Le Freyschütz/Acte I
ACTE PREMIER
Au fond, est une cible au bout d’une perche.
Scène Première
MAX, assis à une table sur le devant ; un cruchon de bière est sur la table, Foule de peuple, de paysans et de chasseurs, GASPARD, KILIAN.
Au lever du rideau (à la onzième mesure) Kilian tire un coup de fusil et le dernier morceau de la cible vole en éclats ; Max, jusque-là les deux poings sur le front, frappe avec force sur la table.
Victoire ! à lui tout l’honneur de la fête !
Sa gloire est complète !
Que pour sa conquête
Les fleurs qu’on apprête
Couronnent sa tête !
Amis et rivaux.
Mêlons nos bravos !
Adresse indicible !
Son bras invincible
A mis dans la cible :
La balle est visible !
Heureux vainqueur !
Honneur ! honneur !
(Max frappe à terre avec son fusil, qu’il appuie contre un arbre.)
Un cortége s’est formé ; en avant, les musiciens jouent une marche (musiciens réels) ; ensuite des paysans portant le dernier morceau de la cible au bout d’une pique, ainsi que différents objets d’étain, prix de la victoire ; puis Kilian, comme roi des tireurs, avec un gros bouquet et un ruban sur lequel sont attachées les étoiles qu’il a gagnées. — Arquebusier avec leurs armes. Plusieurs avec des étoiles sur leur bonnet. — Femmes et jeunes filles. — le cortége fait le tour de la scène. — Chacun en passant près de Max le nargue et le montre au doigt. — Kilian s’arrête devant lui.
Roi de par ma carabine.
Devant moi que tout s’incline !
(À Max.)
Eh ! l’ami, n’entends-tu pas ?
Chapeau bas !…
Ah ! ah ! ah ! ah !
Eh ! eh ! eh ! eh ! l’ami, n’entends-tu pas ?
Chapeau bas ! Ah ! ah ! ah ! ah !
Ce bouquet est mon partage ;
Sur vous tous j’ai l’avantage !
Fin chasseur, quel prix, dis-moi,
Est pour toi ?… Ah ! ah ! ah ! ah !
Eh ! eh ! eh ! eh ! Quel prix pour toi ! Ah ! ah ! ah ! ah !
Rien ne manque à ma victoire
Ta défaite fait ma gloire !
Applaudis à mes exploits !
Tu le dois ?… Ah ! ah ! ah ! ah !
(Kilian jette à terre le chapeau de Max, qui se lève tout à coup, et dégaînant son couteau de chasse, saisit Kilian par la poitrine et le menace.)
Malheur à toi !…
(Tout le monde se précipite sur Max.)
Scène II.
De menacer l’un de mes gardes-chasse ?
Monsieur le Grand-Veneur, on use de son droit ;
Nous rions aux dépens d’un tireur maladroit.
Se pourrait-il ?
Le paysan l’emporte,
Ma foi ! sur le chasseur.
Toujours manquer ainsi !
Hélas !
- Merci, Samiel, merci !
Pour viser de la sorte,
Va, le diable s’en mêle.
Ah ! que dis-tu !
L’ami,
Écoute : au carrefour de la forêt antique,
Vendredi prochain, vers le soir,
Avec un fer sanglant, trace un cercle mystique,
En répétant trois fois le nom du Chasseur noir.
Au conseil de Gaspard garde-toi de te rendre !
Dieu nous préserve ici d’un suppôt de Satan !
Mauvais sujet, va-t’en !
Si je croyais sur toi ce que je viens d’apprendre…
Pas un mot.
Max, tu dois justifier pourtant
Le bienfait éclatant
Du prince qui donne à mon gendre
Ma place héréditaire et qu’un fils seul peut prendre.
Au tir royal sois donc vainqueur demain,
Ou sinon de ma fille un autre aura la main.
Demain, le coup d’épreuve.
De cet usage-là ?
Maître, contez-nous donc cela.
Volontiers ! — Mon aïeul, dont chacun, j’imagine,
A vu le vieux portrait dans ma maison des bois,
Était veneur du prince. Un jour, allant en chasse.
On vit passer, lié sur un cerf aux abois,
Un braconnier puni d’avoir enfreint les lois.
Ô ciel !
De garde héréditaire à qui délivrera
Le malheureux ; mon aïeul met en joue :
Le cerf tombe… Hourra ?
Le braconnier vivra !
Ô bonheur !
Obtint l’emploi promis,
Et qui doit à mon gendre être après moi transmis.
Cette prouesse en tous lieux fut vantée.
Des envieux parlaient d’une balle enchantée…
À mon aide, Samiel !…
Un piége, m’a-t-on dit ?
Ma grand’mère m’en a souvent parlé de même :
Six de ces balles-là portent, mais la septième
Appartient au Démon,
Qui la dirige à son gré.
Bon !
Le joli conte !…
À ce jour-là remonte
Un tel usage.
Or çà, va voir à la maison
Si les batteurs sont prêts… Et quant au piége
Du diable, c’est l’amour qui fit le sortilége ;
Mais tu triompheras demain aux yeux de tous ;
Allons, courage ! et sois exact au rendez-vous.
Ah ! quel nuage
A voilé l’horizon lointain !
Joie ou dommage,
Dans ton arme est ton destin.
C’est le présage
D’un malheur certain !
Ne crains nul présage,
Joie ou dommage,
Dans ton arme est ton destin.
Le courage
D’un grand cœur
Le rend vainqueur,
Et du sort contraire
Un bras téméraire
Brave la rigueur.
Agathe ! ô mon âme,
L’amour te réclame…
Quel jour fatal a lui pour moi,
La terreur est dans son âme,
Son regard trahit l’effroi !
Ah ! renais à l’espérance :
Que ton cœur lui donne accès.
Une noble indifférence
Est le gage du succès.
Ô ciel ! si tu m’exauçais !
Un esprit malin m’enchaîne ;
Son pouvoir est le plus fort.
Espère dans ton sort.
Dans ma perte trop prochaine
Je vois l’horreur de mon sort ;
Pour mon cœur en peine.
Hélas ! mieux vaut la mort.
Si du ciel la loi t’enchaîne,
Fièrement subis ton sort.
La fortune avec transport
Couronnera ton noble effort.
Le courage est le plus fort,
S’il se rit des coups du sort.
Il succombe, vain effort !
Non, il ne peut fléchir le sort.
Mon fils, l’espoir en Dieu conduit au port.
Allons, demain que la chasse
Éveille l’écho des grands bois.
Que l’aigle planant dans l’espace
Demain succombe, s’il passe,
Et tremble le cerf aux abois !
Sonnez, cor joyeux dans la plaine !
Sonnez, la victoire est certaine.
Chasseurs, vive la chasse et l’amour.
Amis, au déclin d’un beau jour,
Ensemble chantons à voix pleine :
Fêtons tour à tour
La chasse et l’amour.
Scène III
Monsieur Kouno, c’est un brave homme.
Sans rancune !
Soyons amis, et meilleure fortune !
En attendant, viens danser.
Moi, danser !
Eh bien ! sans toi le bal va commencer,
Avec moi qui veut bien valser ?
Quelques jeunes filles s’avancent ; Kilian en choisit une et valse ; les autres le suivent, — Les groupes font le tour du théâtre et disparaissent successivement au fond. — Max reste seul. — Le jour commence à baisser.)
Scène IV
Ah ! trop longtemps de mes souffrances
J’ai dû subir l’horrible loi !
Dieu, qui brisez mes espérances.
Votre anathème est donc sur moi !…
(Moderato.)
Frais vallons, bois, voûtes sombres,
Solitudes que j’aimais,
Je n’emporte sous vos ombres
Que des larmes pour jamais ?
Ah ! jadis avec tendresse
Deux beaux yeux brillants d’espoir
M’accueillaient gaîment le soir,
Et le prix de mon adresse,
Belle Agathe, oui, c’était de te revoir.
Eh quoi ! le ciel dans sa colère
A-t-il voulu m’abandonner ?
Hasard fatal ou tutélaire,
À toi mon sort va se donner.
(Andante.)
Dans la nuit triste et déserte,
Devinant au loin mes pas,
Près de sa fenêtre ouverte
Elle écoute et n’entend pas ;
Le bruit seul du vent qui pleura
Lui fait croire que je viens.
Elle appelle, voici l’heure,
Ses soupirs cherchent les miens.
(Allegro.)
Un noir démon de moi s’empare
(Samiel s’avance à grands pas du fond du théâtre ; il va lentement et regarde fixement devant lui.)
Ô sort barbare !
Ô revers !
Je sens les chaînes des enfers !
Partout la nuit profonde,
La foudre gronde,
Ah ! grand Dieu ! sauve-moi !
Tout m’abandonne… jour d’effroi !
Satan m’enchaîne sous sa loi !
Au désespoir je succombe.
Et c’est ma tombe
Que je voi !
Scène V
« Encore là, camarade ? ah ! tant mieux !
Tu m’espionnes ?
Le beau remercîment, après ce que je fais !
Il faut qu’à moi tu t’abandonnes,
Pour toi la raillerie eut de fâcheux effets.
Vengeons-nous !
Mais quoi !… de la bière !…
Y penses-tu ?
Du vin !…
Oui ! du vin à plein verre !
À nous deux !
Mais je ne puis boire ainsi !
Certe, il ne t’en faut guère !
À moi ! Samiel !…
Que vois-je !… ici !…
Avec qui parlais-tu ?
Je te disais : Buvons à notre premier garde !
Soit !
Maintenant, quelque chanson gaillarde.
Tu ne veux pas ? Bon ! cela me regarde.
Dans la joie et les plaisirs,
Tout sourit à mes désirs,
Sort, je te défie.
Ô Bacchus, dieu des buveurs,
Comble-moi de tes faveurs.
À toi seul je sacrifie. (Bis.)
« Mais à ton tour fais briller ton talent.
À la santé de la charmante Agathe !
Ou sans cela…
Tu deviens insolent !
Aurais-tu l’âme ingrate ? »
Pour mon verre, pour mon cœur,
Non ! jamais fade liqueur,
Ni beautés rebelles !
Bon vivant, toujours en train,
Je répète mon refrain :
Vive le vin, l’or, les belles !
« Encore un coup ! tu trinqueras
À la santé de Son Altesse !…
Qui ne boit pas,
Est un Judas.
Pour la dernière fois.
Va ! foin de la tristesse ! »
Avec ce trio charmant
Les jours passent tous gaîment
Au sein de l’ivresse.
Ma prière, c’est le jeu,
Et lorsque je fais un vœu,
C’est aux pieds de ma maîtresse !
Agathe avait raison sur toi de m’avertir.
(L’horloge du village sonne sept heures. — Max veut s’éloigner. — On aperçoit en lui un certain emportement pareil à un commencement de méchante ivresse.)
Eh quoi ! déjà partir ?
Tu vas donc à ta belle apprendre ta défaite ?
Hélas ! la pauvre enfant !
Pour demain ! Reste et suis mon conseil :
C’est un service pareil…
Un service ! Et lequel ?
Écoute.
Certains secrets de chasse ont parfois réussi :
Le disque de la lune est ce soir obscurci ;
Pour quelque grande chose on te garde sans doute
Tu distilles pour moi le poison goutte à goutte !
Ingrat, prends mon fusil.
Eh bien !
Ne passera-t-il rien ?
Ah ! cet épervier, tiens !
Fais feu
Moi ! quel délire !
Il est hors de portée et je n’y vois pas là…
Fais feu, te dis-je.
(Max couche en joue précipitamment et touche avec incertitude le chien. Le fusil part. Au même moment, on entend rire aux éclats. — Max, épouvanté, se retourne du côté de Gaspard.)
Eh ! qu’as-tu donc à rire ?
Dieu, qu’est cela ?
Vois, le plus grand des aigles.
Morbleu ! quel coup ! et tué dans les règles !
Juste sous l’aile ; on pourrait l’empailler
Pour quelque muséum d’histoire naturelle.
Dis : cette balle quelle est-elle ?
Tiens, voilà ton trophée.
Ah ! réponds sans railler ?
Cette balle ?
Était enchantée.
Allons donc, tu veux rire.
Ô jeunesse entêtée !
Le roi de Suède au grand jour de Lutzen
Portait une cuirasse, et qui le couvrait bien :
Et pourtant…
Ciel !
Pour toi, vois quel double espoir brille !
Prendre une bonne place, épouser une fille
Charmante…
Aurais-tu donc encor
De ces balles-là ?
Non, j’épuisai mon trésor !
Mais il m’en faut, quoi qu’il en coûte !
Peut-on s’en procurer ?
Mon pas une seule.. beaucoup !
Comment ?
Viens à minuit dans la Gorge du Loup !
Ciel ! que dis-tu ? jamais !
Tu manques de courage.
Ah ! tremble ! cet outrage…
Eh bien donc, fais ce que je veux.
Ce n’est qu’un jeu d’enfant pour fondre cette balle
Si tu n’y souscris pas, la fortune fatale
T’accablera. La mort pour Agathe ! pour toi !
La défaite, la honte…
À moi, Samiel ! à moi !
Qu’entends-je ? Agathe morte !
Non, non, j’irai !
Dans la Gorge du Loup ?
Dans la Gorge du Loup.
À minuit ?
À minuit.
Scène VII
Victoire ! pour le coup !
Victoire ! je l’emporte !…
Non, tu ne m’échapperas pas.
Erèbe, ouvrez-vous sous ses pas ?
Votre fatal pouvoir m’anime ;
Que rien ne sauve la victime !
Le noir abîme
Est là grondant !
Oui, c’en est fait, malheur au crime !
L’enfer l’attend.
Esprits des ténèbres,
Ouvrez vos linceuls ;
Mêlez vos cris funèbres,
Fantômes ! il est à vous seuls !
Triomphe ! à moi demain !
Le noir démon sous sa main
Enchaîne à jamais son destin !
Esprits des ténèbres,
Ouvrez vos linceuls !
Brillez vous seuls,
Flambeaux funèbres !
Triomphe ! demain !
Enfers, à vous son destin ?