Éditions Édouard Garand (p. 263-287).


XII


L’hiver fut particulièrement rude, cette année-là. Les pronostics s’étaient réalisés. Durant les mois de décembre et janvier la neige avait tombé sans un jour de répit. En novembre, toujours croissants, la nuit, le jour, pendant des semaines et des semaines, les flocons, énormes et lourds, liés les uns aux autres, prenant toutes les formes, formaient dans l’air une nappe immense à travers laquelle passait un jour indécis et blafard et, sur la terre s’accumulaient en montagnes. Pendant les accalmies, le vent du nord soufflait sans arrêt, durcissant cette neige qui formait ainsi, quelques heures après la chute, une croûte épaisse qui recouvrait les champs d’une carapace solide pouvant porter un homme, et des orignaux même, dans les clairières des bois. Les villages du Témiscamingue étaient comme des hameaux perdus au creux de montagnes blanches. À Ville-Marie, les rues étaient tellement encombrées qu’il fallait se casser le nez sur les portes des maisons pour voir ces dernières enfouies dans les amoncellements. Certains matins de tempête, le chemin était au niveau des montants des fenêtres et, à midi, il faisait sombre dans les maisons ainsi qu’à la veille d’un orage, ou comme à la brunante. Les portes résistaient quand on voulait les ouvrir d’en dedans ; il fallait les pousser, pousser, jusqu’à ce qu’elles laissent un espace assez large pour faire passer un enfant qui allait, au dehors, enlever une partie de la neige qui les empêchait d’ouvrir. De certaines maisons, exposées au vent de l’ouest qui charriait continuellement la neige, l’on devait, pour gagner le chemin, creuser des tranchées si profondes qu’au fonds l’on ne voyait du ciel que large comme un ruban. Bref ! toutes la vallée du Témiscamingue n’était qu’un vaste océan de neige où tout était noyé : rochers, taillis, champs et maisons. Au-dessus de cette mer, les cheminées des maisons, souvent invisibles, étendaient comme des bans de brouillard leur fumée qui indiquait qu’en-dessous de ces vagues immobiles, l’on vivait.

En janvier, ce fut comme une longue et lente avalanche tombée du haut du ciel ainsi que du flanc d’une montagne se détache un « éboulis » sur un coin de village… Et la baie, et le lac ? Une vaste nappe éclatante de blancheur, comme des draps après la lessive, épaisse et lourde, faite de couches pressées les unes sur les autres et formant à la fin comme un tuf blanc, crayeux. Au milieu de cette étendue blanche, zigzaguait en tranchée profonde, au talus couronné de balises de jeunes sapins, le chemin de glace de Ville-Marie à Haileybury. Toute la peine que l’on se donnait pour entretenir ce chemin, ou plutôt, ce couloir blanc et froid, sans cesse obstrué après chaque chute de neige ! Toute la misère que d’impatients voyageurs enduraient quand, les matins de tempête, ils s’aventuraient à faire la traversée avant que le chemin ne fut déblayé ! Les chevaux, traînant péniblement les carrioles ou les berlots, embourbés en des bancs énormes, n’ayant plus de souffle dans le ventre, avaient de la neige jusqu’à la fine pointe des oreilles, et c’était par des bonds fantastiques que les pauvres bêtes réussissaient à se désempêtrer. Puis, de chaque côté du lac, aux abords de la terre, il y avait les affreux « bordillons », chaîne harassante et dangereuse, bordure de bourrelets de glace dont les lèvres lézardées s’ouvrent comme des cratères le long des bords et qu’il faut contourner longtemps souvent pour trouver une issue et gagner terre.

Enfin, c’était partout un extraordinaire paysage de neige dont nul pinceau n’eût pu rendre le charme robuste et qu’éclairait, sur le haut du jour, quand il ne neigeait pas, un soleil blanc, rond, accroché au fond d’un ciel pâle ; le soir, la neige, plus blême que le ciel, reflétait en des teintes bleuâtres, des faisceaux de clairons frangés.

Tel apparaissait, cet hiver-là, au temps des fêtes, tout le bassin du Témiscamingue ; telle se montrait l’immense région forestière de Kipawa. C’est dire que les travaux des chantiers de bois de la McLaughlin Co., aux environs du lac Kipawa et du Lac-des-Loups étaient bien rudes. En effet, la coupe des arbres dont les troncs étaient à demi enfouis dans la neige et qu’il fallait couper à deux pieds du sol, l’« ébranchage » des arbres abattus qui, en tombant s’étaient engouffrés dans des couches moelleuses et profondes, le charroyage des grumes aux « roules », toutes ces opérations se faisaient au milieu de difficultés sans fin. Chaque matin, il fallait battre les chemins tracés la veille, et les hommes en étaient rendus à manier aussi souvent la pelle que la hache. Les chevaux s’embourbaient à tout moment et les claireurs et les bûcherons devaient presque continuellement marcher les raquettes aux pieds pour battre les chemins.

Ah ! la veille de Noël, quel aspect lamentable présentait, au fond de la clairière où il était construit, le « Campe à Pitre » des chantiers de la McLaughlin Co. ! Pendant toute la nuit, la neige était tombée à plein ciel et, le matin, une couche nouvelle, molle, spongieuse comme un blanc-manger, épaisse de plus d’un pied, couvrait la clairière dont tous les reliefs avaient disparu. L’on ne voyait plus, au fond, qu’une masse grise qui était la partie supérieure du campement d’où montait vers le ciel bleuâtre, encore chargé de neige, deux colonnes de fumée. Du campement, en effet, l’on ne pouvait apercevoir que les toits, en lignes grises, du « grand campe », du « bunkroom » de l’« office » et des étables aux chevaux. Le ruisseau qui, en-dessous de son enveloppe de glace, coulait de la clairière venant du Lac-des-Loups qui s’étendait à deux milles environ plus à l’ouest, avait disparu se confondant avec ses berges… Un silence absolu enveloppait ce coin de paysage polaire ; pas un souffle de vent, pas même le crissement des quelques feuilles sèches qui s’étaient acharnées à rester collées à certains trembles. L’on eut entendu une branchette d’épinette cassée par le froid tomber dans la neige molle. Il semblait que la vie fut ensevelie à jamais sous cette masse d’ouate immaculée.

Peu après cinq heures, toutefois, l’aspect désolant de ce coin des forêts outaouaises s’était quelque peu modifié. Un chemin battu à la raquette partait du campement et s’en allait vers un pan de la forêt dans laquelle il disparaissait. Les hommes étaient partis, dès cinq heures, pour leur « journée », rude journée passée à abattre des pins et des épinettes, à les ébrancher, à couper les troncs en billots de douze pieds, à charroyer ces billes aux « roules » monstrueuses qui à tout instant menaçaient de débouler dans la rivière malgré leurs solides étais…

Mais tout à coup, dans le morne paysage de la clairière, de l’intérieur du grand campe, des cris joyeux fusèrent en même temps que la colonne de fumée jaunâtre, pressée, jaillissait, droite, de la gueule du tuyau de tôle dressant d’un coin du toit plat du campe, sa courte ligne sombre sur le fond blanc de la neige. L’on riait en-dessous de ce linceul.

L’extrême nord du continent américain, le pays de la gélinotte, du Déné, de l’Esquimau et de l’Oblat, est aussi la patrie chérie du caribou des bois. Dans cette abomination de neige et de glace, les indiens font de notre « tarrandus hastilis » des massacres effroyables ; ils les chassent de toutes les façons, au moyen de fosses creusées dans la neige durcie, de lacets de babiche tendus, de flèches imbibées du suc de plantes vénéneuses ; et tout cela, souvent, pour en déguster seulement la langue dont ils sont friands. Des fois, l’indien rusé couvert d’une peau d’un caribou tué la veille, se traîne sous bois, imitant le beuglement de l’animal ; indiscret, le caribou réel s’approche mais il reçoit aussitôt, en pénitence de sa curiosité, une flèche acérée ou une bruyante décharge de plomb. Au printemps, le caribou des bois cercle vers le nord et se replie au sud en septembre ; il atteint dans sa migration méridionale jusqu’à la Nouvelle-Écosse. Son parcours géographique comprend Terreneuve, la Nouvelle-Écosse, la partie septentrionale du Maine, les deux rives du Saint-Laurent, dans la province de Québec, puis, gagnant à l’ouest, la région habitée du nord de Québec, en arrière du lac Supérieur ; dans les provinces maritimes et au Labrador, on le trouve en bandes nombreuses au fond des forêts solitaires.

Au temps de ses trop rares visites au « pays de Québec », le caribou des bois aime les belles et épaisses forêts outaouaises où, par les nuits d’hiver veillées sous les étoiles, et parmi les murmures épars, il erre de coulée en coulée, de crête en crête, humant l’espace, mais toujours un peu inquiet devant l’immensité des halliers sans fond, et cette solitude, cet infini où se répandent en liberté les forces naturelles. Comme il a raison d’être inquiet ! Malgré toutes ses ruses, malgré son flair et son agilité merveilleuse, sa rapidité d’éclair dans la course qui le fait voler comme un trait sur la neige épaisse à peine gelée, une balle sournoise, partie d’un buisson, l’abat soudain ; une gorgée de sang vient à ses lèvres et c’est tout.

C’est ainsi qu’une après-midi de fin de décembre avait terminé sa carrière joyeusement vagabonde à travers les forêts du bassin de Kipawa, un jeune caribou aux formes élégantes, à la robe d’un beau brun tirant sur le blanc vers les flancs. Cet animal qui rôdait depuis quelques jours aux alentours du Lac-des-Loups, commit l’imprudence de s’aventurer dans les environs du Campe à Pitre, à la lisière d’un hallier de sapins près duquel deux claireurs du campe étaient depuis le matin occupés à layer une futaie. L’un d’eux avait un fusil. Le malheureux fauve fut vite éventé ; et ce ne fut pas long. Il allait bondir de toute la vitesse de ses souples jarrets quand un fracas terrifiant emplit ses oreilles pointées ; un frisson le parcourut de ses sabots fourchus à son bois rameux, et il s’abattit comme une masse sur la neige, le cou tendu comme pour humer l’air, une dernière fois. Un cri de joie partit, triomphant, de deux bouches, et les claireurs n’attendirent pas même la fin de la journée pour traîner lentement, avec d’infinies précautions, jusqu’au campement, à travers les cépées et les chablis du sous-bois, leur glorieux trophée. Quels cris joyeux accueillirent la « prise » des deux claireurs quand les hommes arrivèrent, le soir ! Ce beau coup de fusil fut d’autant plus apprécié que le caribou est assez rare dans cette partie de l’Outaouais et que, cet hiver-là, au grand regret des bûcherons, le gros gibier, à cause de l’abondance de la neige qui cachait les jeunes pousses et la mousse, était rare dans la forêt, et qu’enfin, cette « gazelle des neiges » tombait dans le campe juste la veille de Noël, quand on venait d’apprendre que le missionnaire, en tournée dans les chantiers de la McLaughlin, avait fait annoncer à Pitre Grosleau, le « foreman », que la messe de minuit aurait lieu, cet hiver, dans son campe. Quel succulent réveillon alors ! Ce coup de fusil était providentiel ; comme il allait faire oublier les salaisons du menu ordinaire et les civets de lièvre dont on était, à la fin, ennuyé !…

Ce matin donc de la veille de Noël, après le départ des hommes et des chevaux pour la corvée du jour, ces cris de joie que l’on a entendus fuser de l’intérieur du campe sont les voix de ceux qui ont été chargés du « débitage » du caribou tué par les deux claireurs. Ceux-ci, en arrivant, avec de grands gestes, avaient jeté sur le parquet de rondins à demi équarris de la cuisine du campe, le cadavre flasque du fauve. Mais, ce ne fut pas tout, et il fallut affronter le tribunal inquisitorial du « cook », le père Phydime, vieux fauve lui-même qui n’avait jamais quitté les forêts de Québec et qui pendant toute sa vie, avait fait la cuisine dans les campes de l’Outaouais et de la Gatineau. Le père Phydime était constamment à cheval sur les lois qui veillaient à la protection des bois et de la faune canadienne. Aussi, encore qu’il fut content de la perspective d’un menu extraordinaire pour le réveillon, le père Phydime, à la vue de l’animal, demanda d’un ton rêche :

« Et d’ou qu’ça vient, ça ? »

«  D’là coulée, en arrière du campe », avait simplement répondu un des claireurs.

— C’est tué avec un fusil, ça ?

«  Dam ! on l’a pas pris, vous savez, père Phydime, avec un lacet d’bottine », rétorqua l’autre claireur.

— Pour lors, vous aviez un fusil avec vous autres, là ; vous savez qu’c’est défendu dans les chanquiers…

— Vous ignorez pas qu’il y a des loups, quoi !…

— Oui, oui, mais on protège pas le gibier comme ça, pendant c’temps-là.

«  Et ensuite », fit remarquer le premier claireur se faisant câlin, « vous savez, père Phydime, que c’est le réveillon, demain soir… Vous serez pas content d’nous faire un beau « steak » de caribou, avec des côtelettes rôties à la place de vot’maudite frigousse au lièvre qui nous donne mal au cœur rien qu’à y penser… »

— Oui… oui… c’est correct ; mais remerciez l’bon Dieu, mes p’tits, qu’j’aie pas la langue longue… On laissera faire pour c’te fois-citte. Mais faut pas y rev’nir, vous savez. On a une conscience, quoi ! Vous saurez, cor’une fois, qu’les fusils c’est défendu dans les chanquiers, pour les hommes…

Et l’on avait décidé de « débiter » le caribou le lendemain matin. Le « foreman » avait laissé au campe pour cette opération et aussi pour préparer, dans la journée, la fête du soir, la messe de minuit et le réveillon, le « cook » d’abord, puis l’auteur heureux du coup de fusil de la veille, Charles Castonguay, qui venait de Montréal, et qui n’était pas toujours ardent à la besogne du bois, Johnny Dufour, le lieutenant du père Phydime à la cuisine, et, enfin, Jacques Duval, qui, la veille, s’était plaint d’une entorse à un pied qui l’empêchait d’aller au bois. Effectivement, la veille, en se couchant, Jacques Duval avait soigneusement enveloppé son pied malade d’une serviette imbibée de saumure.

Cependant le « cookie » ayant mis devant lui son grand tablier de toile jaune, retroussa ses manches de chemise jusqu’au dessus des coudes et, commençant en-dessous du cou de l’animal, fendit la peau tout d’un trait ; après quoi les jeunes gens s’arqueboutant solidement de chaque côté du fauve, tirèrent la peau qui décollait avec le bruit d’une bande d’indienne qu’on déchire. Quand la fourrure fut enlevée, de quatre vigoureux coups de hache à équarrir, le père Phydime détacha les pieds de l’animal, lui guillotina la tête d’un autre coup sec, tranchant, au point que pendant quelques secondes, le sang hésita à couler. Un autre coup de couteau entré profondément dans la chair bleuie de la bête, et la voilà éventrée, vidée, soulagée. Ce fut de la bonne besogne, et propre. Il ne restait plus qu’à dépecer. Une âcre senteur de bois de résineux qui pétille dans le poêle mêlée à l’odeur écœurante du sang et des tripes de la bête éventrée s’est répandue dans tout le campe. De ses mains agiles et rouges, le père Phydime découpe en morceaux les flancs et le dos de la bête, enlève les quartiers de derrière, détache les filets rouges vif et les côtelettes nettes de sang. Les aides, attentifs, emportent les morceaux qu’ils jettent dans des plats sur la table…

« Dommage qu’on soit si loin d’nos blondes, hein, Jacques ? » fait Charles Castonguay, en soupesant un cuissot, « c’qu’on leur ferait un beau présent !… »

«  J’y pense, va, Charlie », répond Jacques Duval avec un grand soupir… « C’est moi qui m’passerait bien de cette venaison-là si cet exécrable de temps m’empêchait pas d’aller passer les Fêtes à la maison !…

— T’as raison, Duval, fit Charles Castonguay en lançant avec un grand bruit flasque un dernier quartier de viande sur un plat déjà rempli… M’vois-tu, à Montréal, avec la p’tite, à soir ?… La messe de minuit à Notre-Dame, s’il vous plaît !… et puis, après le réveillon dans un restaurant d’là rue Sainte-Catherine, mon vieux… Hum, hein ? c’qu’on s’mouche pas avec des éplures d’oignons !… C’est comme l’année dernière, non, mais c’qu’on s’en était donné ! tu t’imagines pas… La nuit blanche, quoi !… Après le réveillon : des anchois, mon vieux, d’là dinde, d’là crème à la glace aux amandes et du plum pudding qu’on a grillé devant nous autres avec d’l’alcool, écoute !… Après le réveillon, v’là-ti pas qu’il nous a pris envie d’aller faire un tour de voiture su la Montagne…. Quel « time », mon vieux, quel « time » !…

Les yeux de Jacques Duval brillèrent. Après un temps et avec un geste de dégoût :

« Et dire qu’on va passer Noël, le Jour de l’An, les Rois, toutes les fêtes, renfermés dans l’bois ! Ah ! « badluck » de « badluck » !… C’est vrai qu’à Ville-Marie, les Fêtes, le réveillon, la messe de minuit, c’est pas comme à Montréal, va, Charlie ; mais on s’amuse quand même, on a des veillées, on danse, on chante, on rit…

— Ta ! ta ! ta ! fit le père Phydime, qui bourrait le poêle d’une énorme bûche de bouleau dont les ribambelles d’écorce blanche à demi détachées du bois flambaient avant même que la bûche ne fut posée sur le brasier, ta ! ta ! ta ! on fait tout ça, icitte, vous savez, quand y a d’là messe de « minnuit » ; on rit, on chante, on danse… Vous allez voir ça, vous’aut’s les jeunesses. Vous m’parlez des restaurants des villes, pour l’réveillon. J’sais pas c’qu’on mange là, mais j’sais c’que j’vas vous faire manger icitte. Vous allez voir. Bonté divine ! tout c’t’animal-là va y passer et ben d’aut’choses encore, allez ! Et vous allez voir, avant, la messe de « minnuit », dans l’campe, vous allez voir comme c’est beau. Ça fait rien qu’trois fois dans ma vie que j’vas m’trouver à voir ça. La dernière fois, c’était, y a ben quinze ans d’ça, su la Gatineau. C’était beau, j’vous assure ! Ça sentait l’sapin partout, rapport qu’on avait tapissé tous les pans du campe avec des branches de sapin, de pin et d’épinette rouge. On se serait cru en plein en-dessous du bois, au printemps… Y avait des hommes, des beaux chanteux, j’vous assure, qui s’étaient exercés à chanter des cantiques « en accord » avec trois accordéons et deux violons qui s’accordaient ensemble comme une vraie bénédiction. J’vous assure qu’c’était malaisé d’faire plus beau ! J’m’en rappelle comme si c’était hier au soir. Vous savez, on va tâcher d’faire comme ça, à soir. Quant à moi, j’vous en promets un, d’réveillon ; c’est l’père Phydime qui vous l’dit…

La besogne du débitage était finie. Prestement, le « cook » avait étendu avec précautions la peau du caribou qu’il cloua sur un coin de la cloison de la cuisine, pour la faire sécher. Après quoi, il avait ouvert la porte basse d’une soupente d’où s’échappa une âcre odeur de moisi et de vieille viande… Penché en arc, les yeux clignotants, le père Phydime, adoucissant sa voix, avait appelé : « mine ! mine ! mine !… » Aussitôt, un énorme matou jaune s’était élancé. Le chat, d’abord, avec une frénésie gloutonne, happa tout ce qu’il rencontrait sur le plancher sanglant, puis, la première émotion de liberté passée, s’accroupissant au bord d’une flaque de sang, les pattes moelleuses et le dos rond, les yeux mi-clos, il se mit à lécher, lécher, claquant le petit bout de sa langue rugueuse et rose…

« C’pauv’ Rond-Rond, y faut ben qu’i s’régale un brin, lui itou », fit, paternel, le père Phydime donnant une petite tape amicale sur le dos de l’animal. Et, aussitôt après, se redressant :

« Bon, asteur, les enfants, c’est pas tout ci tout ça, on a encore ben des choses à faire, vous savez !… D’abord, vous allez nettoyer l’campe net comme la main pendant qu’j’m’en vas commencer ma mangeaille. Ensuite de d’ça, vous allez aller chercher des brassées de branches de sapin tant qu’vous pourrez en apporter. En faut, vous savez !… Mais avant, i faut nettoyer ça pour la « minnuit », ben net, comme su la Gatineau… Ah ! qu’c’était beau, quand j’y pense !… vous savez, rien manquait. Un autel, mes p’tits, comme y en a pas à votre Notre-Dame, comme vous dites… Avec d’là mousse verte, au-dessus d’l’autel, on avait écrit avec des lettres longues comme ça, NOËL. Et c’qu’j’vous en avais « pitché » un d’réveillon, mes p’tits amis… Dans c’temps-là, il était v’nu une vraie désolation de perdrix blanches, dans l’bois, juste la veille de Noël ; j’en avais « arrangé » à toutes les sauces pour le réveillon : rôties, bouillies, en ragoût, en giblotte, que l’diable m’emporte !…

Tout en continuant de dévider l’écheveau de ses joyeux souvenirs, le Père Phydime étendit coup sur coup deux grands seaux d’eau sur le parquet de la cuisine qui ruissela. Rond-Rond ne fit qu’un bond devant cette subite inondation, mais il ne perdit pas au change. Grimpé sur la table, il avait pu pendant trois minutes, caresser un morceau de plat-côté de caribou qui était autrement savoureux que le sang maigre et sale que l’eau des seaux du Père Phydime venait de laver. Mais ce balthazar de Rond-Rond ne dura pas longtemps ; un violent coup de balai appliqué sur un coin de la table fit de nouveau bondir la raminagrobis du campe qui se trouva enfin assez confortablement allongé sous le poêle où, gavé de sang, il s’endormit bientôt du lourd sommeil des matous de chantiers, multipliant les rons-rons qui lui avaient valu son nom…

À midi, quand les hommes venant du bois, rentrèrent au campe pour dîner, il n’y avait rien de bien changé. Cependant ceux qui glissèrent un œil dans l’antre du père Phydime, purent voir des monceaux inusités de victuailles sur les « établis » ; mais tous remarquèrent, en entrant, des amas de branchages de sapin et d’épinette reposant sur la neige à la porte du campe. Pendant le dîner : une soupe aux pois, un bouillis au lard avec des patates et une pointe de tarte à la « ferlouche », la conversation roula surtout sur l’arrivée prochaine du missionnaire. À quelle heure arrivera-t-il au Campe à Pitre ? Viendrait-il dans la soirée ou dans l’après-midi ? C’était le grand point. Le Campe aux Bouleaux d’où partait le missionnaire était à dix milles. Cela n’est pas une distance excessive pour un homme habitué à la raquette. On attendait donc le missionnaire plutôt dans l’après-midi, de bonne heure.

Depuis le matin, le temps s’était tenu au clair ; le ciel était d’un bleu d’acier. À l’aube, à la suite de la neige qui était tombée pendant la nuit, il avait fait une gelée à pierre fendre, une « belle gelée », c’est-à-dire une gelée terrible qui augmentait, semblait-il, d’intensité sous les rayons implacables d’un soleil polaire qui semblait déverser du froid et glacer tout ce qu’il touchait. Un peu après midi, des bourrasques se mirent à souffler tordant les arbres de la forêt. De lourds paquets de neige rudement secouée tombaient des branches larges des sapins sur les hommes occupés à bûcher les troncs à grands coups de hache. À trois heures, le vent s’apaisa et ce fut, aussitôt après, un de ces froids qui gèlent leur homme sur place.

« Le missionnaire aura-t-il reculé devant ces sautes brusques, toutes également terribles, de ce temps boréal ? » Telle était la question que ne cessaient de se poser les hommes du Campe à Pitre. À six heures, ils rentrèrent de nouveau au campe battant rudement leurs bottes sur le perron, avant d’entrer, frappant sur le mur en grumes du campe leurs raquettes enneigées. À ce moment, l’air était calme mais le froid violent. La voûte sombre du ciel sans lune s’étendait, noire, tout en étant constellée de points lumineux qui paraissaient du givre d’or.

Le missionnaire n’était pas arrivé. Cruelle déception ! Mais quel aspect l’intérieur du campe avait revêtu ! Et quel arôme ! Les quatre pans et le plafond étaient littéralement tapissés de branches de sapin et de pin qui odoraient, emplissant la gorge d’une saveur violente. L’on se serait cru sous le couvert d’un fourré de résineux. Au fond de la salle, l’on avait dressé un autel surélevé et surmonté d’un banc accoté à la muraille, le tout couvert comme d’une épaisse tapisserie de branchettes de résineux pressées, tassées comme une toile de lin tendue sur le cylindre d’un métier à tisser. Du milieu du banc, formant étagère pour les cierges, s’élevait jusqu’au plafond, une grande croix brune composée de longues branchilles de bouleau fines comme des pailles de blé et artistement tressées, pur chef-d’œuvre de vannerie dû à l’un des multiples talents du père Phydime. Enfin, formant demi-cercle au-dessus de l’autel, étaient pendues en guise de lampions des boîtes de conserves vides dans lesquelles l’on avait fiché des bouts de cierges que l’on devait allumer seulement à l’heure de la messe. Les hommes étaient ravis.

Mais il était neuf heures et le missionnaire n’arrivait toujours pas. L’on s’inquiétait. Un portageur affirma que le prêtre, qui a dû se faire accompagner d’un homme de là-bas, devait laisser le Campe aux Bouleaux à midi. À ce compte-là, il eût dû arriver à six heures pour le moins. Quelqu’un proposa d’aller, une « gagne », à sa rencontre ; on tirerait du fusil et l’on crierait ; des fois qu’il se serait écarté ! C’était possible avec cette neige et ces rafales endiablées. On allait se rendre à cette proposition, et déjà des hommes chaussaient leurs raquettes quand un murmure de voix suivi d’un craquement de neige rude sur le perron de la porte se fit entendre :

« Le voilà ! le voilà !  » cria-t-on joyeusement.

La porte s’étala d’un tour de main et, dans la colonne de buée, épaisse et blanche, que forma l’air chaud de l’intérieur au contact du froid violent du dehors, deux masses de glaçons s’abattirent dans la pièce. C’était le missionnaire et son compagnon.

« Bonjour, les enfants ! » clama le père Benoit, d’une voix retentissante comme une cascade. Ah ! quel temps ! Vrai, on ne mettrait pas un franc-maçon à la porte d’une église. Vite, les enfants, du feu !… »

Branle-bas dans tout le campe ; ce fut à qui ferait éclater le poêle sous les lourdes bûches de bois franc que l’on engouffrait… Il fallait voir se démener le père Phydime qui n’avait pas assez de ses courtes jambes et qui sautillait, ici et là, dans les pièces, comme un moineau franc sur la neige. Bientôt, il vint offrir aux voyageurs deux pleines bolées de thé noir, chaud, fumant et odorant.

Encore qu’il fut transis de froid malgré le cordial avalé d’un trait et la chaleur du poêle rouge sous un feu d’enfer, le père Benoit expliqua son retard : c’était simple ; au lieu de partir à midi du Campe aux Bouleaux, l’on ne s’était mis en route qu’à trois heures… des confessions à entendre là-bas, plus qu’il avait cru… Et puis, en route, l’on avait trouvé bon de prendre le plus long chemin, celui des sous-bois épais et protecteurs, au lieu des clairières pleines de neige et où cinglent les rafales. Voilà ! Dieu merci, l’on était sain et sauf !…

« Et maintenant, mes enfants », continua le missionnaire, la voix devenue subitement onctueuse, grave, paternelle, trouvant des mots vifs, pénétrants, chauds comme des rayons, « maintenant, c’est le tour du bon Dieu ; il n’y a pas de temps à perdre. Nous n’avons ici, que de bons enfants, j’en suis certain, mais on a quand même des peccadilles à se faire pardonner par Celui dont nous célébrerons dans quelques minutes l’anniversaire de la Nativité. Avant la messe que nous dirons tantôt et pendant laquelle vous adorerez Celui qui est né pour souffrir et travailler comme vous, j’entendrai votre confession et, pendant la messe, j’aurai le bonheur de vous servir le pain des forts, la divine nourriture qui vous fera supporter avec plus de joie et de patience les rudes fatigues de votre dure vie de travailleurs… »

Un grand souffle de recueillement passa aussitôt par toute la pièce, courbant les têtes rudes, les fronts basanés par les violentes alternances des saisons… Et il n’y eut pas une seule exception ; tous les hommes, depuis le « foreman » jusqu’au dernier claireur, s’approchèrent du tribunal sacré de la Pénitence. Pendant quelques instants, le Campe à Pitre prit l’aspect recueilli d’un cloître…

À cette heure anniversaire de la naissance du Christ, cette « heure solennelle » depuis tant de siècles, les bêtes, dit-on, au fond des bois épais et neigeux, comme sur les litières feutrées des étables, se réjouissent et, en leur silencieux langage, célèbrent aussi, à l’unisson de la voix des hommes la naissance du Sauveur du monde. L’on dit aussi que si les hommes n’étaient pas si méchants pour les bêtes, celles-ci s’en viendraient fraterniser avec eux pour rendre hommage en une fête universelle au pauvre Enfant-Jésus de la crèche de Bethléem, comme aussi aux deux humbles bêtes qui, dans l’étable de la Nativité, réchauffaient de leur haleine la paille du berceau divin…

Quel spectacle merveilleux c’eut été, si dans la clairière du Campe à Pitre, en cette glaciale nuit de Noël, se fussent rassemblées, autour du campe, toutes les bêtes des forêts de Kipawa. Sûrement leur groupe se fut étendu jusqu’à la plaine glacée du Lac-des-Loups. L’on aurait vu là : les orignaux aux lourds sabots accourus en longues enjambées des savanes lointaines de l’Abitibi et du lac Écarté, les caribous des bois au corps robuste et flexible venus des fourrés des Laurentides, les chevreuils aux grands yeux pleins d’éclat descendus des collines boisées des cantons de l’Ontario, les ours bruns laurentiens, sournois et maraudeurs, qui se seraient décidés à sortir pour l’occasion de leurs « waches » profondes et ténébreuses, les renards au museau allongé et à la tête ronde et finaude, aux allures vives et aux yeux perçants, les lièvres, innombrables, aux jarrets élancés et à la mine éternellement effarée, les loups au regard de feu et aux crocs acérés, les perdrix craintives des bois francs et les gélinottes ardoisées des sapins… Ah ! quelle belle assemblée remplissant toute la clairière et garnissant, en grappes compactes, les branches dénudées de la lisière du bois !… Comme, dans le silence glacial de cette belle et forte nuit polaire, se fut faite attentive cette réunion de fauves variés et farouches ! Encore que les portes du Campe à Pitre eussent été hermétiquement closes, ces bonnes bêtes des bois, de tout le battant de leurs oreilles pointées, eussent entendu, sans en avoir peur, mais, au contraire, avec de grosses larmes rondes coulant de leurs grands yeux rêveurs, des voix d’hommes larges et profondes, chanter des paroles à la gloire du Maître naissant de toute la Nature !…

Mais, non, la clairière du Campe à Pitre était déserte, et nue, et blanche de plus d’un mois de neige continuelle… Après une accalmie de quelques heures, la neige s’était remise à tomber avec une abondance, une plénitude qui faisait presque plaisir à voir. Il y eut un instant de lune flottant dans un firmament voilé, crevant d’un rayon blafard, vers minuit, les avalanches qui se précipitaient d’en haut… et toutes les bêtes du bon Dieu, au fond des bois profonds, en cet instant de la Nativité, songeaient, aimaient ou dormaient…

L’on chantait à plein gosier dans le Campe à Pitre : la plupart des vieux Noëls y passèrent. Les voix étaient accompagnées d’un accordéon criard. Jacques Duval, comme au village, s’était fait le directeur du chant et c’est lui qui avait entonné de la belle voix sonore le solennel « Minuit, Chrétiens ! » et qui avait chanté l’« Adeste Fideles », langoureux comme un chant de matelot… Tous les hommes étaient émus. Que de douces pensées s’envolèrent en cet instant touchant de ces têtes rudes, vers les foyers chéris où en ce moment, des femmes inquiètes et des enfants innocemment joyeux pensaient aux chers absents ensevelis dans les forêts enneigées de Kipawa !…

Ah ! mais que tout est changé ! La joie maintenant, la joie délirante, enfantine, fusant en gerbes à propos de tout et à propos de rien, déborde des longues tables du campe chargées de plats appétissants, fumant et fleurant bon dans tout l’intérieur. L’on mange, réjoui de manger, réjoui de vivre ; les mandibules étaient lancées à toute vigueur. Ah ! personne n’avait la gale aux dents et l’on y allait d’un train véritablement enragé. Pour sûr, tout allait y passer : les gros rôtis crépitants et bardés de grillades de lard du pauvre caribou de la coulée, les perdrix blanches ruisselantes de jus et relevées des chignons de trois choux que le père Phydime avait réussi à conserver jusques là sur les provisions de l’automne, les tartes croustillantes faites de confiture de bleuets secs, les platées de tire, tendre, dorée et spongieuse faite de fine mélasse des Barbades… Oui, tout allait y passer. En effet, tout y passa ; à peine s’il resta au fond des assiettes quelques lampées de sauce pour Rond-Rond. Quel robuste appétit ont, la nuit, ces gens des chantiers ! Le réveillon prit fin. Mais il ne fallait pas penser à aller s’étendre aussitôt dans les « beds » avec un tels chargements sur l’estomac. Le rire, le bon rire fait digérer… rions, amusons-nous ! Du reste, demain est jour de congé ; pas de buchage et il sera possible de dormir ses douze heures, vingt-quatre heures d’affilée si l’on veut ! Oui, vrai, il sera toujours temps d’aller s’étendre dans le « bunk » à deux étages qui ressemble à un cercueil posé sur un autre…

L’on chante. Tous ceux qui ont un filet de voix doivent s’exécuter. Jacques Duval s’est acquis au campe, comme au village, la réputation d’un « bon chanteux » de chansons comiques et il doit se faire valoir plus qu’à son tour. Son répertoire y passe comme le menu du père Phydime. Ensuite, l’on demande des contes et des histoires.

« Une fois », commença un vieux bucheur qui ne se fit pas trop prier, « une fois, c’était à Saint-André-de-Kamouraska, dans l’temps d’ma défunte grand’mère, y avait un garçon qu’était habitant dans les concessions… » Le conte dura presque une demi-heure ; c’était l’histoire d’un mari infidèle « démorphosé » en bête et qui courut le loup-garou pendant sept ans jusqu’à ce que le curé ait réussi à le « clairer net » de son sort…

Stimulé par une ronde de café noir due à l’initiative toujours besogneuse du père Phydime, il fallut que chaque homme contât son histoire. On préférait les histoires qui étaient plus courtes que les contes. Chaque y alla de la sienne, qui tragique, qui comique, saupoudrée de quelques pincées de sel. Le missionnaire qui présidait au milieu de la table d’honneur riait, s’amusait plus que tous les autres, malgré qu’il eut dans les jambes dix milles de raquettes, et dans la tête, deux messes et les confessions de cent hommes. Le père Phydime, malgré ses allées et venues dans la pièce, dut s’exécuter comme les autres :

« Dans mon jeune temps », raconta-t-il, « mon oncle José, de Trois-Rivières, était le plus beau nageux du Canada ; personne pouvait l’« biter » même pour traverser l’fleuve à la nage. Il me contit, une fois, c’te bonne-là : « Fallait pas être méchant nageux, hein, Phydime ? qu’i’me dit, un jour pour traverser le lac Saint-Pierre, à la nage, l’printemps, au milieu des glaces ?… Vous avez fait ça, mon oncle, que j’lui demandis. — « Oui, sacré gué ! j’ai fait ça ! Écoute, Phydime, un beau jour, j’m’pris avec un Anglais qui s’vantait sans bon sens d’savoir nager comme une morue. Nous v’la partis et, pour couper court, l’Anglais s’noyit au bout d’un quart d’heure ; moi, j’réussis à atterrir de l’aut’bord, mais… « Mais, mon oncle, que j’m’enquis. — Mais j’m’suis aperçu qu’j’avais l’estomac complètement ouvarte… » Vous en êtes revenu, toujours, mon oncle ?… Oui, qu’i’m’répondit ; j’m’ai acheté un peigne fin que j’m’ai posé su l’estomac et qu’j’ai bandé ben serré. Trois jours après, j’te mens pas, j’étais correct… »

Les rires fusèrent comme de plus bel.

« Non, mais, c’qu’on s’amuse ! c’qu’on s’amuse !… » entendait-on crier tout autour des tables.

— Hein, Castonguay ? lança le père Phydime, « vous vous amusez pas comme ça au « grand Marial », j’gage ? »

Charles Castonguay et Jacques Duval se regardèrent.

« N’empêche », fit remarquer le « foreman », « n’empêche que Jacques Duval aurait aimé mieux aller passer les fêtes à Ville-Marie si ce sapré temps-là l’avait pas empêché d’partir… Hein, Duval ?…

— On dit pas non, bredouilla Jacques.

— Laisse faire, Jacques, reprit l’excellent Pitre Grosleau, « laisse faire, y a encore les Jours Gras qui tombent, c’t’année, au commencement d’février ; c’te permission qu’j’t’ai donnée pour les Fêtes, t’en profiteras pour les Jours Gras… Ça t’va-ti ?…

— J’pense bien qu’ça m’va ! s’écria Jacques, rouge de plaisir ; merci bien « boss »…

Pendant encore une demi-heure, il y eut nouvelles histoires et nouvelles chansons.

Jacques Duval, mis en verve par la nouvelle permission du « boss », attendri par l’atmosphère de patriotisme et de religion qui flottait sous la voûte de sapin du campe, de sa plus belle voix des jours de fêtes à Ville-Marie, entonna « La Huronne » :

Brune et gentille est la Huronne
Quand au village on peut la voir,
Perles au cou, mante mignonne
Et le cœur dans son grand œil noir ;
Ses veines ont du sang de ses pères,
Les maîtres des bois autrefois.
Vive les Huronnes si fières
De leurs guerriers, de leurs grands bois !

Incontinent, de cinquante poitrines robustes, profondes, jeunes pour la plupart, rudes comme les rocailles laurentiennes, jaillit le refrain de ce chant d’une poésie à la fois gaie et triste comme la plupart des chants populaires où la peine, l’effort, la sueur ont poussé leurs gémissements à travers la faim satisfaite, l’âpre besogne accomplie. Le chant mâle et rude, perça le toit :


Vive les Huronnes si fières
De leurs guerriers, de leurs grands bois !