poursuivre in petto ses combinaisons théâtrales, puisque six mois seulement après le 9 thermidor il faisait représenter une nouvelle comédie en vers intitulée le Bon Fermier. Grâce aux confidences que nous livre si sincèrement le général de Ségur, on devine sans peine ce qu’il serait devenu au milieu de ces jolis diseurs de riens. Voyez-le refaire son éducation sous une discipline d’un autre ordre ; de cette refonte brûlante va sortir un héros. Est-ce trop dire ? Non certes, je suis plutôt en-deçà du vrai. Il ne s’agit pas seulement ici des prouesses du sabre, il s’agit de l’élévation et de la constance du caractère. J’ajoute donc un mot pour être complet : ce qui sortira de cette vie nouvelle où l’appellent les événemens, c’est un héros et un sage.

Il en sortira aussi un loyal témoin des plus grandes choses. Ségur, le fils des vieilles races, retrempé au feu par Napoléon, Napoléon jugé de près par ce compagnon d’armes, dont la droiture est aussi inflexible que le dévoûment est inépuisable, voilà le double intérêt de l’ouvrage récemment publié sous ce titre : Histoire et Mémoires par le général comte de Ségur, de l’Académie française. C’est le monument d’une vie entière mêlée à des événemens épiques, monument construit avec un scrupule religieux, avec des précautions infinies, et qui, assuré d’avance contre tout ce qui aurait pu en altérer les lignes, ne devait être découvert qu’après la mort de l’architecte. Il faut reconnaître pourtant que, si le livre, dans son ensemble, offre un aspect monumental, l’exécution en est défectueuse et confuse. L’auteur y passe trop souvent des mémoires à l’histoire et de l’histoire aux mémoires. Trop souvent aux pages où l’on cherche les détails personnels, les traits familiers, tout ce qui fait vivre une physionomie, on voit reparaître quelque solennel tableau tout à fait inutile dans ce récit, puisque les événemens qu’il retrace ont déjà été racontés ailleurs et que le narrateur n’y ajoute rien. C’est au lecteur d’élaguer bien des choses, s’il veut recueillir les nouveautés précieuses éparses dans ces volumes. Il ne me déplairait pas de remplir cet office. Pour dégager les trésors enfouis sous tant de matériaux, je m’attacherai à la division que je viens d’indiquer. Je montrerai d’abord Philippe de Ségur grandissant auprès de l’empereur ; je l’interrogerai ensuite sur le compte de son maître, et je tâcherai de démêler ce que son témoignage ajoute aux traits déjà consacrés par l’histoire.


I

Au printemps de l’année 1800, le premier consul, songeant aux fils des proscrits de la révolution, avait favorisé l’établissement d’un corps de cavalerie qu’on nommait les hussards volontaires de Bonaparte. Il savait bien d’avance que, parmi les héritiers des anciennes familles, plus d’un jeune désœuvré s’empresserait de répondre à cet appel. Aucun n’y était mieux préparé que le rêveur de Chatenay ; on eût dit que la chose était combinée expressément pour lui. Sur le registre de ces enrôlemens volontaires, le premier nom inscrit fut celui de Philippe de Ségur. Un officier supérieur du temps de Louis XVI, le général Dumas, homme d’éducation excellente, d’esprit large, de manières courtoises, avait reçu mission d’organiser ce régiment, et tout d’abord il lui avait donné pour chef un colonel du même monde, le comte de La Barbée, ancien officier de l’armée royale, célèbre par sa haute taille, son air martial, ses témérités et ses crâneries.

Tout était donc préparé pour séduire une jeunesse d’élite. Songez pourtant aux scrupules de conscience que devaient éprouver les plus hardis ; songez surtout aux reproches, aux railleries, aux marques de surprise qui les attendaient dans les salons du faubourg Saint-Germain ou du faubourg Saint-Honoré. Il y a des assauts plus redoutables qu’on affronte avec moins d’émotion. Ségur nous raconte ses tortures à ce sujet. Il avait pensé qu’une fois son engagement signé il partirait aussitôt, laissant à distance ces batteries mondaines dont le feu est très vif, il est vrai, mais dont la portée est si courte. Point, il fallut rester, voir les signes hostiles, entendre des paroles amères, recevoir l’insulte en plein visage. Un de ses parens qu’il aimait le plus prononça le mot de déshonneur. « Cet excès de sévérité, dit-il, me révolta ; j’acceptai la guerre. Je rendis mépris pour mépris, je criai plus haut que mes adversaires ; j’entraînai même plusieurs de mes amis dans ma cause. Ces jeunes nobles, moins réfléchis, ou suivant tout simplement le penchant naturel à l’activité de leur âge, répondirent successivement au même appel. Il fallut dès lors compter avec nous, et, au lieu de nous attaquer, se défendre. Ce fut ainsi que commença le premier mélange de l’ancienne société avec la nouvelle. »

Scrupule et intrépidité, angoisses d’une conscience délicate et résolution d’une âme fière, quel début plus noble que celui-là ? Toute la carrière du général est comme indiquée dans ce premier élan. Ajoutons que le père du jeune homme, l’ancien ambassadeur à la cour de Russie, le soutenait dans ce difficile passage. Il manquerait toutefois quelque chose à ce dramatique tableau, si le vieux maréchal n’y jouait son rôle. Philippe de Ségur dut retourner à Chatenay pour rendre compte de son coup de tête à son grand-père. Il arriva de bon matin et s’approcha de son lit dans l’attitude la plus soumise. Le vieillard lui parla d’abord très sèchement. « Vous venez de manquer, lui dit-il, à tous les souvenirs de vos ancêtres ; mais c’en est fait, songez-y bien ! Vous voilà volontairement enrôlé dans l’armée républicaine. Servez-y avec franchise et loyauté, car votre parti est pris, et il n’est plus temps d’en revenir. » À ces dures paroles, où un stoïque sentiment du devoir se faisait jour sans le moindre accent de tendresse, le visage du jeune homme se couvrit de larmes. Le maréchal le vit et fut frappé d’une soudaine émotion ; de la seule main qui lui restait il saisit la main de son petit-fils, l’attira, le pressa sur son cœur, puis, lui remettant vingt louis (c’était presque tout ce qu’il possédait) : « Tenez, dit-il, voici de quoi vous aider à compléter votre équipement ; allez, et du moins soutenez avec bravoure et fidélité, sous le drapeau qu’il vous a plu de choisir, le nom que vous portez et l’honneur de votre famille ! » N’est-ce pas là une scène à la Corneille ? La vie qui s’ouvre de la sorte, quelques hasards que l’avenir lui réserve, ne sera point une vie vulgaire. On y voit d’avance la marque du destin. La vocation de Philippe de Ségur, l’originalité comme l’honneur de sa vie, c’était manifestement d’unir l’ancien monde au monde nouveau, dût cet effort lui causer souvent les plus cruels déchiremens intérieurs. Les paroles du vieillard furent son viatique au milieu de toutes les épreuves. Un demi-siècle plus tard, il écrivait ces mots : « Cinquante ans se sont écoulés, et je ne songe jamais à ce noble et pénible adieu, à cette bénédiction si mâle et si touchante, sans en être ému jusqu’au fond de mes entrailles. »

Le premier consul devait une attention particulière à ce jeune homme qui avait si spontanément répondu à son appel et qui, pour s’attacher au drapeau de la France nouvelle, avait bravé des émotions si poignantes. Dès le 1er mai 1800, Philippe de Ségur est nommé sous-lieutenant dans les hussards de Bonaparte. Est-ce à dire qu’il soit déjà complètement dominé par le prestige de la gloire ? Est-il déjà dévoué au premier consul comme il le sera plus tard à l’empereur ? Pas encore. Il éprouve au contraire bien des doutes, ses préjugés se réveillent, il craint les railleries des salons, il a besoin de se faire toute sorte de raisonnemens subtils pour se disculper ou s’étourdir. Il se dira par exemple qu’il n’a pas cessé d’être l’homme de son parti en prenant cette cocarde, qu’il va former avec ses camarades les élémens d’une légion royaliste, et que, désormais groupés et armés, les représentans de l’ancienne société française ne seront plus surpris par les violences d’une convention nouvelle ou d’un nouveau directoire.

Admirables projets, pourvu que les événemens s’y prêtent ! En attendant, le premier consul, qui vient d’organiser rapidement sa campagne contre la coalition européenne (Autriche, Allemagne, Angleterre), assigne un rôle à ses jeunes volontaires dans l’expédition qui se prépare. Il les passe en revue à Dijon le 6 mai 1800. Ségur et ses camarades font partie de la réserve, et bientôt les voilà en Suisse dans l’armée des Grisons. On sait que Macdonald commandait l’armée des Grisons et Moreau l’armée du Rhin, tandis que Bonaparte avait pris pour champ d’action la Haute-Italie. Ces deux chefs, Moreau et Macdonald, étaient unis par les sentimens de l’opposition la plus vive contre le premier consul. Ce fut une des premières impressions que recueillit à l’armée le jeune sous-lieutenant des volontaires de Bonaparte. Dans l’intervalle des combats, Macdonald étant allé conférer avec Moreau jusque dans Augsbourg, le hasard voulut que le régiment de Ségur y fût de passage ce jour-là même. Le général Dumas l’y retint, le présenta aux deux généraux et le fit inviter à un dîner que Moreau offrait à Macdonald. Le repas fut splendide, « repas de vainqueurs servi par les vaincus aux sons d’une musique martiale. » Que de brillans officiers autour des illustres chefs ! quel éclat, que d’or ! que de gloire ! « Jamais, dit Ségur, je n’avais rien vu de pareil, j’en fus ébloui. Je commençai à comprendre qu’aux illustres souvenirs de notre ancienne aristocratie d’autres célébrités, d’autres souvenirs désormais ineffaçables succédaient, qu’on allait dater d’une autre ère fortement empreinte, et qu’il y avait déjà là les bases profondes d’une société nouvelle. » Il s’aperçut en même temps que le premier consul avait des adversaires, des rivaux, et que bien des griefs, sans parler des ambitions, séparaient de lui quelques-uns de ses lieutenans les plus glorieux. À ce dîner d’Augsbourg, les mécontentemens avaient éclaté en paroles amères avec une étrange liberté.

C’étaient là des spectacles pleins d’enseignemens pour un esprit attentif et réfléchi. Le jeune Ségur écoutait et regardait, s’initiant chaque jour aux événemens d’un monde si nouveau. Cette explosion de plaintes dont le hasard l’avait rendu témoin, et qui se prolongea les mois suivans à l’armée de Macdonald, lui révéla un des principaux caractères de la société issue de la révolution. Il sut ce que signifiait la passion de l’égalité. Ces armées plébéiennes avaient le sentiment de ce qu’elles avaient accompli. Très fières à l’égard des aristocraties européennes qu’elles avaient tant de fois vaincues, elles n’étaient pas moins hautaines en face du pouvoir qui s’élevait en France et qui déjà subordonnait tout à un maître. Dès le début du consulat, les soldats de Moreau et de Macdonald épousaient avec ardeur ces ressentimens de leurs chefs. Si je note ces dispositions en passant, c’est que Ségur les éprouva lui-même avec une certaine vivacité ; il est curieux de voir à quelles tentations avait été exposée l’inexpérience du jeune sous-lieutenant. « On sait, dit-il, quels fruits amers produisit la fierté indépendante et jalouse de nos chefs ; elle fut fatale à Moreau quatre ans plus tard, elle borna la carrière de ses meilleurs lieutenans, et suspendit pendant huit ans celle de notre général. » Ainsi parle, à propos de Macdonald et de Moreau, celui qui devait être deux ans plus tard l’aide-de-camp le plus dévoué du premier consul et de l’empereur. Il n’est pas inutile de constater qu’il a obéi assez longtemps aux inspirations des deux chefs ; on verra tout à l’heure que, le jour où il se tournera de l’autre côté, ce ne sera pour avoir subi la fascination de la force et de la victoire ; des sentimens plus nobles expliqueront sa conduite. J’ai dit que cette première campagne de 1800, ces premiers états de service sous Macdonald à l’armée des Grisons, ont été pour le jeune Ségur la date d’une transformation virile. C’est le moment où les principes qui dirigeront sa vie se gravent au fond de son âme. S’il a eu d’abord quelque peine à subir l’attrait personnel du premier consul, il lui a fallu moins de temps pour reconnaître la légitimité de la révolution. Il se réfère à ces jours passés dans l’armée de Macdonald quand il écrit cette page, si bonne à reproduire aujourd’hui : « Ce fut alors surtout que je compris la révolution. J’en voyais pour la première fois à découvert les plus fortes, les plus vivaces et les plus profondes racines. Les passions dont j’étais environné blessaient mes premières directions, elles me repoussaient en moi-même, où j’aimais d’ailleurs à me renfermer, elles rendaient ma position difficile. Cette situation me fut profitable. Au milieu de cette armée plébéienne si fière d’elle-même à si juste titre, je mesurai la double folie d’une obstination royaliste et surtout aristocratique : la première, sous nos drapeaux républicains, me sembla une trahison ; quant à la seconde, entouré de tant de guerriers, tous plus anciens, plus expérimentés, plus instruits que moi, je sentis combien ces prétentions exclusives de naissance seraient non-seulement dangereuses, mais injustes et ridicules. Dès lors j’acceptai la révolution comme un fait accompli, fondé en droit, et auquel le bon sens, l’équité, l’intérêt du pays et même celui de l’ancienne noblesse ordonnaient qu’on se rattachât. Cette conviction acquise, cette route tracée, ce rôle choisi, j’y fus fidèle ; je voulus y être utile et contribuer à y entraîner avec moi l’ancienne France, c’est-à-dire le plus grand nombre de nobles qu’il se pourrait, afin de hâter la fusion et de rendre désormais impossible tout retour aux proscriptions conventionnelles et directoriales. Cette idée s’empara fortement de moi. Depuis et sans cesse elle inspira mes conversations, mes actions et jusqu’à mes moindres paroles. Ce fut surtout alors que, pour m’encourager dans une voie où les rôles avaient tant changé, je comptai et récapitulai continuellement les noms des colonels et des généraux de l’ancienne noblesse, alors en pied dans l’armée en dépit, des proscriptions, et qui devaient m’y servir de point d’appui. C’étaient les Caulaincourt, d’Hautpoul, Grouchy, Pully, Rochambeau, d’Hilliers, Macdonald, etc. Je n’en oubliais qu’un seul, celui qui venait de m’y appeler et qui bientôt devait être notre protecteur le plus puissant, c’était le premier consul ! Mais, par une inconséquence, par un entraînement naturels à mon âge, subissant aveuglément l’influence de l’atmosphère qui m’entourait, je ne voyais en lui qu’un usurpateur passager, l’ennemi de mon général, celui de Moreau, et qui devait incessamment succomber sous le poids de la haine universelle. A cela près, la pensée qui me dominait paraîtra peut-être bien tenace et bien profonde pour la jeune tête d’un sous-lieutenant de vingt ans ; mais, qu’on se le rappelle, je me sentais isolé et presque suspect ; j’étais pauvre, pensif et passionné, susceptible avec les autres et avec moi-même, les observant, m’observant sans cesse, les jugeant d’après moi et me croyant encore plus observé que je ne l’étais. On a vu que c’était là ma première nature ; c’était aussi la seconde, celle que j’avais reçue d’une éducation trop isolée, du malheur, et de la nécessité de tout regagner par moi-même. »

Voilà une page curieuse et qui le peint au vif dans cette première période. Cependant les événemens marchent. Tandis que Ségur fait la campagne des Grisons sous Macdonald, le premier consul triomphe de la coalition à Marengo. Le jeune sous-lieutenant, pendant l’armistice, était resté à Trente auprès de son chef, logé au troisième étage du vieux palais gothique de l’évêque, occupé à lire, à étudier la correspondance de Macdonald, ses ordres et ses instructions à ses généraux, s’attachant à comprendre l’ensemble des mouvemens, dont il n’avait vu que des détails isolés. La paix signée, il revient à Paris dans la seconde quinzaine de mai 1801. Il y avait juste un an qu’il avait quitté sa famille. Dès le lendemain, il reçoit l’ordre d’être prêt à repartir. Le premier consul a chargé Macdonald d’une mission en Danemark, et lui a fait entrevoir, après un séjour de quelques mois dans ce poste secondaire, l’ambassade de Saint-Pétersbourg. En même temps, comme il ne néglige aucun détail, il s’est rappelé les succès du brillant comte de Ségur, ambassadeur de Louis XVI à la cour de Catherine II, et il a voulu que son fils fût attaché à cette ambassade. Le 1er juin, Ségur reçoit sa nomination, et bientôt après, au double titre d’aspirant et d’aide-de-camp, c’est-à-dire devenu diplomate par circonstance sans cesser d’elfe soldat, il part avec Macdonald.

« On ne pouvait, dit-il, montrer au nord de l’Europe un plus illustre et plus digne représentant de la gloire pure des armées de la république. Ce voyage fut pour Macdonald un triomphe continuel dont nous prîmes plus que notre part. » Triomphe de haute admiration et d’accueil empressé, non pas triomphe diplomatique, car Macdonald, envoyé à Copenhague pour maintenir la neutralité des souverains du nord, avait appris en traversant l’Allemagne que cette cause était perdue d’avance. L’assassinat du tsar Paul Ier livrait la Russie à des influences nouvelles ; le Danemark, depuis le bombardement de Copenhague, était sous la main de l’Angleterre ; Macdonald, après avoir contribué à la victoire de la France, allait donc se faire battre jour par jour sur le terrain des négociations. Il en était si persuadé qu’il ne voulait même pas engager le combat. Il laissa dans Hambourg la plus grande partie de ses bagages et de sa maison, et le jour de son arrivée à Copenhague, le chargé d’affaires français, M. Désaugier, lui ayant appris qu’un courrier partait le soir même pour la France : « Bon, dit-il, je vais en profiter pour demander mon rappel. »

il y resta pourtant six mois. Ce séjour ne fut pas inutile au jeune Ségur, on va voir que sa fortune vint l’y chercher. Lui non plus, comme son illustre chef, il ne prenait pas très au sérieux ses fonctions de diplomate. Macdonald, sachant qu’il n’y avait rien à faire, ne demandait qu’à revenir en France ; son aide-de-camp, pour abréger les heures oisives, s’amusait à rimer des chansonnettes, et quelquefois il lui arrivait de les écrire sur les marges des archivés de la légation. Plus tard, en se rappelant ces juvenilia, l’auteur des Mémoires craint que ce procédé ne lui ait valu aux affaires étrangères une réputation un peu futile ; c’est pourquoi il tient à dire que d’autres travaux l’occupaient à Copenhague. Il n’était pas toujours plongé dans ces bagatelles,

Nescio quid meditans nugarum, totus in illis.

C’est à Copenhague qu’il rédigea son précis de la campagne des Grisons sur les notes qu’il avait apportées de Trente. En outre, selon le conseil de son père, il consignait ses remarques sur tous les personnages qu’il avait occasion de connaître, sur toutes les conversations auxquelles il prenait part. Chez Macdonald et partout ailleurs à table, dans les salons, il ne négligeait aucun moyen d’augmenter son trésor. C’est alors qu’il fit connaissance avec Wiebuhr, à peine âgé de vingt-cinq ans et déjà enseveli dans ses fouilles de l’ancienne Rome. Ce lui fut comme une apparition dont le souvenir se grava dans son esprit. Il le montre pâle, faible, malade, presque aveugle, à force de travail ; la moindre lumière l’éblouissait. « C’était donc quand la nuit suspendait ses travaux que j’allais rechercher son entretien. J’entrais à tâtons jusqu’au fond de sa retraite, où j’avais peine à le découvrir à la lueur pâle d’un seul flambeau, au milieu d’in-folios et de manuscrits poudreux dont il était environné : sa chambre en était comble. Nos entretiens quelquefois l’en distrayaient ; nous gagnions tous deux à ce rapprochement, moi de la science, lui du repos : c’était ce qui nous manquait à l’un et à l’autre. » Il fit aussi à Copenhague la rencontre d’un émigré français, ancien lieutenant de vaisseau, dont le frère devait susciter trente ans plus tard une école si bruyante et destinée à de si étranges aventures. Il s’appelait Saint-Simon.

Parmi ces souvenirs de Copenhague ; les plus curieux se rapportent à l’esprit public du pays et à certains personnages de la cour. On aurait peine à croire par exemple, sans l’attestation formelle de Ségur, à quel degré d’enthousiasme étaient montés ces graves habitans du nord dans leur façon d’apprécier la révolution française. De loin, à travers les voiles de la légende, et l’imagination de chacun achevant de transformer la réalité, Robespierre pendant toute la terreur leur était apparu comme un grand homme. Et ne vous figurer pas que la bourgeoisie danoise fût seule de cet avis ; bien-des membres de l’aristocratie du royaume et la duchesse d’Augustembourg elle-même avaient partagé longtemps cette espèce de délire. L’homme, l’orateur, le politique, on avait tout admiré chez le fanatique niveleur, on avait lu ses discours avec, transport, on avait maudit ses victimes comme des traîtres justement punis, on avait déploré sa chute. C’était pourtant la France entière qui avait crié avec Marie-Joseph Chénier :

Salut, neuf themidor, jour de la délivrance !


Il avait fallu plusieurs années pour que cette voix de la France parvînt jusqu’au peuple danois.

Les notes de Ségur contiennent aussi des anecdotes fort piquantes sur l’état mental du roi de Danemark. C’était, on le sait, ce triste Christian VII, le beau-frère du roi d’Angleterre George III, l’époux de la malheureuse Caroline-Mathilde, Quand Ségur visita Copenhague, il y avait déjà vingt-cinq ans que Christian VII était monté sur le trône ; mais il y en avait dix-neuf qu’il ne régnait plus, la régence du royaume ayant été donnée à son frère le prince Frédéric peu de temps après la tragédie de Struensée. Suivant ce que disaient les salons, Christian VII n’avait pas entièrement perdu l’esprit. C’était un maniaque encore plus qu’un fou. Il avait souvent d’étranges saillies, des éclairs de bon sens, avec une liberté de langage qui bravait toutes les convenances et déchirait tous les voiles. On raconte qu’un jour entre autres, se trouvant au milieu de sa famille, il la contempla quelque temps en silence, puis s’écria tout à coup : « En vérité, il faut convenir que nous formons une réunion charmante. Ma fille a les jambes contournées, mon fils ressemble exactement à un albinos, mon frère est bossu ; ma belle-sœur regarde en même temps à droite et à gauche, et moi je suis fou ! » Notez qu’il y avait là non-seulement les membres de sa famille, mais bien des seigneurs de la cour ; mis en train par ce début, il poursuit gaillardement, et de sa famille personnelle passant à la famille des souverains de l’Europe : « Au reste, ajoute-t-il, ma grande famille n’est guère plus saine : mon cousin George d’Angleterre est le plus insensé de son royaume ; mon frère Paul de Russie ne l’est pas mal à ce qu’il me semble ; mon collègue de Naples en tient aussi ou ne vaut pas mieux ; mon petit-cousin de Suède promet plus encore, et, pour en revenir à moi, je suis le plus fou de toute la bande ! » Alors, voyant l’un de ses courtisans joindre les mains et lever ses yeux au ciel : « Eh bien ! cria-t-il, que lui veux-tu ?.. Laisse-le en repos, car tu ne le tromperas pas, celui-là ! »

Des faits bien autrement dramatiques attiraient l’attention du jeune aide-de-camp de Macdonald. Il y avait à peine trois mois qu’avait eu lieu la terrible bataille de Copenhague entre la flotte danoise et la flotte anglaise, bataille glorieuse pour les Danois, qui se termina, il est vrai, par la victoire de Nelson, mais qui, sans une capitulation intempestive du prince royal, aurait fini infailliblement par le désastre des Anglais. M. Thiers, au deuxième volume de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, avait déjà raconté cette terrible journée ; M. de Ségur ajoute à ce beau récit l’intérêt des souvenirs personnels. Il a vu quelques-uns des principaux acteurs presqu’au lendemain du drame. C’était le contre-amiral Bill, qui, à un certain moment de la bataille, s’était trouvé en mesure d’enfiler de son feu les douze vaisseaux de Nelson, engagés dans une passe étroite d’où il était impossible de sortir ; il allait les détruire l’un après l’autre ou les forcer d’amener leur pavillon, quand Nelson, se voyant perdu, s’empressa d’écrire au prince royal et de lui demander un armistice. Il avait une telle hâte qu’il traça un simple billet de deux lignes au crayon. Ainsi, selon la décision du prince, la défaite des Danois allait se changer en triomphe, la victoire des Anglais allait tourner en un effroyable désastre. Le contre-amiral Bill suppliait le prince de ne pas accorder l’armistice ; le prince l’accorda, craignant pour ses colonies, pour sa flotte, pour Copenhague même, la vengeance de l’Angleterre humiliée. Au danger lointain, il sacrifiait la victoire présente. Avait-il tort ? Ségur le croit ; il est vrai que Ségur vient de visiter le contre-amiral Bill sur son vaisseau et qu’il a entendu les plaintes patriotiques de ce vaillant homme.

Tandis que l’aide-de-camp de Macdonald étudie ainsi les hommes et les choses du Danemark, le colonel Duroc, aide-de-camp du premier consul, arrive à Copenhague. C’était le 11 octobre 1801. La mission du colonel, analogue à celle que Macdonald avait reçue et dont il demandait, par chaque courrier, à être déchargé, l’avait conduit à Berlin, à Saint-Pétersbourg, à Stockholm ; il revenait en France par le Danemark. Avide de voir et de connaître les hommes célèbres, Ségur n’eût garde de manquer une telle occasion. Duroc l’accueillit d’abord un peu froidement, ou du moins avec la réserve d’un observateur qui a des comptes à rendre. Heureusement dès le second jour, au milieu d’un petit cercle, Duroc ayant demandé certains renseignemens sur la flotte et l’armée danoise, Ségur se trouva seul en état de lui répondre. Aussitôt la glace fut rompue. Ségur n’eut plus besoin de s’attacher aux pas de l’illustre voyageur : ce fut Duroc qui le rechercha. Le colonel n’avait fait du reste qu’une rapide apparition : quatre jours après son arrivée à Copenhague, il prenait le chemin de la France. A l’heure du départ, certaines paroles, certain accent, firent comprendre au jeune officier qu’il n’avait pas déplu.

Ségur était pourtant bien loin de soupçonner le changement que la sympathie de Duroc devait apporter dans sa carrière. Quand il revint à Paris avec Macdonald, au mois de janvier 1802, il était plutôt animé de sentimens défavorables au premier consul. D’abord le premier consul semblait de plus en plus disposé à faire de lui un diplomate, et Ségur, par goût comme par système, était résolu à ne pas quitter l’épée ; il lui était même arrivé, dans une présentation officielle, de le déclarer au maître avec une liberté de langage qui lui attira une brève et rude réponse. Ajoutez à cela qu’il avait fait ses premières armes sous Macdonald et Moreau ; comment n’eût-il pas adopté une grande partie de leurs griefs contre Bonaparte ? Rien ne put le ramener alors à des idées plus justes, ni les conseils de son père, ni les bienfaits du premier consul. Le comte de Ségur venait d’être nommé membre du corps législatif, et lui-même avait reçu le 5 avril 1802 son brevet de lieutenant. La semaine suivante (11 avril), au Te Deum de Notre-Dame, pour la signature du concordat, sans faire chorus assurément avec les généraux républicains qui blâmaient cette capucinade, il avait l’air de marcher d’accord avec eux. Ses allures, il est obligé de le reconnaître, pouvaient le signaler comme leur complice. « Je conviens, dit-il, que, dans la cathédrale, mon attitude ne fut pas la moins irrévérente. Je me souviens même qu’au retour du cortège, qui passa devant le Palais-Royal près d’un groupe d’officiers où je me trouvais, mes airs dédaigneux, en réponse aux saluts multipliés du premier consul, ne durent certes pas le satisfaire. »

Notons ici un fait curieux qui a bien sa valeur historique. Cette conversion que n’avaient pu amener ni les remontrances d’un père, ni les obligeances du maître, ce fut Moreau lui-même qui la produisit. Ségur, étant allé le voir un matin rue d’Anjou-Saint-Honoré, trouva chez lui deux officiers républicains, Grenier et Lecourbe. La conversation tomba sur les généraux du temps de Louis XV. Moreau, oubliant qu’il parlait devant le petit-fils d’un maréchal de France mutilé au service de la patrie, les qualifia tous d’un terme méprisant et cynique, « car sa parole, comme ses manières, était commune. » On devine l’irritation du jeune lieutenant. Cette grossièreté lui fit monter le sang au visage. Son aïeul, le héros de Lawfeld, de Rocoux, de Clostercamp, venait précisément de mourir pendant son voyage au Danemark ; il en portait encore le deuil. Son âge, son grade, ne lui permettaient pas de relever l’insulte ; il sortit brusquement, d’autant plus irrité qu’il n’avait pu lâcher la bride à sa colère. Ah ! ce n’était pas ainsi que le premier consul traitait les serviteurs de l’ancienne France. Quelques semaines avant la mort du maréchal, ayant appris dans quel dénûment s’éteignaient ses derniers jours, il s’était empressé de lui accorder une pension, et quand le vieillard s’était présenté aux Tuileries pour le remercier, avec quelle noblesse il l’avait accueilli ! Il était allé à sa rencontre, lui avait parlé avec déférence ; puis, le reconduisant jusque sur l’escalier, il avait voulu que les honneurs militaires lui fussent rendus comme autrefois. Il n’y avait plus de maréchaux de France depuis l’établissement de la république, il y en eut un ce jour-là ; la garde prit les armes et les tambours battirent aux champs.

C’en était assez pour que Ségur s’arrêtât sur la pente où l’avait engagé l’humeur frondeuse de ses chefs. Cependant, las de son oisiveté, se croyant disgracié du premier consul pour son « obstination anti-diplomatique, » il demande un emploi de son nouveau grade dans le 19e dragons, commandé par Caulaincourt. C’était jouer de malheur ; le 19e dragons venait d’être dénoncé comme un foyer d’agitation séditieuse. Sur ces entrefaites, un billet de Duroc, daté du 4 prairial an X (24 mai 1802), l’invite à se rendre le jour même à la Malmaison. Le premier consul désire lui parler, on l’attend à midi. Rien de plus simple que ce billet ; mais Ségur est vif, nerveux, et déjà son imagination bat la campagne. Évidemment il s’agit de sa demande au sujet du 19e dragons. Le bruit court qu’un escadron de ce corps, composé des plus mécontens, va être envoyé à Saint-Domingue ; si le premier consul le fait appeler, n’est-ce pas pour le réprimander de son attitude et le menacer de la même punition ? Il sera trop heureux encore, si tout se borne à une menace ; c’est peut-être un ordre qu’il va recevoir, l’ordre de partir pour Saint-Domingue avec les séditieux. Il arrive donc « tout hérissé, » ne songeant qu’à se défendre : ô surprise ! le premier consul le reçoit paternellement, lui témoigne la bienveillance la plus tendre avec cette grâce exquise à laquelle on ne résistait point. Il n’y a rien de plus doux que la douceur des forts. Ségur le sentit bien lorsque Bonaparte lui annonça qu’il le chargeait d’une mission auprès du roi d’Espagne. Il s’agissait de remettre ostensiblement de sa part une lettre au roi et une autre au prince de la Paix, mais celle-ci tout à fait secrètement, à l’insu même de notre ambassadeur, le général Saint-Cyr. Ce n’était pas une mission diplomatique, c’était une mission intime, une mission d’aide-de-camp, et confiée avec quelle bonté, avec quelle séduction irrésistible ! Ce matin-là, dans le long cabinet de la Malmaison, Ségur fut touché jusqu’au fond de l’âme et se donna pour toujours.

Nous ne parlerons pas de cette mission à Madrid, bien que les détails curieux n’y manquent pas. L’épisode est secondaire dans cette vie si pleine, et nous avons à peine le loisir d’effleurer les grandes choses. Ce fut d’ailleurs une course d’état-major beaucoup plus qu’un voyage, course à bride abattue, car le jeune lieutenant, qui connaissait bien les exigences de son chef, avait déjà pour programme : faire vite et bien. Il connaissait aussi sa générosité, puisqu’à son retour d’Espagne, cherchant à occuper ses loisirs, il publia son récit de la campagne des Grisons, où les glorieuses actions de Macdonald étaient célébrées avec enthousiasme. Cependant les préventions et les défiances n’avaient pas entièrement disparu de l’esprit de Ségur. Dévoué au premier consul, il n’éprouvait pas les mêmes sentimens pour le dictateur qui de jour en jour préparait sa souveraineté. M. Victor Hugo l’a dit en des vers que réclame l’histoire :

Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul déjà par maint endroit
Le front de l’empereur brisait le masque étroit.


En voyant éclater ce masque, ceux-là même que la grandeur du consulat avait frappés d’éblouissement revenaient à des pensées hostiles. Pourquoi Bonaparte, après avoir refusé avec dédain le château de Saint-Cloud comme don public et propriété privée, ordonnait-il de le restaurer comme propriété nationale ? pourquoi cette dépense de 6 millions qu’il venait d’y faire ? pourquoi cet empressement à y établir sa résidence ? On ne pouvait s’accoutumer à ces prises de possession des demeures royales. Ségur le dit expressément : « le nom sonore de république, sous la dictature du génie, convenait à nos imaginations. » Il ajoute que ces sentimens, esprit d’indépendance et fierté chez le plus grand nombre, se compliquaient chez lui de ses souvenirs de race, trop directement blessés par ces préliminaires d’usurpation. S’il avait renoncé aux idées de l’aristocratie, c’était pour se rallier à la nation française ; il lui répugnait de paraître abandonner la cause de tous pour prendre le parti d’un seul. Il en était là quand le 27 octobre 1802, trois mois après son retour d’Espagne, il reçut l’ordre de se rendre le lendemain au château de Saint-Cloud. « Je ne sais, dit-il, comment j’appris que c’est pour être attaché à l’état-major particulier du premier consul, mais je me souviens bien que mon premier mouvement fut d’hésiter à obéir. Quoi qu’il en soit de cette jactance à la fois royaliste et républicaine, le fait est que, mon père aidant, je me trouvai le lendemain à l’heure dite à Saint-Cloud dans la galerie de Mars, où Duroc me présenta à Bonaparte. » Il senti là qu’il s’était bien donné tout entier dans le cabinet de la Malmaison et qu’il avait bien vainement essayé de se reprendre. Quelques mots du premier consul l’attachèrent pour jamais à sa personne. Il sortit de cette audience le plus fidèle des amis, le plus dévoué des serviteurs, « ivre de joie ; dit-il, et se sentant à peine marcher à terre. »


II

Voilà donc Ségur, à vingt-deux ans, chargé de commander la garde montante qui veille sur le vainqueur d’Arcole et de Marengo. Il est comme le premier soldat du grand capitaine ; à toute heure, en toute circonstance, le chef l’aura sous la main, toujours prêt à faire son devoir : admirable poste pour assister aux plus grandes choses de l’histoire, quelquefois pour y participer. Dès le commencement de l’année 1803, avant la rupture définitive avec l’Angleterre, Bonaparte ayant invoqué l’intervention de l’empereur de Russie et du roi de Prusse contre les provocations du cabinet de Saint-James, Ségur est envoyé à Berlin avec Duroc, tandis que Colbert va remplir le même office à Saint-Pétersbourg. Il reste trois jours à Berlin, et, grâce aux souvenirs que son père y avait laissés, il a l’honneur d’être admis en audience particulière par la reine de Prusse. C’était la reine Louise, célèbre déjà par sa beauté, comme elle l’a été depuis par son héroïsme. Ségur la peint, telle qu’il l’a vue, jeune, souriante, une sorte d’apparition idéale ; puis il ajoute : « Pouvais-je prévoir alors que, trois ans plus tard cette même reine, en habit de guerre, fuirait devant nos escadrons, et que moi-même, à la fin de la bataille d’Iéna, en pénétrant dans une dernière charge au milieu de Weimar, je serais près de m’emparer d’elle ? » A peine revenu de Berlin, une autre mission l’attend. Bonaparte était tout entier aux immenses préparatifs de la descente projetée sur les côtes d’Angleterre. Au mois de juin 1803, il était allé d’Amiens et de l’embouchure de la Somme jusqu’à Flessingue pour surveiller en personne l’exécution de ses plans et en compléter les détails. Ce voyage avait duré quarante-neuf jours. Au mois d’août, dès que Bonaparte est de retour, Ségur reçoit l’ordre de recommencer la même tournée pas à pas, d’examiner ce qui a été fait depuis le passage du maître, de marquer le point d’avancement de chaque partie, de le lui mander, non dans un rapport en bloc, mais jour par jour et à chacune des stations. L’ordre dicté par le premier consul, bref, d’une précision et d’une clarté impérieuse, se terminait ainsi : « Cet officier ne doit rien dire par ouï-dire, il doit tout voir par ses yeux, ne dire que ce qu’il ai vu, et, lorsqu’il sera obligé de dire quelque chose qu’il n’a point vue, dire qu’il n’a pas vu. »

Associé de la sorte aux préliminaires de cette gigantesque entreprise, Ségur est un témoin qu’il y a profit à écouter. On sait avec quelle ampleur M. Thiers a traité ce sujet aux quatrième et cinquième volumes de son Histoire du Consulat et de l’Empire, M. de Ségur a su être encore intéressant et neuf, même après ce beau récit. Je trouve par exemple, dans les pages de Ségur, un fait très curieux que n’a pas mentionné M. Thiers. Au mois de juillet 1804, lorsque Napoléon, après les fêtes du sacre, reparut soudainement à Boulogne, il voulut un jour, pour exercer sa flottille, la mettre sous voiles en face de l’escadre anglaise. Le ciel était menaçant ; le contre-amiral qui se trouvait là jugeait la chose imprudente et le dit avec franchise. L’empereur insiste, l’amiral tient bon. Alors Napoléon s’emporte avec une telle violence que le marin, se croyant menacé d’un outrage, met la main sur la garde de son épée. On le désarme, et la flottille part. Le marin ne s’était pas trompé dans ses pronostics ; Napoléon, il est vrai, repoussa l’escadre anglaise et lui prit même un bâtiment, mais il fut exposé aux derniers périls par cette tempête à laquelle il ne voulait pas croire. Quatre de ses embarcations périrent ; il faillit lui-même être submergé. Ces deux fautes si graves, l’une contre sa flotte, l’autre contre son loyal officier, il les répara cordialement. On le vit, pendant une nuit entière, diriger le sauvetage des naufragés, comme il avait dirigé la manœuvre dans le combat ; quant au contre-amiral, il lui avoua son tort, lui pardonna le sien, et lui fit oublier sa violence.

Un an plus tard, le 24 juillet 1805, lorsque l’amiral Villeneuve eut manqué l’occasion d’attaquer la flotte anglaise à la pointe du Finistère et de venir dans la Manche protéger les opérations de la flottille, tout le monde sait quelle fut la colère de l’empereur contre le chef irrésolu qui faisait échouer une de ses plus prodigieuses conceptions. M. Thiers est disposé à une certaine indulgence à l’égard de Villeneuve ; il croit qu’on l’a trop décrié, « selon l’usage pratiqué envers ceux qui sont malheureux ; » M. de Ségur porte le même jugement, mais un détail curieux, un détail tout nouveau, c’est le témoignage qu’il rend au contre-amiral Magon, l’homme qu’il eût fallu à Napoléon dans cette immense affaire pour exécuter ses ordres et changer le cours de l’histoire. La chose mérite d’être signalée ; des épisodes comiques s’y mêlent aux plus sérieuses pensées et donnent à la narration un relief qu’on voudrait rencontrer plus souvent. « Je tiens, dit-il, de Lauriston, depuis maréchal et pair de France, alors aide-de-camp de Napoléon et embarqué sur la flotte de Villeneuve, que, le lendemain de ce combat, le contre-amiral Magon, au premier signal donné par cet amiral de lâcher prise sur la flotte anglaise, fut saisi d’un tel transport d’indignation qu’il écuma, trépigna, se mit à courir furieux sur son vaisseau, et que, voyant passer en retraite celui de son amiral, il l’apostropha, lui lança dans sa rage inexprimable tout ce qu’il trouva sous sa main, sa lunette, sa perruque même, qui tombèrent à la mer, car Villeneuve passait trop lourde lui pour qu’il pût l’atteindre ni même en être entendu. » M. de Ségur ajoute qu’il avait eu des rapports avec Magon dans plusieurs missions précédentes et que sa conviction sur ce point était aussi assurée que celle de Lauriston : si Magon eût été à la place de Villeneuve, la face du monde était changée !

Une scène à jamais mémorable est celle qui eut lieu le 13 août 1805 au camp impérial du Pont-de-Briques. M. Thiers la rapporte d’après un fragment de mémoires écrits par le comte Daru ; M. de Ségur, qui la tient de Daru lui-même, en a reçu l’impression immédiate avec un trésor de détails. Il est quatre heures du matin ; l’empereur vient d’apprendre que Villeneuve, au lieu d’arriver dans la Manche, est allé se réfugier dans un port d’Espagne. Ainsi tout est perdu ! Il ne fera pas sa descente en Angleterre, il ne rendra pas aux Anglais sous un roi privé de raison les visites qu’ils nous ont faites sous un roi insensé ; ces plans, ces préparatifs, cette conception immense, cette assurance de conquérir la paix du monde au cœur de la Grande-Bretagne, tout cela est vain par la timidité d’un homme ! Il mande aussitôt Daru ; Daru accourt et le trouve agité, farouche, le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, le regard foudroyant. « Dès qu’il aperçoit Daru, il court à lui, et, l’apostrophant : « Savez-vous où est ce j…f….. de Villeneuve ? Il est au Ferrol ! Comprenez-vous ? au Ferrol ! Ah ! vous ne comprenez pas ? Il a été battu ! il est allé se cacher dans le Ferrol ! C’en est fait, il y sera bloqué ! Quelle marine ! quel amiral ! que de sacrifices inutiles ! » Cette explosion dure près d’une heure, explosion de colère et de douleur, à la fois effrayante et déchirante, triviale et sublime. Enfin, quand il a déchargé son âme, il s’arrête tout à coup, et montrant à Daru un bureau chargé de papiers : « Mettez-vous là, dit-il, écrivez ! » Et aussitôt, sans transition, sans repos, se ressaisissant lui-même par un acte de volonté souveraine, il lui dicte le plan d’une campagne victorieuse jusqu’à Ulm, jusqu’à Vienne ! Son armée faisait face à l’Océan sur plus de deux cents lieues de front, elle va faire volte-face et marcher au Danube. Là, plus d’incertitudes comme sur la mer, plus de retards inévitables, plus d’obstacles invincibles, par conséquent plus de chefs irrésolus. Quand il règle tous les mouvemens de ces grandes masses, on dirait qu’il les décrit. Ce qu’il ordonne de faire, il le voit. Il voit l’armée se rompre, les colonnes se former, chaque corps, au jour dit, à l’heure dite, atteindre le rendez-vous prescrit. En tel endroit on surprendra l’ennemi, en tel autre on l’attaquera de vive force. Bien plus, il devine les mouvemens de l’armée autrichienne qui seront déterminés par les siens, il aperçoit les fautes de ses adversaires et les fait entrer dans ses calculs. Deux mois, trois cents lieues et plus de 200,000 ennemis séparaient la pensée du résultat : tout se trouva exact. « S’il y eut, dit Ségur, quelques différences de temps entre Munich et Vienne, elles furent à notre avantage. » Il ajoute que bien des fois, et bien des années après, Daru lui avait redit les détails de cette matinée du 13 août 1805. Daru était accoutumé aux inspirations de son chef ; ce qui le frappa de stupeur en cette circonstance, c’est que l’empereur eût abandonné si vite ses immenses apprêts, ses espérances grandioses, et que, secouant le poids si lourd de ses regrets, il se fût élancé d’un seul bond dans un autre ordre d’idées, y portant la même puissance et la même précision du génie.

Nous n’avons pas à raconter ici la prodigieuse manœuvre qui de Strasbourg et des bords du Rhin, tournant, dépassant, enveloppant l’armée du maréchal Mack, la força de capituler dans Ulm. On ne refait pas les récits de M. Thiers, à moins d’avoir, comme M. de Ségur, des détails personnels à y ajouter. C’est là tout simplement ce que nous cherchons dans ces Mémoires. Voici un de ces détails qui ont leur prix à côté des événemens les plus glorieux, car ils confirment ce qu’en a dit l’histoire. C’était le 1er octobre 1805. L’empereur était encore à Strasbourg, pivot de sa grande manœuvre, et l’impératrice s’y trouvait avec lui. Ségur, chargé d’une mission auprès de l’électeur de Wurtemberg, avait reçu l’ordre de partir. Quand il alla prendre congé de l’impératrice : « Emportez mes vœux, lui dit-elle, soyez aussi heureux que vont l’être l’armée et la France ! » Très confiant dans le génie de l’empereur, mais étonné pourtant d’une assertion si positive, Ségur laisse voir un peu de surprise. L’impératrice s’en aperçoit et reprend aussitôt : « Oh ! n’en doutez pas. L’empereur vient de m’annoncer que dans huit jours l’armée ennemie entière serait faite prisonnière infailliblement. » En effet, huit jours plus tard, le 8 octobre, Mack était complètement tourné. Tandis que Mack, en face de Strasbourg et du Haut-Rhin, gardait fièrement les défilés de la Forêt-Noire, il avait laissé passer sur sa droite une armée de 200,000 hommes qui allait le couper des Russes et de l’Autriche.

Lorsque l’impératrice Joséphine annonçait ainsi à Ségur que l’armée autrichienne allait être infailliblement prisonnière, Ségur ne se doutait pas qu’il serait chargé par l’empereur d’aller trouver le maréchal Mack et de régler avec lui les conditions de la capitulation. C’était le 16 octobre 1805. Après une série de manœuvres et de combats qui avaient duré une quinzaine de jours, tous les corps autrichiens s’étaient rabattus pêle-mêle dans Ulm, cernés par nos troupes, qui occupaient les hauteurs voisines. Voici ce que Ségur écrit le 17 octobre du quartier impérial d’Elchingen : « Hier au soir, l’empereur m’a fait appeler dans son cabinet. Il m’a ordonné de pénétrer dans Ulm, de décider Mack à se rendre dans cinq jours, et, s’il en exigeait absolument six, de les lui accorder. Telles ont été mes instructions. La nuit était noire. Un ouragan furieux venait de s’élever : j’ai failli plusieurs fois être renversé par la tempête. Il pleuvait à flots ; il fallait passer par des chemins de traverse et éviter des bourbiers où l’homme, le cheval et la mission pouvaient finir avant terme. J’ai été presque jusqu’aux portes de la ville sans rencontrer nos avant-postes ; il n’y en avait plus : factionnaires, vedettes, grandes gardes, tout s’était mis à couvert ; les parcs d’artillerie même étaient abandonnés ; point de feux, point d’étoiles. Il m’a fallu errer pendant trois heures et inutilement à la recherche d’un général… J’ai enfin découvert un trompette d’artillerie à moitié noyé dans la boue, sous un caisson où il s’était réfugié. Il était raide de froid. Nous nous sommes approchés des remparts d’Ulm. On nous attendait sans doute, car au premier appel M. de La Tour, officier parlant bien français, s’est présenté pour me conduire au feld-maréchal. Il m’a bandé les yeux et m’a fait gravir par-dessus les fortifications. J’ai fait observer à mon conducteur que la nuit était si noire qu’elle rendait le bandeau bien inutile, mais il a objecté l’usage. La course m’a semblé longue. J’en ai profité pour faire causer mon guide… Nous sommes enfin arrivés dans une auberge où demeurait le général en chef. Il pouvait être alors trois heures après minuit. Le général m’a paru grand, âgé, pâle. L’expression de sa figure annonçait une imagination, vive. Ses traits étaient tourmentés par une anxiété qu’il cherchait à dissimuler. Je me nommai, et, après avoir échangé quelques complimens, entrant en matière, je lui dis que je venais, de la part de l’empereur, le sommer de se rendre et régler avec lui les conditions de la capitulation. Ces expressions lui parurent insupportables, il ne convînt pas d’abord de la nécessité de les entendre… » Accablé de son désastre, le vieux maréchal s’entêtait un peu puérilement à en déguiser le nom ; il s’obstinait à ne parler que de la suspension d’armes, de l’interruption des hostilités, et il la demandait pour huit jours. Ne pouvant échapper à la ruine, sa grande préoccupation était de gagner au moins une semaine pour l’Autriche, afin que la Russie eût le temps de la secourir.

La discussion fut longue, courtoise et ferme de la part de Ségur, elle fut vive et tenace de la part du vieux maréchal. Le jour se levait, on se sépara sans avoir pu s’entendre. A neuf heures du matin, Ségur était au quartier impérial à l’abbaye d’Elchingen et rendait compte à l’empereur de sa mission. L’empereur, le voyant harassé de tant de jours de combat et de tant de nuits de fatigues, lui permet d’aller se reposer. Voilà Ségur dans sa cellule, mais à peine est-il déshabillé à demi que l’empereur l’envoie chercher de nouveau. Il faut repartir pour Ulm ; il accordera les huit jours à la condition qu’ils dateront du 15 octobre, premier jour du blocus, et, en cas d’un refus obstiné, il donnera un jour de plus, c’est-à-dire que les huit jours dateront du 16. Ségur rentre dans Ulm vers midi. Cette fois il y trouve Mack à deux pas de la porte de la ville, au rez-de-chaussée d’un misérable cabaret, et il lui remet l’ultimatum de l’empereur. La discussion recommence toujours opiniâtre, toujours tenace, tellement que Ségur, sachant l’empereur impatient d’en finir, se décide à faire sa dernière concession. Suffirait-elle ? A voir la ténacité du vieillard, il lui est permis de craindre que tout ne soit pas encore terminé. Il se trompe ; dès que les huit jours pleins sont accordés, la scène change immédiatement, et le vieux maréchal, si inflexible tout à l’heure dans son désespoir, laisse éclater une satisfaction à la fois puérile et douloureuse. C’est l’effet qu’elle produisit sur le négociateur français. Huit jours ! le maréchal s’était promis d’obtenir au moins ce répit pour les armes autrichiennes. Huit jours ! c’était son point d’honneur. Avec cette concession de huit jours, il croyait avoir sauvé le drapeau. « Monsieur de Ségur, disait-il au jeune aide-de-camp, mon cher monsieur de Ségur, je tiens à votre estime, je tiens à l’opinion que vous aurez de moi. lisez l’écrit que j’avais signé d’avance, vous verrez si j’étais décidé. » Et en parlant ainsi dans le transport d’une joie navrante, il déployait un papier sur lequel Ségur lisait ces mots : « huit jours ou la mort ! » signé : Mack. Quelques heures après, Napoléon ayant tout approuvé, le maréchal Berthier se rendait à Ulm pour mettre sa signature, au nom de l’empereur, à côté de celle du maréchal autrichien. Voilà comment fut conclue le 17 octobre 1805 la capitulation d’Ulm.

Cette grande journée ne mettait pas fin à la campagne ; d’Ulm à Austerlitz, rude et sanglant est le chemin. Ségur a vu de près toutes les péripéties de la lutte. A Munich, à Gratz, à Vienne, il est le modèle de l’officier d’état-major, toujours prêt aux missions les plus périlleuses. Un jour Napoléon lui dit : « Partez à l’instant pour Gratz et remettez à Marmont cette dépêche… L’ennemi doit être entre Neukirch et Brugg sur votre passage ; traversez-le, et s’il vous prend, imaginez quelque subterfuge ; dites que vous portez la nouvelle d’un armistice. Enfin tirez-vous de là. Surtout ne laissez pas prendre les instructions que je vous confie. » Et Ségur part, jurant qu’il passera, promettant du moins qu’en tout cas on ne lui prendra pas ses dépêches. Nulle fatigue ne l’arrêtait. Une nuit, à bout de forces, mais allant toujours, comme il traversait un village occupé par nos troupes, il lui arriva de tomber dans la rue sans connaissance. Il se réveilla auprès d’un bon feu, entouré de grenadiers de la garde qui l’avaient reconnu et ramassé. Il repartait le lendemain, courant le jour, la nuit, franchissant les ravins, traversant les rivières, crevant ou noyant les chevaux. « Je me souviens, dit-il, entre autres aventures, que, dans l’une de ces nuits si pénibles, m’efforçant d’atteindre Moelkt avant le jour, je rencontrai une rivière qu’il me fallut traverser à gué, et où je perdis guide et chevaux, emportés par le courant. Plus heureux que ma pauvre monture, qui s’en alla flottant vers le Danube, je parvins à gagner un atterrissement d’où je continuai ma route a pied, satisfait encore d’arriver à l’heure prescrite. »

Sa récompense était d’assister de près aux plus grandes scènes de l’histoire. Le 2 décembre 1805, au lever du jour, il était dans la baraque de l’empereur, sur le tertre qui dominait le champ de bataille d’Austerlitz. On servit un court repas que l’empereur prit debout avec ses aides-de-camp, après quoi, ceignant son épée : « Maintenant, messieurs, leur dit-il, allons commencer une grande journée. » Quelques instans après, tous les chefs de corps vinrent prendre les ordres de l’empereur ; c’étaient Murat, Lannes, Bernadotte, Soult, Davout, tous les princes et maréchaux, « le plus formidable ensemble que l’imagination puisse concevoir, « Ségur, écrivant ses souvenirs vingt ans plus tard, en frémit encore d’ardeur et d’enthousiasme : « Que de chefs de guerre, justement et diversement célèbres, entourant le plus grand homme de guerre des temps antiques et modernes ! ma vie aurait la durée de celle du monde que jamais l’impression d’un tel spectacle ne s’effacerait de ma mémoire. » Ségur avait vu ce simple et magnifique début de la grande journée, il en vit toutes les heures terribles ou glorieuses. Il entendit les paroles du maître, il transmit ses instructions, il se battit à ses côtés, il chargea par ses ordres les bataillons ennemis, il sabra de si près leur artillerie qu’il eut la figure brûlée par la flamme sortant des canons. Après le choc épouvantable de la garde russe et de la garde française, il vit Rapp accourir au galop, la tête haute, le regard en feu, le sabre et le front ensanglantés, « tel enfin qu’un tableau célèbre le représente. » Seulement pour noter la chose au passage ainsi que l’a fait Ségur, le peintre a cessé d’être exact quand il a représenté auprès de Napoléon un si nombreux état-major et tout autour de lui des débris de combat, des canons brisés, des morts et des mourans. Le sol était nu ; l’empereur était en avant, ayant Berthier à ses côtés ; derrière, à deux ou trois pas, se tenaient Caulaincourt, Lebrun, Thiard et Ségur. Voilà les seuls témoins de la scène. La garde à pied, l’escadron de service lui-même, étaient à une assez grande distance, en arrière à droite. Les autres officiers de l’empereur, Duroc, Junot, Mouton, Maçon, Lemarrois, étaient dispersés au loin sur toute la ligne. Tels sont les détails réels en face de la peinture épique. Nous n’en faisons pas la remarque pour signaler la contradiction du peintre et de l’historien. A chacun son devoir et son art. Ségur dit ce qu’il a vu de ses yeux, Gérard dit ce qu’il a vu de cette vue plus haute, plus complète, qui rassemble les traits épars, les concentre, les éclaire, et fait que la poésie, suivant le mot du premier des critiques, est encore plus vraie que l’histoire.

La déroute des deux armées ennemies ne fournit pas moins de détails à Ségur que la mêlée du combat. Ici encore, c’est un témoin qui parle. Il a vu à la dernière heure les derniers bataillons de l’armée russe s’aventurer sur les lacs glacés « que brisaient sous leurs pieds nos canons impitoyables. » Quelle gloire ! mais aussi que de sang ! que de victimes ! Du moins, avec un homme tel que Ségur on est certain que l’humanité ne perdra jamais ses droits. Il y a une belle et hardie parole de Joseph de Maistre : « la jeune femme demeure chaste au milieu des transports de l’amour comme le jeune’ héros reste humain dans les emportemens de la bataille. » Je me suis rappelé ce mot en suivant Ségur à Austerlitz. Il raconte que ses camarades et lui, pris de pitié à la vue de ces malheureux entraînés par les eaux glacées du lac, s’élancèrent pour les sauver. C’est ainsi qu’il eut le bonheur de retirer du gouffre un pauvre diable qui se noyait ; c’était un Cosaque. Ségur ne se doutait pas qu’il se préparait, nous le verrons plus loin, un protecteur pour les mauvais jours.

On trouvera bien d’autres détails dans cette partie des Mémoires de Ségur. Chaque fois qu’il est en scène, chaque fois qu’il peut dire : J’étais là, le récit prend un intérêt dramatique. C’est lui, par exemple, qui le lendemain 3 décembre établit le bivouac célèbre où eut lieu l’entrevue de l’empereur Napoléon et du souverain de l’Autriche, l’empereur d’Allemagne François II. C’était dans un vallon, près des étangs de Saruschitz. du arbre abattu la veille par les Russes avait paru fournir une place convenable. Près de ce siège rustique, Ségur avait fait allumer un grand feu entretenu avec soin. Des chasseurs de la garde fixaient des planches sur le tronc, pour que les deux monarques pussent s’y asseoir. D’autres étendaient de la paille comme un tapis. L’empereur vit ces apprêts et se mit à sourire : « Bien, bien, dit-il à Ségur, cela suffira. » Ce n’était pas tout à fait le camp du drap d’or, ni même l’entrevue de François Ier et de Charles-Quint ; cette idée venant à l’esprit de Napoléon, il ajouta gaîment qu’il avait fallu six mois pour régler le cérémonial de cette solennité.

En ce moment, on vit arriver une calèche seule et sans escorte. Les escadrons qui l’avaient accompagnée n’avaient pu dépasser la ligne d’armistice marquée par les étangs. La voiture s’arrêta sur la route, à peu de distance du foyer allumé dans le vallon. L’empereur Napoléon vint jusqu’à la portière pour recevoir l’empereur François II, et déjà il se disposait à l’embrasser quand il s’arrêta net, comme soudainement glacé par la physionomie du monarque autrichien. Ce n’était pas la froideur hautaine, c’était une froideur d’indifférence, Il y a un regard morne qui révèle la profondeur du désespoir, le regard de François II était sans expression ; on n’y remarqua même pas une lueur fugitive de curiosité en face de l’homme qui étonnait le monde. Ségur, qui a noté tout cela, nous affirme pourtant que ses premières paroles furent convenables. « J’espère, dit François II, que votre majesté appréciera la démarche que je viens faire pour accélérer la paix générale. » C’était le ton juste et la façon la plus digne d’entrer en matière ; mais que penser de ce qui a suivi ? Presque aussitôt, avec un rire singulier, rire équivoque et contraint qui formait dans un tel moment la dissonance la plus pénible, le monarque continua ainsi : « Eh bien ! vous voulez donc me dépouiller, m’enlever mes états ? » Sur quelques mots de Napoléon, il répliqua : « Les Anglais ! ah ! ce sont des marchands de chair humaine ! » Ségur et ses compagnons n’entendirent pas la suite de l’entretien ; ils étaient restés sur la route avec les officiers autrichiens, à quelque distance des deux monarques et du prince de Lichtenstein, seul admis à cette conférence. Ils purent remarquer cependant que François II ne prenait qu’une faible part à la discussion, c’était le prince de Lichtenstein qui parlait pour son maître. L’entrevue dura une heure. Le siège rustique préparé par les soldats de Napoléon se trouva inutile, les interlocuteurs restèrent debout. La conversation terminée, les deux souverains se rapprochant du groupe des officiers, Ségur entendit François II prononcer ces paroles : « Allons, c’est donc une affaire arrangée ! .. Ce n’est que depuis ce matin que je suis libre… J’ai dit à l’empereur de Russie que je voulais vous voir ; il m’a répondu qu’il m’en laissait maître. » Le prince ajoutait à cela des propos singuliers, des plaintes personnelles contre les Cosaques, qui avaient pillé une de ses fermes, le tout entremêlé de ces éclats de rire qui avaient déjà causé aux témoins de la scène une impression pénible. Quant à Napoléon, ses dernières paroles furent un sérieux appel à la loyauté de François II : « Ainsi votre majesté me promet de ne plus recommencer la guerre ? » François II répondit : « Je le jure et je tiendrai parole, » sur quoi les deux empereurs s’embrassèrent et prirent congé l’un de l’autre.

Cette fin d’une campagne extraordinaire, une supériorité si écrasante de toutes les façons, tant de gloire, tant de puissance, cet accord avec le souverain de l’Autriche, cette promesse de François II donnée en termes aussi solennels, tout cela aurait dû faire concevoir à Napoléon les espérances d’une paix durable. C’était son désir alors, et ce fut son premier sentiment après l’entrevue que nous venons de raconter. En remontant à cheval, il dit à Ségur et à ses compagnons : « Nous allons revoir Paris, la paix est faite. » Cependant, de ce bivouac à Austerlitz, il parut soucieux tout le long du chemin. Ce qu’il venait de voir et d’entendre ne le satisfaisait pas. La défiance s’éveillait dans son esprit, défiance bientôt si vive, si profonde, que des paroles irritées s’échappèrent de ses lèvres. « Il est impossible, disait-il, de se fier à ces promesses-là. On vient de me donner une leçon que je n’oublierai point. A l’avenir, j’aurai toujours quatre cent mille hommes sous les armes. »


III

Quelques mois après, Ségur est en Italie, détaché comme aide-de-camp auprès du roi Joseph, qu’il va aider à la conquête de son royaume. Napoléon, après le traité de Vienne, avait inauguré l’année 1806 à Munich, dans la capitale de ce nouveau roi qu’il venait de créer, hier Maximilien-Joseph IV électeur palatin, désormais Maximilien Ier, roi de Bavière. C’est là que la victoire d’Austerlitz fut l’occasion des fêtes les plus splendides et des plus cordiales réjouissances. Une race énergique et originale, aussi différente alors de l’Autriche que de la Prusse, célébrait avec enthousiasme la reprise de son indépendance. Joséphine, avec toute sa cour, était venue rejoindre Napoléon à Munich ; elle présidait à ces solennités, tandis que l’empereur s’occupait de conclure le mariage de son fils, Eugène de Beauharnais, avec la fille du nouveau roi. Au milieu de ces plaisirs, Ségur, déjà reposé d’Ulm et d’Austerlitz par son séjour à Schoenbrunn, ennuyé d’un service de garnison dans un palais, curieux de voir Naples et l’Italie méridionale, avait demandé un emploi dans l’expédition de Joseph. Il l’avait obtenu, non sans peine, car déjà Napoléon n’aimait pas à se séparer de lui, et le 15 janvier il avait quitté l’empereur à Munich.

Ici les Mémoires de Ségur ajoutent aux confidences du soldat les enthousiasmes du lettré. Rome, Naples, la Grande-Grèce, le pays de l’Énéide, la terre de Virgile, que de merveilles, que d’enchantemens pour un esprit qui a gardé le culte de la pensée et de l’art ! Au milieu des marches militaires, sur la route de Rome à Naples, sur les côtes de la Calabre, aucune observation ne lui échappe, aucun souvenir ne le laisse indifférent. Il avait sa petite bibliothèque de campagne, on pense bien qu’Homère et Virgile faisaient partie de son bagage. Un jour, il est envoyé en mission sur les côtes à l’extrémité de la péninsule pour y étudier les moyens de faire passer l’armée en Sicile, où la reine Caroline s’est retirée avec le reste de ses troupes. Après une exploration pénible, tantôt par mer dans une barque de pêcheur, tantôt sur le littoral au milieu des rochers, il atteint le pied d’un écueil formidable. C’est Scylla. Comment ne pas oublier un instant les instructions du général en chef, et l’expédition de Sicile, et la reine Caroline, et les lazzaroni ? Il regarde, il écoute : ne va-t-il pas voir apparaître quelque image « des six gueules toujours béantes du monstre à la dent vorace ? » ne va-t-il pas distinguer dans le bruit des flots quelque apparence « de ces horribles hurlemens semblables aux lugubres cris d’une meute furieuse et aboyante ? » Non, la mer est calme, les vagues se jouent en silence au pied du géant. De cette vive peinture du poète de l’Odyssée, il ne retrouve que la hauteur gigantesque et la forme pyramidale du roc. Homère a vu le rocher de Scylla cacher son front dans les nuages ; il n’y avait point de nuages le jour où Ségur y arriva, le ciel était serein, le couchant dorait la haute cime, ce ne fut que l’ombre transparente d’une belle nuit qui en déroba bientôt les lignes et les arêtes. On reprit alors les plans, les dessins, et l’on se remit à l’œuvre ; la poésie cédait la place à la réalité, le lettré s’effaçait devant l’ingénieur militaire. Une ville et un château occupaient le plateau du rocher de Scylla ; Ségur et ses camarades y passèrent la nuit. Le lendemain, ils reconnurent que le monstre aux six gueules, aux dents menaçantes, aux aboiemens féroces, pouvait offrir un abri favorable pour une flottille.

Ce mélange des poétiques souvenirs et de la géométrie guerrière donne un grand charme à l’épisode dont nous parlons. Souvent au milieu des plus sérieux travaux une rencontre fortuite évoque les figures des anciens âges. Ainsi dans la Calabre ultérieure, chargé de tracer le plan d’une route qui, traversant les Apennins, rapprocherait les mers Tyrrhénienne et Ionienne, il trouve sur son chemin un village singulièrement pittoresque, bâti sur un plateau escarpé. Vena, c’est le nom de ce village, a été construit au moyen âge par des Grecs émigrés. Les descendans de ces colons, lorsque Ségur les visita en 1806, avaient conservé pieusement les traditions, la langue, la religion de leurs aïeux ; rien n’avait changé dans les coutumes nationales transmises du père au fils et de la mère à la fille. Pauvre petite tribu hellénique obstinément fixée dans la Grande-Grèce ! C’est peut-être le prestige de tant de contrastes qui fait rayonner ici le pinceau du voyageur ; en tout cas, il y a vraiment plaisir à rencontrer des esquisses comme la suivante parmi tant de scènes de gloire et de sang. « Leurs filles, au beau profil grec, étaient encore vêtues de leur double tunique blanche et bleue, elles marchaient les cheveux tressés et flottans, la tête découverte. On distinguait les femmes à leur tunique rouge, au long voile attaché à leurs cheveux, tressés aussi, mais relevés à l’antique, et qui flottaient en arrière d’elles, tels que les chants d’Homère nous représentent leurs ancêtres. Un de leurs plus anciens usages, toujours respecté, voulait que les jeunes gens, au jour de leur mariage, allassent frapper trois fois à la porte de leur fiancée, puis qu’ils revinssent l’enlever de vive force, après quoi, le prêtre les ayant unis, leurs parens formaient en dansant un cercle autour des deux époux, comme pour resserrer leur union et la rendre indissoluble. »

Quelle que soit la grâce de ces paysages, il faut retourner au feu. Masséna commande l’expédition ; trois colonnes, l’une commandée par le général en chef assisté de Joseph Bonaparte, l’autre par Régnier, la troisième par Lecchi, ont balayé les soldats de la reine Caroline, qui a cherché un refuge en Sicile ; il n’y a qu’un point où les partisans de la reine puissent disputer le royaume de Naples à l’armée de Masséna, c’est Gaëte. Gaëte est la clé de Naples. Exposé aux attaques des Anglais sur une longue ligne de côtes, le nouveau roi, eût-il possédé tout le reste, n’eût rien possédé, s’il eût laissé cette porte ouverte à l’ennemi. Masséna le sentait bien, il voulut donc frapper ce grand coup malgré les difficultés de l’entreprise. Gaëte avait une garnison de 8,000 hommes secondés par une escadre de quatre vaisseaux, de quatre frégates anglaises et de trente chaloupes canonnières. Ses remparts, appuyés sur le roc, étaient défendus par des pointeurs consommés, bombardiers anglais et tirailleurs albanais. Comme ils étaient ravitaillés sans cesse par la mer, ils n’épargnaient pas leurs munitions ; Ségur affirme que, depuis l’ouverture de la tranchée, sans compter la mitraille et les pots à feu, ils envoyèrent aux assiégeans plus de 130,000 boulets et bombes. Malheur à qui montrait la tête une seconde seulement au-dessus des sacs à terre qui couvraient la tranchée ! Vingt balles albanaises venaient le frapper ou l’avertir. Enfin, après cinq mois de blocus, quatre mois de tranchée ouverte, onze jours de feu, et au prix de 2,000 hommes tués ou blessés, Masséna fut vainqueur. Le 18 juillet 1806, les deux brèches étant praticables et l’assaut commandé, Gaëte capitula.

L’histoire ne parle guère du siège de Gaëte ; tout cela se passait en dehors de l’action éblouissante du maître. Il y avait eu d’ailleurs des maladresses au début, et le succès arrivait trop tard ; on avait vu, en six semaines, de Strasbourg à Austerlitz, de si foudroyantes victoires ! Cependant, si l’on considère la position de la forteresse, la vigueur de la résistance, l’héroïsme et la ténacité des assiégeans, on ne peut s’empêcher de dire avec Ségur : Ce siège doit rester célèbre. On ne l’oubliera pas, j’en réponds, après en avoir lu le récit dans les Mémoires de Ségur, on ne l’oubliera pas surtout quand on aura vu cette grande opération de guerre jugée par Napoléon avec l’impatience du génie. Une fois Gaëte pris et le royaume des Deux-Siciles assuré à Joseph, Ségur avait pris congé du roi pour revenir en France. Quelques jours après, il était à Saint-Cloud, essuyant le feu des questions de l’empereur, un feu plus terrible que celui des remparts de Gaëte. Pourquoi a-t-on fait ceci ? pourquoi a-t-on fait cela ? « Que mon frère ignore la guerre, c’est tout simple ; mais il avait auprès de lui des hommes de grande renommée, Régnier, Saint-Cyr, Masséna ; qu’ont-ils fait ? Quoi ! se disperser ainsi ! mais ils ne savent donc plus la guerre ? C’est à n’y rien comprendre ! » Ségur essaie en vain d’expliquer, d’atténuer les fautes commises ; l’empereur voyait de loin l’échiquier des batailles, comme s’il l’avait eu sous les yeux. Toute cette conversation ou plutôt ce monologue de Napoléon à propos de Gaëte et du royaume de Naples est à lire dans le texte même de Ségur.

Ce jour-là, il ne fut pas seulement question de Gaëte ; Ségur avait vingt-six ans et songeait à se marier. « Le reste de cet entretien, écrit l’auteur des Mémoires, me fut si personnel, il fut même si paternel pour moi de la part de Napoléon, que les détails en seraient déplacés ici. J’en citerai seulement, les derniers mots, parce qu’ils prouvent que l’empereur était alors loin de croire à l’agression, pourtant si prochaine, du roi de Prusse : « Reposez-vous donc et mariez-vous, me dit-il ; il y a temps pour tout, et il n’est nullement question de guerre. » Ceci se passait aux derniers jours du mois de juillet 1806. Cinq ou six semaines après, au commencement du mois de septembre, Ségur, déjà marié, repartait avec l’empereur pour de nouveaux champs de bataille. A l’âge de vingt-six ans, il a déjà fait les campagnes des côtes, d’Ulm, d’Austerlitz, de Naples ; maintenant, sans plus de repos, il va faire les campagnes de Prusse et de Pologne.

Entraîné par la reine, par les princes, par l’aristocratie, par les ministres, par l’armée entière tout enivrée des souvenirs du grand Frédéric, le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III avait déclaré la guerre à Napoléon ; or, avant de quitter Paris le 24 septembre 1806, Napoléon, le doigt sur la carte, annonça l’anéantissement de l’armée prussienne vers le 15 du mois suivant, et désigna le général Clark pour être gouverneur de Berlin vers la fin d’octobre. Ségur tient ce fait de Daru lui-même, qui en fut témoin. Daru ajoutait un autre détail non moins significatif ; huit jours après, le 2 octobre, à Mayence, comme il demandait à l’empereur l’autorisation de faire suivre le trésor, l’empereur répondit simplement : « Le trésorier suffira. » Et en effet le trésor resta en France. Le trésorier, c’était le vainqueur. On aurait peine à y croire, si la chose n’était attestée par Daru et Ségur : au moment de s’engager dans une si grande guerre, Napoléon n’emporta que 24,000 francs pour entretenir et solder 200,000 hommes, tant il comptait d’avance sur les dépouilles de la Prusse ! Était-ce de sa part une présomption que la fortune aurait pu cruellement châtier ? Non, c’était la certitude que procure au génie la vue nette et précise du grand échiquier des manœuvres. Il avait appris à Saint-Cloud le 24 septembre par les renseignemens de Berthier que l’armée prussienne, au lieu de rester sur la défensive le long de l’Elbe, s’avançait au-delà de ce fleuve, au-delà même de la Saale, jusqu’à Hof dans la Haute-Franconie, se dirigeant du côté d’Erfurt, de Gotha, de Weimar, de Fulde, et menaçant la ligne du Mein dans l’espoir de surprendre nos cantonnemens entre le Rhin et le Danube. Là-dessus, il avait envoyé à Soult l’ordre d’accélérer sa marche vers la Franconie, et il était parti le jour même pour se placer au centre des mouvemens. On ne peut se soustraire ici à un rapprochement qui contient la plus forte et la plus amère des leçons. A voir l’armée prussienne, si brave, si fière de sa discipline et de ses traditions, se précipiter si étourdiment par les chemins qui aboutissent à Iéna et à Auerstaedt, comment ne pas comparer ses fautes à celles qui ont causé nos désastres ? Du côté des Français en 1870 comme du côté des Prussiens en 1806, l’histoire signale le même aveuglement. Écoutez ces mots et cherchez de quels acteurs il est question : « A leurs yeux, cette guerre était une affaire d’honneur qu’il fallait vider sans délai, sans autre considération, sans seconds même. L’emportement fut si aveugle qu’on ne songea qu’à attaquer, on oublia de se défendre. Ils négligèrent jusqu’à l’armement et l’approvisionnement de leurs forteresses. Tout répondit à cette fougue inconsidérée. La garnison de Berlin en donna le premier signal, elle partit de cette ville comme une émeute, en tumulte, marchant tout exaltée, criant de joie, se précipitant à une lutte si sérieuse, comme les foules enivrées courent à leurs rendez-vous de plaisir et à leurs fêtes ! » Qui a écrit cela ? C’est le général Philippe de Ségur parlant des préliminaires d’Iéna et d’Auerstaedt ; on dirait qu’il parle des préliminaires de Sedan, de Metz et de Paris.

Ségur a pris part le 14 octobre 1806 à la journée d’Iéna, comme il avait pris part le 2 décembre 1805 à la journée d’Austerlitz. Il était auprès de l’empereur, transmettant les ordres du chef et payant de sa personne. On le vit braver la mort avec une audace tranquille, ou se tirer des plus mauvais pas avec une héroïque aisance. Vers la fin de la bataille, — il était environ trois heures, — Ségur rendait compte à l’empereur d’une opération du maréchal Lannes et de la fuite des Prussiens sur Weimar, quand plusieurs boulets saxons vinrent bondir entre leurs chevaux. L’empereur lui dit : « Il est inutile de se faire tuer à la fin d’une victoire, mettons pied à terre. » Ensuite il lui donne l’ordre de faire avancer sur ce point l’artillerie de sa garde, après quoi il ira rejoindre Lannes et poursuivre les fuyards ; « mais d’abord voyez devant notre gauche ce que deviennent ces Saxons, et qu’on en finisse. » Ségur se précipite de nouveau dans la mêlée. Il accompagne les dernières charges de cavalerie, attentif à toutes les occasions où sa présence peut être utile. Tout à coup, voyant une forte colonne se diriger vers une batterie ennemie, il croit que c’est une division des nôtres, lance son cheval à toute bride et court en prendre la tête. Arrivé à vingt pas des premiers rangs, il s’aperçoit de son erreur ; c’étaient des Saxons cherchant leur ligne de retraite au milieu de la fusillade. « Si je les eusse sommés de se rendre, dit-il, — leur position était si désespérée ! — peut-être aurais-je eu l’honneur de leur faire le premier mettre bas les armes ; mais dans ma surprise, et leurs baïonnettes se croisant sur moi, je n’y songeai pas. Je crus même n’avoir pas le temps de me retourner, et, dépassant leur front, sous leur feu, je revins par l’autre flanc au premier rang des nôtres, avec lesquels je pénétrai presque aussitôt dans cette malheureuse colonne qui jeta ses armes. Murat en avait la gloire ! Dans son ardeur chevaleresque, seul, et faisant sciemment ce que j’avais fait sans le savoir, il s’était un instant après moi placé devant leur tête. Quand j’y fus revenu moi-même au travers de ces rangs désarmés, je le trouvai là, l’épée au fourreau, sa canne seulement à la main, la tête haute, souriant, et à lui seul recevant prisonniers ces milliers d’hommes ! »

Quelques heures après, Ségur est à Weimar, où Rapp et Murat viennent le rejoindre ; s’ils étaient arrivés un peu plus tôt, ils auraient pris la reine de Prusse, qui, dans son vêtement d’amazone, venait de s’enfuir au galop de son cheval. Vers minuit, il retourne à Iéna pour remettre à l’empereur le rapport qui concerne cette dernière partie de la bataille ; il le trouve endormi dans une salle d’auberge. « J’entrai seul, dit-il, une lumière à la main, et je m’approchai de son lit. Ce ne fut qu’un instant après que la clarté terne de ce flambeau le réveilla d’un profond sommeil, car il ne pouvait supporter la nuit aucune lumière… Son réveil fut doux, subit, entier, sans étonnement, comme s’éveillent ordinairement les gens de guerre. » Après avoir écouté le rapport de Ségur, il lui demanda si, en marchant sur Weimar, il n’avait pas entendu au loin, sur la droite, une forte canonnade. Ségur répondit qu’au milieu de tous les bruits de la bataille il eût été difficile d’en distinguer un autre. L’empereur insista et dit : « C’est singulier ! il y a eu pourtant de ce côté, j’en suis sûr, une affaire considérable. »

L’empereur avait raison, c’était le canon d’Auerstaedt. Bien que mêlé si activement aux principaux faits d’armes de la journée d’Iéna, Ségur n’est pas disposé à confondre les deux victoires en une seule, comme le fit d’abord l’empereur par un sentiment politique bien peu digne de lui et au détriment de son lieutenant. La moins importante, quoique la plus illustre, c’est celle que Napoléon avait gagnée sur les 40,000 hommes du prince Hohenlohe ; la plus décisive assurément, c’est celle où Davout écrasa l’armée principale, l’armée d’élite, commandée par le roi en personne, assisté des princes de sa famille et de ses meilleurs généraux. Napoléon avait donc commis une injustice grave à l’égard de Davout en ne signalant dans ses proclamations que la bataille d’Iéna, dont le combat d’Auerstaedt semblait être un épisode. Nous verrons plus tard quels furent ses remords à ce sujet ; réservons ce détail pour l’étude où nous aurons à montrer Ségur jugeant Napoléon. Il suffit aujourd’hui de citer ce mot du loyal témoin notant les secrètes impressions du maître : « depuis le 15 octobre, son équité souffrait. »

En ce qui concerne le rôle personnel de Ségur, il y aurait encore bien des détails curieux, bien des anecdotes piquantes à relever dans cette partie des Mémoires. A Berlin, à Potsdam, il a vu et entendu des choses dont il a eu raison de consigner le souvenir. Le lecteur saura bien les trouver. Pour nous, qui cherchons à reproduire les jours héroïques du soldat, nous devons le suivre au pas de course. Le voici en Pologne, à Varsovie, où il commande le quartier impérial, à l’attaque nocturne de l’Ukra, où il fait vaillamment son devoir. C’est là que se place un bien touchant épisode. Pendant cette attaque de l’Ukra, le 23 décembre 1806, Ségur avait eu son cheval blessé sous lui ; le sang coulait de la blessure, et, comme la pauvre bête ne pouvait plus se soutenir, il avait été forcé de l’abandonner. Il prit son équipement et l’emporta sur ses épaules. A trois cents pas de là, il rencontre la première de nos grand’gardes, s’arrête, se repose au coin de son feu, assez chagrin d’avoir perdu sa monture, quand un son plaintif et un choc inattendu lui font tourner la tête. C’était le cheval abandonné qui s’était traîné de loin sur les pas de son maître ; malgré la distance, malgré l’obscurité, il l’avait reconnu et il venait de poser sa tête sur son épaule avec un gémissement plaintif. « À cette dernière preuve d’attachement, dit Ségur, mes yeux se mouillèrent de larmes. » Il se lève, il le caresse, il lui fait ses adieux, car le noble animal, épuisé par ce suprême effort, tombe, se débat un instant et meurt. Il mourut du moins comme il convenait, sous les yeux, sous les caresses de son maître, et entouré de soldats aussi émus que le maître lui-même. Mystérieuses affinités ! du cheval de guerre à l’homme de guerre, il se forme une amitié secrète, et plus ce sentiment est obscur, plus l’expression en est touchante ; on croit voir une âme inférieure qui fait effort pour s’élever. La poésie a consacré depuis longtemps ces fraternités du héros et de sa monture : on sait comme le Mézence de Virgile parle à son cheval Rhébus, on sait comme le Cid Campéador, au moment de mourir, fait venir auprès de son lit Babieca, le bon cheval de bataille, aussi docile que l’agneau docile ; « Babieca ouvre de larges yeux, et, comme s’il sentait son malheur, il se tait[1]. » En regard de ces naïves images, il faut placer désormais la mort du cheval de Ségur, et peut-être y trouvera-t-on l’histoire plus belle encore que la légende, la réalité plus touchante que la poésie.

Un malheur n’arrive jamais seul. Cette nuit même, Ségur, étant venu après le combat remettre le rapport à l’empereur, le trouva dans une misérable chaumière, endormi comme à Iéna. En sortant de sa chambre, il traverse un couloir jonché de paille, et heurte du pied un corps étendu à terre. C’était un officier, Italien d’origine, qui dormait profondément ; il se réveille, les jurons à la bouche, et si tenace dans ses insultes que Ségur est obligé de lui en demander raison. On se donne rendez-vous au lendemain. Un cheval tué et un duel ! voilà deux fâcheuses aventures dans cette nuit du 23 décembre. Ce n’est pas tout : le jour revenu, les deux adversaires se trouvent séparés par l’ordre de marche, et c’est un accident bien autrement grave qui attend Ségur aux lieux où l’empereur l’envoie. Il accompagne le général Rapp, qui a mission d’attaquer les Russes à Nasielsk avec la cavalerie d’avant-garde. Dans une charge contre les hussards ennemis, Ségur est tellement emporté par son ardeur qu’il se trouve bientôt seul au milieu des gens qu’il vient de mettre en fuite. Le vainqueur est comme prisonnier dans sa victoire. Bien plus, après vingt épisodes terribles, il va tomber dans l’armée russe avec un petit nombre de dragons français que le hasard a ralliés autour de lui. A quoi bon ce secours ? La position est tellement désespérée que les malheureux s’abandonnent eux-mêmes ; sourds à tous les avis, rebelles à tous les ordres, ils paraissent, selon la forte expression de Ségur, empreints de fatalité, comme ces animaux marqués de rouge qu’on mène à l’abattoir. Quant à lui, s’il faut mourir, il vendra chèrement sa vie. Pendant que ses compagnons se laissent fusiller, il attaque, il s’élance, il frappe à droite, à gauche, déblayant la route et s’efforçant de rejoindre les nôtres sous une grêle de balles. Soudain il est entouré d’une quinzaine de Kalmouks ; le cou percé d’une pointe de lance, il est renversé à terre, il se redresse et, se faisant un rempart de son cheval, il combat encore. L’issue de la lutte n’est pas douteuse ; Ségur serait tombé sur la lisière de la forêt de Nasielsk, si un mot russe prononcé par lui n’eût arrêté subitement les lances et les sabres. Le chef de ces Kalmouks, un de ces beaux Cosaques du Don aux traits persans, demeurait calme au milieu de cette furie. On lisait sur son noble visage qu’il dédaignait de frapper un ennemi vaincu. Plusieurs fois il avait jeté à ses hommes un mot que ceux-ci n’avaient point voulu entendre : Nikalé ! nikalé ! Évidemment c’était l’ordre d’arrêter la tuerie. Ségur eut assez de présence d’esprit pour leur répéter d’une voix impérieuse : JSikalèl Aussitôt les fureurs s’apaisent, et les physionomies féroces n’expriment plus que l’étonnement. Ségur apprit depuis que ce mot signifiait : ne frappez pas ! Inattentifs à la voix de leur chef, les Kalmouks avaient été stupéfaits d’entendre un mot de leur idiome national dans la bouche d’un ennemi.

Tout n’était pas terminé ; en lui laissant la vie sauve, ils n’avaient pas renoncé à le piller. Son épaulette de chef d’escadron avait tout d’abord excité la convoitise des pillards. Un officier supérieur ne doit-il pas avoir les poches bien garnies ? En quelques tours de main, le voilà dépouillé ; il ne lui reste plus que sa chemise, et, si le noble chef à la figure persane, qui regarde la scène d’un air impassible, ne donnait l’ordre de lui laisser au moins son pantalon, vous voyez dans quel état il partirait pour la captivité qui l’attend. Et comment part-il ? Je suppose qu’en pareille occurrence le lettré le plus expert, le rhapsode le plus dévoué à ses textes classiques, n’a guère le temps de se rappeler Homère ou Virgile ; sans cela, il se serait souvenu du héros lié au char du vainqueur et emporté sur la poussière sanglante. Des coups de feu se rapprochant, les Kalmouks eurent peur, et leur férocité se réveilla. « Alors, dit Ségur, remontés précipitamment sur leurs chevaux, et moi seul à pied au milieu d’eux, ils m’entraînèrent par les bras et les cheveux au galop de leurs montures. D’autres par derrière m’accablaient de coups. Ils me traînèrent ainsi jusqu’à l’arrière-garde d’Ostermann, où enfin ils s’arrêtèrent. » Essoufflé, suffoqué, presque évanoui, Ségur était encore en butte à des violences odieuses, quand tout à coup, apercevant un colonel russe à la tête d’un régiment, il se redresse, se dégage et va se mettre sous sa protection. « Je suis colonel comme vous, lui crie-t-il ; nous ne traitons pas ainsi nos prisonniers. Me laisserez-vous aux mains de ces sauvages ? »

C’est ici que commencent les heures douloureuses de la captivité. Ségur est conduit auprès du général comte Ostermann-Tolstoï, qui essaie d’abord de lui arracher des renseignemens sur les marches de l’armée française, mais qui, bientôt honteux de ses menaces et rappelé au sentiment de l’honneur par la fière attitude du prisonnier, le traite en gentilhomme. Il vit de près non-seulement Ostermann, mais Beningsen ; à Srzégocin, pendant la première nuit, enfermé dans une chambre d’auberge où les deux généraux russes délibéraient à voix basse avec deux autres chefs, il put remarquer leur anxiété profonde malgré le calme de leur attitude. Le lendemain, toujours souffrant de ses blessures, il est traîné à Pulstuck dans une charrette pleine de paille ; il s’arrête ensuite à Rozan, où il rencontre un ami, un bon Cosaque, celui qu’il a retiré le 2 décembre du lac d’Austerlitz. Enfin il arrive à Ostrolenka, où se trouvait le grand quartier-général de l’armée russe. Là, il lui faut subir un nouvel assaut, non plus d’Ostermann, mais de son supérieur le feld-maréchal Kaminski. Et ce n’est pas cette fois une violence d’instinct réprimée presque aussitôt, Kaminski, en vrai Tartare, est insensible à ces principes d’honneur invoqués par Ségur ; il est tenace autant que brutal, et, puisque la menace ne peut rien sur le prisonnier, il emploiera la force. Un colonel russe qui portait un nom bien connu dans la société française, le colonel Swetchine, a beau conseiller à Ségur de ne pas irriter le feld-maréchal, un homme des anciens temps, un homme capable de tout, un vrai sauvage dont toute l’armée russe redoute la férocité, Ségur tient bon ; il ne cède même pas lorsque six Cosaques, la lance au poing, entrent dans la salle qui lui sert de prison, avec l’ordre de lui lier les mains et de l’entraîner à l’instant même, à pied, au milieu des chevaux, jusqu’au fond de la Russie. Un officier du 13e chasseurs, atteint d’une blessure mortelle, était prisonnier dans la même salle et menacé du même traitement. Notez que depuis deux jours la neige tombe à gros flocons et que la terre en est déjà couverte de plus d’un pied. Mourir pour mourir, mieux vaut vendre sa vie en combattant que d’expirer de fatigue et de froid sur les routes glacées. Aussitôt, s’armant de tout ce qui se trouve sous leurs mains, Ségur et son compagnon se retranchent dans un angle de la salle derrière une barricade de bancs. Ils sont perdus, cela est sûr ; que faire contre les longues lances des Cosaques ? Ce ne sera pas une lutte, ce sera une boucherie. Alors le colonel Swetchine, jusque-là pâle et muet d’indignation, se jette au-devant des lances : « Sortez ! crie-t-il aux Cosaques, je ne souffrirai pas une barbarie qui déshonorerait le nom russe. » Les Cosaques étonnés s’arrêtent ; le colonel Swetchine ne leur laisse pas le temps de se reconnaître, il leur donne l’ordre d’aller chercher son propre kibitk, une bonne voiture couverte, y installe Ségur avec son camarade, et les fait partir immédiatement pour Byalistock.

De Byalistock, où Ségur est obligé de laisser son compagnon mourant, il est entraîné à Grodno, à Novogrodeck, à Minsk, à Borisof, à Liady, à Smolensk. Quelle course effrénée ! Le kibilk du colonel Swetchine est resté à Byalistock, en Pologne ; ce sont des traîneaux désormais qui les emportent, lui et ses gardiens, au-delà du Niémen, au-delà de la Bérésina, au fond de la vieille Russie. A Smolensk, il a deux ou trois semaines de repos et d’espérance ; le gouverneur de la province, le comte Apraxine, est un des plus grands seigneurs de la cour de Catherine II, un ancien ami et un admirateur du comte de Ségur. Apraxine le retient auprès de lui pour l’associer à ses projets ; n’y aurait-il pas moyen de renouer l’alliance de la France et de la Russie ? Ce que le comte Apraxine fait de son côté auprès de l’empereur Alexandre, le jeune Ségur ne pourrait-il le faire auprès de l’empereur Napoléon ? Pendant qu’ils combinent ces plans, Apraxine est dénoncé à Saint-Pétersbourg par ses ennemis, et il reçoit l’ordre de faire partir Ségur à l’instant même, quel que soit l’état de ses blessures. On envoie le prisonnier tout au nord, à Vologda, dans la région de la Mer-Blanche !

Apraxine a voulu du moins choisir celui qui commandera l’escorte, c’est un jeune officier plein de grâce et d’entrain, le prince Moustaphine. Le traîneau part au galop de trois chevaux ; il semble que le prince Moustaphine ait voulu étonner un étranger par la fabuleuse rapidité du traînage russe. « Nous dévorions l’espace, dit Ségur ; champs de neige, villes et villages à demi ensevelis, forêts immenses de noirs sapins, de tristes mélèzes, de pâles bouleaux, surtout entre Jaroslaf et Vologda, tout passait, tout fuyait derrière nous et disparaissait en un clin d’œil. » Cette course vertigineuse, entremêlée, comme on pense, de plus d’un accident, dura neuf jours et neuf nuits. Ségur arrive enfin dans la ville qui lui est assignée comme prison. Il a traversé les gouvernemens de Smolensk, de Kalouga, de Vladimir, de Jaroslaf, le voici à Vologda. Son courage et sa gaîté lui ont tout à fait gagné le cœur du prince Moustaphine. Au moment de quitter son prisonnier, le jeune officier russe a des larmes dans les yeux ; il lui laisse ces mots écrits de sa main sur la feuille d’un carnet : « souvenez-vous de moi, et Dieu veuille que je vous revoie encore ! » C’était le 19 février 1807. Des mains de ce jeune officier si cordial, Ségur passe aux mains du gouverneur de Vologda, « un grand et long Allemand, maladif, phlegmatique, taciturne, » qui ne promettait aucune consolation au captif. Le gouverneur tint plus qu’il n’avait promis, il fut bon et même hospitalier. Autour de lui, deux fonctionnaires russes, le maître de police et le chef de justice, M. Volkof et M. Barnavolok, procurèrent au prisonnier français les agrémens d’une société d’élite. Il y avait là de belles jeunes filles qui lui demandaient gracieusement des vers et qui les obtenaient sans peine. Ainsi remis en veine, Ségur revenait à ses rêves d’autrefois, il se croyait poète, il rimait une tragédie, et, s’il avait eu des nouvelles de France, il aurait supporté sans trop d’ennuis cette froide prison du pôle. Ce séjour à Vologda ne dura pas moins de quatre mois et demi. Au commencement du mois de juillet 1807, Ségur apprit enfin la victoire remportée par Napoléon à Friedland le 14 juin, la conclusion de la paix et l’alliance de la France avec la Russie. Quelques jours après, il était libre.

Pendant ces dures épreuves, du 24 décembre 1806 au mois de juillet 1807, de la forêt de Nasielsk aux glaces de Vologda, une pensée si amère obsédait son esprit, qu’il en était venu plusieurs fois à souhaiter la mort. Il craignait d’être blâmé par l’empereur pour s’être ainsi laissé prendre, il craignait qu’on ne l’accusât d’une folle imprudence, d’une témérité ridicule ; il craignait surtout que son livret d’ordre, où la situation de l’armée était inscrite, n’eût été remis à quelque chef par les Kalmouks qui l’avaient dépouillé. Or, à l’heure même où Ségur concevait ces craintes qui le tourmentèrent si longtemps, l’empereur, dans le bulletin du 30 décembre 1806, rendait un éclatant hommage à sa valeur et rassurait l’armée sur son sort. Bien plus, il voulut rassurer directement son père, le brillant comte de Ségur, l’ancien ambassadeur de Louis XVI auprès de Catherine II, et le prier de rassurer la jeune femme de l’intrépide officier. Voici ce qu’il lui écrivait de Pultusk le 31 décembre 1806, dans une lettre conservée aux Archives nationales :

« M. de Ségur, votre fils a été fait prisonnier par les Cosaques ; il en a tué deux de sa main avant de se rendre et n’a été que très légèrement blessé. Je l’ai fait réclamer ; mais ces messieurs l’ont fait sur-le-champ partir pour Saint-Pétersbourg, où il aura le plaisir de faire sa cour à l’empereur. Il vous sera facile de faire comprendre à M, ne de Ségur que cet événement n’a rien de désagréable et ne doit l’alarmer en rien. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

« A Pultusk, le 31 décembre 1806.

« NAPOLEON. »


Il y a là, ce me semble, autre chose qu’une mâle estime pour l’intrépidité d’un soldat, il y a l’accent d’une affection secrète. Maintenant franchissons une année et demie, transportons-nous des glaces du pôle sous le ciel de l’Espagne, dans cette Espagne où vont commencer les fautes de l’empereur et les désastres de l’empire ; laissons de côté bien des incidens, bien des scènes dramatiques, la scène d’Aranda, la scène de Burgos ; allons droit au champ de bataille où Ségur, sous les yeux de ce maître qu’il admire et qu’il aime, n’hésite pas, s’il le faut, à lui sacrifier sa vie.

Parmi tant de jours héroïques, voici le jour par excellence. C’est le 30 novembre 1808. Nous sommes au cœur de l’Espagne ; le Sommo-Sierra est le dernier obstacle à vaincre pour arriver devant Madrid. Au fond d’une gorge par où s’engage la grande route se dresse sur la droite un énorme rocher. Ce rocher masque un dernier ressaut raide et court, une dernière pente à gravir pour atteindre le sommet du plateau. Sur ce plateau, sur ce rocher ; sur les pentes de la sierra, des insurgés espagnols sont postés au nombre de 12,000, et du haut de cette forteresse naturelle espèrent arrêter l’armée française. On dirait les Thermopyles de l’Espagne. À ces bandes que soulève la foi nationale, l’empereur oppose sa garde et le corps d’armée de Victor, arrivé le matin même. Étonné qu’on ait osé l’attendre, impatient d’en finir, il devance l’infanterie avec son escadron d’escorte et s’engage dans la gorge. Il y est arrêté par le feu de l’ennemi, à 400 mètres de sa ligne de bataille. Il se range alors dans un pli de terrain ; mais, repris bientôt par l’impatience, il donne l’ordre à son escorte de charger et d’enlever l’obstacle. En même temps des fantassins attaqueront les contre-forts de droite et de gauche. L’escorte de service était un escadron polonais ; l’escadron s’élance avec ses officiers auxquels se joignent le général Montbrun et le colonel Pire. Bientôt on vient, annoncer à l’empereur que la charge est arrêtée ; c’est de flanc seulement et par l’infanterie que l’obstacle pourra être vaincu, l’emporter de front est impossible.

On a dit que Ségur en ce moment avait reçu l’ordre de reprendre cette charge déclarée impossible par Montbrun et Pire ; on a dit que, dans son dévoûment, il avait couru sans hésiter au-devant d’une mort certaine. Ceux. qui ont traduit ainsi la chose n’ont pas lu attentivement le récit de Ségur. La scène est plus originale et bien autrement belle. Résumons-la en peu de mots.

Napoléon, qui s’est avancé imprudemment dans le défilé, ne veut pas que sa garde recule en présence de l’armée. Irrité de la résistance qu’il rencontre, il s’emporte. Cependant les balles pleuvent autour de lui. Ségur, qui le regarde et veille sur lui, s’exalte à son tour au feu de sa colère. Il s’exalte si bien qu’il ne voit pas que l’empereur a tort et que Pire a raison. Son regard, ses gestes, disent qu’il partage l’impatience du maître : « Quoi ! des paysans tiendraient la garde en échec ! » L’empereur le voit, et comme si Ségur l’eût interpellé : « Oui, s’écrie-t-il, oui, partez, Ségur ! Allez ! faites charger mes Polonais ! Faites-les tous prendre ou ramenez-moi des prisonniers ! » Ségur part au galop et rejoint les Polonais, abrités sous le rocher : « Commandant, dit-il au chef, l’empereur nous ordonne de charger à fond et sur-le-champ. — C’est impossible, répond Pire. — On l’a dit à l’empereur, il n’en croit rien. — Eh bien ! viens-y donc regarder toi-même… » Et, dépassant d’un pas la ligne qui les abrite, Pire lui montre un amphithéâtre de rochers couronné de canons et garni de feux convergens. « C’est égal, dit Ségur, l’empereur est là, il veut qu’on en finisse, » et se tournant vers le chef polonais : « Commandant, à nous l’honneur ! rompez par pelotons et en avant ! » Les Polonais se précipitent, Ségur à leur tête. Il espérait, contre toute espérance, que l’impétuosité de l’attaque les sauverait, que l’ennemi troublé tirerait mal, qu’au prix d’un certain nombre de morts ils auraient le temps d’arriver au milieu des canons, des baïonnettes et d’y porter le désordre. Le temps leur manqua. Officiers, soldats, ils tombèrent tous l’un après l’autre sous cette pluie de fer et de feu. Il y avait bien là, dit Ségur, quarante mille coups de fusil et plus de vingt coups de mitraille à recevoir par minute ! Ségur revint le dernier ; il était criblé de balles, il avait dû quitter son cheval, blessé à mort ; il avait reçu en pleine poitrine un biscaïen qui lui avait presque mis le cœur à découvert. Mutilé, sanglant, de sa main crispée tenant toujours son sabre, il fit cette cruelle retraite au milieu des cadavres de ses compagnons, exposé sans cesse à recevoir le coup décisif, et tomba enfin dans les bras de nos grenadiers du 96e. Pendant que le colonel de La Grange lui donnait les premiers soins, animé par la lutte, il criait encore : « En avant ! en avant ! que l’infanterie nous venge ! » L’empereur le vit de loin, et s’étant informé : « Ah ! pauvre Ségur ! s’écria-t-il. Yvan, allez vite et sauvez-le-moi ! »

Est-ce assez d’héroïsme et de dévoûment ? Ce jeune homme maladif, ce songeur solitaire et sombre que nous avons vu errer de Chatenay à la barrière du Maine, a-t-il assez profité de la double leçon des événemens, comme citoyen et comme soldat ? a-t-il reçu assez de chocs dans cette mêlée immense de la république et de l’empire, chocs d’idées et chocs de mitraille ? S’est-il vu mêlé à d’assez grandes choses ? est-il en mesure de juger avec impartialité le personnage extraordinaire dont la destinée a dominé la sienne ? Possède-t-il tous les élémens de son verdict ? Pas encore ; son éducation n’est pas finie. Il lui reste d’autres épreuves à traverser et d’autres enseignemens à recueillir. Nous venons de voir grandir le héros, dans une prochaine étude nous verrons grandir le sage.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Romancero espagnol, traduction de M. Damas-Hinard, 1844, 2E vol., p. 215.