Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903
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XXII

Conclusion.


La pauvre femme fit traverser à ses hôtes la misérable demeure où elle végétait, seule auprès de ses deux enfants. La toiture à demi arrachée, les murs en ruine, parlaient avec autant d’éloquence que l’état inculte du jardin et du champ. C’était bien là un de ces humbles foyers, de ces tristes nids écrasés au passage par la tourmente de l’ambition humaine et que rien ne pourra édifier à nouveau. La fermière avait vu fusiller sous ses yeux quatre membres de sa famille. Désignant un coin de la cour d’un geste tragique :

« C’est là !… dit-elle. Mon mari fut frappé le premier… puis mon fils, puis mon gendre… et comme Anerl, ma fille, disait aux soldats sa façon de penser, ils l’ont tuée aussi… là… et moi j’étais ici, à la fenêtre de la cuisine… »

Ses yeux secs erraient d’un point à l’autre avec un regard terne et vitreux ; on eût dit qu’elle ne voyait rien de ce qui l’entourait.

Le cœur serré, ses hôtes la suivaient en silence ; ils passèrent la cuisine qui n’était égayée par les préparatifs d’aucun repas ; un morceau de pain noir à moitié moisi et une jatte d’eau semblaient la seule nourriture dont les pauvres êtres dussent se contenter ; l’apparence misérable, le teint terreux de la mère et de l’enfant, disaient assez comment ils s’étaient sustentés pendant de longs mois.

Ouvrant la porte de la cour, la fermière mit la tête au dehors et appela :

« Rosenn !… hé, Rosenn !… Viens donc, veux-tu ?… »

D’abord personne ne répondit ; enfin un mouvement se produisit dans le fourré qui séparait la cour de la rase campagne et une jeune fille d’une douzaine d’années, plus grande et plus forte qu’une Européenne de vingt ans, vêtue d’une méchante robe trop courte et trop étroite, se montra à demi :

« Viens, Rosenn ! répéta sa mère. Ce sont de braves gens. Ne sois pas honteuse… »

La jeune fille semblant encore hésiter, Nicole courut à elle, les mains tendues.

« Je suis Boer aussi, moi ! Comme vous j’ai perdu à la guerre mon père, mes frères et mes sœurs !

— Et maintenant, ils disent que c’est fini, qu’il faut signer la paix ! articula la jeune fille d’un ton farouche. Est-ce que vous croyez cela possible, vous, que nous ayons ainsi tout perdu pour devenir Anglais ?

— Cela, jamais ! s’écria Nicole avec fureur. Celui qui nous a mis au cœur l’amour de l’indépendance ne peut vouloir que nous trahissions cet amour…

— Nous avons pourtant tout fait pour rester libres !… Si chacun de nous avait eu dix vies, est-ce qu’il ne les aurait pas données de bon cœur pour la cause ?… À quoi cela a-t-il servi, si c’est pour déposer les armes et nous avouer vaincus ?… »

Nicole releva fièrement la tête et une expression d’indomptable énergie passa dans ses yeux gris et sur tout son doux visage.

« … Oui, oui, murmura Rosenn, répondant aux paroles non prononcées. Vous avez raison… il faut « posséder notre âme en patience », comme dit le Saint Livre… Notre tour viendra… L’Éternel est juste, si ses voies sont impénétrables… »

Et s’avançant vers la fermière :

« Que voulez-vous, mère ? demanda-t-elle.

— Ces gens désirent louer la carriole pour aller près de Modderfontein rejoindre la mère de cette demoiselle ; j’ai pensé que tu pourrais les y conduire : ils nous payeront bien. »

La jeune Boer rougit beaucoup.

« Il fut un temps où chevaux et voiture auraient été à leur disposition pour rien, fit-elle tristement. Mais nous n’avons plus même le privilège d’obliger… Il faut vendre un pauvre service qu’il eût été si doux de donner…

— Nous ne vous en saurons pas moins de gré ! s’écria Nicole. Voyez, moi aussi, je suis dénuée de tout ; sans le secours de ces chers amis, je ne pourrais même rejoindre ma mère… »

Secouant tristement la tête, Rosenn se dirigea vers le fourré et se mit à siffler doucement ; au bout de quelques instants, un piétinement se fit entendre et un petit cheval dont l’œil plein de feu brillait à travers une crinière embroussaillée, leva la tête par-dessus la haie, en humant l’air non sans inquiétude. Il n’était entravé d’aucune manière.

« Il sent qu’il y a des étrangers, dit la fermière. Oh ! mais c’est qu’il n’aime pas le red neck[1], lui non plus… »

Gérard, séduit d’emblée par la physionomie du poney, s’était avancé pour lui caresser les naseaux et le front, tandis que, tendant l’encolure, l’animal le flairait avec attention.

« Je voudrais bien avoir quelque chose de bon à t’offrir, murmura le jeune homme. Tiens !… une banane dans ma poche, comme par hasard !… »

Mais, remarquant tout à coup le regard avide que l’enfant fixait sur le fruit, il en ôta l’écorce qu’il donna au cheval, réservant la pulpe ; le petit la saisit et la dévora gloutonnement, tendant les mains pour en avoir d’autres.

« Il faut l’excuser, dit Rosenn confuse ; il est trop jeune pour savoir qu’on ne doit rien demander ; depuis si longtemps, c’est à peine si nous avons un morceau de pain à lui offrir.

— Mais, demanda Henri, est-ce que vous savez où vous procurer les objets de première nécessité ? Je suis tout prêt à vous avancer la somme nécessaire…

— Dieu vous bénisse, mon bon monsieur, fit la mère en reprenant une ombre d’animation, avez-vous jamais vu qu’on manque de rien quand on a de l’argent pour payer ?… Rosenn achètera tout ce qu’il faut en ville et le rapportera.

— Dans ce cas, plus tôt nous partirons et mieux cela vaudra pour tout le monde. Et si votre fille est prête…

— Ce ne sera pas long, dit Rosenn. Je regrette que notre carriole soit en si mauvais état, ajouta-t-elle en redressant avec une vigueur masculine un véhicule délabré posé sur ses brancards, sous un petit auvent voisin ; mais, depuis que nos hommes sont morts… on n’a plus eu de cœur à rien… »

Aidée par Gérard, elle eut bientôt harnaché le cheval qui vint de lui-même se placer entre les brancards ; Henri ayant remis un billet de banque à la fermière, en ajoutant qu’il en donnerait autant à Rosenn pour ses emplettes, les voyageurs s’installèrent dans la carriole avec la jeune fille et partirent au grand trot, suivis par les bénédictions de la digne femme.

Le trajet n’était pas sans difficultés par les routes défoncées, dans la nuit déjà tombante. Mais Rosenn connaissait bien les chemins, et, sur un simple claquement de langue, le poney, dressant les oreilles, pressait son allure déjà vive et surmontait tous les obstacles. Et, comme Gérard louait la brave petite bête, Rosenn leur conta des traits merveilleux de son intelligence et de son courage, ajoutant, comme sa mère, qu’il ne pouvait souffrir les red neck et l’avait prouvé cent fois au cours des hostilités.

On traversait une contrée ravagée par la guerre. Partout des fermes en ruines, des champs saccagés, des tronçons de voie ferrée coupés à coups de pioche ou détruits par la dynamite ; tantôt le sol était sillonné de longues tranchées irrégulières tracées par les Boers, tantôt par les blockhaus anglais avec leurs palissades hérissées de fil de fer épineux ; les troupes qu’on rencontrait laissaient passer la carriole sans trop de difficultés, car la nouvelle de la paix avait produit une détente générale, encore que beaucoup de gens fussent persuadés que ce serait seulement un armistice, le moment était favorable pour circuler dans la contrée.

Il était plus de minuit lorsqu’on atteignit la petite ville de Diesfountain. Rosenn offrit si cordialement l’hospitalité à ses nouveaux amis dans la famille d’un parent, qu’il n’y aurait pas eu possibilité de refuser sans la blesser. Il fallait d’ailleurs que Trekk, le petit cheval, pût se reposer pour l’étape du lendemain, et les voyageurs eux-mêmes avaient besoin de nourriture et de sommeil. Rosenn frappa donc à la porte et, malgré l’heure tardive, ils furent immédiatement accueillis avec cette cordialité grave et simple qui distingue les Boers. Il n’y avait que des femmes à la maison : une vieille grand’mère, sa bru, ses trois filles et une jeune servante ; après que les visiteurs eurent accepté une légère collation, les jeunes filles conduisirent Rosenn et Nicole à la chambre qu’elles devaient partager ensemble pendant qu’on accommodait Henri et Gérard dans une pièce du rez-de-chaussée et le bon petit cheval dans une écurie vide.

Le lendemain, à l’aube, on se remettait en route, après que Henri eut généreusement rétribué la servante et remercié ses hôtesses.

« Le nom de Nicole Mauvilain vous aurait assuré la bienvenue chez nous, même si nous n’avions pas eu le plus grand plaisir à vous voir vous-mêmes », répliqua l’aïeule, et ce n’était pas là une vaine formule, car l’hospitalité des Boers est passée en proverbe.

L’après-midi s’avançait lorsqu’on atteignit enfin la pauvre masure qui avait remplacé pour les Mauvilain la riante demeure de jadis. Au lieu de la ferme prospère, des champs plantureux, des nombreux serviteurs, une misérable cahute dont le toit de chaume protégeait mal les murs branlants ; au lieu de la mère de famille, trônant heureuse et honorée en face de son mari, à la tête de sa nombreuse lignée, une triste veuve au visage émacié, aux yeux brûlés par les larmes, qui se leva en sursaut au bruit de la porte, comme si tout nouvel incident ne devait lui amener que de nouveaux désastres et de nouvelles terreurs.

Quel cri déchirant en apercevant Nicole !… Les deux femmes demeurèrent longtemps enlacées, sanglotant dans les bras l’une de l’autre. Enfin Nicole, se dégageant doucement, se reculant pour mieux voir le cher visage : « Et le petit, mère ?… où est-il ?… » murmura-t-elle en tremblant. Mais chacun, en voyant vides les bras de la mère, avait compris…

« Mort, ma fille… mort, lui aussi !… je l’ai enseveli avant-hier… Ah ! si tu avais pu arriver à temps… »

Un nouveau flot de larmes s’échappa des yeux de Nicole ; dans sa dure captivité, dans sa lugubre solitude, elle avait si souvent rêvé à ce petit enfant, frêle fleur seule échappée au désastre. Elle s’était tant promis de relever dans le saint amour du sol natal, de le rendre digne de ses frères disparus !… Hélas ! lui aussi avait succombé ! il était allé grossir l’effroyable hécatombe des victimes innocentes, des malheureux êtres qui ont péri par milliers dans ce triste conflit !… Le courage qui avait fait de cette jeune fille l’égale des hommes les plus braves se fondait enfin et, serrée sur le cœur de sa mère, elle pleurait comme un enfant…

Henri, Gérard et Rosenn pleuraient comme elle, car il y avait dans la rencontre de ces deux douleurs quelque chose d’inexprimablement poignant…

Enfin, peu à peu, par de bonnes paroles, des assurances réconfortantes, leurs amis réussirent à leur faire relever la tête, à sécher leurs pleurs. En quelques paroles émues, Nicole mit sa mère au courant de ce qu’ils avaient fait pour elle. Une fervente action de grâce s’échappa des lèvres de la digne femme ; et Rosenn exprimant l’intention de repartir sans délai afin de se retrouver plus tôt chez elle, une diversion se produisit.

Nicole, reprenant d’instinct ses habitudes de ménagère modèle, découvrit par intuition le morceau de pain noir, la minuscule jatte de lait qu’elle pouvait offrir à ses hôtes, tandis que Gérard, sortant sans bruit, se mettait en devoir de bouchonner, étriller et panser Trekk, lui trouvait un seau d’eau claire et une brassée d’herbe fraîche que la bonne bête dégusta sans se faire prier, poussant affectueusement son nez velouté contre l’épaule de Gérard, en qui il avait sans peine reconnu un ami vrai des animaux. Dames Gudule et Nicole ayant embrassé Rosenn avec affection, car la nature franche et sincère de la jeune Boer la rendait sympathique, et Henri lui ayant remis un second billet de banque, elle remonta dans sa carriole et repartit, non sans tourner souvent la tête en arrière pour regarder ses nouveaux amis, groupés sur le seuil de la maisonnette.

Quand Rosenn eut définitivement disparu, on tint conseil. Henri et Gérard étaient d’avis que, rien ne retenant plus dame Gudule et sa fille sur le territoire boer, elles devaient le quitter sans délai pour venir avec eux à Paris. Outre le besoin qu’elles avaient de se refaire, de reprendre leurs forces affaiblies par les désastres et les privations, l’état du pays en ferait pendant longtemps encore un séjour peu désirable pour des femmes seules. Plus tard, quand tout serait rentré dans l’ordre, qu’on verrait jour à reconstituer un foyer, il serait possible de revenir tous fonder une seule famille dans les libres espaces que les Massey avaient appris à chérir comme une seconde patrie. Bien qu’il en coûtât cruellement à dame Gudule de quitter son pays natal pour s’expatrier, d’y laisser tous ceux qu’elle pleurait, et la tombe encore fraîche de son dernier-né, — l’intérêt évident de sa fille fit taire ses sentiments personnels ; elle se rendit aux raisons d’Henri.

« Il en sera comme vous voudrez, mon fils, dit-elle avec une dignité simple. Nous n’avons plus que vous au monde ; nous sommes entre vos mains. »

Se réservant de réclamer en temps et lieu l’indemnité due à Mme  et à Mlle Mauvilain pour les biens qu’elles avaient perdus, on se résolut donc au départ.

Dame Gudule avait conservé deux maigres chevaux qui se nourrissaient seuls dans la campagne environnante, mais revenaient au premier appel avec une docilité canine. Une vieille guimbarde se trouvant derrière la maison, on les y attela tant bien que mal, et, mettant la clef sous la porte, on se dirigea vers Modderfontein, distante de quelques lieues, après que la mère et la fille eurent cueilli quelques brins d’herbe autour de l’humble petite tombe creusée dans le champ.

Ayant, non sans peine, équipé leurs compagnes pour le voyage, car les magasins de la ville étaient pauvrement fournis, les jeunes Massey les amenèrent enfin à Durban où, huit huit jours plus tard, ils s’embarquaient pour l’Europe.

Une dépêche, envoyée dès qu’on avait touché terre à Ceylan, était, bien entendu, arrivée à Passy, pour calmer l’inquiétude dans laquelle le long silence des jeunes gens avait plongé leur famille.

Mme Massey ne pouvait croire encore au bonheur de les revoir.

Enfin le jour tant désiré se lève ; Martine, rayonnante, apporte le bienheureux télégramme, daté de Marseille :

« Arriverons demain neuf heures. Tous bien.

« Henri. »

Colette ne veut pas entendre parler d’attendre à la maison ; et, bien que Henri ait peu de goût pour les effusions en public, elle est résolue à braver son déplaisir possible pour serrer les chers voyageurs dans ses bras une heure plus tôt. Martial Hardouin se dévoue à rester auprès de Mme Massey avec Lina, et Colette et son père, arrivant enfin à la gare, pénétrèrent, le cœur palpitant, sur le quai.

Voici le train ! Son panache de fumée, son sifflet strident viennent rassurer ceux qui attendent et qui, jusqu’au dernier moment, ont été poursuivis par le cauchemar des catastrophes possibles… Dès qu’il paraît, Colette a aperçu le visage bronzé et souriant de Gérard, penché à la portière.

« Bon !… Elle est là !… j’en étais sûr !… s’écria celui-ci joyeusement.

— Qui ça ?… Colette ?… Ils sont tous là ? demanda Henri.

— Non, rassure-toi ! seulement Colette et papa… je savais bien qu’elle viendrait !… »

Et tombant comme la foudre sur le quai, avant même que le train soit complètement arrêté, Gérard reçoit dans ses bras sa sœur chérie qui ne peut retenir ses larmes et sanglote éperdument sur son épaule. Enfin on s’apaise, on se ressaisit, on embrasse dame Gudule et Nicole, toutes pâles et bouleversées, on monte en voiture, on se dirige rapidement vers Passy.

Que de choses on a à se dire ! non seulement la découverte de l’Épiornis, l’évasion de Nicole et la perte finale de l’aviateur, mais des nouvelles des naufragés que le gouvernement a reçues depuis deux jours et communiquées à M. Massey. Le navire immédiatement expédié à la recherche de l’île désolée a fait parvenir un télégramme :

« Tout bien sur l’île des Cavernes. Naufragés rapatriés fin du mois. »

Les choses sont donc pour le mieux. Dame Gudule et Nicole, faisant un héroïque effort pour surmonter leur tristesse et se mettre à l’unisson, aucun nuage ne plane sur les joies du retour.

On arrive à Passy. Avec un cri d’allégresse profonde, une action de grâces est sortie du cœur. Mme Massey presse enfin dans ses bras ses fils reconquis.

André Laurie.
FIN
  1. Nuque rouge : sobriquet des Anglais en pays boer.