Lévy (p. 7-12).
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ACTE DEUXIÈME


Chambre dans la maison du garde-chasse : ramures de cerf, tapisseries sombres, un portrait. Quelques tableaux donnent à cette demeure l’apparence d’un vieux bâtiment, et indiquent un château de chasse autrefois l’habitation du prince. Au milieu, au fond, une porte-fenêtre avec des rideaux, ouvrant sur un balcon au dehors (praticable). D’un côté, le rouet d’Annette ; de l’autre une grande table où brûle une lampe, et sur laquelle est étendue une robe blanche avec des rubans verts. Des fleurs dans un vase. Deux entrées.



Scène Première

ANNETTE, AGATHE


(Annette est sur une échelle et suspend le portrait d’un aïeul de Kouno. Elle frappe avec un marteau sur un clou. — Agathe, en négligé, s’attache un bandeau.)

DUO
annette, sur l’échelle, clouant le portrait.

Ça ! tiens bien ! c’est là ta place ;
Des lutins quelle est l’audace !
Ces vieux nids
En sont remplis.

agathe

Ah ! respecte cette image !

annette

Moi, je rends honneur
Au bon vieux seigneur.

(Elle frappe sur le clou.)

Mais qu’on soit docile et sage,
Car déjà j’enrage.

annette

Quel langage !
Que dis-tu ?

ENSEMBLE
annette

Tu l’ignores ? Vois ce traître !
Doit-il pas porter son maître ?

(Elle frappe encore sur le clou.)

Clou maudit, sois donc battu ?
Par mes soins mieux suspendu,
Vois-tu,
Hommage ici lui soit rendu.

agathe

Très-bien ! à mon aïeul, vois-tu,
Hommage ici sois donc rendu !

(Annette descend de l’échelle et la met de côté.)
agathe, seule.

Tout a pour toi des charmes,
Et jamais de sombre langueur.
Que d’alarmes
Dans mon cœur ! (Bis.)

annette

Les soucis et la tristesse
De moi n’approchent pas,
Plaisirs, joyeux ébats,
Suivent toujours mes pas.
Jamais de pleurs, rire sans cesse,
Chasser l’ennui quand il me presse ;
Tel est mon seul soin ici-bas.

agathe

 :Ah ! quel vague effroi m’oppresse !
Et mon cœur gémit tout bas…
Bien-aimé ! de ma tendresse
Tous les vœux suivent tes pas.

RÉCITATIF
annette, considérant le portrait.

 « Ton brave aïeul ainsi restera, je suis sure,
Cent ans encor… Et ta blessure ?

agathe

 :Ce n’était rien… la peur, l’étonnement…
Et Max… que fait-il donc ?

annette

Et Max… que fait-il donc ? Sans doute,
Il n’est pas bien loin sur la route ;
Monsieur Kouno m’a dit qu’il viendrait promptement.

annette

Autour de ce lieu solitaire
Tout est silencieux ; je ne sais quel mystère
Semble planer ici

agathe

Ah ! quand le jour de noce arrive,
Il est triste vraiment d’être seules ainsi,
Au fond d’un vieux manoir, et sans âme qui vive.
Ah ! si les maîtres d’autrefois,
Ranimés tout à coup, sortaient de ces parois…

agathe

Enfant !

annette

Enfant ! Mais sans être craintive,
Je t’avoûrai que j’aime mieux
Les vivants que les morts, les jeunes que les vieux

RONDE

Qu’un garçon jeune et candide,
Au teint frais, aux blonds cheveux,
Passe auprès de moi, timide,
Faut-il donc baisser les yeux ?
On sait bien en fille sage,
Se donner un air discret,
On regarde son corsage,
Et pourtant, dès qu’il paraît,
En secret
Sur son passage
On voit tout d’un œil sournois
En tapinois.
Si l’œillade qui succède
Est surprise tout à coup,
Devient-on aveugle ou laide ?
On rougit et voilà tout.
Doux langage
Qui s’engage
Du regard
Comme au hasard !

L’un soupire, l’autre rêve :
L’un commence un mot d’hymen.
L’autre achève :
Puis soudain,
On se prend la main,
Ce moment tous deux nous lie…
Venez voir mon fiancé !
Il est si beau, je suis jolie,
Notre joie a commencé,
Qu’on s’empresse !
Quelle ivresse !
La tendresse,
Le bonheur
Remplit mon cœur.

(Pendant cette ronde, Agathe a garni de rubans sa robe
de fiancée.)
RÉCITATIF
annette

« Oh ! les nœuds charmants ! à merveille,
Quand je me marîrai, je veux être pareille.

agathe

Puisses-tu ce jour-là, du moins,
Ignorer les soucis dont tes yeux sont témoins.

annette

Voyons, raconte-moi la fin de ta visite
Chez notre bon ermite ;
Il t’a donné ces roses blanches ?

agathe

 :Il t’a donné ces roses blanches ? Oui,
Et sa main les a consacrées ;
Mais un astre fatal sur moi, dit-il, a lui.
Des visions, par le ciel inspirées,
Lui font voir mes périls ; peut-être le portrait
M’eût tuée en tombant sans quelque vœu secret.

annette

Bien expliqué ! Jadis mon père,
Vaillant soldat, disait que pour briser la loi
Du destin, un moyen efficace et prospère
Consistait dans ces mots : « Ça, coquin, défends-toi ! »

agathe

Que ces fleurs ont de prix !

annette

Que ces fleurs ont de prix ! Par les fraîches rosées
Pour les conserver mieux, qu’elles soient arrosées.

agathe

À ton gré, chère Annette.

(À part.)

À ton gré, chère Annette.Et Max qui tarde encor !

annette

Allons, retirons-nous, c’est l’heure
De la prière sainte et des beaux rêves d’or.

agathe

Jusqu’au retour de Max en ces lieux je demeure.

annette

À ton aise… bonsoir ! car dans son doux essor
Le sommeil caressant de son aile m’effleure ! »

(Annette sort emportant le vase où sont les fleurs)



Scène II


agathe, seule.
AIR et SCÈNE

Sans le revoir encor, faut-il fermer mes yeux ?
Ah ! quel tourment se mêle à mon amour pieux !

(Elle ouvre les fenêtres ; on aperçoit la campagne très-éclairée
par un beau clair de lune.)

La lune au front mystérieux
Rayonne aux cieux.

(Elle s’agenouille et prie avec ferveur.)

Adagio.

Ma prière, prends des ailes
Vers les sphères éternelles !
Ô phalanges immortelles,
Élevez ma voix
Au Roi des rois !

(Elle se lève ci regarde au dehors.)

Quel beau ciel et que d’étoiles
Dans les voûtes de l’azur !
Mais quoi ! sous de sombres voiles,
L’horizon devient obscur !
Quels nuages
En chemin !
Que d’orages
Pour demain !

(Elle s’agenouille de nouveau pour prier.)

Adagio.

Des archanges, reine sainte,
Garde-moi, bannis ma crainte !
Daigne entendre une humble plainte ;
Bénis en ce jour
Mon chaste amour.

(Elle se lève, va de nouveau sur le balcon, regardant de tous côtés.)

Adagio.

Tout s’endort dans le silence,
Bien-aimé, viens donc enfin !
Mon cœur, hélas ! écoute en vain…
Mon oreille entend au loin
Le bruit seul du noir sapin
Que le vent des nuits balance.

RÉCITATIF

Du rossignol la voix s’élance
Dans l’écho du bois lointain. !
Ô ciel ! n’est-ce pas un rêve ?…
Quelqu’un s’avance !… Ah ! quel espoir s’élève.
On vient à moi ? C’est lui ! c’est lui !
Mon cœur en a tressailli !

(Elle va vers la fenêtre et agite son mouchoir.)

Signal fidèle,
Conduis ses pas ;
J’appelle ;
Il ne me voit pas.
Dieu ! dans la nuit brillante et pure
Je vois de fleurs son front orné ;
Le prix du tir, l’a-t-il gagné ?
Pour lui, demain, heureux augure !
Espoir divin !
Renais enfin !
Ah ! quel bonheur suprême !
Tout mon être vole à toi ;
C’est le ciel ouvert pour moi !
Le voilà, celui que j’aime ;
Sa victoire, son retour
Couronnent mon amour.
Que la crainte enfin s’efface,
Douce ivresse, jour heureux

Ciel clément, je te rends grâce,
Ta bonté comble mes vœux.
Ô transport, délire extrême !
Tout mon être vole à toi.
Pour mon cœur quel doux émoi !
Près de celui que j’aime
L’espoir a banni l’effroi.
Ah ! quel bonheur suprême !
C’est le ciel ouvert pour moi !



Scène III

AGATHE, MAX, entrant distrait et agité. Aussitôt après lui,
ANNETTE, en déshabillé de nuit.
RÉCITATIF
agathe

Te voilà donc enfin ?

max

Te voilà donc enfin ? Ô mon Agathe !

(Ils s’embrassent.)
agathe, regardant avec étonnement les plumes
qui sont au chapeau de Max ; à part.

Ces plumes… qu’est-cela ? j’avais cru voir des fleurs !…

max, posant son fusil.

Tu m’attendis bien tard ?

agathe

Tu m’attendis bien tard ? Je te vois, plus de pleurs !…
Reste avec nous, je crains qu’un orage n’éclate.

(Il jette son chapeau sur la table de manière que le plumet éteint la lampe. — La campagne que l’on aperçoit par la fenêtre s’assombrit.)
annette

Ah ! mon cousin ! qu’as-tu fait ?

max

Ah ! mon cousin ! qu’as-tu fait ? Maladroit !

agathe

Tu parais mécontent ?

max

Tu parais mécontent ? Mécontent ? au contraire.

agathe

As-tu gagné ?

max

As-tu gagné ? Sans doute.

agathe

As-tu gagné ? Sans doute.Est-il vrai ?

max

As-tu gagné ? Sans doute. Est-il vrai ? J’ai le droit,
Sans être téméraire,
D’espérer beaucoup pour demain !

agathe

Mon bonheur était dans ta main.
Tu fus heureux enfin !

max

Certes ! mais non pas à la cible ?

(Il lui montre les plumes de son chapeau.)

Vois ce que mon bras invincible
Hors de portée en l’air, frappa d’un plomb certain !

(À Agathe.)

Mais qu’as-tu donc ? du sang ?…

agathe

Mais qu’as-tu donc ? du sang ?…Ce portrait ma blessée.

(Max paraît contrarié.)

Quel accueil pour ta fiancée !

max

Oh ! dis-moi, ce portrait…

agathe

Oh ! dis-moi, ce portrait…Était mal suspendu.

annette

Aussi pourquoi donc à sept heures
Te mettre à ton balcon ?

max

Te mettre à ton balcon ? À sept heures, dis-tu ?

annette

Elle guette toujours, lorsqu’au loin tu demeures.

max

C’est l’heure où cet oiseau par moi fut abattu.

agathe

Tu parles seul, tu parais triste ?
Te plaindrais-tu de moi ?

max

Te plaindrais-tu de moi ? Quand j’apporte joyeux
Un gage de succès, il offense tes yeux !…
Est-ce en cela qu’un tendre amour consiste ?

agathe

Ah ! ne sois pas injuste, ami… Ces grands oiseaux
Sont d’un fatal présage.

annette

Sont d’un fatal présage.Ils sont nobles et beaux.

agathe, à Max.

Pourquoi rêver ainsi ? Sais-tu combien je t’aime ?
Ô Max ! sans toi le plus beau sort
Pour mon fidèle cœur ne vaudrait pas la mort

max

Il faut partir à l’instant même.

agathe

Eh quoi ?

max

Eh quoi ? Je fus heureux une seconde fois.

agathe

Vraiment ?

max

Vraiment ? Le plus beau des exploits
Un vieux cerf seize cors !

agathe

Un vieux cerf seize cors ! Se peut-il ?

max

Un vieux cerf seize cors ! Se peut-il ? Pour le prendre
Les paysans au fond des bois
Cette nuit pourraient bien se rendre.
Je ne veux pas manquer le prix d’un si beau coup.

agathe

Où donc l’as-tu laissé ?

max

Où donc l’as-tu laissé ? Dans la Gorge du Loup.

agathe et annette, effrayées.

Dans la Gorge du Loup !…

TRIO

Non ! non ! de grâce !
Toi dans ce lieu d’horreur ?

annette

Le chasseur noir souvent y passe,
Et qui l’entend fuit de terreur.

max

Mon cœur est fier et plein d’audace.

agathe

Braver le ciel ? Malheur ! malheur !

max

Au fond des bois, parmi les ombres.
Je n’ai jamais connu l’effroi ;
En vain, les vents, les chênes sombres,
Mugissent tout autour de moi.

(Il prend son chapeau, sa carnassière et son fusil.)
agathe

Vois mon angoisse ! Reste,
Pourquoi partir déjà ?
Quitte un projet funeste,
Car le malheur est là.


ENSEMBLE


annette

Oublie un vœu funeste
Quand son malheur est là.

max

Non, ce projet n’est pas funeste
Et rien jamais ne me troubla,

(Regardant avec tristesse par le balcon.)

La lune au loin, flambeau céleste,
Embrase encor
Son disque d’or ;
Mais il aura bientôt des voiles.

annette

Quoi ! tu regardes les étoiles !
Ma foi ! j’y songe peu ce soir.
Aux cieux, dis-moi, que crois-tu voir ?

max

L’heure m’appelle dans ce lieu,
Le devoir et l’honneur m’ont imposé ce vœu.

tous trois

Adieu !…

(Max sort rapidement, mais il revient sur le seuil de la porte,)


ENSEMBLE


agathe et max

La peine de l’absence
Remplit mon triste cœur ;
Ce n’est qu’en ta présence
Qu’existe le bonheur !
Pardonne à ma frayeur,
Allons, plus de frayeur.

annette

Ah ! courir souvent cette chance,
C’est le sort du vrai chasseur !
Ne tremble pas d’avance,
Allons ! allons ! plus de frayeur.

agathe

En ce moment d’alarmes,
Je sens mon cœur frémir.

annette

Allons, pas tant d’alarmes,
Viens en paix t’endormir.

max

Retiens, retiens tes larmes,
Je dois enfin partir.

(ils se font des signes d’adieu et sortent de différents côtés.)


CHANGEMENT DE DÉCORS


Gorge sauvage, en grande partie entourée de sapins et de hautes montagnes, de l’une desquelles se précipite une cascade d’eau naturelle. — La pleine lune pâle. — Deux orages sont en marche et se croisent. — Sur le devant, un gros arbre séché et pourri. Il paraît calciné par la foudre. — De l’autre côté, sur une branche noueuse, un grand hibou roulant des yeux pleins de feu. Sur d’autres arbres, des corbeaux et d’autres oiseaux des bois.



Scène IV

GASPARD, puis SAMIEL


gaspard


FINALE


chœurs d’esprits invisibles

Uhui ! uhui ! uhui !…
L’herbe tombe en pâlissant ;
À ces fleurs pourquoi du sang ?
Loin des feux du jour naissant
Sur le front de l’innocent.
Ô présage menaçant !
Le linceul des morts descend !

(L’horloge dans le lointain sonne minuit lugubrement. — Le cercle de pierre est achevé. — Au douzième coup, Gaspard tire précipitamment son couteau de chasse et l’enfonce dans la tête de mort, puis le brandissant appelle Samiel.)

Samiel ! Samiel ! parais !

(Samiel sort tout à coup d’un rocher qui s’entr’ouvre.)
samiel, parlé.

Que me veux-tu ?

gaspard, remettant le crâne dans le cercle et se prosternant.

Que me veux-tu ? Tu sais
Que des délais
Les jours bientôt seront complets.

samiel, parlé.

Demain.

gaspard

Demain.De grâce encor prolonge-les !

samiel, parlé.

Non ?

gaspard

Non ? Je pourrais
Payer tous tes bienfaits !

samiel, parlé.

Comment ?

gaspard

Comment ? Le jeune Max, ce soir
En ton pouvoir
A placé son espoir.

samiel, parlé.

Pourquoi ?

gaspard

Pourquoi ? Max veut avoir
Des balles enchantées.

samiel, parlé.

Bien ! six pour lui, la septième pour moi !

gaspard

Promesses acceptées !

La septième pour toi.
Meure, Agathe si chère !
Que sa mort désespère
Max et son père !

samiel, parlé.

Elle ne m’appartient pas encore.

gaspard

Elle ne m’appartient pas encore.Réponds !
Voudrais-tu donc mieux !

samiel, parlé.

Voudrais-tu donc mieux ! Nous verrons !

gaspard

Eh bien ! j’attends
Un délai de trois ans ;
J’aurai pour toi d’affreux présents.

samiel, parlé.

Aux portes de l’enfer, demain,
Max ou toi !…

(Samiel disparaît au milieu de coups de tonnerre répétés par l’écho. — Gaspard se relève lentement comme épuisé et s’essuie le front. — La tête de mort et le couteau de chasse ont disparu. On voit à la place un petit brasier ardent. À côté quelques fagots.)

gaspard, regardant autour de lui.

Max ou toi !…Tout va bien !

(Il boit.)

Mais où donc est ce Max ? le drôle
Manquerait-il à sa parole ?
À mon aide, Samiel !

(Il erre çà et là dans le cercle et paraît très-inquiet. — Le charbon menace de s’éteindre. — Il s’agenouille, met du bois au feu et souffle. — Les oiseaux agitent leurs ailes. — Le feu fume et pétille.)


GASPARD, MAX.

Max paraît au sommet d’un rocher très-élevé de l’autre côté de la cascade. Il se penche pour regarder dans l’abîme.)

max

Quel abîme horrible et sombre !
Ô terreur !
Mon froid regard se perd dans l’ombre
Avec horreur !
Sur moi s’amasse la tempête.
La lune semble se voiler.
Des spectres planent sur ma tête…
Ces rocs sont animés… ces rocs vont parler ?…


RÉCITATIF.


(Éloignant les chauves-souris qui s’approchent.)

Oush ! Oush ! j’entends des cris d’oiseaux funèbres,
Et du sein des ténèbres
Un bras géant
Sur moi s’étend.

(Il descend quelques pas. — Gaspard lève les yeux et aperçoit Max.)
max

Non ! plus de lâche effroi,
Pour moi
Il n’est pas d’épouvante.

(Il descend quelques pas.)
gaspard, après avoir soufflé le feu avec l’aile de l’aigle.

Mon sursis est gagné, merci, Samiel, merci !

(Il fait signe à Max en agitant l’aile de l’aigle.)

Arrive donc, camarade, l’attente
Me paraît longue ici,
Est-il bien de tarder ainsi ?

max, la main sur le front et regardant l’aile de l’aigle.

Cet aigle immense
Me doit la mort !
L’enfer commence,
Cédons au sort !
Malheur à moi !

(Il descend encore quelques pas et s’arrête.)

gaspard, parlé.

Malheur à moi ! Descends donc, l’heure avance.

max

Non ! je n’ose pas.

gaspard

Non ! je n’ose pas.Poltron !

max

Non ! je n’ose pas. Poltron ! Qui ? moi ? vois-tu, là-bas ?

(Sur un rocher éclairé par la lune, on voit un spectre blanc étendant les mains.)

Spectre affreux ! c’est l’ombre de ma mère !
Dans son froid cercueil
Comme au jour de deuil,
Sa voix funéraire
Me dit : Fuie,
Mon fils.

gaspard, à part.

À mon aide, Samiel !

(À Max.)

À mon aide, Samiel ! Sottises dont je ris !

(Il rit.)

À mon aide, Samiel ! Sottises dont je ris ! Ah ! ah ! ah !
Allons, viens donc, et loin de toi la crainte
Dont ton âme est atteinte !

(Le premier spectre a disparu. — On voit l’ombre d’Agathe éperdue, les cheveux épars, singulièrement parée de feuillages et de branches de chêne. Elle ressemble à une folle et paraît vouloir se précipiter dans le torrent.)

max

Agathe s’élance au torrent,
Courons ! malheur trop grand !

(L’ombre d’Agathe se jette dans la cascade. — Il descend tout à fait. — La lune commence à s’obscurcir.)

max, entrant dans le cercle.

Me voici, qu’ai-je à faire ?

gaspard, lui jetant sa gourde.

Bois ! l’air des nuits est froid… et puis à notre affaire !
Tu n’as pas peur ?

max

Tu n’as pas peur ? Non ! non !

(À part.)

Que va-t-il advenir de ceci !

gaspard

Que va-t-il advenir de ceci ! Compagnon,
Veux-tu fondre toi-même ?

max

Veux-tu fondre toi-même ? Au pacte c’est contraire ?

gaspard

Regarde pour apprendre à ton tour le métier.

(Gaspard prend successivement dans sa gibecière les ingrédients qu’il nomme et les met dans la cuillère à plomb.)

gaspard, mettant les ingrédients.

Du plomb, du vif-argent, un peu de pierre grise,
Du verre pilé pris à des vitraux d’église,
L’œil d’un coq et d’un lynx : du buis de bénitier.
Et toi ! roi ténébreux ! tu veilles ! Les cabales
À nos vœux ne font pas défaut.
Viens, viens bénir les balles ;
Que la tienne surtout soit bien comme il la faut.

(Le mélange dans la cuillère commence à bouillir en bruissant et donne une flamme blanchâtre. — Un nuage passe sur le disque de la lune. — Le théâtre n’est éclairé que par le brasier ; les yeux du hibou et le bois étincelant de l’arbre pourri.)

gaspard, coule une balle dans le moule et la retire en disant :

Une !

l’écho, répond :

Une !

(À ce moment, les oiseaux de la forêt descendent et se placent autour du cercle, en sautillant et baissant les ailes.)

gaspard, coule une seconde balle et dit :

Deux !

(Tout à coup un sanglier noir sort du bois en grognant et court comme effaré.)

l’écho, répond :

Deux ?

gaspard, saute effrayé et compte :

Trois !

l’écho, répond :

Trois !

(Une tempête s’élève et mugit. On voit les pointes des arbres se rompre et jeter des étincelles.)

gaspard, compte :

Quatre !

l’écho, répond :

Quatre !

(On entend des coups de fouet et un bruit de chevaux qui galopent. Quatre roues en feu sillonnent le théâtre, sans qu’on puisse apercevoir la forme du char, à cause de la vitesse.)

gaspard, compte :

Cinq !

l’écho, répète :

Cinq !

(Aboiements et hennissements dans les airs. — On voit passer dans les nuages des fantômes de chasseurs à pied et à cheval, des cerfs et limiers.)


CHASSE INFERNALE, CHŒUR, en dehors.

Par monts, par vaux, dans les ravines
Au fond des bois et dans les airs,
Avec les vents et les éclairs,
Parmi les morts et les ruines,
Chantons, amis, comme aux enfers,
Jowau ! Jowau ! etc.

gaspard, comptant.

Six !… Malheur !

l’écho

Six !… Malheur !

(Tout le ciel est enveloppé d’une nuit profonde. Les nuages, qui, auparavant se croisaient, se réunissent et crèvent accompagnés d’éclairs et de tonnerres épouvantables. Bruissement de pluie très-fort. Flammes bleues sortant de terre. Feux follets errants sur les montagnes. Les arbres sont déracinés avec un fracas horrible. La cascade écume et bouillonne. Des quartiers de rochers roulent en bas. On entend de tous côtés le bruit de l’orage. La terre paraît s’ébranler. Gaspard est effrayé.)

gaspard

Samiel, au secours !

(Il compte.)

Samiel, au secours ! Sept, Samiel !

l’écho, répète.

Sept, Samiel !

(Gaspard est renversé à terre.)
max, également menacé à droite et à gauche par la tempête,
sort du cercle tenant une branche d’arbre et s’écrie :

Samiel !

samiel, paraissant soudain et d’une voix terrible :

Me voici !

max

Me voici ! Ciel !  !

(Il fait le signe de la croix et tombe à terre. — L’horloge sonne une heure. Aussitôt tout devient tranquille. — Samiel a disparu. Gaspard est prosterné le front contre terre. Max se relève dans des convulsions. — Le rideau tombe.)