Le Français/11
XI
La bordée de neige de la Sainte-Catherine ne s’était pas fait attendre plus que celle de la Toussaint qui, toutefois, aussitôt tombée avait fondu ; elle était venue juste la veille de la fête, ce qui était le comble de la complaisance pour une bordée de la Sainte-Catherine. Aussitôt, le temps s’était mis au froid, durcissant cette neige, propre et blanche ; comme la terre était gelée à point depuis la Toussaint, de beaux chemins d’hiver avaient succédé, sans la transition désagréable de la boue glacée aux roulières poussiéreuses des chemins de terre. Aussi, le matin de la Sainte-Catherine, sur toutes les routes du Témiscamingue, les grelots sonores des attelages d’hiver carillonnaient-ils joyeusement de rang en rang comme à travers les rues du village. Dès la pointe de l’aube, les petits garçons avaient sorti traîneaux et tobaggans, « bob-sleighs » et « glissettes » faites de « douelles » de barriques et s’étaient mis à glisser dans les côtes des routes et au long des pentes des terres.
Le temps était bas et l’air comme feutré. La baie, immobile et terne, semblait un étang mort. La Pointe-au-Vin et la Pointe-de-la-Mission s’étaient comme rapprochées, rétrécissant l’horizon blanc, emprisonnant dans un cercle étroit le village dont les bruits résonnaient sourdement. Sur le seuil de bois des portes, les hommes qui venaient de vaquer au train du matin aux étables, battaient vigoureusement leurs bottes cloutées pour en secouer la neige mêlée au fumier, et le bruit qu’ils faisaient s’entendait de voisin à voisin. Les chiens aboyant aux cris des petits glisseurs semblaient avoir pris dans cet atmosphère ouaté un ton de voix qu’on ne leur connaissait pas.
Tout à coup, une clameur retentit au-dessus du village à demi éveillé. C’était des cris prolongés qui n’avaient rien d’humain et que l’écho assourdi rendait plus effroyables encore. Les chiens hurlaient comme à la mort qui passe ; des voix s’interpellaient dans les rues du village et des portes claquaient qui jetaient sur les seuils des femmes en cheveux ; les petits glisseurs, s’arrêtant dans leur course désordonnée, avaient saisi leur traîneau par la corde et couraient, jambes au cou, du côté ouest du village d’où était partie la clameur. Les cris cependant allaient en s’affaiblissant et bientôt s’éteignirent. Le village était tout à fait réveillé.
Du seuil d’une maison près du quai, une ménagère cria à sa voisine qui, la tête passée à travers la porte entrebâillée, interrogeait curieusement l’espace :
« C’est chez Camille Gagnon, vous savez, qu’on fait boucherie !… »
Les premières bordées de neige sont, dans les campagnes bas-canadiennes, le signal des boucheries. Les boucheries d’automne sont des événements considérables. Dans certaines campagnes de France, c’est la « fête du cochon » ou la « pelle-porc » ; au pays de Québec, c’est la boucherie tout simplement. Aux premières neiges, l’on tue les porcs qui ont été engraissés pendant toute la belle saison dans des souils où on les a gavés de « bouette » de son et de blé d’inde. En novembre, ils sont bons à tuer. Ils représentent pour le cultivateur l’approvisionnement de lard pour la famille, pendant l’hiver qui vient, et de bonnes sommes d’écus sonnants pour le lard qui sera vendu sur les marchés. Le jour de la boucherie est une fête pour la famille et les voisins. On dégustera, pendant toute la journée et le lendemain les morceaux fins et frais du porc. L’on enverra, en « présents », au curé, au maire, au notaire, au médecin, et à quelques autres notabilités de l’endroit, un rôti pris dans le « soc » et au creux duquel l’on aura placé une demi douzaine de bouts de boudin rouge ; et ce cadeau cimentera l’amitié pour toute l’année ou réglera une dette de reconnaissance. Il arrive ainsi que la moitié d’un porc est distribué en « présents ». Mais l’on est peu regardant, d’ordinaire, en ce qui concerne les victuailles, chez le cultivateur canadien. La souil est remplie de porcs à l’engrais et tant que le « quart à lard » de la cave n’est pas rempli de carreaux blancs et rosés, l’on peut faire boucherie.
Ce matin donc de la Sainte-Catherine, l’on avait fait boucherie chez Camille Gagnon où l’on avait fait « adonner » cet événement avec la veillée des jeunesses, le soir. L’auteur de la clameur qui, le matin, avait rempli le village d’effroi était un cochon énorme qui, une fois « débité » avait pesé quatre cents livres, sans les « fournitures ». Tout le monde s’émerveillait de cette belle pièce qui avait été engraissée, pendant tout l’été avec les déchets gras de la cuisine, de la bonne pâtée de blé d’inde et de la purée du pois. On sait que c’est cette nourriture qui fait la meilleure viande, douce, savoureuse, d’une saveur d’amande. Il n’en est pas ainsi des porcs du bas du fleuve engraissés avec du poisson et dont le lard a un goût de morue qui répugne eux gens de Québec. L’on préfère surtout le cochon nourri de pomme de terre ; sa chaire est savoureuse, encore qu’elle soit quelque peu trop riche en gras… Le cochon à Camille Gagnon était gras à ce point qu’on ne lui voyait plus les yeux. Quand on l’avait sorti de sa souil, il avait marché à petits pas, lourdement, poussé par quatre hommes, jusqu’à un lit de paille d’avoine que l’on avait étalé sur la neige, devant la grange. Là, on l’avait renversé et il s’était mis à se débattre de tout son gros corps rond et de toutes ses courtes pattes, et à crier comme si on l’égorgeait déjà. Ça n’avait pas été long. Pendant qu’un solide gaillard lui tenait les mâchoires fermées, qu’un deuxième lui comprimait les pattes de devant et un autre celles de derrière, Camille Gagnon, d’un grand couteau pointu, bien aiguisé, lui ouvrait, sans hésitation, la gorge d’un coup sec qui allait jusqu’au cœur. Et c’est alors que cet animal, encore qu’il eut les mâchoires serrées comme dans un étau, s’était mis à pousser ces cris qui avaient mis tout le village en émoi. Quand tout avait été préparé pour la saignée, l’épouse de Camille Gagnon était accourue de la maison, tenant un poêlon à long manche qu’elle avait tendu sous le cou de l’animal afin de recueillir son sang. Une fois le porc saigné, il y avait dans le poêlon, calcula la ménagère, suffisamment de sang pour au moins trente bouts de boudin gras. Il faut dire que le boudin gras n’est pas le boudin blanc. Ce dernier n’est que du sang cuit dans des tripes ; quant à l’autre, on a mêlé au sang une purée de lard avec de la cannelle et des clous de girofle moulus ; autant ce dernier a la saveur du foie gras, autant le premier ressemble à la « tête fromagée » faite avec les pattes de l’animal.
Le cochon à Camille Gagnon est maintenant, pantelant, saigné à blanc. Il faut, à présent, l’époiler. Vite, l’on jette son cadavre sur un lit plus épais de paille sèche que l’on allume. Aussitôt, la flamme l’enveloppe, brûlant le poil que l’on gratte avec des couteaux à mesure qu’il roussit ; quand un côté est devenu blanc, l’on retourne le corps flasque et l’on gratte l’autre sur lequel l’on a enflammé de la paille fraîche. Cet épilage à la paille donne à la chair du porc une légère saveur de fumée qu’apprécient les gourmets. Ou bien, l’on ébouillante le grand corps inerte. À cet effet, on le plonge dans un auge rempli d’eau bouillante et à grands coups d’un couteau peu tranchant l’on gratte le poil et l’on rend le corps de l’animal net, lisse comme un marbre. Ensuite on l’étend sur des madriers ou sur un bout d’échelle et on le vide. On lui enlève les tripes, le cœur, les rognons, le foie, la tête, les pattes et l’on sait que l’on a déjà précieusement recueilli son sang jusqu’à la dernière goutte. C’est que tout est bon dans le cochon et de cet animal rien ne se perd. De son sang et de ses tripes lavées et grattées proprement sur un bout de planche de bois varlopé, l’on fera l’onctueux boudin ; on hachera menu quelques longettes des bas-côtés que l’on enveloppera, par jointées, dans un carreau de panne et l’on aura, le tout bien épicé, les délicieuses « plarines » ; et cette même viande hachée des bas-côtés, pressée dans des tripes fera la saucisse qui a la même saveur que les « plarines ». Le foie, les rognons, le cœur, bien rôtis, avec des oignons hachés menu, sont des mets recherchés par les gourmets de même que les bandes de chaire maigre enlevées au filet et que l’on réserve généralement au curé parce que c’est la fleur des pois du porc. Des quartiers postérieurs de l’animal, l’on fera des jambons qui seront « boucanés », pendant plus d’un mois pendus à un chevalet de bois dont on a auréolé la cheminée de briques, au sommet, et l’on fera d’une tête ordinaire de cochon jusqu’à huit bolées de tête en fromage gélatineuse et succulente ; des pattes l’on confectionnera des bouillis avec légumes, choux et carottes de préférence. À la fin des fins, comme du cochon rien ne se perd, les cordonniers de la paroisse réclameront les poils longs et raides du dos pour monter leur ligneul résineux et servir comme d’aiguilles à travers les trous de l’alène dans le cuir des bottes.
La boucherie et tout ce qui s’ensuit avait pris, chez Camille Gagnon, presque tout l’avant-midi. Au dîner, l’on avait fait ripaille des « fournitures » et, dans l’après-midi, les aides étaient partis. Camille Gagnon, ensuite, avait « débité » le corps de son porc en petits carreaux qu’il avait soigneusement empilés dans un baril à demi rempli de saumure de salpêtre. Il avait gardé plusieurs morceaux frais que le plus jeune de ses garçons était allé distribuer aux voisins et aux notabilités du village…
Ensuite les filles s’étaient mises à nettoyer la maison et tous les membres de la famille avaient revêtu leurs plus fins habits des dimanches. Pendant ce temps, madame Gagnon avait fait les préparatifs de la « tire » pour la soirée. Elle avait versé dans une grande chassepinte un gallon de mêlasse mélangée d’un peu d’eau et avait haché, très fin dedans, un gros pain de sucre d’érable mêlé de cassonade brune à grains aussi gros que le sable des parties hautes des grèves du lac ; elle avait versé encore dans un vaste chaudron une pleine bolée d’amandes de noisettes ramassées, au mois d’août, par les enfants, dans les coulées de Fabre. Elle ne devait mettre le tout sur le feu ardent qu’au début de la veillée afin de permettre aux jeunesses d’étirer la tire, occasion de joies sans limites et même de licences permises seulement en cette occasion. En effet, un jeune homme et une jeune fille, étirant le même morceau de tire, pouvaient, quand tous deux se rapprochaient pour relier les deux extrémités du cordon doré, s’embrasser rapidement, ce qui faisait éclater les cris et les rires de ceux qui avaient eu le temps de les voir. Quand la tire est devenue bien souple, spongieuse et bien dorée, l’on coupe avec des ciseaux ce cordon d’ambre, long de plusieurs pieds, en croquettes grosses comme des pruneaux et qui sont soigneusement rangées dans des assiettes que l’on dépose, dehors, sur la neige, pendant une heure, afin de rendre la tire sèche et cassante. Alors seulement elle est à point pour être croquée à belle dents.
Dès huit heures la grand’salle de chez Camille Gagnon bourdonnait ainsi qu’une ruche. À seule fin de mettre les invités en train, la maîtresse d’école du village, qui était aussi organiste à l’église, faisait résonner l’harmonium de ses accents les plus langoureux pendant que s’engageaient les conversations préliminaires. Les vieux et les jeunesses, d’abord, s’étaient mêlés et l’on parlait de tout. De temps en temps, l’on entendait la voix chevrotante du vieux père Moïse Gagnon émettre un aphorisme dicté par sa longue expérience du temps passé. Le vieux était assis dans un coin de la salle et, par petits coups secs, se balançait dans un vaste fauteuil de bois dont les châteaux, les barreaux et les bras étaient usés comme au sortir du tour. Comme du côté des hommes l’on parlait chevaux, Camille Gagnon raconta l’exploit de la jument de Jean Dubreuil, de Fabre, qui était venu chercher le médecin à Ville-Marie, couvrant la distance entre les deux villages, en vingt-cinq minutes, aller et retour, et ça dans des chemins impossibles.
« Y a rien comme nos bons p’tits chevaux canayens ! » dit de sa voix tremblotante, le père Moïse, « c’est des bonnes bêtes, allez !… Au jour d’aujourd’hui, on veut les remplacer par des ardennais et des percherons, mais ça les vaut pas, moi, je trouve… Tenez, vous autres là, tous ces chevaux-là, avec leurs grosses pattes poilues, ça vaudra jamais une patte de mon vieux Bob d’il y a quelques années, ah ! y a ben d’ça vingt-cinq ans. Quel cheval !… »
L’assistance prévit une histoire et ce fut Léon Lambert qui la provoqua à la satisfaction générale. De toute façon, le Français cherchait à s’initier à sa nouvelle vie ; il écoutait et observait sans cesse de toutes les lumières de ses yeux et de tout le battant de ses oreilles. Il demanda au vieux :
« Et votre Bob, père Moïse, qu’est-ce qu’il a donc fait de si extraordinaire ? »
— Hum !… rien… rien… Vous savez, un jour, j’ai manqué l’tuer, mon Bob…
— Ah ! firent plusieurs voix.
Les vieux et les jeunes se tassèrent dans le coin où se tenait l’ancêtre et il se fit un grand silence dans la pièce.
Le buste droit comme une souche de tremble, le visage aminci et ridé, sous les mèches de ses cheveux tout blancs, le père Moïse souriait et semblait fier de l’intérêt qu’il provoquait. Tirant d’une poche de sa veste de laine un court brûle-gueule de plâtre noir comme un charbon d’abatis, il le bourra dans une vessie de porc pleine de tabac vert, l’alluma et, tirant coup sur coup, quelque bouffées, il commença :
« Oui, une fois, mes enfants, j’ai voulu tuer mon Bob. Il faut vous dire que Bob, c’est l’cheval qui m’a aidé à ouvrir la terre qu’est, asteur, à Camille… »
La voix du vieillard quelque peu altérée, chevrotante, avait des soubresauts bizarres, irrésistibles, comme les échappements nasillards d’un instrument détraqué mêlant ses notes suraiguës…
« …Y avait longtemps qu’les enfants m’tannaient avec l’Bob qu’était ben vieux alors. Ils prétendaient qu’il était bon à rien, qu’il prenait d’là place dans l’étable et qu’il était embarrassant. La femme s’en mêlait aussi : « C’est pas chréquien », qu’elle m’disait, « d’laisser vivre plus longtemps c’t’pauv’bête qui serait ben mieux, morte, j’t’assure ». J’résistais tant que j’pouvais ; l’idée d’tuer Bob m’chavirait les esprits et j’en étais malade rien qu’à y penser. Toujours est-il qu’un beau matin, à force de m’faire bâdrer par la créature et l’s’enfants, je m’décidis à la chose.
« Y faisait in beau temps du commencement d’juin ; l’air était nordet et j’me rappelle même avoir r’gardé l’coq d’l’église avant d’partir, et il était flambant la queue au nordet… Comme un homme qu’allait commettre une mauvaise action, j’voulais pas qu’personne aie connaissance de c’que j’allais faire et j’avais décidé d’m’en aller au trécarré avec Bob. D’fait, nous v’là tous les deux partis, moi en avant, avec mon fusil su l’épaule ; lui, il m’suivait comme in enfant. J’marchais pas vite vu qu’la pauv’bête butait quasiment à chaque motte de terre qu’al’rencontrait ; il était si vieux. l’Bob !…
« Comme on marchait, j’amusais à r’garder partout, alentour. Y faisait in vrai beau temps ; l’grain, dans les champs, était déjà long comme l’doigt, et quand on a traversé la prairie du Gros Rocher, vous savez, celle-là qui va, asteur, quasiment jusqu’au chemin du Rang Trois, l’herbe était si drue qu’on semblait pas, en marchant, toucher à terre. J’m’rappelle que comme j’m’virais pour voir si Bob m’suivait, je l’ai vu essayer d’happer une gueulée de c’te bonne herbe.
« On marcha encore pendant que’que temps, l’long des champs, et on est arrivé au trécarré. Là, c’était du bois vert. Y avait, en c’temps-là, entre l’bois et ma dernière pièce de terre, ane p’tite clarière ousque j’mettais, l’été, les veaux en pacage. J’mis Bob au bord du bois et moi, j’m’en fus au bout d’là clairière. Bob s’tenait dret su ses pattes et bougeait pas plus que s’il avait été mort, là, frappé par le tonnerre. J’pris mon fusil que j’mis pas mal de temps à charger et à épauler, comme vous pouvez vous l’imaginer. Mais il fallait toujours ben en finir. J’tremblais comme une feuille de bouleau. À la fin des fins, j’épaule et j’vise… J’étais à vingt-cinq pas quasiment d’mon cheval. Par quel adon, j’vous l’demande, mais v’là’ti pas que Bob, juste à c’moment-là, tourne la tête d’mon côté, et qu’j’vois ses deux bons grands yeux vitreux qui me r’gardent comme j’allais presser l’chien d’mon fusil. On aurait dit, ma foi du bon Dieu, qu’la pauv’bête pleurait. Ah ! mes enfants, quand j’y pense ! J’ai vu, dans ces deux yeux-là, toute l’histoire d’ma terre et je m’mis quasiment à pleurer, moi aussi… »
L’assistance était tout oreille, on le devine. Le vieux Gagnon réfléchit un instant en re-bourrant sa pipe ; il réunissait, sans doute, les autres éléments de son récit. Son front sillonné de rides sinueuses, s’était comme creusé plus profondément à l’évocation de si vieux souvenirs. Aussi bien, la mémoire semblait faire un effort pour ressaisir les lambeaux du récit. Enfin, il continua :
« L’Bob avait pour lors vingt-cinq ans et y avait juste c’t’année-là, vingt-cinq ans qu’j’avais acheté mon lot d’icitte qu’était, vous pensez, tout en bois debout et su lequel j’voulais établir mes garçons. C’est pour ça qu’j’avais vendu mon bien de Beauport, à Québec, pour venir au Témiscamingue ous’qu’on disait qu’la terre était pleine d’avenir pour les colons. J’avais tout vendu là-bas, et j’avais gardé Bob seulement qu’était, dans c’temps-là, un beau poulain.
« C’est avec lui qu’j’ai don ouvert c’te terre. J’étais déjà pas une jeunesse et j’vous assure, mes enfants, qu’on en a arraché. C’était une terre dure à faire sans bon sens ; du bois partout, des souches, des crans, des ferdoches, des savanes, des taies d’aulnes d’un bout à l’autre. Il a fallu tout arracher ça, égoutter ça, labourer ça, harser ça, semer ça. Quand j’ai donné ma terre à Camille, vous savez, tout était fait à partir du trécarré jusqu’au chemin. C’qu’il y a du travail, là-d’dans ! Et c’est avec Bob qu’j’ai quasiment tout fait ça. L’été, on faisait d’là terre, on labourait, on harsait, on faisait les foins et la récolte. Ensuite v’naient les labours d’automne et on faisait d’là terre encore jusqu’aux neiges. L’hiver, on charriait du bois, ou ben, on mettait Bob su le « haspor » du moulin à battre, et marche, marche, marche, toute la sainte journée, pour battre l’grain d’là récolte. Pendant c’temps-là, les jeunesses avaient grandi ; les garçons s’étaient mis à aller voir les filles dans les rangs. Des soirs, après une grosse journée de battage ou de charroyage de bois, il fallait encore atteler Bob pour aller voir la blonde… Camille s’rappelle ben d’ça, allez…
C’est avec Bob qu’les enfants ont fait leur jeunesse. Y en a deux qui sont mariés, asteur, et c’est avec lui qu’on a été faire baptiser les premiers de Camille. Ah ! c’qu’elle a travaillé, la pauv’bête, pendant vingt-cinq ans, on peut pas l’dire. Toutes ces pièces de terre qu’vous voyez, c’est Bob qu’a fait ça ; la maison, la grange, l’étable, c’est Bob qu’en a charrié le bois ; c’est lui qu’a marié mes deux garçons qu’ont, asteur, des grands enfants, comme vous voyez ; c’grand champ d’blé qu’vous avez vu l’long d’là route, c’est Bob qu’a essouché ça pendant quasiment trois ans d’suite. J’l’attelais au grappin aux souches à cinq heures du matin et je l’dételais à huit heures du soir, quand on voyait plus rien ; et tire don, mon Bob, tire don, pendant toute la sainte journée. Faut dire aussi, qu’j’en avais ben soin, allez, et que j’lui ai jamais donné un coup de fouet mal à propos. Des fois, j’ai vu qu’y avait plus d’avoine dans la grange, pour lui donner le soir, après sa journée. Eh bien ! j’vous mens pas, j’en avais tellement pitié, qu’j’allais lui porter des tranches d’mon pain qu’j’gardais pour lui, au souper. Avec un bon bottillon de foin, ça lui faisait passer la nuit, et il était bon pour recommencer l’lendemam matin. Ah ! quand même, les enfants, c’qu’ça été dur, allez, vous pouvez pas l’savoir, vous autres…
« Eh, ben ! c’est tout ça qu’j’ai vu dans les deux grands yeux d’mon Bob quand il s’est r’tourné envers moi pendant que j’l’visais pour l’tuer. Qu’est-ce qu’vous auriez fait à ma place ?… vous autres ?… Mon fusil est tombé d’mes bras ; j’avais les yeux mouillés. J’ai été prendre Bob par la crinière et j’ai descendu avec lui jusqu’à la maison. La femme, les enfants, les voisins ont ri d’moi, mais j’en ai pas fait d’cas. Eux autres savaient pas c’qui s’était passé, en haut, au trécarré ; j’ai jamais conté ça avant aujourd’hui. Si ma pauv’vieille vivait, elle dirait qu’j’suis un vieux ratoureux pour lui avoir caché ça. Moi, j’avais juré qu’Bob mourrait d’sa belle mort. Et, de fait, pas plus tard qu’deux mois après, je l’ai trouvé raide mort dans un p’tit clos qu’j’lui avais fait, exprès pour lui, en arrière d’là grange ous’qu’i avait pas d’misère, j’vous assure. Pauv’vieux Bob, quand j’y pense !…
Le brûle-gueule de plâtre culotté trembla dans la brèche des quelques dents qui restaient encore au père Moïse. Camille Gagnon était aussi attendri que son vieux père à ce souvenir de Bob…
Mais la bruyante jeunesse, un instant émue par le touchant récit du père Gagnon, se dispersa vite et, seuls, restèrent près du vieillard, Marguerite Morel et Léon Lambert qui continuèrent d’écouter l’évocation des souvenirs du vieux colon. L’on entendit de nouveau les accents de l’harmonium pendant que les demoiselles Gagnon passaient une première ronde de tire. Puis, des voix crièrent, surtout des voix de jeunes filles : « Une chanson, Jacques, une chanson ! » Le silence se fit dans toute la pièce et l’on répéta, de partout : « Une chanson, Jacques !… » Jacques Duval n’avait pas coutume de se faire prier longtemps ; avec toute la désinvolture de l’homme sûr de lui-même, il s’approcha de l’harmonium, fredonna, à demi-voix, un air à la musicienne qui tentait, à mesure, des accords sur l’instrument, et chanta de sa pleine voix :
Les habitants de Boucherville |
Il y en avait, comme cela, au moins quinze couplets. L’on applaudit à tout rompre. Quelques instants après, madame Gagnon apparut à la porte de la grand’salle, portant un plateau chargé de verres pour « mouiller ça ». Les verres étaient remplis à plein bord d’un vin de bleuets de sa composition et auquel elle attribua une force et un fumet peu communs, puisqu’il datait de plus de quatre ans. La joie fut à son comble. Dans la cuisine les gens mariés, les hommes surtout, qui avaient suffisamment jasé, organisèrent une partie de « bluff aux pommes » pendant que le concert continuait dans la salle. La maîtresse d’école exécuta sur l’harmonium une « marche pontificale » qu’elle donnait, les jours de grandes fêtes, à l’église ; puis, l’on se mit à prier tous les jeunes gens et les jeunes filles de chanter à tour de rôle. Jacques Duval donna derechef l’exemple, et chanta une nouvelle chanson composée tout récemment à Montréal sur un air de valse américaine et qui avait, dans le « Faubourg Québec » de la Métropole une grande vogue. Jacques s’était empressé de l’apprendre et il la crut appropriée à la circonstance de son départ prochain pour les chantiers ; aussi, pendant qu’il chantait, coulait-il des yeux langoureux du côté de Marguerite Morel visiblement, à un moment donné, gagnée par l’émotion. Jacques chantait en se balançant légèrement suivant le rythme de l’air valsant :
Au revoir, Mimi, non pas adieu, |
Tout le monde était ému et Jacques regagna sa place au milieu de chaleureux applaudissements.
Cependant, dans la cuisine, la partie de bluff aux pommes battait bruyamment son plein ; le jeu était vif puisque l’on entendait hurler souvent plutôt que crier : « Deux douzaines de mieux ! » ce qui indiquait des mises considérables et du jeu plein la main. En effet, de temps à autre, un cri triomphal s’élevait : « Full ! » ou : « Strait à l’as ! », suivi du roulement sourd de plusieurs douzaines de pommes dans un plat ou un sceau.
Il fut un temps dans les campagnes bas-canadiennes où le jeu de pommes le disputait en popularité au jeu de « quat’sept ». Au mois de septembre, chacun s’approvisionnait de plusieurs barils de pommes, de préférence des pommes « de conserve », à la pelure rude comme une pierre et qui se gardent pendant tout l’hiver. Aussitôt que la neige donnait le signal des veillées d’hiver, au village et dans tous les rangs, l’on se rassemblait par groupes de cinq ou six, chacun traînant avec soi son sac de pommes, et l’on jouait au bluff pendant des soirées entières ; tel était venu avec quelques douzaines de pommes qui retournait, après la veillée, avec un sac rebondi comme une outre, tandis qu’un autre s’en allait piteusement avec son sac vide dans sa poche. L’on a compris qu’à ce petit baccarat aux pommes les fruits remplacent les jetons, les sous ou encore les pièces d’argent et les billets de banque. Souvent, à défaut de pommes, l’on se sert de noisettes dont à l’automne les jeunes garçons font d’amples provisions dans les coudriers des coulées. Les plus enragés de la « petite paire » vont même jusqu’à remplacer les pommes et les noisettes par des pastilles de menthe et l’on peut facilement s’imaginer l’état où se trouvent, à la fin d’une veillée, les blanches « peppermints » quand elles ont passé et repassé pendant plusieurs heures au creux de mains calleuses encore suintantes du train aux étables…
Un jeune homme timide, de Fabre, qui était en visite à Ville-Marie, et que l’on avait invité à la veillée chez Camille Gagnon, chanta une vieille chanson du terroir qui eut relativement peu de succès étant trop connue ; raide comme un piquet de clôture de cèdre, sans plus de gestes qu’en eut fait une statue, d’une voix sèche comme la neige gelée, le jeune homme débita, sans souffler, tellement la gêne l’oppressait, les douze couplets du « Bal chez Boulé » :
Dimanche, après les vêpr’s, y aura bal chez Boulé, |
Puis, trois jeunes filles se succédèrent à l’harmonium et chantèrent d’une voix blanche et tremblante de timidité, rouges comme des fraises, à chaque mot d’amour qu’elles disaient. L’une d’elles chanta avec une exaltation qui précipitait les paroles comme les eaux d’un ruisseau débordé du printemps :
Papillon, tu es volage, |
Enfin, comme l’on avait parcouru tout le cercle et que n’avaient pas chanté seulement ceux et celles qui avaient longtemps et obstinément déclaré être affligés d’un gros rhume, Jacques Duval, jamais à court de ressources dans ces occasions, proposa une chanson par le père Moïse. Ce fut dans toute la maison une cascade de cris d’approbation et, dans la cuisine, l’on abandonna même la partie de pommes pour venir écouter, à la porte, pendant que madame Gagnon annonçait une autre tournée de vin pour après la chanson de grand-père… Vrai, toutes ces jeunesses n’étaient pas pour intimider le père Moïse Gagnon qui en avait vu bien d’autres ; aussi, ne se fit-il pas plus prier que Jacques Duval lui-même. Seulement, il annonça qu’il n’avait pas besoin de l’harmonium qui le ferait tromper, disait-il. Dans son temps, crut-il devoir expliquer, l’on ne connaissait pas ces grosses musiques que l’on voyait seulement dans les grandes églises. Les chanteux les plus capricieux se faisaient accompagner par l’accordéon ou bien par le violon si le violonneux était capable de faire marcher son archet assez doucement. Et le père Moïse, toujours enfoncé dans sa berceuse usagée, gai comme un robinet ouvert, d’une voix cassante, mangeant les mots difficiles à cause de l’absence de ses dents, chanta en marquant d’un pied la cadence :
J’ai fait une maîtresse, y a pas longtemps Ah ! si tu te mets biche dans un beau champ, |
Le père Moïse, on le pense bien, fut l’objet d’une triomphale ovation ; il avala d’un trait le verre de vin que madame Gagnon vint aussitôt lui présenter, commençant par lui sa deuxième tournée.
Pendant que l’on reprenait la partie à la cuisine, Jacques proposa de faire des jeux et il y eut aussitôt un joyeux remue-ménage dans la salle. C’était la partie franchement amusante de la veillée. La plupart des jeux de société en usage y passèrent : le « Cache-ma-bague », le « Pont-de-Londres », le « Madame-demande-sa-toilette » et, enfin un nouveau jeu, celui des homonymes que Jacques Duval avait importé, l’hiver précédent, de Montréal ; l’on avait mis du temps à le comprendre mais à la fin il était devenu aussi populaire que les anciens. Il donnait lieu, aux garçons et aux filles, à toutes sortes de déclarations équivoques qui faisaient rire à pleine gorge.
Marguerite Morel, désignée d’un commun accord, fut priée d’aller se cacher dans une pièce voisine pendant que l’on choisirait des mots homonymes qu’elle devait deviner par les réponses aux trois questions qu’elle poserait à chacun des membres de l’assistance. Ces questions étaient : « Comment aimez-vous l’ami ? » — « Où aimez-vous l’ami ? » — « Pourquoi aimez-vous l’ami ? » Celui ou celle qui n’avait pu deviner les mots choisis après avoir employé le temps nécessaire à réfléchir sur chacune des réponses faites aux trois questions, était condamné à donner un gage et à se soumettre à la pénitence qui lui serait, plus tard, imposée.
La société choisit les mots glace (eau congelée), et glace (miroir), et l’on appela Marguerite :
« Comment aimez-vous l’ami ? » demanda-t-elle à Jacques Duval qui se trouvait, à ce moment, le premier de la rangée.
— Je l’aime dure… comme vous.
« Où aimez-vous l’ami ? »
— Dans votre chambre.
« Pourquoi aimez-vous l’ami ? »
— Parce qu’il me rafraîchit !
De bruyants éclats de rire avaient salué chacune des réponses faites par Jacques Duval. Celui-ci plastronnait.
« C’est bien toujours Jacques ! » criait en riant madame Gagnon qui, appuyée au chambranle de la porte de la cuisine, suivait les péripéties du jeu… « il est bien toujours insécrable ! »
Marguerite passa à la voisine de Jacques à qui elle répéta ses trois questions, réfléchissant profondément après chaque réponse, puis à un autre, puis à un quatrième et arriva à Léon Lambert qui répondit aux trois questions : « Bien polie… » « Sur un ruisseau… » « Parce qu’elle vous fait voir belle… » Elle finit enfin la rangée sans avoir deviné le mot choisi. Elle fut condamnée par l’institutrice qui était la directrice du jeu à donner un gage, ce qui mettait Marguerite, humiliée, au rang des condamnés à subir un châtiment à la fin de la veillée.
L’on recommença l’épreuve trois fois avec des « devineurs » différents dont deux ne furent pas plus heureux que Marguerite. Puis l’on annonça la « délivrance des gages ». Pour entrer en possession de son collier qu’elle avait donné en gage, Marguerite Morel fut condamnée à aller « pleurer son sort » et à appeler à son secours son amoureux.
Marguerite protesta énergiquement, mais ce fut peine perdue ; elle dut aller s’agenouiller au milieu de la salle et là, la figure cachée dans ses mains, pleurer à bruyants sanglots et crier par trois fois : Mon cavalier ! … mon cavalier !… mon cavalier !… comme au temps de la colonie française au Canada, les censitaires fautifs devaient aller, à genoux, crier par trois fois à sa porte le nom du seigneur leur maître.
L’institutrice demanda :
« Votre cavalier, qui est-ce ? »
La condamnée devait prononcer à haute voix le nom cher à son cœur. Alors, celui qui était nommé, s’il faisait partie de l’assistance, — et il était rare qu’il n’y fut pas — devait à son tour aller s’agenouiller en face de la victime, pleurer également dans la même désolante attitude, puis, tout à coup, écarter les mains dont la jeune fille se couvrait le visage et l’embrasser bruyamment, après quoi, le châtiment consommé, chacun reprenait sa place.
Jeux innocents et joyeux, coutumes naïves et puériles, eut-on pensé qu’un soir de la Sainte-Catherine, vous seriez la cause d’un drame intime qui allait pour un instant broyer le cœur d’une faible jeune fille ?… À genoux, au milieu de la grand’salle, dans son humiliante attitude, Marguerite Morel ne s’amuse plus… À la question posée par l’institutrice : « Votre cavalier, qui est-ce ?… » elle sent soudainement une angoisse lui étreindre le cœur. Que va-t-elle répondre ?… Pendant quelques minutes, rien. Les cris et les rires redoublent à l’entour d’elle. Marguerite ne répond pas. L’institutrice, grave, pose sa question que l’on répète partout ; rien encore… Marguerite Morel se sent tout à coup malheureuse, honteuse, humiliée, gênée ; il lui semble qu’elle est là, rivée pour toujours sur ce plancher, au milieu de cette salle et qu’elle ne pourra jamais s’en aller. Tout à coup, des larmes, de vraies larmes gonflent ses paupières et de son cœur éclatent des sanglots qui montent et lui étreignent la gorge… « Comme elle pleure naturellement ! » pense-t-on et dit-on, autour d’elle. Il lui faut simuler le chagrin, la peine ; il lui faut « pleurer son sort » et comme c’est douloureusement facile pour elle, ce simulacre de larmes et de sanglots… elle sanglote, en réalité, à grands coups de gorge, les mains crispées sur sa figure, les épaules secouées ; elle pense comme elle eut été heureuse de pleurer, en ce moment, silencieusement, cachée et loin de tout regard…
« Ton cavalier !… ton cavalier !… » crie-t-on de tous les points de la salle pendant que l’institutrice, de sa voix autoritaire, cassante, par habitude, ne cesse de répéter son implacable question :
« Votre cavalier, qui est-ce ?… »
Le petit drame intime se complique et les situations réelles veulent comme se préciser ; maintenant il se mêle comme un sentiment de méchanceté dans les cris, les quolibets et les questions dont on accable Marguerite Morel. La jeunesse, comme l’enfance, est sans pitié. L’on connaît, parmi cette folle réunion, le penchant de Marguerite pour Léon Lambert et l’on n’ignore pas la cour que lui fait depuis quelque temps Jacques Duval. Aussi, il n’y a plus seulement, parmi ces jeunes gens, que le désir factice d’entendre la réponse plutôt superficielle de Marguerite, victime simulée du jeu ; mais il y a maintenant un sentiment de curiosité, nullement simulé, de savoir le dernier mot d’une intrigue qu’en réalité, l’on ne connaît qu’imparfaitement. Cette réponse que l’on réclame avec cette cruelle insistance de Marguerite et que l’on attend, sera une déclaration, croit-on, qui dissipera tout doute. Est-ce Léon Lambert ? Est-ce Jacques Duval ? On veut tout simplement savoir. À la vérité, l’on n’en voudra pas plus à Marguerite si elle se déclare en faveur du Français que si elle appelle le fils d’André Duval. L’on veut être fixé, une fois pour toutes, voilà. L’occasion est bonne et l’on n’en lâchera pas les cheveux. Les jeunes filles se montrent particulièrement cruelles et réclament à grands cris, avec des trépignements d’impatience, la réponse de Marguerite Morel ; d’autant plus qu’elles escomptent comme une sorte de vengeance envers Marguerite pour les attentions que lui prodiguent à la fois, la « coqueluche du village » et cet étranger, beau garçon, dont plus d’une, en secret, a rêvé la conquête. C’est le temps ou jamais de forcer Marguerite à se déclarer et à laisser l’un de ses deux concurrents, à la fin des fins, libre… « Ton cavalier ! ton cavalier ! » ne cessent-elles de crier. Plusieurs ne sont pas sans deviner le petit drame intime qui bouleverse le cœur de leur amie. mais ce sont celles-là qui réclament avec le plus d’énergie sa réponse.
Marguerite Morel crispe comme avec une sorte de fureur ses mains sur sa figure afin de ne pas laisser voir une seule des larmes qui noient ses yeux et inondent sa figure, larmes de colère devant la méchanceté de ses amies, qu’elle a devinée, larmes d’angoisse en face de la réponse qu’elle doit faire, comme cela, en public, subitement, quand elle aurait voulu choisir son jour pour dire son choix ; quand elle sent qu’en face des derniers événements, son cœur en toute vérité ne lui a pas encore définitivement dicté sa réponse ; quand elle hésite encore, quand elle a résolu d’attendre, de réfléchir, n’étant pas encore, à certains moments, fermement, en toute conscience, convaincue de la trahison de Jacques Duval… son sauveur du petit lac Laperrière…
« Son cavalier !… » Il fallait nommer l’un ou l’autre. Et c’était un verdict. Sa gorge, étranglée par le tumulte de son cœur qui n’osait s’ouvrir, restait sans parole. Nommer Jacques Duval, c’était condamner Léon Lambert ; c’était mentir à la parole qu’elle lui avait donnée, un soir, sous les étoiles naissantes, dans le potager de la maison ; c’était meurtrir un cœur dont elle aurait, un instant, abusé. Nommer Léon Lambert, c’était prématurément chasser, lui semblait-il, du cœur de Jacques Duval, toute espérance ; le forcer de déserter la terre irrévocablement, quand il y avait peut-être encore un moyen de l’y attacher ; c’était désespérer son père qui gardait toujours au fond du cœur le désir de voir enfin sa terre aux mains du gendre qu’il avait rêvé…
Mais Marguerite Morel, à la fin, se sent risible, là, agenouillée au milieu de cette salle, parmi toute cette joie ambiante, ironique, pleurant jusqu’à la fin de ses yeux, abattue, pantelante, dans un état à faire pitié. Son embarras allait devenir manifeste et l’on chuchotait…
Mais l’on dira et l’on pensera ce que l’on voudra, se dit-elle, enfin, emportée au roulement de ses pensées ; elle sera franche. On l’a condamnée à « pleurer son sort » ; eh bien ! ce sort, il faut le pleurer. Elle nommera celui qu’elle aime… C’est elle qui fera, en somme, la déclaration d’amour… Maintenant, l’assistance est fatiguée d’attendre, jeunes gens et jeunes filles sont debout et vocifèrent à pleine gorge : « Ton cavalier ! … Son nom !… » Et l’on entend la voix grave de l’institutrice qui demande : « Votre cavalier, qui est-ce ?… »
— Léon Lambert !…
Il y eut comme une sorte de soulagement parmi la jeunesse énervée. Jacques Duval fit contre mauvaise fortune bon cœur. Il fut bon perdant et, pendant tout le reste de la veillée, sa gaîté ne parut pas se ressentir du coup direct que venait de recevoir son amour-propre. Il réalisait que la conclusion de « son jeu » n’avait, à la vérité, rien de bon pour lui et que, demain, toute la paroisse apprendra qu’il a reçu sa « pelle » de Marguerite Morel et force lui est de « manger son avoine » N’importe, il ne considère pas encore la partie définitivement perdue. Il ignorait ce qui s’était passé dans le cœur de Marguerite alors qu’agenouillée, humiliée au milieu de la place, elle avait jeté son choix au milieu d’un torrent de vraies larmes qui en cimentaient, pour ainsi dire, la fermeté. Pour tranquilliser son cœur, Jacques aima finalement à se dire, à se convaincre, que le flirt se continuait… toutefois, avec un peu plus de persistance qu’il l’aurait voulu. Bah ! les gens diront ce qu’ils voudront. Quant à lui il aura encore sûrement l’occasion de jeter ses dernières amorces…
Une heure avant la fin de la veillée, l’on réussit à convaincre madame Gagnon qu’il n’y aurait, vraiment pas de mal à terminer la fête de la Sainte-Catherine par quelques danses carrées, pendant que les vieilles gens, dans la cuisine, finiraient leur partie de pommes. Cette partie, en effet, se continuait, avec un acharnement accentué par l’influence joyeuse des tournées de vin de bleuets que madame Gagnon n’avait pas ménagées dans cette pièce, faisait monter le diapason des voix à l’égal des mises qui se chiffraient maintenant dans les douzaines : « Cinq douzaines de mieux », avait-on même entendu crier sur les onze heures. Le vin de bleuets de madame Gagnon avait des effets surprenants.
C’est également sous l’influence du cru des savanes outaouaises que la permission de danser fut assez facilement obtenue des gens mariés. La joie des jeunesses fut à son comble. Pendant une heure, on y alla carrément ; il est vrai qu’il s’agissait de danses dites carrées : quadrilles, « arlepapes » — horn-pipe — lanciers, cotillons, toutes danses, à la vérité, peu langoureuses. Jacques Duval fut proclamé à l’unanimité « caller » et, pendant plus d’une heure, l’on n’entendit plus dans la grand’salle, parmi le piétinement des semelles sur le parquet de bois franc, que les commandements brefs de Jacques : « Swing your partner »… « Every body balance »… « Promenade !… » Et les couples, jacassant, soufflant et en sueurs, s’entrecroisaient, marquaient du pied la cadence, tournoyaient, se balançaient d’un pied sur l’autre, ou bien marchaient en se dandinant, face à face les uns des autres, ou à la file indienne, tournant autour de la salle, tous obéissant à la lettre aux commandements autorisés du « caller » qui, dansant lui-même et fier de son importance, prenait toujours avec sa compagne les devants pour chaque mouvement nouveau qu’il ordonnait…
De la cuisine, l’on entendit un cri : « Pot de consolation ! » … Puis, quelques instants après : « Huit douzaines de mieux ! » suivi au bout de quelques minutes, d’un roulement de pommes dans un seau de bois et des cris les plus disparates de joie et de colère à la fois. C’était la fin de la partie. Les joueurs se levèrent parmi un grand bruit de chaises remuées. La danse s’arrêta également de même que les sons nasillards du phonographe que l’on avait utilisé pour les danses, les jeunes Gagnon ayant fait venir de Montréal des disques spéciaux de danses carrées. Des femmes surgirent à la porte de la salle, emmitouflées dans leurs manteaux, la tête engoncée dans d’épais nuages de laine, et les hommes crièrent : « Allons, les jeunesses, c’est l’temps d’aller s’coucher… »
Mais on était insatiable ; une voix lança : « Une petite chanson, Jacques, avant de partir ». La maîtresse d’école et Jacques ne se firent pas prier et, pendant que la plupart des veilleurs s’habillaient, l’accompagnatrice, ayant plaqué les premiers accords, sous les indications de Jacques, ce dernier fit retentir la grand’salle des accents de la vieille chanson du terroir « À Bytown » à laquelle il voulait attacher une signification qui ne devait tromper personne :
À Bytown, c’est une jolie place |