Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XXI

Derniers coups d’aile.


Après quarante-huit heures de voyage, Henri, grâce à son indomptable énergie, était en état de collaborer à la manœuvre ; bien que tout danger de fièvre ne fût pas écarté et en dépit des instances de son frère et de sa fiancée, il avait exigé qu’on le laissât faire, et le résultat n’avait pas été fâcheux. Quant au bras de Gérard, il retrouvait son élasticité ; le gonflement et les élancements des premières heures avaient disparu ; et, sauf une légère sensation de raideur, Gérard déclarait ne se rappeler qu’il avait un bras gauche que s’il lui imprimait par mégarde un mouvement trop brusque. Henri avait repris espoir et comptait être bientôt sur pied ; ses progrès étaient si rapides et si marqués qu’on pouvait les attribuer à la pureté de l’oxygène respiré nuit et jour à pleins poumons. À ces altitudes, l’atmosphère avait la qualité légère et pour ainsi dire effervescente d’un vin mousseux ; le seul fait d’en remplir sa poitrine semblait renouveler les forces. Gérard, prompt à généraliser, voyait déjà les cures de montagne, à la mode dans le traitement de la tuberculose, remplacées par des saisons en aviateur et n’éprouvait plus que le dédain le plus complet pour l’air qu’on respire dans l’Engadine ou sur l’Himalaya. Qu’étaient ces atmosphères comparées à l’exhilarante pureté de l’éther dont ils étaient les maîtres ? Dans cet élément, Nicole refleurissait comme la rose. Au sortir de la misère du camp de concentration, avec des privations de tous genres, une chaleur accablante, le manque des objets de première nécessité, la nourriture grossière et insuffisante, elle était comme en paradis sur le propre et calme aviateur. Gérard avait arrangé à son intention une « cabine de dames » au centre de la chambre commune, avec des couvertures formant rideaux, mais elle n’avait consenti à s’en servir qu’à la condition que chacun s’y retirerait à tour de rôle pour un temps de repos. Henri et Gérard désiraient que leur chère compagne s’y enfermât au moins dix ou douze heures consécutives sur vingt-quatre ; la vaillante fille avait repoussé cette idée avec indignation en exigeant que les « quarts » fussent également répartis. Grâce à ce roulement, chacun reposait quatre heures pendant que les deux compagnons se partageaient la manœuvre. Les repas étaient simples et réguliers, et la provision d’eau ne risquait pas de manquer, car Gérard avait soin de la renouveler en remplissant tout ce que la soute contenait de récipients disponibles dès qu’on passait à proximité d’un nuage. Nicole et lui déclaraient que l’eau ainsi recueillie était mille fois supérieure à tout ce qu’ils avaient jamais goûté à terre, mais Henri, d’un caractère plus rassis, ne relevait aucune différence appréciable entre cette eau de pluie et celle d’une belle source terrestre.

Le court séjour de l’Epiornis à Ceylan leur avait permis de se ravitailler, grâce au concours de Goûla-Doûla ; Djaldi et sa mère avaient eu soin d’y apporter discrètement une corbeille remplie de fruits exquis, et n’avaient eu garde d’oublier le fruit de l’arbre à pain qui se conserve pendant des semaines et donne l’illusion d’un « croissant » matinal arrivant de chez le boulanger. Gérard appréciait vivement cette savoureuse nourriture et la comparait volontiers à celle dont il avait fallu se contenter sur l’île, biscuit plus dur que la pierre et corned beef ou potted meat plus coriace encore ; on avait eu, il est vrai, du poisson, grâce à lui ; mais quelle nourriture animale vaut un beau fruit ? Nicole partageait son opinion, et c’est avec un plaisir sincère qu’elle mordait à belles dents dans la pulpe fraîche et embaumée de ces fruits, dont, par une incurie incroyable de l’administration militaire, elle avait été à peu près privée pendant tout son séjour au camp, en plein paradis terrestre[1] Ce régime lui était bon, sans doute, car elle paraissait chaque jour plus fraîche et mieux portante.

De son côté, Henri attribuait l’absence de fièvre aux citrons, dont il avait consommé une quantité, Djaldi ayant eu l’excellente précaution d’en placer un sac dans un coin de l’Epiornis. Dès qu’un des voyageurs se sentait assoiffé, il n’avait qu’à étendre la main et presser sur ses lèvres un de ces fruits d’or pâle ; il se trouvait aussitôt désaltéré. Nicole leur conta, à ce sujet, qu’un de leurs parents ayant été atteint de fièvre jaune au Sénégal s’était guéri de cette terrible maladie en prenant des citrons à l’exclusion de toute autre nourriture ou médecine. Les trois voyageurs possédant des dentures en parfait état, ils n’étaient nullement incommodés par l’acidité peut-être excessive de leur fruit favori.

Ainsi lorsque l’Epiornis, au matin du quatrième jour, passa, ailes déployées, au-dessus de l’île de Zanzibar, aucun des voyageurs, pressés d’arriver au Transvaal, ne proposa d’allonger le voyage en y descendant.

« Nous vous reviendrons, n’ayez peur !… cria Gérard saluant de loin le grand relais maritime. Nous sommes de service aujourd’hui, mais l’Epiornis a de robustes poumons et nous ramènera promptement !… »

Vue ainsi à vol d’oiseau, la terre africaine présentait un aspect séduisant, avec ses forêts séculaires, ses prés majestueux, ses fraîches rizières, son aspect riant et hospitalier. Mais, là encore, l’influence anglaise était souveraine. Il ne pouvait être question de s’y hasarder.

Bientôt, laissant loin derrière lui l’île verdoyante, posée comme un cygne sur les eaux, l’Epiornis se retrouva seul entre le ciel et l’océan.

Enfin, le matin du sixième jour, au soleil levant, la vigie — c’était Gérard, comme toujours — signala au loin l’imposante silhouette du continent noir, terre mystérieuse que les hommes d’occident viennent se disputer entre eux, après l’avoir arrachée à ses bruns enfants.

« Terre !… terre !… cria-t-il. Henri !… Nicole !… Voilà l’Afrique !…

— Oui ! nous touchons au but ! Voilà l’Afrique… répéta Henri en promenant un long regard sur la barre sombre qui fermait l’horizon au sud-ouest.

— L’Afrique !… murmura Nicole les yeux humides. C’est là qu’est ma mère, seule de nous tous… si toutefois elle compte encore au nombre des vivants.

— N’en doutez pas, chère Nicole, dit doucement Henri. Vous la retrouverez…

— Et comme elle sera heureuse en vous voyant lui tomber du ciel sur la tête, si j’ose ainsi m’exprimer !… s’écria Gérard.

— Hélas !… peut-il y avoir aucune joie pour elle désormais ? pauvre mère, pauvre veuve !… pardonnez-moi, chers amis ! J’ai l’air d’oublier par quel miracle de courage et de dévouement vous me ramenez auprès d’elle !… Et, croyez-moi, il n’en est rien ! Je ne suis pas ingrate…

— C’est le dernier reproche que nous songerions à vous adresser, chère Nicole… Nous serons ce soir au Transvaal. Indiquez-nous bien exactement dans quelle région vous comptez rejoindre votre mère, dit Henri. Il faudra nous maintenir à une grande hauteur pendant toute la journée, afin de ne pas attirer l’attention sur nos mouvements, et ne descendre qu’à la nuit, aussi près que possible de la demeure de dame Gudule.

— Vous vous rappelez que mon père fut chassé de territoire en territoire dès le commencement des hostilités et avant même d’avoir pris les armes ? Après qu’il eut été tué avec mes trois frères aînés dans la glorieuse journée de Modderfontein, nous trouvâmes un refuge, ma mère, les enfants survivants et moi, dans une petite ferme abandonnée, à l’ouest de la ville. C’est là que je fus capturée après que tous ceux qui nous restaient eurent péri sous nos yeux, de maladie ou de mort violente… C’est là que je retrouverai ma mère et son dernier-né, s’il est écrit que je doive les revoir en ce monde…

— C’est donc vers Modderfontein que nous allons diriger l’Epiornis. »

Et consultant la carte détaillée du Transvaal qu’il avait toujours gardée dans la poche intérieure de son vêtement, à travers les péripéties de son odyssée, Henri se fit désigner aussi clairement que possible l’emplacement de la ferme.

Sur quoi, ayant réglé la direction à suivre, et le soleil ôtant déjà haut sur l’horizon, l’oiseau géant monta peu à peu à 2 500 mètres. C’est à cette altitude que l’Epiornis fit majestueusement son entrée, nous ne dirons pas en terre, mais en ciel africain.

Durban et le Natal passent au-dessous des voyageurs avec la rapidité de l’éclair ; ceux-ci voient fuir villes, campagnes et villages, réduits à la dimension de jouets d’enfants ; des trains minuscules sillonnent le pays, couronnés d’un grêle panache de fumée ; puis l’aspect du pays change ; la guerre — fléau abhorré des mères — a commencé sa sinistre besogne ; les cultures sont abandonnées ; des ruines à demi calcinées couvrent partout la plaine ; au lieu des paisibles travaux de l’agriculture, ce ne sont plus que des troupes armées, — soldats de plomb d’un joueur invisible, — qui semblent ramper péniblement d’un point à un autre pour y chercher et y donner la mort. Le sol se hérisse de blockhaus, reliés par un système de palissades crénelées et de fil de fer barbelés ; tout paraît morne et lugubre ; aucun chant, aucun symbole d’allégresse ne monte de cette terre que la nature a faite si belle et que ses enfants prennent à tache de défigurer par le massacre et la ruine.

L’après-midi était venu. Penchés par-dessus bord, Nicole et Gérard regardaient de tous leurs yeux, s’efforçant de distinguer plus clairement ce qui se passait au-dessous d’eux ; — Henri était au moteur, — lorsque Gérard se tourna vivement vers lui.

« Henri !… Est-ce exprès que tu nous fais descendre ? demanda-t-il.

— Descendre ?… que veux-tu dire ?…

— Depuis cinq minutes, nous avons descendu d’au moins trois cents mètres. Vois !… on dirait que tout grandit et court pour venir d’en bas à notre rencontre ! »

Henri se précipite, regarde, mesure la distance d’un coup d’œil rapide ; il n’en peut douter : à chaque minute, l’Epiornis se rapproche de la terre, où maintenant sa masse doit présenter une forme définie, au lieu de n’être, comme tout à l’heure, qu’un point dans l’espace.

D’un geste nerveux, Henri tire la poignée marquée H (haut) ; obéissant, l’aviateur remonte d’un bond puissant, — pour redescendre aussitôt d’un mouvement lent, mais sûr…

Impossible de se faire illusion ; l’oiseau géant poursuit sa course, mais, par quelque déclenchement, quelque usure ou frottement dans ses délicats rouages, il est hors d’état de conserver son altitude première ; il descend, il tombe… on peut prévoir le moment où il atterrira, en dépit de tous les efforts…

« Je sais ce que c’est, murmure Henri. Il faut renouveler la manœuvre de l’île au Singe. Dès que nous serons en lieu sûr, nous descendrons pour réparer le dommage.

— Oui !… mais je crois bien qu’on nous a déjà vus d’en bas », répliqua Gérard.

En effet, un régiment en marche a fait halte : on semble délibérer ; et grâce à sa lorgnette, Gérard se rend compte qu’on paraît sur le point de tirer…

Henri, pressant l’allure, obtient une vitesse vertigineuse ; l’Épiornis dévore l’espace, la terre semble fuir sous lui ; mais son fatal mouvement de descente s’accentue et chaque seconde le rapproche plus périlleusement de la terre…

Derrière lui, la troupe s’est mise à courir ; on perçoit le bruit des carabines déchargées contre le géant de l’azur ; grâce à la rapidité de sa course, il va pourtant leur échapper, lorsqu’une troupe venant en sens contraire l’aperçoit, se rend compte de la situation. En peu d’instants, les hommes ont épaulé, fait feu ; l’Epiornis n’est pas en ce moment à plus de deux cents mètres du sol et reçoit la décharge en pleine poitrine.

Rebondissant sous le choc, il se relève et continue sa course foudroyante. Déjà les soldats disparaissent, laissés en arrière, et les voyageurs se croient sauvés, lorsque Nicole, qui n’avait ni tremblé, ni pâli, pousse un cri : « Le feu !… » dit-elle.

Henri et Gérard reportent leurs regards autour d’eux, il n’est que trop vrai ! une étincelle a jailli du choc d’une balle, et la toile imperméable, les ossements, les cartilages desséchés du grand fossile ont pris feu comme amadou. Activées par la vitesse terrifiante, les flammes ont bondi ; en quelques secondes, l’aviateur changé en météore enflammé passe comme une torche au-dessus de la campagne déserte.

Déserte, par bonheur, car Henri, tirant violemment la poignée B (bas), n’a d’autre ressource que de s’abîmer sur le sol.

Ils touchent terre ; saisissant Nicole dans ses bras, Henri, les cheveux et les vêtements roussis, à demi aveuglé par les flammes et la fumée, saute hors de la cabine en feu. Gérard le suit et vient tomber sur l’herbe, auprès de lui, pendant que le malheureux Epiornis, au milieu des détonations, des éclats de métal et de verre, du crépitement des flammes, bondit et rebondit, dessine un instant sur le ciel clair son squelette embrasé et retombe enfin pour toujours, réduit en cendres…

Pétrifiés, les voyageurs ont assisté à la destruction du géant… Henri voit se consommer sous ses yeux la ruine de ses plus chères espérances, la destruction de la plus admirable machine qui ait jamais été à la disposition d’un homme. Dans le premier moment de désarroi, les malheureux oublient qu’ils ont échappé à une mort horrible pour ne penser qu’à la perte de leur fidèle Epiornis, de l’être fantastique que chacun avait appris à aimer comme une créature de chair et de sang et comme un ami.

« C’est fini !… dit enfin Gérard en se rapprochant des cendres fumantes. Pauvre vieil oiseau !… dire qu’il s’est survécu des milliers d’années pour en arriver là !…

— Mais il a bravement fait son devoir jusqu’au bout, s’écria Nicole en plaçant son bras sous celui d’Henri, immobile et atterré. Non seulement il nous a conduits en Afrique, mais il vient de nous emporter, de son dernier élan, hors de l’atteinte des soldats. Henri, consolez-vous ! Même si vous avez perdu un admirable instrument, le principe est sauf et vous reste. Vous avez prouvé ce que peut la science. Grâce à vous, le grand problème est résolu…

— Vous avez raison, Nicole, le principe reste !… s’écria Henri en passant sa main sur son front, comme pour en chasser le nuage qui l’assombrissait. Mais, je l’avoue, la perte de ce noble serviteur m’est cruelle… Je m’étais pris d’affection pour lui… et jamais, quoi que j’en dise, la mécanique ne nous rendra la perfection de cet Epiornis semi-nature… Et puis, nous voici jetés sans ressources, sans moyen de locomotion, en plein pays ennemi… alors que rien n’était plus simple que d’échapper aux poursuites, montés sur notre fidèle hippogriffe ; rien ne sera plus difficile que de les éluder désormais !

— Les Anglais ont un proverbe qui me paraît assez sage, interrompit Gérard : What can’t be cured must be endured[2], disent-ils. Et puisque nous ne pouvons pas, hélas ! remettre sur pied notre pauvre Epiornis, ne nous attardons pas à de vains regrets. Tâchons de nous tirer d’affaire sans lui.

— Tu as raison, fit Henri en soupirant. Voyons : j’avais calculé que nous planerions aux environs de Modderfontein sur les cinq heures du soir. Il en est quatre, ajouta-t-il après avoir consulté sa montre. En tenant compte de la différence entre notre allure future et celle de l’Epiornis, il faut compter au bas mot deux ou trois jours pour y arriver. D’ici là, nous ne pouvons manquer de tomber dans l’un ou l’autre parti belligérant. Si ce sont des Boers, le nom de Nicole nous servira de passeport. Si ce sont des Anglais…

— Nous serons des touristes venus pour visiter le théâtre de la guerre, suggéra Gérard.

— Singuliers touristes, sans bagages, sans domestiques, sans une chemise ou une paire de chaussettes de rechange.

— Bah ! les hasards de la guerre seront la cause de notre dénuement… Mais, j’y pense ! je ne suis pas sans le sou, ajouta joyeusement Gérard en exhibant un portefeuille bien garni. Quoique je sois peu porté, de mon naturel, à pratiquer l’épargne, je constate avec une légitime fierté que je n’ai pas dépensé le vingtième de la somme dont le cher père m’a nanti au départ, continua-t-il en riant.

— Ajoute que les occasions étaient assez rares sur l’île de Glace, répliqua Henri ; sans quoi tu serais assurément parvenu à revenir la bourse vide… Moi aussi, d’ailleurs, je suis convenablement fourni du nerf de la guerre, ajouta-t-il en ouvrant à son tour son portefeuille et en y jetant un regard. Nous avons là de quoi nous rendre auprès de votre mère, chère Nicole, pourvu que nous parvenions à fréter un moyen quelconque de locomotion.

— Il n’y a que moi qui suis réduite à la mendicité, fit Nicole. Tout ce que je possède au monde est représenté par cette belle robe… »

Et, laissant retomber ses deux bras, elle désignait le vêtement élimé qui drapait avec une grâce modeste sa taille svelte, et dont la triste couleur semblait choisie pour faire ressortir le doux éclat de ses cheveux d’or.

« Et dire qu’elle arrivait encore, en cet état, à donner chaque jour ce qu’elle n’avait pas !… s’écria Henri.

— Oui, oui, nous en avons entendu de belles sur votre compte, mademoiselle Nicole, ajouta Gérard. Nous avons su comment vous vous dépouilliez de tout pour soulager vos compagnons de captivité, comment vous avez travaillé de vos mains aux plus grossiers ouvrages, pour gagner les quelques anas qui devaient procurer un fruit ou un médicament aux malades du camp… pendant que vous mouriez vous-même de faim et de besoin, pauvre petite martyre !…

— Je n’ai rien fait de plus que les autres, dit Nicole, confuse et baissant la tête devant ces éloges. Mais, ajouta-t-elle en jetant les yeux autour d’elle, il me semble être déjà venue dans ce pays… Il ne manquait pas de fermes ici autrefois où nous aurions pu trouver à louer des chevaux ou une carriole… Peut-être, en cherchant bien, découvrirons-nous cc qu’il nous faut.

— Partons donc, fit Henri en soupirant. Adieu, cher Epiornis !

— Adieu, fidèle ami, ajouta Gérard.

— Un moment ! » dit Nicole.

S’agenouillant, elle prit une pincée de cendres sur les restes du géant de l’azur, et, demandant un feuillet de calepin à Henri, elle les y serra soigneusement, écrivant au crayon : Précieuses reliques, sur le papier.

« C’est pour Colette », dit-elle.

Ni l’un ni l’autre de ses compagnons ne songea à sourire de cette action sentimentale.


Les voyageurs s’étaient dirigés vers l’est. Une heure de marche dans un pays désert et dévasté les conduisit à une ferme à demi ruinée qui s’élevait au milieu d’un champ inculte. Leurs appels réitérés firent apparaître une femme maigre et triste qui se montra sur le seuil, un enfant dans les bras. Elle paraissait plongée dans une complète atonie morale et physique, et semblait comprendre à peine les pressantes questions des deux Français. Cependant, elle finit par dire qu’elle pourrait leur procurer une carriole et un guide — sa fille, âgée de treize ans — pourvu qu’ils consentissent à lui en payer la location…

« Nous n’avons plus rien, — nous sommes sans pain… et si vous nous enlevez notre cheval… ajouta-t-elle.

— Vous l’enlever ! se récria Henri. Le ciel nous en préserve, ma chère femme ! Dites votre prix et ce sera le nôtre.

— Je suis née Boer, comme vous, ajouta Nicole. Moi aussi j’ai tout perdu à la guerre.

— Hélas ! dit la pauvre femme, est-ce vrai, demoiselle ? Faut-il que nous ayons tout perdu pour rien !… ajouta-t-elle d’un ton de profond découragement.

— Comment, pour rien ? s’écria Gérard.

— Vous ne savez donc pas la nouvelle ?

— Nous ne savons rien…

— Eh bien, mon bon monsieur, on dit qu’ils ont fait la paix, que la guerre est finie !… Il paraît qu’il faudra être Anglais… On prétend qu’on rebâtira nos fermes et qu’on nous remboursera nos pertes… Mais moi je dis : Qui nous rendra nos hommes — nos fils et nos maris — qui sont morts à la peine ?… Est-ce avec de l’argent qu’on panse ces plaies-là ?…

— La paix !… répéta Nicole en palissant.

— Ne le déplorez pas, Nicole, s’écria Henri. Vous avez tous fait pour votre indépendance plus qu’il n’était humainement possible ! L’honneur est sauf !… Et j’avoue que je ne puis m’empêcher de me réjouir à la pensée de vous emporter hors de ce cauchemar… Vous avez bravement lutté jusqu’au bout… Tant qu’il y aura des hommes ; on se répétera avec admiration les hauts faits du petit peuple boer… Allons, amie, courage !… Et ne tardons pas davantage à aller rejoindre votre mère, qui souffre et pleure seule !

— Vous avez raison, Henri ; il faut s’incliner devant les décrets de la Providence et la remercier d’épargner le reste de nos malheureux frères… Mais avoir tant souffert, tant peiné pour en arriver là !… N’avoir compté que des victoires et perdre notre personnalité morale !… Cela paraît trop dur…

— Vous la regagnerez tôt ou tard, Nicole ! s’écria impétueusement Gérard. Jamais je ne vous considérerai comme vaincus… La Grande-Bretagne sera forcée de vous accorder des conditions honorables, de reconnaître votre autonomie… et vous avez pour vous, du moins, le sentiment du devoir noblement accompli, l’admiration et la sympathie de tous les cœurs haut placés. »

Et, serrant fraternellement Nicole dans ses bras, Gérard ne craignit pas de mêler ses larmes à celles que la jeune fille laissait couler sur son amère déception.

  1. On sait qu’une légende place le paradis dont furent chassés Adam et Ève dans l’Île de Ceylan.
  2. Il faut endurer ce qu’on ne peut empêcher.