Le Général Philippe de Ségur, sa vie et son temps/03

Le Général Philippe de Ségur, sa vie et son temps
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 99-144).
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LE GÉNÉRAL
PHILIPPE DE SÉGUR
SA VIE ET SON TEMPS

III.
NAPOLÉON JUGÉ PAR SÉGUR[1]

Nos lecteurs n’ont pas oublié l’impression profonde que ressentit le général de Ségur lorsqu’au mois de novembre 1813, n’ayant pu prendre part à la campagne de Saxe, il rejoignit à Mayence le glorieux vaincu de Leipzig. L’empereur n’était plus le personnage extraordinaire devant lequel les plus hardis n’osaient parler et les plus grands semblaient petits. On n’avait plus besoin de lever les yeux si haut pour le voir. Le malheur, dit Ségur, l’avait courbé. Chacun se sentait plus rapproché du chef ; on le mesurait, on le jugeait.

Au début de cette retraite de 100 lieues, qui commença le 25 octobre 1813, un de nos plus intrépides maréchaux, resté presque seul de son corps d’armée, aborde un jour les généraux Gérard et Maison, et dans son exaspération leur demande s’il n’est pas temps d’en finir : l’empereur a perdu l’armée, le laissera-t-on perdre la France ? Cinq mois plus tard, à Fontainebleau, dans la soirée du 3 avril 1814, c’est à l’empereur lui-même qu’on osa tenir ce langage. Plusieurs maréchaux réunis dans une salle du palais se disaient que l’obstination de l’empereur mettait la France en péril, et l’un d’eux avait été jusqu’à s’écrier : « Je saurai bien lui arracher sa déchéance. » Alors le maréchal Ney, qui se trouvait là, transforme ces paroles en acte, il entraîne ses collègues, il force pour ainsi dire la porte du cabinet de l’empereur, et brusquement, impétueusement, il lui jette ces mots au visage : « Sire, l’heure est venue d’en finir. Tout est désespéré. Il faut faire votre testament, il faut abdiquer en faveur du roi de Rome. » Étonné d’un ton si impérieux, l’empereur élève la voix et affirme avec autorité qu’il y a moyen de poursuivre la lutte ; mais le maréchal, parlant plus haut encore et l’interrompant avec rudesse : « C’est impossible ! s’écrie-t-il, l’armée n’obéira point, vous avez perdu sa confiance. » La scène fut si violente, et Ney, lancé comme dans une charge, proféra des paroles si dures, fit des gestes si menaçans, que l’empereur put croire un instant qu’on en voulait à sa vie. Le maréchal lut ce sentiment dans les yeux du maître, et, s’arrêtant soudain, il ajouta : « Oh ! ne craignez rien ! nous ne venons pas vous faire ici une scène de Pétersbourg. »

Le général de Ségur a bien raison de dire que personne jusque-là n’avait montré à l’égard de l’empereur une telle liberté d’allures. C’était véritablement une audace inouïe. Lorsque Lannes, oublié dans un bulletin, adresse à Napoléon des réclamations si énergiques, lorsque Caulaincourt, pendant la guerre de 1812, traité de chevalier de l’empereur de Russie devant le parlementaire envoyé par Alexandre, se fâche, s’emporte, fait une scène terrible à l’empereur, lui déclare qu’il va quitter l’armée, qu’il lui répugne de rester sous ses ordres, qu’il demande une division en Espagne, où nul ne veut servir, et le plus loin de lui qu’il sera possible, — on ne peut voir là que des griefs tout personnels, et la violence même de ces emportemens montre assez quelle part y avait l’affection. Se plaindre de tel ou tel procédé de l’empereur précisément à cause du dévoûment qu’on met à son service ou bien prononcer un jugement d’ensemble sur son caractère et ses actes, ce sont des choses très différentes. L’impression ressentie par Ségur au mois de novembre 1813 était donc parfaitement exacte. Nous cependant qui, en le lisant à distance, cherchons à démêler ses sentimens et ses idées, nous qui peut-être nous trouvons en mesure d’analyser ses impressions mieux qu’il ne le faisait lui-même, nous avons le droit de compléter ses paroles. Il y a un homme qui, sans éclat, sans violence, a su juger l’empereur longtemps avant les jours néfastes où le malheur l’avait courbé. Cet homme, c’est Philippe de Ségur. Je ne veux pas dire qu’il ait résumé son jugement dans une de ces pages où revivent les traits principaux d’une figure et qui en fixent le caractère moral avec une précision souveraine. Le vaillant soldat n’était pas un esprit assez philosophique pour mener à bien pareille tâche. J’affirme toutefois que sans viser si haut, par la seule sincérité de son récit, il a donné sur toutes les circonstances décisives de la vie de l’empereur une série d’observations et de témoignages qui fournissent à l’histoire de précieuses lumières. Je citerai par exemple la catastrophe du duc d’Enghien, les préoccupations vengeresses qui poursuivirent si longtemps Napoléon, l’idée qu’il se faisait du destin et de la politique, la manière dont il comprenait sa mission, le sens si curieux de ses éclats de colère à propos du discours que Chateaubriand devait prononcer à l’Académie française, ce sentiment exalté de son rôle qui confinait parfois à la superstition, les raisons impérieuses qui exigeaient de ses facultés un parfait équilibre, les premiers ébranlemens de cet équilibre rompu bientôt d’une façon effrayante, enfin, pour tout dire, le grand homme vaincu au dedans de lui-même avant d’être terrassé par l’Europe, oui, vaincu intérieurement tantôt par un mal mystérieux, tantôt par la folie de l’orgueil, jusqu’à l’heure où le désespoir le poussera au suicide.

Je me suis attaché dans les études précédentes à suivre pas à pas le général de Ségur, afin de dégager sa martiale figure de l’immense mêlée des événemens ; attentif à ne point perdre sa trace, j’ai dû laisser de côté bien des faits du premier ordre qui se rapportent à l’empereur. Voici le moment d’y revenir. En rassemblant aujourd’hui ces divers épisodes, il me sera facile d’en faire jaillir comme une lumière le jugement que Ségur a porté de son maître, jugement d’autant plus précieux pour la postérité qu’il est né spontanément du spectacle des choses.


I

On connaît les détails de l’arrestation et de la mort du duc d’Enghien ; il n’y a pas lieu de les répéter ici. Marquons seulement les impressions qu’elles produisirent sur les esprits, afin de mieux comprendre ce que Ségur va nous révéler des agitations et des remords du premier consul. Dans la nuit du 20 au 21 mars 1804, Ségur était de service aux Tuileries. Paris ne se doutait pas encore que le prince fût enfermé au donjon de Vincennes. C’est à peine si le bruit du coup de main d’Ettenheim commençait à se répandre : le prince, disait-on, avait été saisi par des gendarmes français, à quelques lieues de Strasbourg, au-delà du Rhin, sur le territoire du duché de Bade. Le lendemain matin, à neuf heures, en se rendant chez le général Duroc pour faire son rapport de service, Ségur rencontre sur le grand escalier M. d’Hautencourt, adjudant-major de la gendarmerie d’élite. Cet officier était pâle, livide, et portait des vêtemens en désordre. Ségur lui en demande la cause avec surprise et reçoit des demi-réponses qui le font frissonner. M. d’Hautencourt, tout agité, parlait en balbutiant de nuit affreuse, de catastrophe, de coup de foudre. Fort ému, mais persuadé que le prince est encore loin de Paris, Ségur ne donne pas à ces paroles toute leur portée sinistre. Il arrive dans le salon de Duroc et y trouve Hullin, colonel de la garde, aussi agité que l’adjudant-major de la gendarmerie, la figure toute rouge, la physionomie très exaltée, allant et venant comme un homme qui entretient sa colère. « Il a bien fait, disait-il ; mieux vaut tuer le diable que le diable ne vous tue ! » Ségur, à ces mots, soupçonne une tragédie. Dans son anxiété, il s’approche de Hullin et hasarde une question : « On dit le duc d’Enghien arrêté ? — Oui, répond brusquement le colonel, arrêté et déjà mort. »

À ce moment, Duroc entre dans la salle, on l’entoure. Ségur fait son rapport en quelques mots ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, M. d’Hautencourt aussi a son rapport à faire. « Eh bien ? » lui dit le général, et le mouvement de son visage achève l’interrogation. L’adjudant-major répond : « Il a été fusillé dans le fossé, à trois heures du matin. » Puis, tirant de sa poche un paquet d’environ trois pouces et de forme carrée, un petit paquet tout comprimé, tout flétri, comme si on l’eût porté longtemps, il ajoute : « Au moment de mourir, il a tiré de son sein ce papier en me priant de le faire remettre à la princesse. Ce sont des cheveux du… » Ici l’officier prononça un terme que Ségur n’a pas le courage de transcrire. C’est bien assez d’en noter le ton en évoquant cet horrible souvenir. Laissons-le parler lui-même. « Ces derniers mots furent dits avec une affectation d’insouciance qui acheva de me glacer d’horreur de la tête aux pieds. Je me sentis pâlir : il me semblait que la terre se dérobait sous moi. Mon service venait de finir ; je me retirai sur-le-champ dans un trouble inexprimable. »

Il sort des Tuileries, et le voilà chez son père. Comment il y arriva, il ne le sait. Il y a des coups qui ébranlent si violemment tout notre être qu’on perd le sens du monde extérieur. Ségur ne voyait plus qu’une chose : la révolution, la révolution criminelle et meurtrière, dont il croyait la France délivrée pour toujours, ressaisissant celui-là même qui l’avait vaincue et l’obligeant de continuer son œuvre. Ce n’était pas seulement la terre qui se dérobait sous ses pas, c’était le sol moral qui s’effondrait, c’était l’appui des principes qui s’écroulait : il se sentait précipité dans l’abîme. En entrant chez son père, il tombe sur un siège, comme accablé d’un fardeau trop lourd, et rejetant aussitôt ce poids qui l’écrase : « Mon père, dit-il, le duc d’Enghien a été fusillé cette nuit ! Nous voilà ramenés aux horreurs de 93 ! La main qui nous en retirait nous y plonge ! » Il ajoutait avec désespoir qu’il lui semblait impossible de servir désormais le premier consul. Le comte de Ségur, déjà conseiller d’état, comme on sait, partagea toutes les impressions de son fils. Atterré d’abord et gardant le silence, son premier mouvement fut de repousser cette nouvelle comme une calomnie ; puis, informé en détail de tout ce que son fils venait d’apprendre, il eut le même sentiment de révolte. Quel homme, quel génie, après ce premier pas dans les voies de la terreur, serait assez maître de lui-même pour s’arrêter ? Tout espoir était perdu ; le grand homme sur lequel avaient compté les honnêtes gens n’était plus désormais qu’un jacobin à cheval : il fallait absolument se séparer de lui. Toutefois, après cette explosion de douleur et de colère, la réflexion arrive ; on ne prend pas une telle résolution sans examiner les choses de près. Comment le prince a-t-il été frappé ? Quelle est la part du premier consul dans ce drame sanglant ? A-t-on exécuté ou méconnu ses ordres ? Le comte de Ségur entreprend de faire une sorte d’instruction et de régler sa conduite d’après la vérité. Il y emploie trois journées entières, cherchant partout des informations, interrogeant les ministres, provoquant avec adresse bien des confidences, surtout dans l’entourage du premier consul et de Joséphine. L’ancien ambassadeur de Louis XVI auprès de l’impératrice Catherine II était mieux que personne en mesure de mener à bien cette enquête.

Ses renseignemens n’atténuèrent pas tout d’abord l’impression de la première heure. Il était trop certain que Bonaparte, après avoir ordonné le coup de main d’Ettenheim, s’était retiré toute une semaine à la Malmaison, décidé à ne voir personne, qu’il avait repoussé les intercessions de Joséphine et persévéré obstinément dans sa colère, Aucune raison de sentiment, aucun argument de justice n’avait pu triompher de ses sombres desseins. Bien que pas une ligne des papiers saisis n’eût dénoncé la complicité du prince dans l’attentat de George, le parti-pris de faire un exemple avait dominé toute considération. Vainement, dans la journée du 20 mars, Murat, commandant Paris, avait-il repoussé les appels du premier consul et refusé la moindre participation à ses vengeances ; un avertissement si grave était demeuré sans effet. Bonaparte, inflexible, avait tout pris sur lui, il avait lui-même arrêté tous les détails, dicté et signé toutes les mesures : la composition du tribunal militaire, l’ordre de juger sans désemparer et d’exécuter immédiatement la sentence, quelle qu’elle pût être, tout cela était son œuvre. Bientôt pourtant le comte de Ségur apprit un incident qui lui fut comme un rayon d’espoir à travers ces ténèbres sanglantes. Dans la soirée du 20 mars, le premier consul, se ravisant, avait chargé un conseiller d’état, M. Réal, d’aller interroger le malheureux prince. Si Real se fût acquitté de sa mission, il est hors de doute que le duc d’Enghien aurait été sauvé, Malheureusement Réal, enfermé chez lui, exténué de fatigue, et qui avait défendu à ses gens de le déranger sous aucun prétexte, ne reçut l’ordre dont il s’agit qu’à cinq heures du matin. Il se leva en toute hâte et courut à Vincennes. Sa voiture croisa celle de Savary, qui sortait de la forteresse. Tout était fini depuis trois heures. Le récit de M. Thiers confirme cette douloureuse histoire. Dès que Savary, le 21 mars à sept heures du matin, vint faire son rapport au premier consul, il fut accueilli par cette demande subite : Real a-t-il vu le prisonnier ? Savary achevait à peine de répondre quand Real parut et s’excusa en tremblant de n’avoir pu s’acquitter de sa mission. Bonaparte les congédia sans rien dire, s’enferma dans sa bibliothèque et y demeura plusieurs heures. Dans les salons voisins, on pouvait entendre les sanglots de Joséphine et les cris de désespoir poussés par Caulaincourt.

Le comte de Ségur, en s’informant de droite et de gauche, avait rassemblé tous ces faits, que nous retrouvons dans l’ouvrage de M. Thiers. Deux ans plus tard, son fils Philippe eut l’occasion de compléter ses renseignemens. Envoyé à Naples en 1806 comme aide-de-camp du roi Joseph, il recueillit de la bouche même du frère de l’empereur des détails tout à fait nouveaux, détails précis, incontestables, et dont il est juste que l’histoire tienne compte. La veille du jugement, le premier consul, seul responsable de ce coup funeste, était retombé dans l’indécision. Entre les supplications ardentes de Joséphine, de Caulaincourt, de Murat et l’avis d’un de ses ministres, qui au nom de la raison d’état lui conseillait de ne pas faiblir[2], Bonaparte hésitait. C’est alors que son frère intervint ; il invoqua la raison d’état dans un sens tout contraire à celui du ministre, il lui rappela qu’il avait la mission spéciale d’être le modérateur, le centre d’attraction, la clé de voûte de tous les partis ; puis, « le faisant souvenir qu’il avait dû jadis aux encouragemens du père de sa victime son choix de l’artillerie et son refus de la marine, où son destin eût avorté, il ne le quitta que bien assuré de l’avoir décidé à la clémence. » C’est à la suite de cet entretien avec Joseph que Bonaparte fit porter à Real l’ordre de se rendre sur l’heure au donjon de Vincennes pour y interroger le prisonnier. Les scènes du lendemain matin, racontées encore par Joseph Bonaparte à Philippe de Ségur, ne laissent aucun doute sur l’intention que renfermait cet ordre si tardif, hélas ! et d’une exécution si douteuse. N’oublions pas les mots échangés ce matin-là entre le premier consul et sa compagne ; c’est Joseph qui les a répétés à Ségur. « Ah ! mon ami, qu’as-tu fait ? » s’écria Joséphine éperdue, et Bonaparte ne put que répondre : « Les malheureux ont été trop vite ! » Voici encore un détail ignoré jusqu’ici, dont on ne saurait méconnaître l’importance. Dans cette même matinée du 21 mars, lorsque Bonaparte fut seul avec Joseph, il s’emporta contre Real, et l’accusa d’avoir différé sciemment d’obéir à son contre-ordre. L’accusation était injuste ; quels que fussent les antécédens révolutionnaires de Real, il n’était pas homme à résister de la sorte au premier consul. D’autres révolutionnaires ont pu se réjouir de voir le chef de la république ajouter le 21 mars au 21 janvier ; ils ont pu se dire que la rupture était bien faite entre les deux régimes, et que jamais le général Bonaparte ne travaillerait à la restauration des Bourbons. Il n’y avait pas lieu d’attribuer à Real ce machiavélisme jacobin. Le seul coupable était celui qui avait envoyé si tardivement un pareil ordre sans prévoir les chances d’inexécution. Ainsi, dit excellemment M. Thiers, « c’était un accident, un pur accident, qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au premier consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire. Déplorable conséquence de la violation des formes ordinaires de la justice ! quand on viole ces formes sacrées inventées par l’expérience des siècles pour garder la vie des hommes de l’erreur des juges, on est à la merci d’un hasard, d’une légèreté ! La vie des accusés, l’honneur des gouvernemens, dépendent quelquefois de la rencontre la plus fortuite ! »

Est-ce donc que le premier consul, en accusant Real, voulait rejeter sur un subalterne la responsabilité de la catastrophe ? Pas le moins du monde. Il ne faut voir là qu’un vif élan de regret sous une forme irritée. Il sentait bien qu’il était le coupable ; aussi, après cette sortie contre le malheureux conseiller d’état, il revendiqua résolument toute la responsabilité de ce qu’il avait fait. « Il faut se consoler de tout, disait-il à son frère, qui l’a répété à Ségur ; sans doute, si j’eusse été assassiné par les agens de la famille du prince, ce prince se serait montré le premier en France les armes à la main pour en profiter. Il ne me reste plus qu’à supporter la responsabilité de l’événement. La rejeter sur d’autres, même avec vérité, serait une lâcheté dont je ne veux pas qu’on me soupçonne. » Dès lors sa grande préoccupation fut de porter très haut cette responsabilité, de dire bruyamment ses raisons, de justifier sa violence par des principes d’état, de se couvrir de la révolution et de la France. Il ne fut plus question ni de Real, ni du mouvement qui l’avait porté dans la soirée du 20 mars à sauver le prisonnier de Vincennes. Il prenait l’attitude d’un juge, il se faisait une conscience d’airain. Il voulait se persuader et persuader aux autres que sa charge lui imposait des obligations terribles inconnues du vulgaire. Son excuse, ainsi que son ambition, était d’apparaître comme l’homme du destin, esclave d’un devoir supérieur à tous les devoirs. Le duc d’Enghien n’était-il pas coupable envers la France ? n’avait-il pas porté les armes contre sa patrie ? Dans la première séance du conseil d’état qui suivit le 21 mars, le premier consul, après une véhémente sortie au sujet des propos qui couraient les rues, s’écria : « Je saurai faire respecter la France ! Que parle-t-on de l’opinion publique ? J’en tiens compte lorsqu’elle ne s’égare pas ; quant à ses caprices, je les méprise. Tous les hommes de gouvernement, bien loin de la suivre en ses écarts, devraient s’attacher à la redresser, à l’éclairer. Le duc d’Enghien était coupable de connivence avec les agens de l’Angleterre, d’armemens contre la France, de trames secrètes avec nos départemens frontières pour y exciter la révolte, de complicité dans le complot formé contre ma vie. Je l’aurais fait juger et exécuter publiquement, si je n’avais craint de donner à ses partisans une occasion de se perdre. Que les royalistes demeurent tranquilles, je ne leur demande rien de plus. Les regrets sont libres au fond des cœurs. Ceux qui ont l’air de craindre des proscriptions en masse n’y croient pas. Quant aux crimes individuels, justice sera faite, je n’épargnerai aucun coupable. »

Ce ne furent pas ces raisons-là qui décidèrent le comte de Ségur et son fils à rester auprès du premier consul. Ils reconnaissaient assurément que le prince était coupable envers son pays, ils étaient même disposés à lui attribuer une certaine complicité dans l’odieuse conspiration de George Cadoudal, ignorant encore que le prince avait répondu en ces termes aux juges qui l’interrogeaient : « Je n’ai jamais eu de relations avec Pichegru, et je m’en félicite, s’il est vrai qu’il ait voulu employer les vils moyens dont on l’accuse. » Ainsi, que Bonaparte ne fût point le seul coupable, ni même le plus coupable, ils n’avaient aucun doute à ce sujet. Les vrais auteurs de la catastrophe, c’étaient ces royalistes intraitables qui, à peine ramenés en France par le premier consul, avaient ourdi contre lui tant de machinations meurtrières. Cependant une telle excuse ne suffisait pas. Le comte de Ségur et son fils, le premier plus inspiré par la raison politique, le second plus touché du sentiment moral, avaient des exigences plus hautes. Ils reprochaient au premier consul d’avoir répondu par un coup de violence à la fureur d’un parti. Si coupable que fût le prince, ils persistaient à condamner et l’arrestation sans droit.et le jugement sans garantie. Il y avait là pour eux un crime, Ségur n’hésite pas à prononcer le mot. Ce n’est donc pas en justifiant le premier consul qu’ils se décidèrent l’un et l’autre à conserver leurs postes auprès de lui, une raison d’un autre ordre détermina leur conduite. Ils virent surtout l’état de la France et les nécessités du salut social. D’un côté étaient les royalistes, que le meurtre du duc d’Enghien allait rendre irréconciliables à tout jamais, de l’autre les révolutionnaires, qui se réjouissaient de voir le général Bonaparte rattaché par ce coup de force à la tradition jacobine. L’exaspération des salons royalistes n’était que trop manifeste. M. de Caulaincourt, étranger au jugement, à l’exécution, absent même de Paris pendant la nuit du 21 mars, était en butte aux accusations les plus odieuses de ses anciens amis. On ne lui permettait pas de faire connaître la vérité. Vainement les personnes de sa famille allaient-elles raconter partout ce qui s’était passé, son désespoir, ses cris, son évanouissement chez le premier consul à la nouvelle du meurtre, l’amertume violente de ses reproches, quand il fut revenu à lui par les soins mêmes de Bonaparte ; on ne voulait rien entendre, il était responsable de tout. S’il n’avait rien à se reprocher, pourquoi ne donnait-il pas sa démission ? C’était le seul moyen pour lui d’écarter sûrement toute idée de participation au crime. Ainsi, d’après ces exigences hautaines de l’ancienne société, on voyait se dessiner le projet de faire le vide autour de Bonaparte, et à quel moment eût-on suivi cette politique ? lorsqu’une catastrophe déplorable inspirait aux révolutionnaires des sentimens de joie et d’espérance. En vérité, on ne pouvait rien imaginer de mieux pour détruire l’œuvre du consulat et rejeter la France dans les abîmes. Le comte de Ségur et son fils comprirent autrement leur devoir. Des hommes de sens et de vrai patriotisme ne disent jamais : Périsse la France plutôt qu’un principe ! au contraire ils subordonnent toujours leurs sentimens personnels au salut du pays. C’est ce que fit l’ancien ambassadeur du roi Louis XVI, c’est ce que fit avec lui le jeune officier du premier consul. En se retirant, ils eussent donné un mauvais exemple et entravé un gouvernement réparateur ; ils restèrent. Tel fut le résultat de cette consciencieuse enquête, tel fut le dernier mot de cette délibération loyale.

Une fois la résolution prise, je ne sais quels furent les sentimens du père. Il avait cette suprême aisance que donne une longue expérience des choses humaines, il était sceptique et accommodant, avec un grand fonds d’honneur ; quant au fils, nature austère, esprit un peu triste et sombre, il demeura longtemps inquiet, agité, en proie aux scrupules qui le tourmentaient. Il a raconté lui-même quelles avaient été ses angoisses pendant que son père recueillait les observations dont il avait besoin pour la règle de sa conduite. « Pendant les trois jours qu’il y employa, nous dit-il, enfermé chez moi, maudissant cette nuit fatale, obsédé du spectacle horrible qu’elle offrait sans cesse devant mes yeux, je restai anéanti ! » Écoutez-le maintenant, quand il a interrogé sa conscience et qu’il s’est décidé par patriotisme à ne pas quitter son poste. Son premier mouvement est de presser son père de se rendre chez les Caulaincourt ; il importe de raffermir leur courage ébranlé sans doute par des émotions si cruelles. D’après ses propres perplexités, il devine la souffrance de ses amis. Son père ira aussi chez quelques autres personnes dont il faut rassurer la conscience. Hommes du même bord, il convient qu’ils aient tous la même attitude et le même langage à la première occasion qui les réunira aux Tuileries. Cette occasion se présenta le dimanche suivant 25 mars. Ici, soyons attentifs : on est encore sous le coup de l’événement ; que va-t-il se passer ? Y aura-t-il des vides dans l’assistance ? Quels sentimens lira-t-on sur les physionomies ? Quelle figure fera le premier consul ? Caulaincourt sera-t-il à son poste ? Que de causes d’émotion profonde ! que de sujets d’étude et de curiosité ! Si l’on veut apprécier exactement une telle scène, rien ne peut remplacer le récit d’un témoin ; je laisse la parole à Philippe de Ségur.

« Ce jour-là, l’affluence de toutes les autorités dans le palais fut considérable. Nous n’avions pu communiquer nos sentimens qu’à peu d’amis, et pourtant l’accord, sans qu’on se fût concerté, fut unanime. Caulaincourt, le maintien ferme et décidé, les lèvres serrées, le teint jauni, les traits contractés, semblait vieilli de dix ans ; il était méconnaissable. Sa pâleur, quand je lui serrai la main, redoubla ; mais son attitude resta de marbre. À quelques pas de là, je rencontrai ce même d’Hautencourt, dont les paroles à Duroc avaient si cruellement contrasté avec le bouleversement de sa figure. Aux questions que je lui adressai, il me répondit que les derniers mots du malheureux prince avaient été : « il faut donc mourir, et de la main des Français ! » Puis, sur une dernière interpellation que j’eus de la peine à achever : « Il est mort en héros ! » me répondit-il. — En ce moment, Bonaparte reparut au milieu de nous. Il traversa la foule entr’ouverte et silencieuse pour se rendre à la chapelle. Il n’avait point changé de contenance. Pendant le sacrifice, quand la prière s’élevait aux cieux, je l’examinai avec un redoublement d’attention. Là, devant Dieu, en présence de sa victime, qu’il me semblait voir réfugiée sanglante à ce tribunal suprême et tout empreinte des horreurs d’un brusque supplice, je m’attendais, dans l’angoisse de mon cœur, à ce qu’un remords, un regret du moins se manifesterait sur les traits de l’auteur d’un acte aussi cruel ; mais, quel que pût être son sentiment intérieur, rien en lui ne varia, il resta calme, et, au travers des larmes qui me remplissaient les yeux, sa figure me parut belle d’un juge sévère et inflexible ! »

Un juge inflexible ! c’est bien là le rôle que le premier consul avait résolu de se donner et qu’il garda obstinément jusqu’à sa dernier heure. Le hasard ayant empêché la mission de Real, qui devait sauver le duc d’Enghien, il vit là un signe du destin, un avertissement de la fatalité (car il y avait dans son génie, nous le montrerons tout à l’heure, une singulière dose de superstition), — et dès lors il avait conçu tout un plan de conduite conforme à cette idée. Ce plan, les esprits attentifs purent le découvrir en cette mémorable réception des Tuileries le dimanche 25 mars 1804. Écoutons encore Ségur lorsqu’il examine le premier consul, et que de son regard attristé il le perce de part en part. « Je venais de le voir devant Dieu, je voulus le voir devant les hommes. Je m’attachai donc à ses pas pendant l’audience qui suivit. Son abord fut tantôt d’un calme contraint, tantôt sombre, cependant plus accessible peut-être que de coutume. Il parcourut lentement et en tous sens ses grands appartemens, — plus lentement qu’à l’ordinaire ; lui-même aussi semblait vouloir observer. Il s’arrêta presqu’à chaque pas, se laissant entourer et adressant à chacun quelques paroles. Il rappela, ou indirectement ou directement, la nuit du 20 au 21 mars. Évidemment il sondait l’opinion, attendant, provoquant même des réponses qu’il espérait être satisfaisantes. » Ségur nous apprend ici qu’une seule des personnes provoquées de la sorte eut le courage d’approuver, d’afficher même une intention de flatterie ; mais ce fut avec une maladresse si grossière que Bonaparte, blessé comme d’une insulte, l’interrompit et lui tourna le dos. Ce courtisan malappris, — Ségur ne nous dit pas son nom, — félicitait le premier consul d’avoir répondu à une tentative de meurtre par le meurtre même. Les autres groupes furent graves et muets, respectueux et mornes ; cette attitude et ce silence exprimaient assez clairement la désapprobation générale. « Pour lui, ajoute l’historien, son maintien haut, sévère, et d’abord communicatif, devint de plus en plus sombre et réservé. On le voyait se renfermer en lui-même, s’efforçant de se convaincre que la nécessité politique l’absolvait, et que, sauf les formes, tout était de son côté, ce qui était faux. » Enfin, après avoir consigné une triste remarque, renouvelée plus tard par M. Thiers, à savoir que le premier consul atteignit son but, puisqu’à dater de ce moment les conspirations royalistes cessèrent, Ségur termine ainsi : « Bonaparte se retira brusquement de cette audience, mécontent, mais inflexible, sans paraître, sans être alors plus ébranlé par ce désaveu universel, qu’il ne le fut sur ce même sujet en d’autres occasions que diront ces souvenirs, et à son heure dernière à Sainte-Hélène. »


II

Est-ce que tout cela n’était qu’un rôle ? Est-ce qu’il n’y avait là qu’un masque imposé par l’intérêt au personnage public ? Ce n’est point l’avis de Philippe de Ségur. Sous l’impassibilité du visage de fer, il a senti quelque chose d’humain, le remords, le repentir, — un repentir à qui l’orgueil politique interdisait la parole, mais sensible encore pour un juge clairvoyant dans les efforts même que Bonaparte faisait pour l’étouffer. Mme de Staël, en ses Dix Années d’exil, soutient que Napoléon, devenu empereur, affectait de considérer le meurtre du duc d’Enghien comme ordonné par la raison d’état, et elle rappelle à ce sujet ses conversations sur le ressort de la tragédie moderne, ce ressort nouveau que Corneille avait si bien conçu. Le drame antique, disait-il, avait pour agent principal la fatalité ; il n’y a plus de fatalité pour les modernes, il n’y en a plus du moins dans le sens que les religions païennes donnaient à ce mot, mais il y a toujours des nécessités qui dominent l’homme et lui imposent des résolutions terribles. Voilà précisément la tragédie. Ces nécessités qui remplacent pour les modernes le fatum ineluctabile des anciens, ce sont les nécessités politiques, la nécessité de conjurer un péril, d’écarter un obstacle, de sacrifier telle ou telle personne au salut de la communauté. Corneille a compris cela en homme de génie ; s’il avait vécu de mon temps, ajoutait Napoléon, j’en aurais fait un prince. Quand on lit ces choses dans Mme de Staël, on n’en peut apprécier le caractère profond ; le ton leste du récit en défigure le sens. Bien évidemment l’ardente Corinne ne voit là qu’une thèse artificielle, une rhétorique menteuse, et prétend ne pas en être dupe ; elle ne s’aperçoit pas qu’elle est dupe elle-même de sa passion. Ségur est bien plus dans la vérité, par conséquent il est bien plus expressif et plus poétique, lorsque, sans parti-pris, avec la parfaite naïveté du témoin, il nous représente la préoccupation perpétuelle de l’empereur au sujet de ces tragiques souvenirs.

En voulez-vous de bien curieux exemples ? Il ne s’agit plus seulement ici du duc d’Enghien, il s’agit des idées que Napoléon se faisait de la destinée de l’homme en général et particulièrement de la sienne. Nous ne sommes plus aux Tuileries ou dans la retraite de la Malmaison ; nous n’avons plus affaire aux personnages de la cour, à Joséphine qui se désole, aux groupes silencieux qui se réservent, à ceux qui désapprouvent le crime ou à ceux qui répètent le mot cynique de Fouché : c’est plus qu’un crime, c’est une faute. Transportons-nous en Allemagne, au milieu des immenses opérations de la guerre de 1805. De très grandes choses ont déjà été faites, de plus grandes encore se préparent. Dans cette gigantesque mêlée, lorsque tant d’affaires, tant d’ordres, tant de détails, réclament à toute minute la vigilance du chef, si nous voyons les mêmes pensées relatives au destin et aux nécessités tragiques de la vie reparaître dans l’esprit de Napoléon, croirons-nous encore qu’il continue déjouer un rôle ? Ne serons-nous pas obligés de reconnaître que la persistance de ces idées révèle une préoccupation profonde, une émotion poignante, un trouble enfin, un trouble qui lui fait honneur et qui ne nous permet plus de répéter le vers du poète :

Rien d’humain ne battait sous son épaisse armure ?

Nous sommes donc en 1805, entre la capitulation d’Ulm et la bataille d’Austerlitz. Le mois de novembre vient de commencer : la situation, bonne et glorieuse sans doute, est exposée à de graves périls. Les Russes viennent d’opérer leur jonction avec les Autrichiens. Il faut pourvoir à tout, surveiller tous les points de l’échiquier, tenir les Prussiens en respect, prévenir les Anglo-Suédois qui menacent d’une descente par la Baltique. L’empereur a reçu d’heureuses nouvelles ; ses lieutenans, qui l’ont devancé dans leurs courses, sont déjà maîtres du Tyrol. Le 30 octobre, la forteresse de Braunau a ouvert ses portes, et c’est de là que Napoléon va s’élancer sur Vienne. En attendant, il est à Lintz. Que de labeurs encore ! que d’obstacles à vaincre ! Et comme il est urgent de frapper au plus vite un grand coup, sous peine de voir les premières victoires se tourner en désastres ! Pendant que l’empereur est à Lintz, François II lui fait demander un armistice. Napoléon, tout en refusant, ne s’oppose pas à ce que des pourparlers aient lieu entre ses aides-de-camp et les généraux autrichiens. Un des nôtres, le comte de Thiard, fut même attiré à une entrevue secrète par le prince de Lichtenstein, et au sortir de cette entrevue il s’empressa de rapporter à l’empereur les choses extraordinaires qu’il venait d’entendre. Le prince de Lichtenstein lui avait demandé s’il était vrai qu’il fût question d’un mariage entre le prince Eugène de Beauharnais et une princesse de la maison de Bavière, et, sur sa réponse affirmative, il avait ajouté : « Pourquoi vous arrêter en chemin ? Vienne n’a-t-elle pas aussi des princesses toutes prêtes, et la paix ne pourrait-elle pas être scellée par un autre mariage ? » L’empereur, à ces mots, s’écrie d’un premier mouvement : « Une princesse autrichienne ! oh ! non, jamais ! La France en serait révoltée ! Cela lui rappellerait Marie-Antoinette ! » Étonné pourtant qu’une communication si grave lui arrive fortuitement, il demande à M. de Thiard d’où vient cet épanchement du prince de Lichtenstein et comment il se fait que ce personnage l’ait choisi pour une telle confidence. M. de Thiard était issu de la plus haute noblesse de France, son père s’était battu pour Louis XVI dans la journée du 10 août 92, lui-même il avait servi sous le drapeau de Condé contre les armées de la république ; l’ancien aide-de-camp du duc d’Enghien était fier, brave, d’une aisance supérieure, et, comme il se croyait de niveau par le privilège de sa race avec tous les puissans de la terre, en toute occasion il avait son franc-parler. Ce n’était pas toujours jactance de sa part, c’était très souvent ingénuité d’allures. Les choses délicates à dire et qui eussent déconcerté les plus habiles, il les exprimait naturellement. Il répondit donc, sans le moindre embarras, qu’ayant fait partie de l’armée de Condé, il avait souvent combattu sous les yeux de Lichtenstein, et que, parlant les deux langues, il avait plus d’une fois servi d’intermédiaire entre les Autrichiens et le duc d’Enghien. Nul autre assurément dans l’entourage de l’empereur n’aurait osé prononcer ce nom. L’empereur ne fronça point le sourcil. On eût dit que cette occasion de parler du duc d’Enghien avec un homme qui l’avait connu répondait à ses secrètes pensées. En toute circonstance, occupé comme il était, il aurait écouté le rapport de Thiard pendant quelques minutes, puis il l’aurait congédié ; il le retint près d’une heure. Croyez-vous que la conversation ait continué sur l’archiduchesse d’Autriche ? Non, certes. Cette idée de mariage, cette espérance de paix, bien plus, tant de soins et d’affaires qui obsédaient sa pensée, tout disparut pendant une heure pour Napoléon ; il ne parla que du duc d’Enghien. Son interlocuteur avait introduit ce nom sans aucun embarras, il l’accueillit de la même manière. Il adressait à M. de Thiard maintes questions sur le caractère, l’esprit, les talens guerriers du malheureux prince ; ces questions ne manifestaient aucun sentiment hostile, aucun désir de trouver le jeune duc plus gravement compromis qu’il ne l’était et par là de se justifier lui-même ; non, elles étaient faites plutôt avec sympathie, d’un air d’intérêt curieux, calme et naturel, comme si l’homme dont il parlait n’eût pas été sa victime, comme si celui qu’il interrogeait n’eût pas été l’aide-de-camp et l’ami de sa victime. Les réponses de M. de Thiard furent ce qu’elles devaient être, aussi précises que sincères, et il en résultait un si complet éloge du condamné de Vincennes que l’empereur s’écria : « Mais c’était donc réellement un homme que ce prince-là ! » Après quoi, sans se départir de son calme, sans que sa bienveillance parût altérée un seul instant, il congédia M, de Thiard.

Cette attitude frappa singulièrement M. de Thiard, qui n’oublia point d’en faire part à Ségur. Tous deux voyaient là un problème de psychologie étrange et presque mystérieux. Il ne faut pas au reste exagérer ce calme dont nous parle Ségur, ou du moins il en faut chercher la véritable interprétation. L’empereur n’était pas aussi calme qu’il voulait le paraître, puisque dans les occasions les plus solennelles il revenait obstinément sur ce sujet. La scène de Lintz a eu lieu dans les premiers jours de novembre 1805 ; un mois après, le 1er décembre, suivons l’empereur en son bivouac ; c’est la veille d’Austerlitz. Napoléon vient de dicter sa proclamation à l’armée ; il a exalté la confiance de ses soldats, il leur a montré les positions formidables qu’ils occupent, et les mouvemens téméraires de l’ennemi, qui va leur présenter le flanc. Il leur promet de les diriger sûrement vers le but, se tenant loin du feu, si, avec leur bravoure accoutumée, ils portent la confusion dans l’armée russe, mais prêt à s’exposer aux premiers coups, si la victoire est incertaine un seul instant, « car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il y va de l’honneur de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de toute la nation. » Sa proclamation terminée, il entre dans une chaumière voisine avec son état-major et se met gaîment à table. Murat et Caulaincourt étaient assis auprès de lui, puis venaient Junot, Mouton, Rapp, Lemarois, Maçon, Thiard, le docteur Yvan et Ségur, le plus jeune de tous. D’ordinaire ces repas du bivouac étaient lestement enlevés, on ne restait pas à table plus de vingt minutes. Cette fois le dîner se prolongea au milieu des conversations. Ségur n’en perdait pas un mot, s’attendant toujours à recueillir des paroles relatives à la journée du lendemain. C’était le 2 décembre 1805 qui allait décider du sort de la guerre et peut-être de la fortune de l’empereur ; comment ne pas saisir au vol la moindre indication de ce qu’il pensait ? En de pareilles heures, il n’y a pas un propos insignifiant, pas un signe à négliger ; il était donc tout yeux et tout oreilles, ne songeant pour sa part qu’au mouvement de l’armée russe et à la conception triomphante de l’empereur. Quelle fut sa surprise de voir s’engager un entretien tout littéraire ! L’empereur, dès les premiers mots, interpellant Junot, qui se piquait de littérature, met la conversation sur le théâtre et la tragédie. Junot lui répond en citant quelques œuvres nouvelles, entre autres les Templiers de Raynouard, qui venaient d’être représentés au Théâtre-Français, le 14 mai 1805, avec un immense succès. A ce nom, l’empereur se récrie, et, prenant feu soudain au grand étonnement de ceux qui l’écoutent, il se jette à corps perdu dans le débat. Le voilà qui livre bataille, non pas contre Junot, qui s’empresse de tourner bride, mais contre Raynouard absent[3]. L’empereur la connaissait bien, cette pièce des Templiers, elle était écrite depuis plusieurs années, elle avait été présentée au Théâtre-Français avant 1804, et la censure avait fait tant de chicanes à l’auteur que la représentation avait été retardée pendant près de deux ans. L’auteur n’avait-il pas rendu les templiers sympathiques afin que l’odieux de cette histoire pesât d’un poids plus lourd sur la royauté ? N’était-ce pas contrarier la politique de l’homme qui s’efforçait de restaurer sous de nouveaux noms l’autorité souveraine ? Jusque-là pourtant ce n’étaient que des griefs généraux ; dans ce repas du bivouac d’Austerlitz, le 1er décembre 1805, le plus grave reproche que Napoléon fit à Raynouard, ce fut d’avoir manqué une si belle occasion d’expliquer les catastrophes tragiques par la raison d’état : « Les Templiers ! disait-il, c’est une tragédie manquée ; je l’ai dit à l’auteur, qui ne me le pardonnera jamais, je le sais d’avance. Il faut louer ces messieurs, si vous désirez qu’ils vous louent… Il n’y a qu’un seul caractère suivi dans cette pièce, un seul qui se tienne, c’est celui d’un homme qui veut mourir[4] ; mais cela n’est pas dans la nature, cela est faux, cela ne vaut rien. Il faut vouloir vivre et savoir mourir ; voilà la vérité. » Puis, attaquant le fond des choses : « Voyez Corneille ! quelle force de conception ! c’eût été un homme d’état ! mais les Templiers… Cette pièce manque de politique ! Il fallait mettre Philippe le Bel dans la nécessité de détruire ces orgueilleux seigneurs. Il fallait, tout en intéressant le public à leur salut, faire sentir fortement que leur existence était incompatible avec celle de la monarchie, que la sûreté du trône exigeait leur destruction ! .. La politique doit remplacer la fatalité, cette fatalité qui rend Œdipe criminel sans qu’il ait cessé d’être innocent, cette fatalité qui nous intéresse à Phèdre en chargeant les dieux d’une partie de ses crimes et de ses faiblesses. Il y a de ces deux principes, il y a tout ensemble de la fatalité antique et de la politique moderne dans l’Iphigénie de la scène française ; aussi est-ce le chef-d’œuvre de l’art, et c’est bien à tort qu’on accuse Racine de manquer de force ! » Ces grands principes posés, il montrait ce que le génie pouvait en faire sortir ; il appelait, il provoquait les poètes, il leur indiquait des sujets de tragédie comme il en donnera plus tard à Goethe. « C’est une erreur, ajoutait-il, de croire les sujets tragiques épuisés. Qui étudiera la politique et ses prescriptions inexorables verra jaillir une source abondante d’émotions fortes. Tout ce que le fatum fournissait à Eschyle ou Sophocle, les poètes modernes le retrouveront dans la politique, cette fatalité aussi dure, aussi impérieuse, aussi dominatrice que l’autre. Que faut-il pour cela ? Mettre ses personnages dans une situation où cette nécessité politique se dresse subitement devant eux, leur donner des passions généreuses, des affections humaines, ce qu’il y a de plus contraire à cette loi d’airain, et les faire plier malgré eux sous la puissance invincible. Tout ce qu’on nomme coup d’état, crime politique, deviendrait de la sorte un sujet de tragédie où, l’horreur se trouvant tempérée par la nécessité, on verrait se développer un intérêt aussi neuf que puissant. » A l’appui de ces principes, l’empereur cita plusieurs exemples ; il omit seulement, dit Ségur, celui de ses souvenirs qui l’inspirait le plus en ce moment.

Que vous semble de la persistance de ce souvenir au milieu de tant de préoccupations qui devaient l’en préserver ? Le spectre sanglant de la nuit du 21 mars 1804, tantôt considéré par Napoléon d’un œil doux et calme, tantôt écarté au nom d’une loi irrésistible, ce n’est point une scène vulgaire. Le cadre où elle se place en rehausse l’émotion tragique. Au sortir de cette chaumière où se discutaient de telles choses, on sait quelles ivresses attendaient le puissant homme de guerre. L’entretien terminé, il visita ses parcs, ses ambulances, s’assura par ses yeux que tous ses ordres avaient été exécutés, donna de nouvelles instructions, puis revint à son bivouac, et, se jetant sur la paille de la baraque, s’y endormit profondément. Vers le milieu de la nuit, un aide-de-camp le réveilla, non sans peine, pour lui rendre compte d’une vive fusillade qu’on avait entendue sur notre droite. Une attaque des Russes venait d’être repoussée. Cet incident, qui confirmait ses prévisions, prouvait bien que les Russes, dans l’espoir de nous tourner, accomplissaient le mouvement sur lequel il comptait ; la victoire du lendemain était certaine. Voulant reconnaître une dernière fois les positions de l’ennemi, il remonte à cheval et s’aventure entre les deux lignes. Ségur faisait partie de l’escorte. L’empereur, malgré plusieurs avertissemens, se laissa entraîner si loin, qu’il donna dans un poste de cosaques. Il eût été pris ou tué sans le dévoûment de ses chasseurs. Il fallut revenir à toute bride et franchir un ruisseau marécageux où plusieurs de ceux qui le suivaient, entre autres son chirurgien Yvan, demeurèrent embourbés quelque temps. Le ruisseau franchi, Napoléon revenait à pied vers son bivouac, quand il se heurta dans l’ombre contre un tronc d’arbre renversé. Un grenadier qui se trouvait là imagine de tordre la paille de son lit de camp, en fait un flambeau, y met le feu, et, cette torche à la main, s’apprête à lui servir de guide. La flamme, éclairant soudain le visage de l’empereur, paraît un signal aux soldats des bivouacs environnans. Aussitôt, de garde en garde, de poste en poste, des torches pareilles s’allument. En quelques instans, sur une ligne de deux lieues, des milliers de gerbes de flammes éclatent au milieu des acclamations. « Ainsi, dit Ségur, ainsi fut improvisée aux yeux de l’ennemi étonné la plus mémorable des illuminations, la plus touchante des fêtes dont jamais une armée, dans un transport d’admiration et de dévoûment, ait salué son général. »

Eh bien ! c’est au milieu de ces fatigues et de ces ivresses, c’est dans la halte laborieuse de Lintz, c’est en ce bivouac triomphant d’Austerlitz, que le conquérant, tourmenté par sa conscience, s’efforçait de l’apaiser. Il y avait donc place à travers tant de distractions prodigieuses pour les choses de la vie morale. L’esclave du destin avait beau se raidir, au fond de son cœur de bronze éclatait toujours la protestation de l’humanité.


III

Cette préoccupation du destin n’en devenait pas moins un des traits les plus caractéristiques du génie de Napoléon. Si l’habitude est une seconde nature, on ne s’accoutume pas impunément à de certaines manières de penser. À force de chercher la justification de son crime dans une nécessité politique supérieure aux lois ordinaires, il en était arrivé à concevoir de sa mission parmi les hommes un sentiment exalté, sentiment tantôt très noble, très bienfaisant, tantôt voisin du délire et de la superstition. Les loyales confidences de Ségur, quelle que fût son admiration pour son maître, nous permettent de considérer tour à tour ce double aspect des choses.

Voyez par exemple ce qui se passa au palais de Saint-Cloud au mois de juin ou de juillet 1811. Quelle scène plus curieuse que celle-là, et, si l’on y regarde de près, quelle intention plus bienfaisante ? Marie-Joseph Chénier était mort le 10 janvier 1811, et Chateaubriand avait brigué l’honneur de lui succéder à l’Académie française[5]. Dans ses visites aux membres de l’Académie, il avait paru, dit Ségur, tenir particulièrement à ce fauteuil. Il fut élu. Quelques mois après, son discours était fini et présenté, selon l’usage, à une commission chargée de l’examiner. On pense bien que l’esprit public était fort en éveil depuis son élection : comment l’auteur du Génie du christianisme allait-il se tirer de l’éloge d’un régicide ? Passe encore pour le voltairien ; si tenace et si amer que fût Marie-Joseph dans sa passion anti-chrétienne, Chateaubriand, criblé par lui d’épigrammes, pouvait considérer de haut ces petites choses et se montrer magnanime. On devait même prévoir que l’éloge littéraire de l’auteur des Nouveaux Saints et de tant de facéties du même ordre fournirait au poète d’Atala et de René l’occasion d’une vengeance exquise. Quel plaisir de répondre à d’injurieuses moqueries par une générosité chevaleresque ! Le voltairien n’était donc pas de taille à embarrasser Chateaubriand ; mais que dirait-il du régicide, du conventionnel, de celui qui avait voté la mort de Louis XVI ? Grand sujet d’attente, curieuse chez les uns, inquiète chez les autres.

On sait aujourd’hui comment l’illustre récipiendaire s’est acquitté de sa tâche ; nous l’avons, ce discours qui a soulevé tant d’orages. Chateaubriand l’a inséré dans les Mémoires d’outre-tombe, et il suffit d’y jeter les yeux pour en admirer le merveilleux artifice. Assurément aucune convenance n’y est oubliée, il y loue ses confrères d’une façon tout ingénieuse et toute poétique. L’empereur lui-même, l’empereur et l’empire sont glorifiés dans le plus noble langage, dans un langage où les conseils de paix et de modération se glissent adroitement sous les paroles sonores. Le dernier trait est pour l’impératrice et l’enfant qui vient de naître : « Quel temps ai-je choisi, messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles ? Ne sommes-nous pas environnés de fêtes ? Voyageur solitaire, je méditais il y a quelques jours sur les ruines des empires détruits, et je vois s’élever un nouvel empire. Je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies et j’aperçois un berceau chargé des destinées de l’avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat… Tandis que le triomphateur s’avance entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfans des muses ? Ils marcheront au-devant du char pour joindre l’olivier de la paix aux palmes de la victoire… Et vous, fille des césars, sortez de votre palais avec votre jeune fils dans vos bras, venez ajouter la grâce à la grandeur, venez attendrir la victoire et tempérer l’éclat des armes par la douce majesté d’une reine et d’une mère. »

Comment donc un tel discours a-t-il pu déplaire au maître ? Deux choses l’avaient blessé, d’une part tout ce qui concernait les années révolutionnaires de Marie-Joseph Chénier, de l’autre l’éclatante glorification de la liberté. Dans l’habileté même avec laquelle Chateaubriand écartait les sujets de récrimination littéraire, on sentait la splendida bilis dont parle le poète latin. Cet adversaire qu’il prétendait épargner, il le perçait de flèches d’or. Qu’on relise ce passage sans oublier d’y peser chaque mot, on verra que de coups terribles sont portés à Marie-Joseph. Il souhaite la paix à sa tombe ; mais au moment même où il prononce ce mot, il hésite comme devant un écueil. En portant à M. Chénier ce tribut de respect que réclament tous les morts, il craint de rencontrer sous ses pas des cendres bien autrement illustres. L’allusion sera-t-elle comprise ? Pour qu’il n’y ait aucun doute sur sa pensée, il va au-devant des interprétations hostiles à Chénier, et tout en les qualifiant de peu généreuses, c’est lui-même qui les suggère : « Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu’un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées. Ah ! qu’il eût été plus heureux pour M. Chénier de n’avoir point participé à ces calamités publiques qui retombèrent enfin sur sa tête ! » Le commentaire ne se fait pas attendre : l’orateur évoque l’image d’André Chénier, du noble poète tombé sous le couperet de Robespierre, et, bien qu’il parle de la tendre amitié des deux frères séparés par la politique, ce seul souvenir rappelle immédiatement aux auditeurs les accusations portées contre Marie-Joseph, les traits sanglans qui l’accablèrent, les doutes qui subsistaient encore chez beaucoup d’esprits, doutes horribles dont n’avait pas entièrement triomphé la mâle et poétique protestation intitulée la Calomnie.

Hâtons-nous de dire que le trait lancé d’une main si habile est retiré tout aussitôt : « si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l’hommage que je rends ici à son frère, car il était naturellement généreux… » Insistant alors sur cette générosité de caractère, qui l’exposait plus qu’un autre aux nouveautés périlleuses, il regrette que les hasards de la vie l’aient transporté de la solitude du poète au milieu des factions. « Heureux, dit-il, s’il n’eût vu d’autre ciel que le ciel de la Grèce sous lequel il était né ! s’il n’eût contemplé d’autres ruines que celles de Sparte et d’Athènes ! Je l’aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse, ou bien, puisqu’il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus jeté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée… » Mais, non, il est resté dans la fournaise, c’est pourquoi il a droit à l’indulgence. « Qui peut se flatter d’être trouvé sans tache dans un temps de délire où personne n’avait l’usage entier de sa raison ? » Cette indulgence dont il ne s’est guère préoccupé lui-même dans tout ce qui précède, il la réclame pour Marie-Joseph Chénier en vertu de son culte pour la liberté. « M. Chénier adora la liberté ; pourrait-on lui en faire un crime ? Les chevaliers eux-mêmes, s’ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. » Lui aussi, il va la suivre. Une fois cette carrière ouverte, il s’y lance intrépidement. Il glorifie la liberté, il la réclame, il la venge et de ceux qui l’oppriment et de ceux qui la déshonorent. Il célèbre l’alliance illustre de la liberté avec l’honneur. Ces deux pages renferment tout un ensemble d’idées sur l’union de ce qui a paru incompatible aux hommes de la révolution, la monarchie et la liberté. Quelle monarchie ? L’orateur ne le dit pas, mais il est impossible de se méprendre sur sa pensée. À sa façon d’évoquer les chevaliers et de célébrer l’honneur, on devine l’homme qui eût préféré à toute la gloire de l’empire la transformation libérale de l’ancienne France. Tradition fidèle, innovation généreuse, voilà le fond de ses idées. C’est le germe de ce qui sera un jour la doctrine et l’école de Tocqueville, le plus grand penseur politique, dit justement Royer-Collard, qui ait paru en France depuis Montesquieu.

Rien de tout cela ne pouvait satisfaire l’empereur. On s’en aperçut bien dans la commission de l’Académie française chargée d’apprécier ce discours. Parmi les membres de la commission, les plus occupés de politique, je ne veux pas dire les plus courtisans, soupçonnèrent un péril. La commission se trouvait composée de douze membres ; six d’entre eux pensèrent que le discours produirait une impression fâcheuse, les six autres, au nombre desquels étaient Fontanes et le comte de Ségur, le jugèrent favorablement. L’un des six premiers, Regnault de Saint-Jean d’Angély, courut avertir l’empereur de cet incident, plus politique à ses yeux que littéraire. Il revint du reste très loyalement prévenir Fontanes et le comte de Ségur de ce qu’il avait cru devoir faire. Sur cet avertissement, Fontanes s’abstint pendant huit jours d’aller faire sa cour à l’empereur, le comte de Ségur ne craignit pas d’affronter le feu dès le soir même. — Ici laissons la parole à l’auteur des Mémoires, c’est à Philippe de Ségur de nous raconter la scène où son père eut à subir publiquement une si violente attaque à brûle-pourpoint.

« C’était à Saint-Cloud, il y avait spectacle. L’empereur, au sortir de sa loge, le rencontrant, lui dit assez brusquement : — Venez au coucher, monsieur ! — Mon père l’y suivit. Napoléon, dès qu’il l’aperçut en avant de la foule nombreuse d’officiers de sa cour rangés en cercle autour de sa personne, vint droit à lui. — Monsieur, s’écria-t-il aussitôt, les gens de lettres veulent donc mettre le feu à la France ! J’ai mis tous mes soins à apaiser les partis, à rétablir le calme, et les idéologues voudraient rétablir l’anarchie ! Sachez, monsieur, que la résurrection de la monarchie est un mystère. C’est comme l’arche ! Ceux qui y touchent peuvent être frappés de la foudre ! Comment l’Académie ose-t-elle parler des régicides quand moi, qui suis couronné et qui dois les haïr plus qu’elle, je dîne avec eux et je m’assois à côté de Cambacérès ? — Votre majesté, répondit mon père, veut sans doute parler de la commission de l’Institut, mais je ne vois pas en quoi elle a pu mériter de pareils reproches. — Elle en a mérité de plus graves, repartit l’empereur, et vous, et M. de Fontanes, comme conseiller d’état et comme grand-maître de l’Université, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes ! — Mon père répliqua : — Je ne vous crois point capable, sire, de cette injustice. On peut trouver naturel d’entendre blâmer la condamnation à mort de Louis XVI sans croire contrarier un gouvernement qui vient de dresser à Saint-Denis des autels expiatoires ! — À ces mots, l’empereur en colère, frappant du pied, s’écria : — Je sais ce que je dois faire, et quand et comment je dois le faire ! Ce n’est point à vous de le juger, vous n’êtes point ici au conseil d’état, et je ne vous demande point votre avis ! — Je ne le donne pas, répondit mon père, je me justifie ! — Et comment, reprit l’empereur, justifiez-vous une pareille inconvenance ? — Sire, dit alors mon père, M. de Chateaubriand dans son discours compare Chénier à Milton, qui était un grand homme, et, quand il le condamne, c’est en ne traitant que d’erreur d’une âme élevée le républicanisme et le vote de Chénier. Je n’ai vu à cela rien d’inconvenant. — Enfin, ajouta Napoléon, au lieu de faire l’éloge de son prédécesseur, il a condamné tous les régicides, dont une partie est dans l’Institut. L’auriez-vous osé comme lui en face d’eux ? — Et c’est justement, sire, s’écria mon père, ce que j’ai fait dans le Tableau politique de l’Europe, quand ils gouvernaient encore, sous la république, et là, ce que M. de Chateaubriand appelle seulement une erreur, je l’ai appelé un crime ! Ces messieurs ne m’en ont pas su mauvais gré, ils sont plus accoutumés que vous ne le pensez aux discussions politiques. — Monsieur, reprit l’empereur, on lit froidement un ouvrage dans son cabinet, il n’en est pas de même d’un discours prononcé en public, cela aurait fait un scandale honteux. — En le permettant, répondit mon père, c’aurait été tout au plus un scandale de vingt-quatre heures ; en le défendant, ce sera peut-être celui d’un mois ! — Je vous répète, monsieur, reprit rudement l’empereur, que je ne demande pas de conseils. Vous présidez la seconde classe de l’Institut, je vous ordonne de lui dire que je ne veux pas qu’on traite de politique dans ses séances ! — En ce cas, sire, ajouta, mon père, je dois renoncer à l’éloge de Malesherbes qu’elle m’a chargé de faire. — Je n’y vois pas un très grand mal, répondit Napoléon. — Puis de sa voix brève et la plus impérieuse : — Exécutez mes ordres ! Allez, et songez bien que, si la classe désobéit, je la casserai comme un mauvais club ! »

Sur cette menace, l’empereur salua, congédiant d’un signe toutes les personnes présentes. De telles explosions sont quelquefois plus embarrassantes pour les témoins que pour ceux-là même qui s’y trouvent mêlés directement. Tous, en se retirant, évitèrent M. de Ségur, excepté Duroc, qui s’approcha de lui sans aucune gêne, et lui dit à voix basse que, s’il n’avait rien répondu, la scène n’aurait duré qu’une seconde. Cet avis était d’une bonne âme, je suis persuadé pourtant que M. le comte de Ségur ne regrettait pas d’avoir tenu tête à l’ouragan. Il convenait pour la dignité de tous que le tout-puissant césar eût devant lui autre chose que des muets ; il convenait aussi que cette résistance du conseiller fît éclater plus complètement la secrète pensée du maître.

Le lendemain matin, M. de Ségur, décidé à une explication, ne manqua point de se rendre au lever de l’empereur, où plusieurs des courtisans lui firent une assez froide mine. Le lever congédié, il resta. Le chambellan de service, M. de Rambuteau, persuadé que M. de Ségur allait se perdre, essaya en vain de l’entraîner dans la salle voisine ; M. de Ségur tint bon. La foule sortie et les portes fermées, l’empereur, s’apercevant que M. de Ségur est là, lui demande avec douceur ce qu’il désire : « Vous parler, sire, de la scène d’hier soir. Le respect seul m’a fait garder beaucoup de choses que je voulais vous répondre. Rien n’est plus pénible que des reproches aussi vifs pour ceux qui vous sont attachés. Si vous voulez qu’on ne contrarie pas les maximes de votre gouvernement, il faut, pour nous au moins, n’en pas faire des énigmes. L’approbation que vous aviez donnée à ce que j’ai écrit sur la mort du roi, les paroles sévères que vous avez prononcées récemment contre les régicides dans la salle du trône, enfin votre ordonnance expiatoire pour Saint-Denis, me rendent tout à fait incompréhensible le langage si rude que vous m’avez tenu hier et dont je suis très affecté. » Alors M. de Ségur lui expliqua en détail ce qui s’était passé dans la commission. Il insista sur les raisons qui devaient empêcher l’empereur d’intervenir dans le débat. Ce discours, à supposer qu’il soit malfaisant, ne nuira jamais qu’à l’auteur ; si on l’interdit pour quelques mots à l’adresse des régicides, on en conclura que le gouvernement de l’empereur a cessé de désapprouver l’acte de la convention, un acte que la politique réprouve aussi bien que la justice. Il termina en disant que mettre tant d’entraves à l’expression de la pensée littéraire, c’était éteindre un des plus brillans rayons de la gloire de son règne, la haute littérature, comme la morale, ne pouvant être séparée de la politique.

L’empereur, après l’avoir attentivement écouté, répondit d’un ton qui contrastait de la façon la plus singulière avec les violences de la veille : « Je ne vous en veux pas du tout. Ceci est de ma politique. Je vous ai dit hier ce que je voulais qu’on répétât. N’oubliez pas qu’il y a de l’esprit de parti dans toute cette affaire. Si un autre que M. de Chateaubriand eût fait ce discours, je n’y aurais pas pensé, et voilà ce qu’en homme d’état vous auriez dû sentir. » Il ajouta en riant : « Avouez au reste que les littérateurs visent toujours à l’effet. Avouez encore que, comme homme de lettres et comme homme de goût, M. de Chateaubriand a fait une inconvenance, car enfin, lorsqu’on est chargé de faire l’éloge d’une femme qui est borgne, on parle de tous ses traits, excepté de l’œil qu’elle n’a plus. » Cette saillie ayant fait rire M. de Ségur, l’empereur termina l’entretien par ces mots : « Ah çà, vous n’êtes plus fâché, ni moi non plus ; mais empêchez l’Institut de parler politique, car cela est plus facile à prévenir qu’à modérer. » Disant cela, il le reconduisit jusque dans la salle voisine avec la bienveillance la plus gracieuse. Les courtisans y étaient encore. Personne ne craignit plus de se compromettre avec le comte de Ségur ; les mines rogues devinrent tout avenantes, et ce fut à qui lui serrerait la main.

On connaissait déjà des scènes du même genre au sujet du discours de Chateaubriand, celle par exemple où Daru joue un rôle et qui est racontée par M. de Lacretelle en son histoire du consulat et de l’empire ; des récits divers que nous possédons, y compris celui de Chateaubriand, le récit de Ségur, par sa candeur même, nous semble le plus caractéristique. Évidemment Philippe de Ségur, non plus que son père, n’a vu aucune intention hostile à l’empire dans le discours de l’auteur d’Atala, et cependant il n’hésite pas à peindre les violences de Napoléon. Il ne sait pas si les paroles de l’empereur, telles qu’il les rapporte, lui feront honneur ou lui feront tort ; c’est le plus simplement du monde qu’il les a consignées. Voilà bien la vérité naïve, entière, celle qui permet de juger sans parti-pris.

Quel est donc notre jugement sur Napoléon ou plutôt le jugement de Ségur d’après les curieuses pages qu’on vient de lire ? Je le résume ainsi en toute franchise : quand on vient d’assister à cette scène, il est impossible de n’y pas noter ce qui éclate en bien d’autres circonstances de la vie de l’empereur, des colères factices, des violences calculées, l’art du grand tragédien politique, et, chose plus fâcheuse encore, son esprit de domination inquiet, impatient, intraitable, mais il est impossible aussi d’y méconnaître la haute pensée qui domine tout le reste, je veux dire le désir de mettre fin aux haines des partis et de réconcilier la France avec la France. En nivelant tout pour préparer l’unité future, la révolution n’avait fait que semer partout des germes de divisions effroyables ; cette société réduite en poussière, le premier consul voulut la pétrir et la repétrir de sa main puissante, afin de reconstituer une nation. Immense et glorieux labeur, qui pourrait le nier ? Seulement on commençait à s’apercevoir d’année en année qu’une telle œuvre ne pouvait s’accomplir par le despotisme. L’unité que le despotisme enfante est l’unité sans âme, sans vie, l’unité du silence et de la mort. Voilà pourquoi Napoléon s’irritait si fort contre Chateaubriand. Il voyait dans ses paroles une tentative d’unité par d’autres procédés que les siens. Quand Chateaubriand montre les chevaliers suivant la lumière de notre siècle, quand il appelle une illustre alliance entre l’honneur et la liberté, soyez sûrs que toutes ces images, comme des visions importunes, inquiétaient beaucoup plus César que telle ou telle parole relative aux régicides. C’est à cela qu’il répond par ce cri sorti du fond de son âme : la résurrection de la monarchie est un mystère ! Tacite a parlé quelque part de l’arcanum imperii, dévoilé tout à coup par une circonstance fortuite[6] ; Chateaubriand aussi avait dévoilé ce secret, il avait touché à l’arche d’alliance et provoqué la foudre ! Notez encore ce mot : ceci est de ma politique, et ceux-ci : je sais ce que j’ai à faire, et quand et comment je dois le faire. Chacune de ces paroles est un éclair de feu ; on dirait un voile qui se déchire et des profondeurs qui s’entr’ouvrent.

Napoléon connaissait donc parfaitement le terrible et laborieux problème dont la révolution a saisi le monde : la nécessité d’une réconciliation entre l’ancienne France et la France nouvelle. En politique, en religion, en toutes choses, ce problème est le tourment de notre âge. De quelque côté qu’on se tourne, le sphynx est devant nous. Le génie de Napoléon n’ayant pu en triompher, d’autres lutteurs sont venus. Après le despotisme militaire, on a vu la monarchie constitutionnelle, après la monarchie constitutionnelle la république, après la république la démocratie césarienne. Tous les efforts ont échoué jusqu’ici, et le problème est plus menaçant que jamais, puisque jamais la division des esprits n’a été plus profonde. Faut-il donc se décourager ? renoncerons-nous à chercher le mot de l’énigme ? Non certes, ce serait renoncer à vivre. L’accord que nous poursuivons est la condition même de notre existence. Entre la tradition protectrice et l’innovation conquérante, il faudra bien que l’accord se fasse, car cet accord est nécessaire. De même que dans le domaine des choses religieuses la foi ne saurait détruire la raison, ni la raison détruire la foi, chacune d’elles ayant besoin de l’autre, de même dans l’ordre politique et social la tradition est une force dont l’innovation doit tenir grand compte, et l’innovation est un levain sans lequel la tradition ne saurait vivre. L’autorité qui étouffe la liberté détruit son propre fondement, la liberté qui renverse l’autorité détruit précisément ce qui l’abrite. Unies ensemble, elles sont des instrumens de vie ; séparées, elles ne produisent que des œuvres de mort. Pareillement l’ancien monde et le monde nouveau sont indispensables l’un à l’autre : un peuple ne marche sûrement que dans les voies de son génie ; mais, s’il lui est impossible de renier tout son passé, il lui est bien plus impossible encore de retourner en arrière.

Philippe de Ségur était trop attaché à la personne de Napoléon pour que sa vue portât si haut et s’étendît si loin ; il a eu du moins le mérite d’apprécier chez son maître cette tentative de réconciliation sociale, tentative qui a fait la grandeur du consulat et qui aurait pu sauver l’avenir, si la politique dont elle s’inspirait, au lieu d’être prise comme moyen de gouvernement absolu, eût été pratiquée au nom de la dignité humaine.


IV

L’idée de la réconciliation sociale était certainement une des idées maîtresses de Napoléon. C’est par elle que tant de personnages de l’ancienne cour, ou du moins de l’ancienne France, se trouvaient rattachés à l’empire. Ils avaient là une justification toute prête de leur conduite. Ce n’était pas une ambition vulgaire, ce n’était pas même la fascination de la force et de la gloire qui les avait attirés vers Napoléon, c’était une pensée morale, un devoir patriotique. Parmi ceux qui considéraient ainsi leur rôle, Philippe de Ségur, est-il besoin de le dire ? était certainement l’un des plus sincères. C’est avec une effusion cordiale qu’il insiste sur ce point. On voit qu’il se sent à l’aise chaque fois qu’il peut glorifier dans son maître le réconciliateur, c’est le mot qu’il emploie, « celui dont la main puissante et réparatrice pouvait seule rapprocher et fondre ensemble les anciens et les nouveaux élémens de la société française. » De là ses angoisses, on l’a vu, quand il apprit l’horrible drame de Vincennes ; le réconciliateur disparaissait. De là aussi le ton bienveillant de son récit quand il raconte la scène de Saint-Cloud ; le réconciliateur avait reparu. Plus tard, toutes les fois que Napoléon par quelque abus de force compromettra cette œuvre de conciliation et de concorde, Ségur éprouvera, la même douleur, comme il éprouvera la même joie à chaque symptôme contraire.

En voyant cette inspiration bienfaisante soumise chez l’empereur à de telles vicissitudes, en voyant le réconciliateur s’effacer si souvent, puis se montrer de nouveau pour s’effacer encore, un soupçon a pu venir à la pensée de Ségur. N’a-t-il pas eu l’idée que c’était là un rôle pour Napoléon, et un rôle qui le gênait peu, puisqu’il cédait si vite aux entraînemens de la passion ? Ses mémoires ne renferment aucune trace de ce sentiment. Napoléon au contraire y apparaît toujours avec une foi profonde dans sa destinée. Quand il parle de son étoile, ce n’est pas une métaphore ; il songe bien réellement à une mission qu’il a reçue et aux promesses que sa fortune lui a faites. Il racontait un jour à Ségur les émotions terribles dont il fut assailli en Égypte lorsqu’il apprit la destruction de la flotte française à Aboukir. Immédiatement il avait prévu toutes les conséquences de cette catastrophe : l’impression qu’elle produirait sur le fatalisme oriental, le sultan livré à l’influence anglaise, la foi égyptienne ébranlée, la mer perdue, l’expédition désormais isolée de la France, nul moyen de communication, nul moyen de retour, tout son plan renversé de fond en comble, car du milieu des sables de l’Afrique il avait eu jusque-là les yeux fixés sur l’Angleterre, formant ce rêve gigantesque d’enfermer sa campagne entre deux victoires, l’une datée de Memphis, l’autre datée de la Tour de Londres. Il disait donc à Ségur : « À la nouvelle de ce désastre, je me demandai si j’étais abandonné de ma fortune ; mais aussitôt je récapitulai tout ce qu’elle avait fait pour moi depuis mon départ de France ; j’en conclus que cet événement ne me regardait point, que ce malheur était hors de moi, que ce signe ne m’était pas adressé. Dès lors je demeurai calme et tranquille. » Notez bien que ce ne sont pas cette fois des paroles de bulletin ou de proclamation destinées à l’imagination du soldat, ce sont des sentimens qu’il a contenus en lui-même, et si ces confidences désintéressées lui échappent, c’est une quinzaine d’années après l’événement. L’homme qui parle ainsi de sa fortune ne joue pas un rôle, il a sa foi, il a une idée qui le possède et qui le mène.

Cette foi étrange était si vive qu’elle confinait par momens à une sorte de superstition. Il est inutile de rassembler les pages de Ségur où se montre la croyance de l’empereur à sa mission, le lecteur n’y apprendrait rien de nouveau ; cherchons plutôt les scènes où l’auteur des Mémoires nous signale chez son maître certaines dispositions superstitieuses. En voici une fort intéressante à plus d’un titre. En 1810, à l’occasion du mariage de Napoléon et de Marie-Louise, le maréchal de Schwarzenberg, ambassadeur d’Autriche, avait donné un bal auquel assistèrent l’empereur et l’impératrice. C’était le 1er juillet, trois mois après les cérémonies du mariage. On sait par quelle catastrophe se termina cette fête éblouissante. Un incendie éclate, on se précipite, on s’écrase aux portes des salons ; en quelques instans, tout devient la proie des flammes. Ce sinistre, dont tant de personnes furent victimes et où périt la belle-sœur de l’ambassadeur autrichien, la princesse Pauline de Schwarzenberg, fut longtemps considéré par Napoléon comme un présage qui s’adressait spécialement à lui. Il croyait que son destin lui avait parlé ce jour-là. Passionné comme il était pour les chefs-d’œuvre de la tragédie française, il aurait pu s’appliquer les paroles d’Athalie :

Un songe,… me devrais-je inquiéter d’un songe ?


Le songe qui le tourmentait, c’était le souvenir de ce désastre, ces cris de détresse, ces clameurs déchirantes, les mères éperdues cherchant leurs filles à travers les flammes, cette nuit de mort dévorant une nuit de fête, et cela quelques mois seulement après la célébration d’un mariage qui semblait assurer la paix du monde.

Voulez-vous une preuve que ce signe funeste le préoccupa pendant plus de trois ans ? Transportez-vous en 1813, au plus fort de la campagne de Saxe. C’est le 27 août ; l’empereur est arrivé la veille à Dresde pour tenir tête aux trois armées réunies de l’empereur de Russie, de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse. Dès six heures du matin, la lutte s’engage avec fureur ; presqu’au début de l’action, on aperçoit dans les rangs ennemis, au milieu d’un brillant état-major, un personnage qui tombe frappé par un boulet. C’était Moreau, le républicain Moreau, le vainqueur de Hohenlinden, qui combattait la France à côté de l’empereur Alexandre, et, après tant de jours de gloire, mourait déshonoré. Napoléon crut d’abord que le grand personnage atteint de ce coup mortel était le maréchal de Schwarzenberg. Son premier mouvement fut de le plaindre, puis il ajouta tout à coup, en rappelant la catastrophe du 1er juillet 1810 : « Cet incendie me pesait sur le cœur comme un présage sinistre ; mais aujourd’hui enfin le sort s’explique : Schwarzenberg a purgé la fatalité. C’est à lui bien évidemment que s’adressait ce présage[7]. » Ségur, qui a recueilli ces singulières paroles, y joint les réflexions suivantes, bien dignes aussi d’être signalées au lecteur : « Ce n’était pas la première fois que nous remarquions en Napoléon un penchant plus ou moins superstitieux, soit qu’à une si grande élévation, ne voyant rien entre le ciel et eux, ces dominateurs se plaisent à se supposer l’objet de l’attention divine, soit qu’en effet ces hommes inspirés, ces maîtres de la terre, grands vassaux du ciel, soient plus immédiatement sous la main de Dieu et se sentent plus près de lui que les autres hommes ! Quoi qu’il en soit, c’est un fait qu’on avait vu Bonaparte, dès ses premiers pas, porté à croire autant pour les autres que pour lui-même à ces avertissemens. »

Si l’on me permet d’ouvrir ici une parenthèse toute littéraire, je ferai remarquer en passant que cette expression étrange employée par Napoléon, « Schwarzenberg a purgé la fatalité, » fournit une explication très curieuse d’une théorie d’Aristote sur laquelle l’ancienne critique a émis des conjectures sans nombre. Corneille en parle dans son Discours de la tragédie. Dès le début de ce discours, il demande ce que signifie la définition de la Poétique d’Aristote, à savoir que la tragédie emploie la terreur et la pitié pour purger les passions de ce genre. Après bien d’autres, il donne son avis sur cette purgation des passions[8], comme il l’appelle, et son explication ne paraît guère plus satisfaisante que celles des précédens commentateurs. La critique du temps de l’empire aimait beaucoup ces sortes de discussions ; Geoffroy s’y donnait carrière avec son âpreté habituelle. C’est au feuilleton du Journal de l’empire bien plus sans doute qu’au Discours de Corneille que l’empereur avait emprunté cette phraséologie bizarre. Or le point curieux en cette affaire, c’est que, là où les lettrés de profession balbutient et s’embrouillent, lui, sans hésiter, intelligence précise et pratique, il donne une explication parfaitement nette. Purger une passion, d’après ces mots de l’empereur, c’est l’éprouver hors de nous, sur un autre, à propos d’un autre. J’ai éprouvé un sentiment de terreur à la représentation des malheurs d’Œdipe, et tout à coup je m’aperçois que cette terreur se rapporte à un objet qui ne me touche point ; la passion est purgée. J’ai eu la crainte d’une menace, d’une fatalité ; soudain je vois que cette menace s’adressait à un autre et qu’elle s’est accomplie en effet, puisque la personne visée a reçu le coup. Me voilà délivré de mes angoisses, la passion est purgée. Assurément les interprètes et commentateurs d’Aristote ne pouvaient compter sur une telle aventure. N’est-il pas étrange que le mot de cette énigme si gênante, comme dit Corneille, et qui aujourd’hui encore embarrasse les hellénistes de l’Académie des Inscriptions, ait été trouvé par Napoléon en des circonstances si dramatiques, le matin de la bataille de Dresde ?

Ainsi à Dresde en 1813, comme au Caire en 1798, Napoléon avait besoin de s’expliquer avec sa fortune et de lui demander compte de ses actes. Avant de savoir que le signe du désastre naval d’Aboukir s’adressait à l’amiral Brueys et que le signe de la catastrophe du bal s’adressait au prince de Schwarzenberg, il avait ressenti en son cœur une douloureuse oppression. Ne croyez pas que ce soit là une parole en l’air. Ce malaise, avec la disposition d’esprit qu’il indique, se retrouve à des époques très diverses de sa carrière. Au milieu même de ses plus glorieuses campagnes, s’il éprouvait un échec sur un point, ou bien si une victoire lui coûtait plus d’efforts, s’il était contraint de recourir à des moyens plus violens et de sacrifier un plus grand nombre d’hommes, il tenait à se persuader à lui-même qu’il n’y avait pas là de présage funeste, que ces choses purement fortuites n’avaient pas de signification, que son étoile brillait toujours. Dans ces occasions-là, il réprimait énergiquement les flatteurs qui montraient trop de confiance dans son habitude de vaincre. Il disait avec une sorte d’impatience fébrile : « On a tort de prétendre que je suis invincible. J’ai été vaincu à Saint-Jean-d’Acre, j’ai été vaincu à Pultusk, j’ai été vaincu à Essling ! » Le souvenir de ces défaites mêlées à tant de victoires écartait les doutes superstitieux que tel ou tel insuccès pouvait lui inspirer. N’y avait-il pas dans sa vie certains échecs qui devaient être considérés comme une faveur de sa fortune ? Si l’Anglais Sidney Smith ne l’eût arrêté à Saint-Jean-d’Acre, Napoléon se serait jeté dans les plus folles aventures. Il le disait lui-même la veille de la bataille d’Austerlitz, dans ce repas du bivouac dont nous parlions plus haut : « Si je m’étais emparé de Saint-Jean-d’Acre, je prenais le turban, je faisais mettre de grandes culottes à mon armée, je ne l’exposais plus qu’à la dernière extrémité, j’en faisais mon bataillon sacré, mes immortels ! C’est par des Arabes, des Grecs, des Arméniens, que j’eusse achevé la guerre contre les Turcs ! Au lieu d’une bataille en Moravie, je gagnais une bataille d’Issus, je me faisais empereur d’Orient et je revenais à Paris par Constantinople[9]. » Voilà ce que Ségur a entendu la veille au soir d’Austerlitz, et chacun se disait alors que l’échec de Saint-Jean-d’Acre avait été un bienfait de la destinée. Essling même, cette terrible bataille où il n’y eut en réalité ni vainqueurs ni vaincus, mais que nous comptons plutôt parmi nos glorieuses journées, l’empereur la mettait résolument au nombre de nos défaites ; c’était une façon de déclarer que cet échec ou ce retard n’avait pas empêché sa fortune de le conduire deux mois après à Wagram, où il avait terminé la guerre de 1809.

De telles préoccupations peuvent à la longue produire de singuliers effets. Viennent les heures où l’équilibre de tant de facultés prodigieuses commence à subir quelques atteintes, cette idée superstitieuse de la destinée ne sera-t-elle pas une cause d’égarement ? On trouvera sans doute dans ces indications de Philippe de Ségur le commentaire de l’anecdote si curieuse racontée par le duc de Raguse. Marmont revenait de la seconde campagne d’Autriche, il avait été nommé maréchal de France après Wagram, il était plein de feu, plein d’espoir ; une de ses premières visites en arrivant à Paris fut pour un des ministres de l’empire, l’amiral Decrès, son compatriote et son ami. L’amiral, qui le voit transporté d’enthousiasme, se garde bien d’interrompre ses litanies triomphales ; mais, l’ayant écouté jusqu’au bout, il prononce simplement ces paroles : « Eh bien ! Marmont, vous voilà bien content parce que vous venez d’être fait maréchal. Vous voyez tout en beau. Voulez-vous que je vous dise la vérité, moi, que je vous dévoile l’avenir ? L’empereur est fou, tout à fait fou, et nous jettera tous tant que nous sommes cul par-dessus tête ; tout cela finira par une épouvantable catastrophe ! » À ces mots, Marmont recule de deux pas et répond : « Vous-même êtes-vous fou de parler ainsi ? ou bien est-ce une épreuve que vous voulez me faire subir ? » Decrès lui réplique avec le même sang-froid : « Ni l’un ni l’autre, mon cher ami, je ne vous dis que la vérité. Je ne la proclamerai pas sur les toits, mais notre ancienne amitié et la confiance qui existe entre nous m’autorisent à vous parler sans réserve. Ce que je vous dis n’est que trop vrai, et je vous prends à témoin de ma prédiction. » Là-dessus il développe ses idées à Marmont, lui parlant de la bizarrerie des projets de l’empereur, en signalant la mobilité, la contradiction, l’étendue gigantesque. « Enfin, ajoute le duc de Raguse, il me présenta un tableau que les événemens n’ont que trop justifié. Plus d’une fois depuis la restauration j’ai rappelé à Decrès notre conversation et son étonnante, mais bien triste prédiction[10]. » Ségur n’a point de telles paroles à rapporter, son culte pour l’empereur ne saurait le lui permettre, mais c’est le moment où il prononce les mots de vertige, de sommets abrupts, de hauteurs à pic entourées d’abîmes. C’est aussi le moment où, parmi les mobiles de ses dernières entreprises, il signale « l’attrait du risque, le besoin d’émotions fortes, » ajoutant que « tous les hommes sont plus ou moins joueurs et ne se distinguent que par la grandeur de leurs enjeux. » Est-ce une excuse qu’il prétend insinuer ? C’est une excuse et une condamnation tout ensemble ; le serviteur fidèle voudrait bien absoudre la folie de son maître, l’homme dévoué à son pays par-dessus tout n’admet pas que la France serve d’enjeu à un joueur, quand même ce joueur s’appellerait Napoléon.

S’il y a telle partie de ces Mémoires où Ségur, qui ne peut pas tout dire, nous fournit pourtant le commentaire de ce que d’autres ont dit, nous avons à citer bien des passages où il révèle des détails importans dont personne n’a parlé. Tels sont par exemple ses renseignemens sur la maladie de l’empereur, maladie dont les premiers symptômes remontaient au temps de sa jeunesse et qui s’était aggravée avec l’âge. Tant d’affaires, tant d’intérêts immenses étaient attachés à la personne du maître qu’il importait de dérober ce mal, je ne dirai pas à tous les regards, mais à tous les soupçons. De là des allures mystérieuses à de certains jours chez les hommes qui l’entouraient, de là aussi chez les historiens des allusions embarrassées. Ségur va tout raconter avec la précision d’un témoin. Déjà, dans son Histoire de la grande armée pendant l’année 1812, il avait donné quelques indications à ce sujet ; il était arrivé en effet que l’empereur, atteint d’une crise violente au milieu d’une bataille, n’avait pu dissimuler ce qu’il éprouvait. C’était le 7 septembre 1812, au plus fort de la bataille de la Moskowa. On le vit presque toute cette journée s’asseoir ou se promener lentement en arrière de l’armée ; la situation qu’il avait choisie était adossée à une redoute conquise l’avant-veille, sur les bords d’une ravine d’où il apercevait difficilement l’échiquier de la bataille. « Autour de lui, dit Ségur, chacun le regardait avec étonnement. Jusque-là, dans ces grands chocs, on lui avait vu une activité calme ; mais ici c’était un calme lourd, une douceur molle. » Aux instans critiques, quand il ne faut qu’un ordre pour achever la victoire, quand un signe fait à la jeune garde peut entraîner une action décisive, quand Murat et Ney demandent cet ordre, ce mot, ce signe, l’officier envoyé par eux revient leur dire qu’il a trouvé l’empereur à la même place, les traits affaissés, le regard morne, répondant avec indifférence et comme étranger à ce fracas épouvantable qui retentit au loin dans l’espace. C’est alors que le maréchal Ney, avec sa véhémence ordinaire, s’écria : « Que fait l’empereur derrière l’armée ? Puisqu’il ne fait plus la guerre par lui-même, puisqu’il veut faire partout l’empereur, qu’il retourne aux Tuileries et que l’un de nous commande ici à sa place ! » Paroles bien peu exactes, ce n’est pas à la Moskowa que Napoléon faisait l’empereur, « Murat fut plus calme, dit Ségur, il se souvenait d’avoir vu l’empereur parcourir la veille le front de la ligne ennemie, s’arrêter plusieurs fois, descendre de cheval, et, le front appuyé sur ses canons, y rester dans l’attitude de la souffrance. Il savait l’agitation de sa nuit, et qu’une toux vive et fréquente coupait sa respiration ; il comprit que dans ce moment critique l’action de son génie était comme enchaînée par son corps. » Le soir, on avait conquis le champ de bataille, mais rien de plus, et de quel prix avait-on payé cette victoire ! Que de morts ! que de généraux tués ! Napoléon, de plus en plus souffrant, la voix affaiblie, la démarche languissante, eut grand’peine à remonter à cheval ; il se dirigea lentement vers un des points du champ de bataille que les boulets et les balles nous disputaient encore, puis s’en revint toujours au pas retrouver son bivouac derrière cette batterie enlevée l’avant-veille par ses troupes. C’est là qu’il était resté depuis le matin témoin presque immobile de toutes les vicissitudes de cette terrible journée.

Après avoir rassemblé tous ces détails, Ségur rappelle que Napoléon, quinze années plus tôt, dès sa merveilleuse expédition d’Italie, avait écrit ces mots : « La santé est indispensable à la guerre et ne peut être remplacée par rien. » Il rappelle aussi cette exclamation échappée à l’empereur pendant la journée d’Austerlitz, au sujet d’un de ses généraux : « Ordener est usé. On n’a qu’un temps pour la guerre. J’y serai bon encore six ans, après quoi moi-même je devrai m’arrêter. » Et malgré son admiration pour un génie dont il voit de si près les prodiges, Ségur est obligé d’ajouter que cette exclamation, par malheur, a été une prophétie.

Quel était donc ce mal dont l’historien de la campagne de Russie a parlé en termes à la fois expressifs et voilés ? Ses Mémoires nous donnent sur ce point les détails les plus précis. L’avant-veille de la bataille de la Moskowa, Napoléon avait subi une atteinte de dysurie, et la crise ne cessa qu’à Moscou, le second jour après son entrée au Kremlin. Quand Ségur écrivit sa campagne de 1812, il savait ce fait par les secrétaires de l’empereur, il savait aussi par son père, le comte de Ségur, et par Yvan, le chirurgien, que Napoléon dès sa jeunesse avait été très souvent sujet à cette maladie. Lorsque ces assertions de l’historien provoquèrent une polémique si vive en 1825, Yvan, chirurgien de Napoléon depuis 1796, et Mestivier, son médecin de service la veille de la Moskowa, fournirent à Ségur des attestations qui ne laissaient plus aucun doute. Il n’est rien d’indifférent quand il s’agit de ces personnages extraordinaires. Me reprochera-t-on de citer ici une de ces notes ? Voici ce qu’écrivait le docteur Yvan précisément au sujet de ce qui était arrivé le jour de la Moskowa : « L’empereur était très accessible à l’influence atmosphérique. Il fallait chez lui, pour que l’équilibre se conservât, que la peau remplit toujours ses fonctions. Dès que le tissu en était resserré, soit par une cause morale, soit par une cause atmosphérique, l’appareil d’irritation se manifestait avec une influence plus ou moins grave ; de là la toux et l’ischurie qui se prononçaient souvent avec violence. Tous ces accidens cédaient au rétablissement des fonctions de la peau. Dans la nuit du 5 au 6 septembre 1812, l’empereur fut tourmenté par les vents de l’équinoxe, les brouillards, la pluie et le bivouac. Les accidens furent assez graves pour qu’il devînt nécessaire de les calmer au moyen d’une potion qu’on alla chercher dans la nuit à une lieue du champ de bataille. Le trouble avait amené la fièvre, et ce fut seulement après quelques jours de repos, soit à Mojaisk, soit à Moscou, que la toux et l’ischurie cessèrent. » Le même médecin a dit dans une seconde note : « La constitution de l’empereur était éminemment nerveuse ; il était soumis aux influences morales,… il éprouvait, quand l’irritation se portait sur l’estomac, des toux qui épuisaient ses forces morales et physiques, au point que l’intelligence n’était plus la même chez lui. » Enfin le docteur Mestivier a retrouvé dans son journal la curieuse mention que voici : « 5 septembre 1812. L’empereur m’a fait appeler ce soir. — Eh bien ! docteur, — m’a-t-il dit, — vous le voyez, je me fais vieux, mes jambes enflent ;… c’est sans doute l’humidité de ce bivouac, car je ne vis que par la peau. »

Que l’être le plus puissamment doué ait payé son tribut aux infirmités de la nature humaine, il n’y a pas là de quoi s’étonner. Une chose plus surprenante, c’est qu’après ces éclipses profondes Napoléon se soit ressaisi lui-même si complètement. Ce mal, dissimulé tant de fois, et qui fut trop visible le jour de la bataille de la Moskowa[11], il le rachetait toujours par d’énergiques revanches. Ce serait un soin bien superflu de chercher dans les Mémoires de Ségur les témoignages de cette prodigieuse activité de l’empereur ; l’histoire en est pleine, et aujourd’hui encore, malgré tant de changemens accomplis depuis soixante années, l’Europe comme la France est marquée de la griffe du lion. Sur ce point il serait difficile, même aux témoins les plus directs, de nous apprendre quelque chose de nouveau. Je noterai cependant une anecdote où l’on voit d’une manière plaisante l’idée que Napoléon se faisait lui-même de cette activité insatiable, infatigable, de ce mouvement fébrile qu’il imprimait sans cesse autour de lui. Tout en domptant sa propre lassitude, il se rendait bien compte de celle des autres. Il voyait ses maréchaux moins ardens, ses troupes moins solides, non-seulement les jeunes recrues, mais les vétérans mêmes, car des régimens d’élite avaient subi quelques-unes de ces défaites partielles dont les bulletins ne parlent pas. Ces échecs de sa garde comme l’affaissement de ses compagnons lui avaient causé autant de surprise que de douleur. Résolu néanmoins à ne pas s’arrêter, à pousser à bout sa fortune, à renouveler perpétuellement des efforts gigantesques, il sentait bien que la France épuisée se révoltait tout bas. Un jour, c’était en 1811, se promenant avec le comte de Ségur, le père de celui qui nous occupe, il lui demanda brusquement ce qu’il pensait qu’on dirait de lui après sa mort. Le comte de Ségur, diplomate accompli, comme on sait, et d’ailleurs serviteur dévoué de Napoléon, s’étend aussitôt sur les regrets que laissera l’empereur. Il n’a pas de peine à tracer avec effusion un programme d’oraison funèbre. L’empereur l’écoute quelques minutes, puis l’interrompant soudain : « Point du tout ! s’écrie-t-il ; on dira : Ouf ! » Et cet ouf ! déjà si expressif par lui-même, il le rendait plus expressif encore en y joignant un geste qui disait de la façon la plus éloquente : Enfin ! enfin ! nous allons donc respirer et nous reposer !


V

Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de prononcer un jugement complet sur Napoléon ; notre tâche est beaucoup plus modeste. Nous nous appliquons simplement à dégager des Mémoires de Philippe de Ségur l’opinion qu’il s’était faite de son maître. Les hommes tels que l’empereur offrent des aspects sans nombre, suivant le point de vue où l’on est placé. Pour faire sortir de ces images diverses la vérité définitive, il faut d’abord établir chacune d’elles avec le plus de précision possible. Tous les témoins ne sont pas gens du même bord, tous ne sont pas frappés des mêmes choses. L’un a mieux vu ceci, l’autre a mieux vu cela. Le baron Fain, le duc de Raguse, le comte Miot de Melito, le comte Beugnot, le baron de Meneval, et même, au bout de la liste, la duchesse d’Abrantès, ont pu contribuer chacun à mettre en relief certains traits de cette physionomie puissante ; notre principal désir aujourd’hui est d’ajouter un témoin au groupe des témoins déjà connus. On conviendra aisément que celui-ci n’est pas le dernier de tous. Dévoué à son maître, dévoué à la vérité, il ne saurait être suspect à personne. Il dit les choses comme il les a senties, et, sous l’apprêt un peu solennel de son langage, à travers des imitations bien artificielles de Tacite, on ne peut méconnaître chez lui une véritable ingénuité. Voilà pourquoi nous attachons tant de prix à ses renseignemens, sans prétendre le moins du monde que ces notes si curieuses forment dès à présent un jugement d’ensemble sur le génie et les actes de Napoléon. En dehors du dernier jugement, qui n’appartient qu’à Dieu, il y en a un autre, l’avant-dernier, que réclame l’histoire et que la postérité se réserve. Des études comme celle qui nous occupe n’ont d’autre but que de compléter les informations nécessaires à ce tribunal.

Ainsi, laissant de côté le capitaine, l’administrateur, le chef d’état, je me suis attaché surtout à la personne morale de l’empereur ; or, parmi les traits que nous en ont révélés les Mémoires de Ségur, les deux derniers, on vient de le voir, ce sont tour à tour des défaillances momentanées et des reprises d’énergie victorieuse. Il me reste à citer deux exemples de ce genre pour terminer ce tableau, deux exemples singulièrement tragiques et que je n’ai vus nulle part représentés avec autant de force.

C’est le 7 février 1814, au milieu des héroïques efforts de la campagne. Luttant pied à pied contre l’invasion, mais vaincu par le nombre, Napoléon en est réduit à la défense de la Seine. Il vient de faire miner le pont de Nogent et créneler les maisons. Que Schwarzenberg arrive, la résistance est prête. Accablé de fatigues d’esprit et de corps, il veut goûter un répit de quelques instans dans l’oubli que procure le sommeil, mais il est assailli de minute en minute par des nouvelles désastreuses. Des courriers, des officiers, « tout chargés de malheurs, » se succèdent coup sur coup. L’un d’eux, Rumigny, arrivait de Châtillon, où le congrès venait de se réunir. Il dit à l’empereur ce qu’il a pu apprendre des dispositions des plénipotentiaires ; les intentions de lord Aberdeen sont franches et presque conciliatrices, mais Stadion et Humboldt sont hautains, hostiles, Razumowski est sauvage et implacable. L’empereur écoute sans impatience ; il se promenait à pas lents, laissant échapper de temps à autre des réflexions attristées, des plaintes plutôt que des récriminations à propos des défections auxquelles il ne devait pas s’attendre, la défection de Murat, la défection de l’Autriche. On l’entendit prononcer ces mots : « C’est mon mariage qui a fait mon malheur ! Je ne me plains pas de l’impératrice, mais j’ai trop compté sur l’Autriche !.. Mon beau-frère Murat, Metternich, le corps d’armée autrichien qui servait en 1812 sous mes drapeaux, tous m’ont trompé ! » Il rappelait ensuite ses mauvaises chances des derniers jours, ses plans les plus hardis déjoués par des incidens vulgaires, l’hiver même qui le trahit, une terre gelée et ferme qui se change en boue le lendemain. Bref, il reconnaissait que la paix était indispensable. « Mes soldats ne veulent plus combattre ! » et il ordonnait à Rumigny de repartir pour Châtillon, après avoir reçu ses dépêches du duc de Bassano. La scène était poignante, et de tels détails ne s’oublient pas ; or Rumigny a maintes fois raconté à Philippe de Ségur que, dans ces circonstances si douloureuses, il avait été surtout attristé de l’attitude de l’empereur : sa voix était lente et sourde, son regard fatigué, sa démarche languissante.

A peine Rumigny est-il reparti pour Châtillon que d’autres officiers se présentent au quartier impérial. Celui-ci vient du nord, l’autre arrive de Paris. Que de catastrophes annoncées de toutes parts : Aix-la-Chapelle envahie, Liège devenue russe, Bruxelles prise, la Belgique perdue ! C’est l’empire qui s’écroule. Autre rapport qui nous touche de plus près, en France même tout est désespéré : la Marne a été ressaisie par le général York ! Vitry a été enlevé ! Châlons vient de capituler l’avant-veille ! Notre grand parc s’enfuit comme il peut, abandonné dans la plaine par les troupes qui devaient protéger sa marche ! Macdonald, avec une poignée d’hommes, refoulé par 60,000 sabres ou baïonnettes sur Épernay, Château-Thierry et Meaux, ne sait où il pourra s’arrêter ! Paris est à découvert, l’ennemi touche au cœur de la France. À ces nouvelles, Napoléon lui-même est comme atteint au cœur (le docteur Yvan craignait de le voir défaillir). Il résiste pourtant et passe plusieurs heures à dicter des ordres pour la défense de Paris. Il s’adresse à son frère le roi Joseph, à l’impératrice-régente Marie-Louise, donnant les instructions les plus précises avec une étonnante liberté d’esprit. La nuit du 7 février et toute la journée du 8 se passèrent dans ces angoisses. Restait cependant un dernier espoir ; Caulaincourt à Châtillon allait obtenir sans doute des propositions de paix acceptables. La dépêche de Caulaincourt arrive apportée par un auditeur au conseil d’état ; l’empereur l’ouvre précipitamment. Berthier, Maret, Fain, impatiens de connaître le sort de la France, essaient de lire quelque chose sur son visage. L’empereur reste impassible et muet, on dirait qu’il pèse chaque mot, qu’il relit chaque ligne, enfin, la lecture terminée, il froisse convulsivement le papier qu’il tient entre ses mains, puis, toujours silencieux et morne, il se retire dans sa chambre à coucher et s’y enferme.

Pendant ces tristes jours de Nogent-sur-Seine, Ségur faisait reposer ses escadrons à quelques pas du quartier impérial. Il put savoir, heure par heure, tout ce qui s’y passait. Il sut que Maret et Berthier, après avoir respecté d’abord la retraite du maître, n’y tenant plus enfin, avaient pénétré dans sa chambre. Là, ils l’avaient trouvé assis, le coude appuyé sur une table, le front comprimé dans sa main gauche, tandis que l’autre, qui tombait pendante et abandonnée, tenait encore la lettre du duc de Vicence. Au bruit qu’ils firent en entrant, il leva la tête, la laissa retomber, et, sans une parole, leur tendit cette lettre. Les alliés retiraient leurs offres de Francfort, ils exigeaient la mutilation de la France ; ce fut alors entre ces trois hommes un silence lugubre, un silence de mort. Il fallut le rompre cependant, les alliés attendaient une réponse. Berthier, les yeux pleins de larmes, eut le courage d’engager l’empereur à se soumettre, puisqu’il s’agissait de vie et de mort pour la France. C’est alors, et dès les premiers mots, qu’eut lieu l’explosion de l’empereur : « Quoi ! vouloir que je signe un pareil traité ! que je foule aux pieds mon serment ! Des revers inouïs ont pu m’arracher la promesse de renoncer à mes conquêtes ; mais que j’abandonne celles de la république ! Que je viole le dépôt qui me fut remis avec tant de confiance ! que, pour prix de tant d’efforts et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l’ai trouvée ! Jamais ! Ce serait une trahison, une lâcheté ! Vous êtes effrayés de la continuation de la guerre, et moi je le suis de dangers plus certains que vous ne voyez pas. » Alors, d’une voix brève, saccadée, fiévreuse, il énumérait les périls de l’avenir, périls au dehors et périls au dedans ; en même temps il levait les yeux au ciel et suppliait Dieu de lui épargner de pareils affronts ; puis, revenant vers les deux ministres, il leur déclarait qu’il ne signerait point ce traité. Mieux valait la guerre, disait-il, et ses chances les plus rigoureuses.

Il paraît bien toutefois que ces derniers mots, cri d’un joueur exaspéré encore plus que d’un politique prévoyant, n’exprimaient pas sa pensée définitive. Le soir même de ce 8 février, tandis que Berthier et Maret, n’osant plus insister, se rattachaient seulement à l’espoir d’obtenir des conditions moins humiliantes, l’empereur voulut que les propositions du congrès fussent soumises au conseil privé de l’impératrice-régente ; il alla jusqu’à prescrire tous les détails de la délibération, il fit enjoindre à chaque conseiller de donner son avis motivé, il exigea enfin qu’un procès-verbal recueillit avec soin et nominativement toutes les opinions. D’après ces curieux détails, qui ne se trouvent point dans M. Thiers, l’empereur prévoyait le cas où, forcé de subir la loi du congrès de Châtillon, il aurait besoin de se justifier devant la France. Le conseil du gouvernement aurait pris la responsabilité de la paix.

Ce n’était là du reste qu’une des mille pensées qui traversaient son cerveau pendant cette fièvre du désespoir. La nuit fut terrible. Resté seul avec Constant, le plus ancien de ses valets de chambre (c’est par Constant lui-même que Ségur a connu tous ces détails), l’empereur essaya de dormir ; il ne put. Jusque-là il avait toujours eu la faculté de secouer à son gré les préoccupations les plus graves et de commander au sommeil. Dans cette nuit du 8 au 9 février, le sommeil ne vint pas. « Dix fois, en trois ou quatre heures, il appela, renvoya, rappela son valet de chambre, tantôt lui redemandant de la lumière, tantôt la lui faisant remporter et s’irritant contre l’agitation qui le consumait. » Vers cinq heures du matin, il rappela Constant une dernière fois, et comme celui-ci, accablé de fatigue, arrivait en chancelant, il lui adressa quelques paroles bienveillantes, lui promettant un repos prochain qui durerait de longues années. Constant, tout ému d’abord, répondit que personne ne pouvait se plaindre de fatigues partagées par un tel maître ; puis, s’armant de courage, il osa dire qu’en effet le désir et l’espoir de la paix étaient universels. À ce mot de paix, Napoléon, tout à l’heure si attendri, ne put se contenir : « Eh bien ! oui, s’écria-t-il rudement, on aura la paix. On la veut, on l’aura ! et l’on verra ce que c’est qu’une paix déshonorante ! »

Deux heures après, dans la matinée du 9 février, arrive un officier du duc de Raguse, porteur de nouvelles décisives. Marmont, qui commande notre aile gauche, et qui a quitté Nogent dans la journée du 7, fait savoir à l’empereur la marche de Blücher. Les quatre corps d’armée du général prussien s’avancent vers Paris à grands pas et à grands intervalles. Napoléon avait prévu cette faute, et c’était comme une chance suprême sur laquelle il comptait, mais il ne pensait point que Blücher osât dédaigner sa détresse au point de passer à portée de ses coups. Quoi ! Blücher est là, Blücher avance sans s’inquiéter de savoir si Napoléon lui barrera le chemin ! Ah ! c’est trop d’insolence. Aussitôt comme bondissant sous l’outrage, le vaincu, déjà couché à terre, ressaisit le tronçon de son épée. « Il succombera peut-être, mais non sous ce coup de pied prussien. » Il court à ses cartes et, le compas en main, il mesure les distances. Des épingles à tête de cire de couleurs différentes jalonnent et les points occupés par l’ennemi et les routes que l’empereur veut suivre. Ici sont les points qu’il faut garder, là ceux qu’il attaquera. L’échiquier se dessine, le plan se dégage, en voilà pour plusieurs jours de manœuvres victorieuses. Il était tout entier à ce travail quand le duc de Bassano vint présenter à sa signature des missives destinées à Paris et à Châtillon ; c’étaient les dépêches pacifiques, les dépêches résignées, que le ministre avait passé la nuit à rédiger en s’autorisant de ses dernières paroles. « Ah ! vous voici, lui crie l’empereur, que m’apportez-vous là ? Il s’agit de bien autre chose ! vous me voyez en train de battre Blücher. Il s’avance par la route de Montmirail ; je le battrai demain ! je le battrai après-demain ! la face des affaires va changer, et nous verrons ! Ne précipitons rien ! il sera toujours temps de faire une paix comme celle qu’on nous propose ! »

Et ce qu’il dit, il le fait. Demain, c’est Champaubert ; après-demain, c’est Montmirail ; les deux jours suivans, c’est Château-Thierry ; le cinquième, c’est Vauchamps ! En cinq jours et en quatre combats, Napoléon a désorganisé l’armée de Blücher, lui a tué ou pris la moitié de ses soldats, lui a enlevé une quantité immense de drapeaux et d’artillerie. L’arrogance du chef prussien est châtiée.

Nous qui cherchons les choses nouvelles dans les Mémoires de Ségur, nous sommes obligés de placer en face de cet héroïque réveil une défaillance tragique. La scène a lieu deux mois plus tard. De Nogent-sur-Seine allons à Fontainebleau. L’empereur est vaincu. Il a signé son abdication le 4 avril, réservant les droits de son fils, ceux de la régence de l’impératrice et le maintien des lois de l’empire. Le 7 avril, atterré par la défection de Raguse, il se résigne à une abdication plus complète ; il renonce pour lui et ses enfans aux trônes de France et d’Italie. Quatre jours après, le 11 avril, le traité de paix définitif est conclu entre les souverains alliés et le gouvernement provisoire. Dans la journée du 12, Macdonald, Caulaincourt et Schouvalof, aide-de-camp de l’empereur de Russie, apportent à Fontainebleau le traité conclu la veille. C’est Caulaincourt qui le lui présente ; Napoléon le repousse et redemande son acte d’abdication du 7, l’acte que Caulaincourt avait dû livrer aux négociateurs et qui servait de base au traité. Cette réclamation et ce refus de signer avaient quelque chose d’étrange. Des inquiétudes s’éveillèrent. Notez que l’aide-de-camp de l’empereur Alexandre attendait la signature de Napoléon, impatient de rapporter aux souverains alliés le document confié à ses soins ; Napoléon le fit inviter à sa table, où il ne parut pas lui-même. Que signifiaient ces retards ? Pourquoi ce silence mystérieux ? On avait remarqué depuis plusieurs jours qu’il semblait méditer de sinistres desseins. Même l’un de ses aides-de-camp, le comte de Turenne, avait cru bien faire de décharger ses pistolets et de les mettre hors de sa vue. Dès le lendemain, l’empereur les avait redemandés avec impatience, et, s’apercevant qu’on les lui rendait vides, il avait éclaté en reproches. Tout cela était fort suspect. Bientôt cependant il avait parlé avec calme de sa situation nouvelle, il s’était même expliqué au sujet de la mort, disant qu’il l’avait cherchée en effet sur le champ de bataille, le jour d’Arcis-sur-Aube par exemple, mais qu’une pensée de suicide serait indigne de lui. On lui avait entendu prononcer ces mots, qui attestaient le souci de la dignité impériale : « se tuer, c’est la mort d’un joueur, » et ceux-ci, qui révélaient tout un fonds d’arrière-pensées, toute une réserve d’espérances invincibles : « il n’y a que les morts qui ne reviennent pas. » On s’était donc rassuré peu à peu autour de lui, mais dans cette lugubre journée du 12 avril les appréhensions redoublèrent. Au moment de signer définitivement la ruine de l’empire, l’empereur était plongé dans une méditation si profonde, si intense, qu’il n’appartenait plus à la terre. C’était comme un détachement absolu. Ses serviteurs intimes l’ont dit expressément à Ségur : « il semblait habiter un autre monde. »

Vers dix heures du soir, il se coucha. M. Thiers, au dix-septième volume de l’Histoire du consulat et de l’empire, a raconté les mêmes faits dont nous allons parler. Ce qui est nouveau dans le récit de Ségur, ce sont les détails précis, les circonstances familières, tout ce que l’histoire est tentée de supprimer, tout ce que notre curiosité demande avidement aux mémoires intimes. Le valet de chambre qui se trouvait de service ce soir-là était un jeune homme nommé Hubert, dont Ségur vante la bonne éducation, l’esprit ouvert, le cœur excellent, le dévoûment sans bornes. À minuit, Napoléon l’appela. « Allons, Hubert, dit-il, faisons du feu. » Et tous deux se mirent à ranimer dans le foyer des tisons presque éteints. Après cela, il lui ordonna de placer près du feu un petit guéridon avec tout ce qui est nécessaire pour écrire, puis il l’envoya se reposer. Hubert alla reprendre son poste. Il était installé, selon l’usage, en travers de la porte, qui demeurait entr’ouverte. S’il ne pouvait tout voir, il pouvait aisément tout entendre. Or il s’aperçut bientôt d’une grande agitation chez son maître. L’empereur marchait à pas précipités, s’arrêtait brusquement, s’asseyait, écrivait, froissait son papier, le jetait au feu, puis se promenait encore par la chambre et s’asseyait de nouveau. Trois fois Hubert le vit ainsi froisser, déchirer et jeter au feu ce qu’il avait écrit. Sa marche lui parut plus vive, plus saccadée. Parfois l’empereur s’arrêtait tout à coup comme absorbé par une méditation qui le clouait sur place. Enfin il se dirigea vers une commode où se trouvait un plateau pour l’eau sucrée. L’usage était d’y laisser au fond d’un verre du sucre à demi fondu, afin que l’empereur, s’il voulait boire, n’eût qu’à y verser de l’eau. Hubert, qui ce soir-là n’avait point songé à ce détail, se levait déjà pour réparer son oubli quand il vit son maître ouvrir le nécessaire de campagne placé sur la commode et en retirer un sachet noir, dont l’existence lui était bien connue. Chaque soir, avant de se coucher, l’empereur déposait ce sachet dans son nécessaire, et chaque matin il le suspendait à son cou, caché sous ses vêtemens. C’était un poison qu’il avait demandé au docteur Yvan. Craignait-il quelque violence, dans le cas où il tomberait vivant aux mains de ses ennemis ? Voulait-il avoir toujours sur lui un moyen infaillible de se soustraire à l’outrage ? Le fait est, Ségur l’affirme, qu’il avait pris l’habitude de porter ce sachet depuis la guerre d’Espagne. Au bruit qui suivit, Hubert comprit que Napoléon avait jeté dans le verre le contenu du sachet noir, et qu’ayant mêlé de l’eau à ce contenu, il l’avait avalé précipitamment. Il y eut alors un moment de silence, puis quelques pas, puis un silence plus long ; l’empereur s’était recouché. Ces choses s’étaient passées si vite qu’elles avaient devancé les conjectures du valet de chambre. Incertain, terrifié, se reprochant de ne rien faire s’il avait deviné juste, craignant d’offenser son maître par une inquiétude hors de propos, Hubert resta une demi-heure derrière cette porte entr’ouverte, immobile, attentif au moindre bruit, épiant un mot, épiant un souffle. Pendant ce temps, Napoléon, étonné de vivre encore, attendait impatiemment l’effet du poison qu’il venait de prendre. Il est probable qu’il en soupçonna l’inefficacité d’après quelques symptômes douloureux, mais faibles ; il est probable aussi qu’il recourut à un autre moyen du même genre, supposant qu’il aurait plus de force. Il portait depuis 1812 un cachet renfermant un poison de nature subtile, préparé, dit-on, par Cabanis. Ce cachet, de même que le sachet noir, fut trouvé ouvert et vide non loin de son lit. Tous ces détails paraissent hors de doute ; c’était M. de Turenne qui en 1812 avait fait disposer ce cachet par ordre de l’empereur, et M. de Turenne, qui était de service à Fontainebleau pendant cette nuit du 12 au 13 avril 1814, a dit lui-même à Ségur combien il avait été frappé de voir ce cachet ouvert près de l’empereur, quand il vint le secourir. Enfin « fatigué de souffrir sans finir, et sentant jusqu’à cette dernière ressource de son désespoir lui échapper, » il fait appeler Yvan. Yvan arrive, l’empereur prononce quelques mots au milieu de spasmes pénibles, et aussitôt Hubert, toujours placé derrière la porte à demi fermée, entend s’élever une vive contestation. Il est impossible d’en méconnaître le sens : l’empereur demande au docteur de lui donner un poison plus rapide ; Yvan se récrie, s’indigne, fait appel au courage de l’empereur, le supplie de prendre au plus tôt du contre-poison, proteste enfin avec véhémence contre les calomnies auxquelles il va être exposé, lui, le serviteur dévoué de Napoléon ! On l’accusera d’avoir empoisonné son maître ! on l’accusera d’avoir été payé pour cela par les ennemis de l’empereur et de l’empire ! Ces derniers mots touchent l’empereur ; il se laisse soigner par Yvan, il consent à prendre un vomitif, et bientôt après de fortes crises le poison est rejeté.

Durant ce colloque, la nouvelle s’est répandue dans le palais. Caulaincourt, Duroc, Maret, Turenne, entourent le lit de l’empereur. D’autres officiers arrivent. Toute la maison impériale est sur pied ; on entend des gémissemens et des sanglots. Enfin, après une longue crise, on apprend qu’un assoupissement profond suivi d’une sueur abondante a dégagé la vie du patient. Le danger ayant disparu, les personnes qui se tenaient dans la pièce voisine virent le docteur Yvan sortir tout pâle, traverser les groupes, descendre l’escalier quatre à quatre, s’élancer sur un cheval attaché aux grilles et s’éloigner au galop. Il a raconté plus tard à Ségur qu’après avoir assuré le salut de son maître il n’avait pas voulu rester une minute de plus. Sa responsabilité l’avait frappé d’épouvante, et, pensant aux odieux soupçons qui pouvaient l’atteindre, il en avait perdu la tête. Quant à l’empereur, les soins pieux qui l’entouraient, cette espèce de culte exalté encore chez les derniers fidèles par la vue de tant de malheurs, — res sacra miser ! — lui rendaient peu à peu le courage de vivre. C’est après cette crise qu’eut lieu son entrevue si touchante avec Macdonald. Cette conversation changea le cours de ses idées. On l’entendit s’écrier : « Dieu ne le veut pas ! » il se soumit dès lors aux décrets de la Providence. Le traité du 11 avril, apporté la veille par M. de Schouvalof, attendait encore sa signature. Il demanda le papier fatal et signa.


VI

Si l’on essaie de résumer l’impression générale qui résulte des confidences de Philippe de Ségur, on est obligé de reconnaître que l’empereur, représenté si souvent en des proportions colossales, apparaît dans ce tableau sous des traits plus humains. Ni l’éclat de sa grandeur, ni la gravité de ses fautes ne le tiennent trop séparé de nous. Il est surtout l’homme de son temps, un homme extraordinaire sans doute et prodigieusement doué, mais qui doit beaucoup aux circonstances, aux besoins publics, aux appels d’une société dégoûtée de l’anarchie, beaucoup aussi à ses compagnons d’armes, officiers et soldats. Goethe a dit que nul ne devient grand dans l’histoire sans avoir recueilli un grand héritage, et parmi les exemples qu’il propose il cite au premier rang Napoléon héritier de la révolution française. Les Mémoires de Ségur nous ont rappelé bien souvent cette parole de Goethe. Derrière l’homme puissant qu’il met en scène, on aperçoit toujours la révolution, et à ses côtés des lieutenans dignes du chef. Napoléon n’est plus seul, il n’éclate point comme un météore, et, quelque impulsion qu’il ait donnée autour de lui, il a besoin du concours de tous. Là où Ségur, qui l’admire tant, l’admire le plus, c’est quand le génie de l’empereur et l’esprit de son époque marchent d’accord. Le personnage fabuleux s’évanouit, on aperçoit un homme. Ses fautes même, ses plus grandes fautes, contribuent à fortifier cette impression. Ses regrets, ses repentirs, ses remords, le trouble qui l’agite, l’effort qu’il fait en vain pour se tromper lui-même, tout cela est bien de l’homme, tout cela nous parle et nous touche ; mentem mortalia tangunt. Surtout Ségur ne veut pas qu’on doute de la sensibilité de Napoléon. Il aime à citer les occasions où ce cœur que l’on croit de bronze s’est ému, où l’époux, le père, le compagnon, l’ami, a tenu le souverain à distance. Enfin, tout en glorifiant sa grandeur avec une admiration enthousiaste, on voit qu’il prend plaisir à le rapprocher des hommes, à le mettre en rapport de sentimens et d’idées avec son temps.

Ce culte intelligent et libre que le général de Ségur a voué à la mémoire de l’empereur a été la grande affaire de sa vie. Une fois l’empereur tombé, Ségur s’enferme dans ses souvenirs. Quelques mots suffisent pour indiquer ses rapports avec les gouvernemens qui ont suivi et pour marquer discrètement de 1815 à 1873 le travail intérieur de sa pensée. Le général, comme tant d’autres, avait adhéré à la première restauration des Bourbons ; c’était alors le sentiment universel, il s’agissait avant tout de sauver la France, et je suis même obligé de dire que Ségur, toujours impétueux comme à la tête d’une brigade, avait exprimé ce sentiment patriotique avec une vivacité de langage qui lui a été cruellement reprochée[12]. Le reproche était injuste ; c’est aux événemens, non aux hommes, qu’il faut adresser ces plaintes amères. Bientôt d’ailleurs chacun fut remis à sa vraie place, c’est-à-dire dans la logique naturelle de ses idées et de ses devoirs. Les fautes de la première restauration, les folies des émigrés, le retour de l’île d’Elbe, le rôle de Ségur dans les préparatifs de la défense de Paris, bref tous les événemens de ces années douloureuses, surtout l’exécution du maréchal Ney le 7 décembre 1815, rejetèrent le général de Ségur dans sa solitude. C’est là qu’il se représente lui-même, tourmenté par une imagination inconsolable, en désaccord avec le présent, renonçant à l’avenir, absorbé dans le passé, « enfin, comme Prométhée sur son rocher, enchaîné au sommet de notre gloire perdue, où l’aigle de nos victoires, que nous avions rendues si vaines, le dévorait. »

La monarchie de juillet lui Inspira de vives sympathies ; sous ce régime au moins on ne lui faisait pas un crime de sa fidélité à des souvenirs de gloire nationale. Il ne reprochait qu’une seule chose au gouvernement du roi Louis-Philippe, c’était son trop grand souci, disait-il, des formes parlementaires ; il était persuadé que, dans une société démocratique comme la nôtre, le jeu des institutions parlementaires est un jeu meurtrier. Il voulait une constitution et des contrôles, mais il ne voulait pas qu’il fût permis de faire légalement le siège de l’état, il ne voulait pas que l’état pût être légalement ébranlé de jour en jour et à la merci de tous les hasards. Ces hommes d’action rapide, toujours prêts à se jeter sur l’ennemi sabre en main, ne peuvent se résigner aux conditions toutes différentes de la vie politique. C’est pour cela qu’il appréciait la constitution de 1852 ; mais comme il avait aimé les gouvernans du régime de 1830 sans aimer le régime lui-même, il appréciait la constitution de 1852 sans avoir de goût pour les gouvernans. Malgré tant de titres qui le désignaient pour le sénat, il refusa toujours dry accepter un siège, non par esprit d’hostilité contre le nouvel empire, mais afin d’être plus libre de donner des conseils. Il faut ajouter qu’il était sombre, inquiet, mécontent du présent, très soucieux de l’avenir, et devenu presque misanthrope avec l’âge. Vous rappelez-vous le jeune rêveur de Châtenay que nous avons vu, au commencement de ce récit, errer tristement dans les sentiers déserts ? On retrouvait chez le vieillard les mêmes dispositions, aggravées par d’écrasans souvenirs et des appréhensions ténébreuses.

Au milieu de ses amertumes, a-t-il demandé des consolations à la religion chrétienne ? On pourrait le croire en lisant dans ses Mélanges les pages qu’il a intitulées Souvenirs et rêveries d’un octogénaire. Il y signale les maux profonds de la société, la ruine des croyances, la fureur des convoitises, la guerre sociale imminente. Il écrit à ce sujet des méditations en vers ; les vers sont faibles et d’une facture sénile, mais çà et là certaines aspirations révèlent une âme préoccupée des questions les plus hautes. La science et la croyance, la raison et la foi, voilà les sujets auxquels son esprit s’attache. C’est là qu’il jette ce cri :

L’instinct croit ;… ce qui doute en nous, c’est la raison.

Cette raison incomplète, infirme, cette raison qui repousse les principes divins et les vérités éternelles, il lui demande ce qu’elle a produit depuis un siècle en religion comme en politique. En politique ? Elle n’a fait qu’amonceler des ruines. Le vieux général le dit cette fois en des vers qui ne manquent pas de force :

Hélas ! depuis le jour où, frappé d’anathème,
Autorité de roi, de père, de Dieu même,
Tout périt, — que d’efforts, peuple décapité,
Pour refaire une élite à la société !
Quand à ce corps tronqué tu veux rendre une tête,
La tempête détruit ce qu’a fait la tempête,
Et rien ne lui survit, rien, depuis soixante ans,
Que daignent consacrer et le ciel et le temps !

Il en est de même dans le domaine religieux ; c’est pourquoi il appelle de toute son âme une foi qui pense et une raison qui croie. Ne dirait-on pas que c’est un chrétien qui parle ? Eh bien ! non, ce n’est qu’un déiste. L’homme du XVIIIe siècle résiste obstinément chez lui aux aspirations et aux appels de l’homme du XIXe. Seulement, chose singulière, si quelqu’un des siens, discutant ces questions, s’avisait de lui dire : En ce cas, vous n’êtes pas chrétien, — il protestait avec énergie. Autre singularité : malgré cette religion si peu précise, il a travaillé en plus d’une occasion à raffermir la religion de ceux qui l’approchaient. Un membre éminent de l’université qui le voyait d’une manière intime en ses dernières années m’écrivait dernièrement : « Vous jugerez sans peine de l’impression que produisaient sur moi les pensées de ce noble vieillard, qui est resté jusqu’à la fin dans la pleine possession de sa vive intelligence ; rien n’a plus contribué que ses entretiens à fortifier mes convictions chrétiennes. » Mais ce sont là des choses qui ne doivent être touchées que d’une main discrète ; il est temps de s’arrêter.

Tel a été le général Philippe de Ségur. Il y avait deux manières d’apprécier les Mémoires qui viennent d’être publiés après sa mort : on pouvait les prendre comme un livre ordinaire, montrer les imperfections de ce livre, y signaler les fautes de composition, les duretés de style, l’absence de naturel et de souplesse, tout cela mêlé à des cris superbes, à de rapides élans d’éloquence guerrière, ou bien il fallait laisser là l’auteur, aller droit à l’homme et le peindre de pied en cap. C’est ce dernier parti que nous avons préféré. Il y avait aussi deux manières de représenter l’homme : on pouvait s’attacher aux parties les moins heureuses de cette mâle figure et les mettre en relief aussi complaisamment que les plus belles. La critique de nos jours, sous l’influence de Sainte-Beuve, a pris goût à ces procédés. Il y a un art plus grand et plus utile, c’est celui qui ne sacrifie jamais la vérité de l’ensemble à la curiosité des détails, celui qui, en face d’une physionomie noble, s’applique à graver l’image de cette noblesse, comme un exemple et un encouragement pour tous. Cela est vrai surtout, s’il s’agit de ces hommes qui ont vécu, lutté, souffert dans les plus terribles crises de notre histoire, héros que l’adversité comme le triomphe semble avoir faits plus hauts que nature, et dont les souvenirs exhumés nous frappent d’un étonnement pareil à celui du laboureur de Virgile, le jour ou le soc de sa charrue découvre sous la terre les ossemens des grandes races :

Grandiaque effossis mirabitur ossa sepulcris.

Saint-René Taillandier.
  1. Voyez la Revue du 15 février et du 15 mars.
  2. Il est certain que le général de Ségur désigne ici M. de Talleyrand.
  3. Le nom de Raynouard se trouve mêlé une autre fois à cette histoire des remords de Napoléon au sujet du duc d’Enghien. L’empereur, à l’occasion des fêtes qui suivirent son mariage avec Marie-Louise, laissa donner au palais de Saint-Cloud la première représentation des États de Blois. C’était le 22 juin 1810. La pièce, arrêtée depuis six ans par la censure, avait été écrite aux mois d’avril et de mai 1804, au lendemain du drame de Vincennes. Les censeurs de 1810 crurent sans doute que les allusions, volontaires ou non de la part de l’auteur, ne seraient plus saisies par le public. Ce qu’en pensa le public, l’histoire ne le dit pas, mais il est certain que l’empereur ne les laissa point échapper. Pendant la scène où le brave Crillon refuse d’assassiner le duc de Guise, il ne put se contenir. Entendait-il la voix de Murat refusant toute participation au meurtre du duc d’Enghien ? On le vit, selon son usage dans ses accès de colère concentrée, prendre du tabac huit ou dix fois avec une sorte de contraction nerveuse, et depuis ce moment il parut ne plus écouter la pièce. La tragédie de Raynouard contenait d’ailleurs des vers qui l’avaient mal disposé, même avant la scène qui évoquait pour lui de si terribles images, ces vers par exemple :
    Souvent par un rapide et terrible retour
    Le héros de la veille est le tyran du jour.
    Et celui-ci :
    Qui parle est factieux et qui se tait conspire.
    J’emprunte cette anecdote à une étude publiée ici même par notre regretté collaborateur et ami Charles Labitte. Voyez, dans la Revue du 1er février 1837, M. Raynouard, sa vie et ses ouvrages.
  4. Allusion au jeune Marigny, secrètement affilié aux templiers, que son père a juré de faire périr, et impatient de mourir avec eux.
  5. Il n’est pas sans intérêt de comparer ici le récit de Ségur avec celui que Charles Labitte nous a donné dans sa belle étude sur Marie-Joseph Chénier (voyez la Revue du 15 janvier 1844). Quand Charles Labitte écrirait ces pages, les Mémoires d’outre-tombe n’avaient pas encore paru. Il interrogea directement M. de Chateaubriand, qui s’empressa de lui communiquer des notes. Est-ce d’après ces notes, est-ce d’après la conversation de l’illustre écrivain que Labitte composa son récit, on ne saurait le dire ; nous y remarquons seulement une affirmation singulière. D’après ce récit, ce serait Napoléon qui aurait désiré voir le fauteuil de Marie-Joseph Chénier occupé par Chateaubriand ; le duc de Rovigo aurait été chargé de la négociation, Chateaubriand se serait fait un peu prier, effrayé qu’il était de cette tanière de philosophes, enfin il se serait décidé et aurait envoyé ses cartes sans faire de visites. Les mémoires de Ségur démentent absolument cette narration. On y apprend que le comte de Ségur avait déjà un candidat, M. Aignan, traducteur de l’Iliade et auteur d’une tragédie de Brunehaut, représentée l’année précédente au Théâtre-Français. Chateaubriand, dans sa visite au comte de Ségur, « insista, dit l’auteur des Mémoires, avec tant de vivacité, s’appuya de titres si puissans, promit si formellement sa voix et celles de ses amis à M. Aignan, pour la première place vacante après celle de Chénier, que mon père, entraîné par le bon droit de l’auteur du Génie du christianisme, décida M. Aignan à céder un fauteuil dont il se croyait déjà presque assuré. »
  6. « Evulgatum imperii arcanum posse principem alibi quam Romæ fieri. » Hist., I, 4.
  7. Cette réflexion, si extraordinaire par elle-même, plus extraordinaire encore dans un tel moment, a été entendue par plus d’un témoin. Le baron Fain en a également consigné le souvenir dans le Manuscrit de 1813. Voici le récit du baron Fain : « À ces détails, l’empereur ne doute pas que ce ne soit le prince de Schwarzenberg. — C’était un brave homme, dit-il, et je le regrette. — Puis, après ce premier mouvement, il ne peut s’empêcher d’ajouter : — C’est donc lui qui purge la fatalité ! J’ai toujours eu sur le cœur l’événement du bal comme un présage sinistre. Il est bien évident maintenant que c’est à lui que le présage s’adressait. » — Voyez Manuscrit de 1813 contenant le précis des événemens de cette année pour servir à l’histoire de l’empereur Napoléon, par le baron Fain, secrétaire du cabinet à cette époque, 2 vol. in-8o, Paris 1824, t. II, p. 290.
  8. C’est le mot d’Aristote, ἡ τῶν παθημάτων ϰάθαρσις (hê tôn pathêmatôn katharsis). Poétique, chap. VII.
  9. M. Edgar Quinet, en son poème de Napoléon, a traduit fidèlement ces rêves extraordinaires lorsqu’il fait dire au jeune général de la campagne d’Italie :
    L’Occident me gêne et m’ennuie ;
    Son maigre sol est sans engrais
    Pour enraciner à jamais
    L’arbre sanglant de mon génie…
    Le pays que j’aime le mieux,
    C’est l’Orient aux vastes cieux ;
    Il a des puits de renommée
    Pour désaltérer mon armée,
    Et l’écho des déserts béans
    Pour des batailles de géans.
  10. Voyez Mémoires du maréchal Marmont duc de Raguse de 1792 à 1841, 9 vol., 1857, t. III, p. 336-337.
  11. Trois années auparavant, à Schœnbrunn, après ces terribles efforts d’Essling et de Wagram, l’empereur, atteint du même mal, avait été obligé de se séquestrer pendant huit jours. On avait remarqué alors de mystérieux conciliabules entre Maret, Berthier et Duroc ; Corvisart avait été mandé de Paris en toute hâte ainsi que le plus célèbre des médecins de Vienne. Tous ces symptômes causèrent une vive alarme dans le quartier impérial. On ne saurait pourtant comparer l’émotion de Schœnbrunn à ce qui se passa le 7 septembre 1812. À Schœnbrunn, l’empereur avait le droit de se reposer, et d’ailleurs personne n’était témoin de ses souffrances ; dans la journée de la Moskowa, sans parler de toutes les responsabilités de l’expédition qui pesaient sur lui, il avait à supporter le poids d’une bataille décisive, et on le voyait s’affaisser, indifférent et morne !
  12. Je fais allusion à quelques lignes du comte Miot de Mélito, au tome III de ses Mémoires.