Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



XX

Branle-bas de bataille.


Dans ce péril mortel, Henri Massey décida immédiatement sa tactique. Chaque obus tiré du camp pouvait frapper l’Epiornis et l’abattre, comme avait fait naguère le Silure. Il fallait donc monter, monter, en changeant constamment de place, dans le sens horizontal comme dans le sens vertical. C’était le seul moyen de ne présenter aux canons et aux fusils qu’un but incertain et mobile, dans un tir en hauteur, toujours difficile.

Il opéra la manœuvre avec une habileté consommée.

Et pourtant, en dépit des bordées imprévues qu’il faisait courir à l’oiseau géant, tout en s’élevant sans relâche, les obus ne cessaient de siffler autour de lui, — un seul suffisait pour tout perdre, — et l’œil électrique, implacablement « collé » sur l’Epiornis, ne le lâchait pas une demi-seconde, suivait tous ses mouvements.

Soudain, une balle entra, ricochant sur le bordage…

Presque au même instant, la lumière électrique s’éteignait brusquement — comme soufflée.

D’un maître coup de son mauser, envoyé par le hublot du fond, Gérard venait de fracasser l’appareil, au milieu du camp.

« Pour vous apprendre à regarder où vous n’avez que faire, mes maîtres ! » disait-il en guise de commentaire.

Une rumeur confuse, des cris, des hurlements, montaient dans une colonne de poussière. En même temps que la lampe électrique sautait en pièces, un obus avait éclaté sur un des corps de garde, y causant d’affreux ravages.

La canonnade et les feux de salve durent encore quelques secondes, puis s’arrêtent graduellement… Une dernière détonation… C’est fini !… l’Epiornis, sorti à son honneur de cette chaude alerte, suit son essor victorieux à quinze cents mètres au-dessus de ses obscurs blasphémateurs.

Mais, des trois personnes qui l’occupent, une seule demeure en pleine possession de ses moyens, — c’est Nicole.

Henri gît devant le disque, évanoui, le sang coulant à flots d’une blessure à la nuque. Gérard, qui s’est foulé le poignet gauche et rudement heurté le front au départ, a abandonné sa carabine, et sautant sur les manettes, guide tant bien que mal le vol éperdu de l’oiseau géant.

Le premier moment de stupeur passé, Nicole essaye de percer l’obscurité profonde, de distinguer la silhouette de ses compagnons, de comprendre par quel miracle elle est ainsi emportée sans secousse et sans bruit hors des affres et des souffrances de la captivité.

« Henri !… Gérard !… Êtes-vous là ?… articule-t-elle.

— Ah ! Nicole !… Saine et sauve ?… répond Gérard. Tenez, cherchez à gauche : vous trouverez une lanterne sourde allumée ; entrouvrez la petite porte… Mais prenez bien garde qu’on ne vous aperçoive pas d’en bas !… »

Nicole a bientôt mis la main sur l’œil-de-bœuf du fanal, en fait jaillir un rayon de lumière. Elle ne peut retenir un cri d’épouvante en apercevant le visage ensanglanté d’Henri qui, pâle, les yeux clos, semble avoir exhalé le dernier soupir.

« Mort, est-il possible ? s’écrie-t-elle en tombant à genoux à côté de lui.

— Blessé seulement, espérons-le ! dit Gérard non sans angoisse. Vite, Nicole, la boîte à médicaments… Impossible que je quitte le disque… Là, à droite… voyez-vous ?… un petit coffre rouge… »

En un clin d’œil, Nicole a trouvé la boite, y a pris tout ce qui est nécessaire à un pansement. Habile infirmière, elle examine la blessure ; c’est un coup de feu qui a contourné la nuque et labouré le maxillaire, mais, autant qu’elle peut en juger, sans que le projectile soit resté dans la plaie ; le sang a coulé en abondance, ce qui est une bonne chose en soi et diminue le danger d’inflammation ; c’est sans doute la commotion qui a fait perdre connaissance au blessé. Nicole lave la plaie, bande adroitement la tête d’Henry, lui maintient un flacon d’ammoniaque sous les narines et s’efforce de lui faire avaler quelques gouttes d’éther ; mais il demeure privé de sentiment, bien que la respiration soit calme et régulière comme celle d’un homme endormi.

« Je ne puis pas le ranimer, Gérard, fait Nicole les larmes aux yeux.

— Un peu de commotion cérébrale, répond Gérard qui a vu assez de blessés pendant qu’il suivait la Croix-Rouge sur les champs du Transvaal, pour avoir acquis une certaine expérience. Laissons-le reposer, chère Nicole, il reviendra à lui tout naturellement. Aïe !… ajoute-t-il en se mordant la lèvre. Un mouvement inconsidéré de son bras gauche lui ayant causé la plus vive douleur.

— Qu’avez-vous ?… Seriez-vous blessé aussi ? s’écrie Nicole.

— J’ai eu la maladresse de me tordre le bras en grimpant… Quand vous aurez le temps de le regarder…

— Oh ! voyons vite !… »

S’approchant de lui, la jeune fille saisit le bras malade ; le pauvre garçon ne peut retenir une contraction des lèvres, tandis que la main légère de Nicole palpe délicatement l’articulation atteinte, remonte du poignet au coude et du coude à l’épaule.

« Rien de cassé… une simple foulure, dont le massage et une compresse d’arnica auront bientôt raison, prononce Nicole. Comment donc cela est-il arrivé ?

— Ne m’en parlez pas !… Maladroit que je suis… C’est en me hissant à bord que j’ai fait ce beau coup !…

— Et moi, vous m’y avez placée si adroitement ! Pauvre Gérard !… s’écrie Nicole, pleine de sympathie. Mais qu’allons-nous devenir ? … Nous ne pouvons pas continuer le voyage dans ces conditions… Il faut redescendre ! …

— Pour nous faire repincer par nos bons amis les Anglais ?… Non, merci, ma chère Nicole !… Avec votre permission, nous ne leur ferons pas ce plaisir !…

— Mais…

— Non, non, croyez-moi, chère amie, « le vin est tiré, il faut le boire », comme dirait Le Guen. Vous comprenez que désormais, ayant vu notre oiseau, ils sont avertis et n’attendent que l’occasion de lui mettre le grappin dessus… Et si nous avions la bonté d’aller nous placer nous-mêmes à portée de leurs griffes…

— Mais l’île est grande ! Ne pourrions-nous pas nous cacher quelque temps dans les collines du centre ?

— Soyez certaine que notre signalement est déjà donné partout : si l’Epiornis a le malheur de reparaître, à cent lieues à la ronde il sera immédiatement descendu par un obus, et nous serons faits prisonniers — si tant est que nous arrivions vivants en bas !

— Ne pourrions-nous atterrir ailleurs ?

— Aux Indes ?… Même histoire.

— Pourquoi pas dans l’Inde française ?

— Et perdre notre temps en route au lieu d’aller droit au Transvaal ? Non, Nicole, si vous le voulez, à nous deux nous pouvons mener l’Epiornis au but, j’en suis convaincu. J’oubliais de vous dire que, dès ce matin, nous avons envoyé des télégrammes en Europe et à Calcutta pour signaler la présence des naufragés sur l’île et demander de prompts secours… Mais j’y songe ! je vous parle hébreu ! Vous ignorez absolument ce que c’est que cette île et ces naufragés… Reprenons les choses du commencement, si vous voulez bien. »

Et, tandis que Nicole continuait à masser scientifiquement le poignet endommagé, Gérard la mit sommairement au courant des aventures qui les avaient enfin amenés, Henri et lui, à Ceylan pour l’y cueillir et en rapporter, l’un une douloureuse foulure et l’autre un coup de feu à la tête.

« Mais soyez tranquille, chère Nicole, conclut Gérard, nous nous tirerons d’affaire. Je surveillais Henri tout en parlant, et son évanouissement me paraît se changer en un sommeil naturel. Laissons-le dormir. Ce sera le meilleur traitement, puisque vous avez si bien pansé sa blessure.

— Et vous, mon pauvre Gérard, comment pourriez-vous continuer à mener la machine avec une seule main ?… Cela ne saurait durer ainsi !… C’est impossible !…

— Aussi ai-je bien l’intention de vous demander votre aide. C’est simple comme bonjour — simple comme toutes les choses belles. Vous voyez ce disque, ces lettres indiquant les points cardinaux, ces leviers, ces manettes : en tirant celle-ci, nous montons, celle-là nous descendons ; comme ceci nous virons de bord à droite et à gauche, et, quand nous sommes deux à manœuvrer, si le second se tient au gouvernail, on ne peut rien imaginer de plus rapide, de plus moelleux, de plus exquis que l’allure de notre bon géant… Voulez-vous essayer ?

— Certes !… pourvu, au moins, que je ne fasse pas de sottises !…

— Je suis là ! ne craignez rien. Essayons, prenez les poignées, maintenez l’Epiornis dans sa route… C’est cela… très bien !… À présent, faites-le monter… houp !… parfait ! … redescendez !… Oh ! mais les choses vont toutes seules… Passons à une manœuvre un peu plus compliquée : virez de bord, à gauche !… à droite !… Vous êtes née pour être aéro-pilote !… »

Aussi adroite qu’intelligente, Nicole avait d’emblée saisi le mécanisme très simple qui faisait manœuvrer l’aviateur ; et, bien que sous la main plus faible l’impulsion donnée fut moins hardie et en quelque sorte hésitante, le grand oiseau poursuivait sa route aérienne, allant droit comme une flèche vers le but désiré.

« C’est parfait, nous sommes hors d’affaire ! » s’écria Gérard en reprenant sa place, tandis que Nicole s’agenouillait auprès d’Henri pour lui tâter le pouls et écouter sa respiration.

« Nicole, remarqua-t-il, je suis vraiment un garçon chanceux. Une sœur comme Colette pour traverser l’Afrique, et une sœur comme vous pour voguer dans les nuages, ce n’est pas banal !… On peut dire que le sort m’a bien traité…

— Et croyez-vous qu’on rencontre souvent un frère comme vous ? demanda Nicole avec un affectueux sourire.

— Mais vos frères à vous, tous les vôtres ?… Parlez-moi un peu de vous tous, mon amie… Il y a si longtemps que nous sommes privés de nouvelles ! »

Deux larmes brillèrent dans les grands yeux gris de la jeune fille et coulèrent lentement sur ses joues amincies.

— Nous tous !… répéta-t-elle. Savez-vous combien nous sommes maintenant, nous que vous avez connus si nombreux et si prospères ? … Nous étions quinze, filles et garçons ; avec le père et la mère cela faisait dix-sept qui nous réunissions autour de la table familiale… Quand on m’a faite prisonnière, il ne restait de cette puissante lignée que ma mère, moi et le dernier-né, un enfant de seize mois… Tous morts… tous tombés au champ d’honneur… depuis notre aîné Agrippa jusqu’à ma petite Lucinde, ma sœur bien-aimée… fauchée dans sa fleur par une balle anglaise…

— Ma pauvre Nicole !… Mais par quel miracle avez-vous échappé au massacre ?

— Je ne sais. Certes, je n’ai pas fui la mort, continua simplement la jeune fille. Mais sans doute mon heure n’était pas venue, car j’ai assisté à plus de vingt combats, à un nombre infini d’embuscades et de surprises ; j’ai vu tomber autour de moi Boers et Anglais, frères et ennemis : j’ai pansé indistinctement leurs blessures, et jamais une balle ne m’a même effleurée…

— Nicole, vous avez été héroïque !… Vous avez noblement servi votre pays… Et vous avez l’air si jeune !… ajouta Gérard, frappé de la silhouette enfantine et de l’air ingénu de sa compagne, debout dans sa petite robe noire, ses beaux cheveux blonds un peu défaits autour de son fin visage lui donnant l’air d’une fillette.

— Je suis jeune, je crois… répondit Nicole. Je l’étais, du moins, au début de cette affreuse guerre…

— Et vous le redeviendrez dès que nous pourrons vous choyer et vous consoler à notre aise. Songez à la joie de maman, de Colette, de Lina, lorsqu’elles vous auront au milieu d’elles, avec dame Gudule et le pauvre bébé…

— Oh ! Gérard, quand cela sera-t-il ?… Que sont devenus ma mère et mon petit frère depuis ces longs mois ?… Je ne quitterai certes pas mon malheureux pays, tant que je pourrai le servir… Dès que vous m’aurez ramenée là-bas, je reprendrai mes devoirs d’infirmière… Fasse le ciel que je puisse les continuer encore longtemps !… Mais qui sait combien de temps il nous sera donné de résister à l’oppresseur !…

— Quelle qu’en soit l’issue, s’écria Gérard avec feu, cette guerre restera comme l’exemple le plus achevé d’héroïsme qu’aient donné les temps modernes. Une poignée d’hommes ! Des fermiers !… des paysans, des vieillards, des enfants !… Quinze, vingt mille au plus, tenir tête trois ans à l’énorme puissance britannique ; humilier ces soldats de carrière en cent combats ! Cela est admirable, Nicole !… Vos adversaires eux-mêmes sont forcés de le reconnaître.

— Hélas ! qui nous rendra nos pères, nos frères, nos sœurs mortes… nos demeures dévastées… nos foyers ruinés ?…

— Rien ne peut nous rendre ceux que nous pleurons ; mais n’est-ce pas une consolation de savoir qu’ils sont morts en héros, qu’ils ont donné leur vie pour la plus noble des causes ?

— Oui, les miens sont tombés pour une cause juste et belle… Mais songez, Gérard, à la solitude de ma pauvre mère,… de milliers d’autres mères boers… Elle si fière de sa nombreuse famille ! si orgueilleuse de ses grands fils… de leur force et de leur beauté !…

— Celle qui lui reste, en vaut dix à elle seule ! s’écria impétueusement Gérard ; et, quand tout sera rentré dans l’ordre, nous élèverons le petit à être digne de ses aînés !… Nous ferons de lui un homme, un vrai Mauvilain ! … Nous lui apprendrons à honorer en lui-même le nom que votre père et vos frères ont à jamais illustré… »

Nicole secoua tristement la tête. Mais sur ce jeune visage, pâli par des souffrances et des angoisses trop lourdes, l’aurore d’une joie possible sembla passer doucement.

L’Epiornis poursuivait son vol silencieux ; accablé par la fatigue et la douleur que lui causait son bras foulé, Gérard avait fini par s’assoupir, la main posée sur une des manettes. Toujours allongé à la place où il s’était affaissé, Henri murmurait dans son sommeil des paroles sans suite ; deux taches brûlantes coloraient ses joues ; il s’agitait, en proie à la fièvre montante.

Debout, immobile devant le disque, Nicole avait vu le soleil se lever dans sa gloire et illuminer les plaines de l’Océan. Comme en un rêve, elle serrait de ses frêles mains les leviers qui maintenaient à ces hauteurs vertigineuses le fantastique équipage et l’empêchaient de tomber dans les flots avides qu’elle entrevoyait en une effrayante perspective, se heurtant et se brisant au-dessous d’elle. Une nature plus nerveuse n’aurait pu soutenir cette effroyable tension, la sensation écrasante de solitude, de responsabilité… Rien sur elle que le ciel ; rien au-dessous que l’Océan tumultueux ; pas une terre, pas un navire en vue ; ses seuls compagnons, blessés, l’un mourant peut-être, l’autre à peu près hors d’état d’agir en cas de péril imminent… Mais la jeune fille tenait de ses pères hollandais un calme et un sang-froid qui, joints au courage indomptable des vieux huguenots cévenols, la rendaient inaccessible à la crainte. Son jeune visage penché sur le disque, ne regardant ni à droite ni à gauche, toutes ses facultés tendues vers le but de tenir l’oiseau géant dans la route indiquée, elle s’oubliait elle-même pour ne penser qu’à sa tâche.

Tout à coup Gérard tressaillit et se redressa. Son premier regard lui montra Nicole à la manœuvre et Henri brûlant de fièvre.

« Nicole !… Je suis impardonnable !… M’endormir en un moment pareil !…

— Vous êtes tout pardonné. J’étais heureuse de vous voir prendre du repos.

— Donnez-moi votre place et déjeunez avant toute chose. Il faut conserver vos forces. Les provisions sont là… »

Cédant son poste à Gérard, Nicole obéit simplement et, lui ayant apporté à déjeuner après avoir elle-même touché des lèvres à une légère collation, elle s’empressa de revenir auprès d’Henri ; elle changea le pansement, baignant la nuque, les tempes, la paume des mains du blessé. Elle eut bientôt la joie de voir s’effacer le pli d’angoisse qui contractait son front, ses yeux s’ouvrir et fixer sur elle un regard conscient :

« Nicole !…

— C’est bien moi !… Je suis là avec Gérard, cher Henri.

— Là ?… où donc ?… qu’est-il arrivé ?… Où sommes-nous ?…

— Dans l’Epiornis, — en plein Océan, à mille mètres de hauteur.

— Dans l’Epiornis ?… »

Henri voulut se soulever, mais il retomba, épuisé par cet effort.

« Chut ! ne bougez pas. Si vous restez parfaitement tranquille et immobile, votre guérison sera plus prompte.

— Ma guérison ?… Mais je ne suis pas malade ! …

— Vous avez reçu un coup de feu à la nuque, en quittant le camp de concentration ; par un hasard, la balle n’a pas pénétré. Vous gardez un peu de fièvre, qui rend le repos indispensable ; mais, soyez-en sûr, avec du calme, la guérison ne peut tarder.

— Pourtant, je suis immobilisé…

— Gérard et moi nous ferons la besogne, voilà tout… répliqua Nicole avec un vaillant sourire.

— A-t-on jamais vu malchance pareille !… Ces choses n’arrivent qu’à moi !…

— Garde quelques invectives pour ton frère, qui est encore le plus maladroit, riposta Gérard. En culbutant, la tête la première, dans l’Epiornis, je n’ai rien eu de plus pressé que de me fouler le poignet.

— Te fouler le poignet !…

— Et me cogner la tête, par-dessus le marché ! …

— Dans ce cas, l’erreur a été de monter ! s’écria Henri en s’agitant. Il fallait rester à Ceylan.

— Avec toutes les troupes anglaises à nos trousses ?… Non, merci bien !… C’est par miracle que nous avons pu leur échapper. Et, ma foi, comme je n’avais aucune envie que nous retombions dans leurs filets les uns ou les autres, comme nous étions en route, j’ai cru devoir continuer…

— Avec Nicole à bord !… Si nous étions seuls, encore !…

— Nicole est un aéronaute-né. Je dois t’avouer que j’ai mis le comble à mes crimes en m’endormant tout à l’heure, et c’est elle qui nous a menés sans à-coup jusqu’ici.

— Est-ce possible ?… Mais, au surplus, où sommes-nous ? Êtes-vous bien sûrs d’avoir suivi la bonne voie ? demanda Henri en essayant de se relever pour regarder la boussole.

— Oui, sois tranquille. Nous allons droit au Transvaal, et nous y arriverons sans encombre, pourvu que tu n’entraves pas notre course en te faisant ce que Martine appellerait « du mauvais sang ». Tiens-toi tranquille, ne sois pas malade, et nous te déposons au Transvaal avant que tu aies le temps d’éternuer… N’est-il pas vrai, Nicole ?

— Oui, j’en suis persuadée. Mais il faut nous obéir et être sage, dit la jeune fille en posant doucement sa main fraîche sur le front du blessé.

— Sage ! je voudrais vous y voir !… murmura Henri. Ce n’est pas possible ! Je ne puis pas rester là comme un paquet sans rien faire ! reprit-il au bout d’un instant, il y a de quoi devenir fou !…

— Attendez, fit Nicole. Nous allons vous arranger de façon que vous puissiez surveiller le disque et celui qui le gouverne, ce qui vous permettra de le diriger et de vous rendre compte qu’il n’arrive rien de fâcheux ! »

Joignant l’action à la parole, Nicole établit prestement une sorte de siège avec les couvertures et les coussins dont était suffisamment pourvu l’aviateur, et Henri, y ayant été placé, la tête et les épaules bien soutenues, put, malgré le vertige et la nausée que lui causait le moindre effort, surveiller la manœuvre dont dépendait leur salut à tous.

Agenouillée à côté de lui, baignant ses tempes, lui offrant à boire, lui décrivant l’aspect du ciel et de la mer, Nicole semblait l’âme même du blessé ; calme et rasséréné par le sang-froid de ses deux compagnons, Henri, pénétré comme eux de l’impérieuse nécessité de garder sa lucidité et de ne pas ajouter un élément de plus aux périls de la situation, réussit par un énergique effort à dompter l’agitation fébrile qu’il sentait le gagner.

Se relayant toutes les heures, obéissant docilement aux indications de leur chef, Gérard et Nicole continuaient à guider dans l’espace le vol puissant de l’Epiornis avec autant de sérénité que s’ils avaient accompli la manœuvre la plus ordinaire.