Éditions Édouard Garand (p. 201-232).


X


« Cette envie d’aller vivre dans les villes », avait dit André Duval, « quand ça prend nos garçons, ça les lâche plus ». Et cette mélancolique réflexion allait comme un gant à son fils Jacques. Les apparences avaient cruellement trompé André Duval. Plus que jamais, même quand il moissonnait seul, en deux jours, la pièce de blé de la route, même quand il fauchait du foin bleu jusqu’à la nuit faillie, Jacques était décidé d’en finir avec cette harassante vie des champs. Comme un rouge-gorge dans le filet de crins, Jacques était bel et bien pris par le démon des villes. Si, durant tout l’été et encore à l’automne, il avait donné tant de cœur au labeur de la terre, s’il sacrifiait jusqu’à ses repas pour travailler davantage, c’est qu’il y voyait ses intérêts. D’abord, il avait à montrer à sa famille, aux amis, aux voisins et, surtout à Marguerite, que s’il laissait la terre, il ne cédait pas à la paresse ou à l’incapacité dont naguère on ne s’était pas caché pour l’accuser ; il tenait à démontrer qu’il était aussi apte que les autres aux divers travaux des champs, aussi vaillant et aussi habile que ces étrangers… que ce Français surtout qu’on lui jetait maintenant à tout bout de champ dans les jambes et pour lequel il sentait monter, de son cœur, chaque jour davantage, un profond mépris. Jacques Duval enfin, voulait faire voir qu’il partait parce que c’était bien son affaire, à lui, de partir, de s’en aller où il voudrait puisque, dans quelques mois, son âge majeur allait lui donner le droit de disposer de lui comme il l’entendrait. Et son tempérament, fier et indépendant, vaniteux, répugnait qu’on lui imputât des motifs qui l’eussent humilié.

Au fond de tout, Jacques Duval n’aimait pas la terre et il s’était mis dans la tête qu’il ne pourrait jamais s’astreindre à ces travaux de culture. À la vérité, il faisait peu d’efforts pour devenir cet habitant qu’on souhaitait de lui, tout le travail de son esprit étant dépensé à forger le bonheur de sa vie future au milieu des villes ; et c’est aux minuties multiples de ce travail intense d’imagination qu’il condamnait sans répit ses facultés pendant que ses bras et ses jambes vaquaient aux travaux de la ferme. Par une association d’idée naturelle, pour lui, il pensait aussi sans cesse, depuis quelques mois, à la fille de Jean-Baptiste Morel ; il s’en était sincèrement épris et elle était devenue comme la figure principale du monde heureux que forgeaient ses rêves de bonheur sans mélange.

De même que Jean-Baptiste Morel, encore que ce ne fut pas pour les mêmes motifs, Jacques Duval ne prenait pas bien au sérieux l’attitude indifférente à son égard de Marguerite Morel, pas plus que ce penchant qu’elle lui avait laissé voir pour le Français. Pour lui, c’était une parade et, quand il aura carrément déclaré sa flamme, ce caprice ne laissera pas plus de trace que n’en laissent les pas sur la mousse des savanes. L’idée qu’une jeune fille de la place à qui il aurait sérieusement exprimé son amour en vue du mariage ne le prendrait pas au sérieux et même le repousserait, lui, la coqueluche de tout l’élément féminin de la paroisse, le faisait rire aux éclats. Comment s’arrêter à une pareille énormité ? Que l’engagé de Jean-Baptiste Morel et sa fille continuent leur flirt pour le moment, il n’importe. Quand le temps sera venu, il saura gagner le cœur de Marguerite et de cela il se disait aussi sûr qu’il était certain de ne pas passer un autre été à se morfondre sur la terre paternelle. Il était même convaincu que Marguerite, un jour, serait heureuse de partir avec lui, de sortir de son étroit horizon, d’abandonner cette vie si horriblement ennuyeuse qu’elle menait dans une maison vide, près d’un père morose sans cesse en proie à l’idée fixe d’encadrer sa terre ; comme s’il n’était pas plus pratique, puisqu’il ne pouvait continuer à la cultiver seul sans être obligé de recourir aux étrangers, de la vendre, d’en obtenir le plus d’argent possible, comme lui en offrait M. Larivé, pour s’en aller ensuite au village couler la vie douce d’un paterne rentier. Quelles idées sottes ! Jacques Duval ne pouvait se mettre dans la tête que Marguerite à l’intelligence si délurée put les partager.

Pour sa part, Jacques Duval avait un plan solidement arrêté et qu’il se faisait fort de pouvoir exécuter à la lettre. Il attendra son âge majeur au printemps, et il sera libre de réclamer de son père sa part d’héritage et de s’en aller ensuite. Mais, auparavant, dès les premières neiges, il partira pour les chantiers de Kipawa où il passera l’hiver ; l’argent qu’il y gagnera, il le réserve pour la future installation du logis à la ville. Aux Fêtes qu’il viendra passer à Ville-Marie, un peu aussi avant les neiges, mais surtout à son retour, aux environs de la débâcle des glaces, il livrera les assauts nécessaires pour conquérir la place chez Jean-Baptiste Morel : chasser le Français d’abord, convaincre le père que son intérêt et celui de sa fille est de vendre sa terre, puis se faire passionnément aimer de Marguerite ce qui, en vérité, serait facile. Quant au théâtre de son futur bonheur, il n’en est pas en peine vraiment. Depuis longtemps, il est en relations avec un ami de Montréal qui a promis de lui trouver, dès l’été prochain, une excellente place de commis dans une grande épicerie de l’est de la ville ; il lui a même offert de lui découvrir pour le printemps un logement confortable, pas cher, et qu’il meublerait à bon marché chez des marchands de « seconde main ». Voilà, ce n’était pas plus difficile que cela. Le plan de campagne et de conquête était trop simple pour ne pas être le plus facilement du monde exécuté à la lettre. D’ici là, vrai, il n’y avait qu’à suivre le cours des choses pour que tout s’arrangeât selon ses désirs.

Jacques Duval envisageait cette ravissante perspective de bonheur conquis à si bon marché, une grise après-midi de fin d’octobre, que juché sur un tombereau chargé de fumier, il s’en allait, en haut de la terre, fumer un coin de prairie où souvent son père avait exprimé l’intention de semer des patates.

Octobre déclinait mais resplendissait quand même sous la force magique de l’Été des Sauvages. La saison morose avait accroché aux arbres et répandu dans les champs ses draperies mélancoliques. Le paysage des terres, vieilles ou neuves, avec leurs souches plantées comme des mausolées qui évoquaient la mémoire de la forêt, était net et comme lavé d’un lavage récent, de même que le samedi soir, le parquet des maisons reluit après les frottements saccadés de la brosse à lessive aux bras musculeux des solides ménagères. Les couleurs, qui allaient du chocolat clair des arbres au vert très pâle des prés et au blond cendré des chaumes, se détachaient brusquement les unes des autres, quand le soleil venait à appliquer en plein front ses baisers à la campagne. C’était partout l’absolu silence si propre à la saison demi morte. L’ensemble des champs était comme une zone rase que revêtaient seulement l’air et la lumière. À la hauteur des terres, une fraîcheur âcre montait d’en bas faite de tous les arômes ramassés, ici et là, dans les sillons des labours d’automne, au long des chemins et des clôtures encore bordés d’arbustes et d’herbes, dans les prairies verdâtres et dans les champs fraîchement mouillés et qui lentement séchaient.

Jacques Duval tourna son tombereau au bout de la terre faite, le long du taillis du trécarré, et Blond, aussitôt arrêté, après avoir secoué en quelques coups de tête énergiques le mors et les cordeaux trop tendus, se mit à lécher goulûment une mousse d’herbe qui se trouvait là, juste à ses pieds. Le bois vert du trécarré bruisait et le chant des derniers oiseaux se faisait entendre plus clair dans la sonorité de la futaie faite de toutes les feuilles tombées des bouleaux et des trembles. Tranquillement, avec méthode, en homme que rien ne presse, pas même la fin prochaine de la saison tolérante de l’automne, Jacques Duval éparpilla avec sa fourche toute sa charge de fumier sur ce coin de pré où le père voulait semer des patates, le printemps prochain. Ce pré était de terre sablonneuse où, en effet, les tubercules viendraient bien. Quand Jacques eut fini, il s’arrêta, le front ruisselant de sueurs, encore que l’air fut frais. Il se redressa, s’appuya nonchalamment sur le manche de sa fourche fichée en terre et embrassa du regard, toute la terre du père qui s’étendait devant lui. Il voyait tout au bout, près du chemin du roi, la maison, la grange et l’étable comme des dés, et toute la terre, à partir de là jusqu’à lui, était blonde sous le soleil pâle. Un instant, Jacques Duval s’attendrit ; il eut comme la révélation subite d’un sentiment qui existait en lui, impérieux et profond : l’amour de la terre, sentiment qu’il ne pouvait s’expliquer mais qu’il sentit soudain affluer du profond de son cœur, comme venant de très loin, en même temps que surgissait en lui la pensée des ancêtres tous nés et morts sur la terre. Il lui sembla, en ce moment, qu’il n’avait jamais pensé, un instant, à la quitter cette terre qui, encore qu’elle se mourait, se faisait si belle et si tendre, sans doute pour se mieux faire regretter, après la désertion.

Jusqu’alors, Jacques avait toujours cru que la terre ne pouvait fournir que de la fatigue et de l’ennui ; il y aurait donc du plaisir en elle simplement à la contempler dormant sous le soleil d’automne. Il se rappela qu’au printemps, elle était belle aussi et agréable, et douce, quand elle verdoyait et embaumait si fort, quand se dressait au ciel bleu le grand magicien des champs fondant la tristesse avec les neiges, faisant briller des jours lumineux en des plaines enchantées de verdure, et des nuits douces dans un ciel étoilé ; et même l’hiver, quand elle se dérobait sous sa couche de neige, il lui semblait qu’elle avait encore des charmes, quand elle faisait naître la joie de deviner ce qu’elle serait quand le soleil printanier s’emparant d’elle, en ferait l’instrument des éclatants miracles de l’éveil universel au ras de la terre.

Du haut du trécarré, le regard de Jacques s’élargit à mesure qu’il s’accoutume à la clarté fluide, embrasse une grande partie de la vallée. C’était partout, lui semblait-il, la même terre receleuse des mêmes beautés comme, d’ailleurs, tout ce sol tourmenté du « pays de Québec » qui a façonné à son image le caractère de ceux qu’il nourrit comme ses fruits naturels, tirant de son âme ce qu’elle contient de chaleur pour en faire la gaîté, mais façonnant en même temps ce fonds de mélancolie qu’impriment les horizons sans fin dont souvent l’inquiétude diminue le plaisir que les yeux trouvent autour d’eux.

L’habitude des regards fait celle de la pensée, et l’on n’est pas sans cesse joyeux devant la sauvagerie éternelle et uniforme des horizons sylvestres illimités ; un vide lointain que l’on désirerait remplir attire le regard qui s’y attache trop longuement ; ces savanes aux tonalités grisâtres, aux bouquets de jeunes bouleaux jetant des notes blanches très douces, mais aux perspectives éternellement pareilles ; ces forêts moutonnantes, hautes, épaisses, splendides, aux peuplades serrées de troncs velus, riches de sève et de la vie profonde de leurs entrailles, d’un vert cru, brutal ; ces champs piqués de souches et de rochers grisâtres, tout cela finit par incliner au rêve, porter à la retombée sur soi-même et développer comme l’essor en dedans de l’imagination. À Jacques Duval, comme à la plupart des jeunes gens des campagnes bas-canadiennes, cette nature triste à force d’être sans cesse si belle, donnait une trop grande part de rêve ; elle avait déterminé chez Jacques en particulier une libre crue d’imagination que son naturel entraînement vers les puérilités des amusements campagnards avait activé davantage. Aussi, loin de l’attirer, de l’attacher au sol, loin de l’astreindre par la rudesse même de ses attraits au dur noviciat de la réalité, le spectacle quotidien de la nature outaouaise avait comme affermi ses ailes qui sans cesse tendaient à le porter vers des villes de rêve où il n’avait qu’à tendre la main pour saisir toutes les réalités du bonheur, ainsi que l’on cueille à pleine poignée, sans efforts, les bleuets juteux et marbrés qui tombent presque d’eux-mêmes de leurs graciles branchettes.

Ah ! le triste spectacle que celui d’une nature de paysan par atavisme qui ne cherche, par la force d’une imagination mal dirigée, qu’à l’entraîner vers une vie à laquelle elle n’est pas prédestinée ! Comme elle agit tout de même avec adresse dans le sens du rêve, cette volonté obscure qui travaille constamment et qui tisse, avec quelle habileté, la trame de ce qu’elle veut que soit la vie rêvée. Les beaux rêves tout de même !…

Cet éclair de tendresse qui vient de traverser l’âme de Jacques Duval pour la terre paternelle qu’il contemple, si avenante, dans sa simple et claire toilette d’arrière-saison, ce plaisir doucement insinuant qu’il a pris, un instant, à embrasser, non sans complaisance, ce coin de la vallée du Témiscamingue, se sont tout à coup transformés par la vertu puissante du désir de ce que nous font entrevoir nos rêves perpétuels des irréalités, en la tendresse diaphane et la joie factice d’une autre vie désirée et vers laquelle il ne cesse d’aspirer. Et Jacques Duval, toujours appuyé sur le manche de son broc à fumier, braquant fixement devant lui la flamme de ses regards, ne voit plus, dans l’horizon de vallons boisés, de plaines défrichées, de savanes herbues et de mamelons granitiques, qu’un vaste paysage de pierre, d’asphalte et de briques, gigantesque ossature où, dans sa gloire automnale, le soleil accentue, en ourlets de lumière, les saillies d’édifices titanesques qui se déploient en lignes nettes avec tous les saisissants caprices de leurs reliefs… Jacques Duval écarquille les yeux jusqu’à prunelle fixe et cherche à saisir toute l’immensité de l’étrange paysage qui s’offre à son rêve et dont l’horizon semble démesurément s’agrandir ; mais la vision se dérobe de tous les côtés à la fois en même temps qu’au centre paraissent se tasser des blocs énormes de pierres grises au milieu desquelles se dessinent quelques pâles parcelles de verdure des squares et des parcs publics, quelques pelouses qui coupent des renflements d’édifices monstrueux. Au centre du paysage s’arrondissent des coupoles et se profilent, en traits indécis et sur un fond d’eau lointain, des tours et des clochers dont les pinacles s’arrêtent au bord de perspectives sans fin, pendant qu’aux entours s’étend une nappe illimitée de toits uniformes tailladée de raies sombres qui sont les ruelles des quartiers populeux et le long desquelles se resserrent des maisons prises en masses sinueuses et en denses empâtements…

À demi éveillé par la bruyante commotion du vieux Blond qui s’ébroue, Jacques Duval réalise qu’il vient d’entrevoir, hallucinant fantôme, Montréal qu’il avait contemplé, un jour, en réalité du haut du Mont-Royal où il était monté au cours de l’un de ses trop fréquents voyages dans la Métropole. Comme aujourd’hui, du trécarré de la terre paternelle, Jacques avait subi l’émotion que créent ces spectacles où s’inscrivent les appétits, les désirs, les fêtes, les amours et les plaisirs des masses où l’on voudrait figurer…

Mais voilà que, là-bas, un coin du paysage s’agite en même temps qu’il s’éclaircit. Dans la verdure blême d’un parc sans doute, des ombres circulent et sautent. Les empâtements de pierres grises se dissipent, s’évanouissent comme fuit la brume matinale enveloppant le lac Témiscamingue quand le soleil surgit de la crête des montagnes des Quinze ; ils font place à des champs éblouissants de clarté où se détachent avec netteté les moindres ombres… Jacques a comme l’impression qu’il se passe autour de lui des choses désagréables qui enlèvent à l’enchantement de ce qu’il vient d’éprouver. Il se réveille tout de bon, pousse une exclamation de rage.

Le troupeau des vaches et des génisses du père qui paissait, depuis le matin, dans un chaume, à mi-chemin de la terre, vient de sauter dans un champ de blé-d’inde à cheval qu’on laisse encore mûrir sur champ à cause du beau temps. Les bêtes à cornes paissent goulûment les feuilles vertes et larges du légume qui sera leur nourriture, l’hiver, quand elles seront dans les étables. Vaches et génisses croquent à pleines dents les gros épis aux grains dorés et recouverts de leurs enveloppes vertes.

C’est la réalité, ironique et moqueuse, qui se dresse sur les débris du beau rêve anéanti de Jacques Duval. Le père et les frères sont à la maison et n’ont pas eu connaissance de l’invasion du troupeau dans le blé-d’inde. Aussi, c’est à Jacques qu’incombe, en toute conscience, la tâche harassante d’empêcher le sac du champ d’épis. En hâte, maugréant, il grimpe sur son tombereau, rassemble ses cordeaux, cingle le calme Blond d’un coup de hart rouge qu’il a cassée au bord du fossé et, le tombereau, cahotant, avec un bruit de cataracte, sur les cailloux ronds et les ornières du chemin aux charrettes, arrive au champ où font bombance les bêtes. La tâche est rude ; courir longtemps, ici et là, se morfondre à poursuivre ces bêtes, une à une, hors du clos. Sous les cris et les coups, les vaches s’ensauvent lourdement, gauchement, la gueule encore pleine de feuilles vertes et de fragments d’épis d’où pendent, dégoulinant de bave, les aigrettes de poils soyeux brun doré qui se balançaient, tantôt, au sommet de la tige brutalement arrachée d’un coup de dent. Puis, quand ces bêtes effrontées ont été chassées dans leur pacage, il a fallu réparer les pagées de clôture abattues par les sauteuses, replanter des piquets et aligner des pieux. La brunante a eu le temps de venir et il fait noire nuit quand Jacques, le front en sueurs, les pieds lourds de glaise séchée, grimpe de nouveau sur son tombereau pour descendre à la maison.

Ah ! c’est cela, c’est bien cela, la vie, la douce vie des champs ! Un tourment continuel où les bêtes même deviennent des tyrans ; des soucis constants, un labeur sans trêve. Et Jacques Duval, assis sur le devant de son tombereau, les pieds ballant dans le vide, pense, en souriant, qu’il a eu, tantôt, la naïveté de s’attendrir devant la beauté automnale, si trompeuse, de la terre paternelle…


Maintenant, la pluie tombe, glacée, sur les campagnes ruisselantes devenues tristes à mourir. La neige ne tardera pas à venir et, en effet, l’on attend, d’un jour à l’autre, la « bordée de la Toussaint ». L’horizon ne cesse plus de s’embrumer et sur le lac, du matin au soir, les brouillards traînent en nappes épaisses et blanches. Dans les maisons, les vieux se sont mis à bourrer de bûches les gros poêles de fonte, et les cheminées de briques rouges, au sommet des toits pointus, crachent, jour et nuit, la fumée aussi dense que la brume du lac. L’on a rentré les animaux dans les étables chaudes d’où ils ne sortiront plus qu’au printemps, aux premiers herbages. Cependant, certaines journées ensoleillées, sur le coup du midi, l’on voit des vaches que l’on a sorties, courir à l’entour des bâtiments, des taches d’herbe maigre qu’elles éclaboussent de boue en marchant dans des flaques d’eau qui les entourent. De temps en temps, ces bêtes s’arrêtent, secouent leur fanon baveux, fixent les étables de leurs gros yeux humides, tendent le cou et meuglent avec une inquiète voix rauque. La volaille passe encore la pleine journée dehors. Les poules mettent un mouvement coloré sur le sol jauni de fumier, devant les étables et les granges où elles grattent, remuent et caquettent sans cesse. On voit, à certains moments, leur cou se lever comme un ressort qui se détend, et les poules gloussent avec inquiétude pendant que les coqs lancent des cris rauques en dressant leur crête sanguignolente ; tout le fumier s’agite et retentit de piaillements. On crie, on piaule, on appelle. Quel événement extraordinaire vient de se passer dans ce tranquille coin de ferme ? C’est un triangle de bruyantes outardes, des bernaches qui cinglent vers le sud et qui ont rasé de très près les toits des bâtiments… Elles viennent des solitudes humides de l’Ungava ou des rives herbues des rivières du Lac Saint-Jean, et s’en vont avec sûreté se confier aux plantureuses lagunes de la Floride… Elles ont monté plus haut dans l’air pour traverser le lac et lancent en signes d’adieu des cris comme une sonnerie de trompette… De grosses poules grises, le ventre traînant bas, se sont risquées dans le potager d’à côté où tout est à l’abandon. L’on n’y voit que détritus de végétaux secs, feuilles fanées, rougies, imprégnées d’eau, salies de terre. Le long des clôtures du jardin, les arbustes des gadeliers et des framboisiers, tendres « quioques » du printemps, dépouillées maintenant de leurs feuillages, ressemblent à des fagots de branches séchées posés là, debout, sur l’herbage fané. Dans la bruine blanche, volatile qui enveloppe la terre neuve d’un récent labour d’automne, un bataillon de corneilles a fait halte, un instant, pour un dernier conciliabule, car il faut régler d’avance les étapes de la route pour le long voyage du sud. Ces voyageuses noires, comme en deuil, s’égosillent à qui mieux mieux ; il en est qui braillent ainsi que des nouveaux-nés pris de coliques. Or, pendant l’assemblée, une autre bande errante d’oiseaux a surgi du côté des Quinze, tout en haut des airs, en route aussi vers le sud. Les nouveaux arrivés ont fait une courte station sur un gros bouleau dépouillé, près du lac, puis sont repartis aussitôt, pressés, comme poursuivis. C’était des ortolans. Plus de cerises ni de merises dans les bois, plus rien que quelques grappes de masquabina — sorbier — couleur feu encore, à demi gelées, et qui tiennent comme par miracle aux branches, à la lisière des bois ! Vraiment, il vaut mieux s’en aller !…

Bref ! la terre est prête pour recevoir la neige qui va la recouvrir pendant six mois…


Nous sommes à présent au jour triste de la Toussaint ; chaque heure qui sonne est un glas ; c’est le « memento mori » du cloître. L’on se recueille et, le cœur rongé d’amertume, l’on parcourt les cimetières où dorment ceux que l’on a aimés. Le souvenir des êtres chers disparus, ce jour-là, secoue la torpeur de notre mémoire, évoquant des fantômes qui ne nous effraient pas et nous revoyons, un à un, ceux qui nous ont précédé sur la route que nul ne peut éviter de parcourir jusqu’au bout…

Dans l’après-midi, les fidèles des rangs de Ville-Marie descendirent à l’église pour visiter avec ceux du village les tombes et réciter les prières des trépassés. Jean-Baptiste Morel était venu avec Marguerite tout de noir vêtue et Léon Lambert les avait accompagnés encore qu’il n’eut pas de morts à pleurer dans le cimetière de Ville-Marie. La famille Duval était aussi descendue du Rang Trois.

Quand les fidèles furent réunis dans le temple, le curé était venu en surplis et portant l’étole violette en croix sur sa poitrine ; agenouillé dans le chœur au pied du grand autel, il récita à haute voix des prières auxquelles répondaient à mi-voix les paroissiens. Les réponses, tantôt courtes, tantôt longues, s’élevaient, en murmures confus, bredouillants, et qui dans l’ensemble ne semblaient des mots d’aucune langue connue. Cependant, la cloche, au dehors, du haut de sa tour carrée, tintait lugubrement pour les morts, accompagnant de ses notes graves les prières émues qui mouillaient les yeux parce qu’elles font penser à ceux dont on ne peut laisser périr le cher souvenir. Le curé quitta le pied de l’autel pour retourner à la sacristie ; tout en s’en allant, il commençait à enlever son surplis blanc et raide d’empois, avant de disparaître derrière l’autel. Alors, un silence lourd, plein de recueillement, s’appesantit dans la nef où le jour tombait, gris et morne, des hautes fenêtres ogivales à travers lesquelles l’on apercevait des morceaux de ciel gris. Un instant, un dernier rayon du soleil qui s’en allait derrière les montagnes traversa les bandes de verre colorié qui encadraient chaque fenêtre et de larges raies lumineuses, rouges, jaunes et bleues où dansait une poussière d’or, rayèrent la nef et la remplirent de lueurs d’auréole… Tous les fronts sont courbés avec piété. L’on n’entend que le chuchotis des prières que, plus bas, continuent de murmurer ceux qui sont agenouillés là, une toux sèche vite étouffée dans un mouchoir ou sous la main, et le frottement des chapelets à gros grains sur le dossier des bancs de bois blanc ; l’on peut distinguer, selon que le bruit de la prière qui s’égrène est voilé et sourd, ou sonore et plus éclatant, si le chapelet est fait de grains de buis ou de perles de verre. Tous, priant, fixent au milieu du maître autel, le petit tabernacle de bois blanc et doré, maisonnette mystérieuse au fond de laquelle est enfermé, prisonnier volontaire, le Dieu bon à qui vont les demandes ardentes de délivrance des bonnes âmes. Pendant quelques instants, l’on a regardé distraitement le bedeau qui est venu dans le chœur pour renouveler la provision d’huile de la lampe du sanctuaire. La lampe, lourde masse de plomb doré, sous les derniers tremblements que lui a imprimés le sacristain, qui a pris pourtant deux minutes pour en modérer le balancement, longtemps après que l’homme est parti, vacille lentement de façon à peine perceptible mais à croire, pour les plus distraits, qu’elle ne s’arrêtera jamais.

Jean-Baptiste Morel et sa fille ont prié ardemment, lui pour le père et pour l’épouse et pour le pauvre soldat mort à la guerre, elle pour la mère également et pour le frère héroïque. Marguerite a aussi demandé à Dieu de ne pas penser seulement aux morts mais aussi à ceux qui luttent, et elle a prié Dieu de l’éclairer dans le choix de celui qui devra aider le père à garder la terre.

Les prières, finies dans le temple, se sont continuées, un instant après, dans le cimetière dont l’enclos sacré touche à l’église. Chaque tombe a été foulée par les genoux de ceux qui ont prié encore. Les petites croix de bois noirci qui marquent chaque tertre ont reçu des couronnes d’immortelles aux fleurettes blanches et veloutées qui brillent comme des ronds de craie sur le noir de fumée dont on a badigeonné le bois blanc des croix. L’herbe, plus grasse dans le champ du repos, est battue maintenant comme si le souffle automnal eut voulu y imprimer plus énergiquement qu’ailleurs son aude cachet. Les vivants ont passé par là, et la mort, même celle des herbes, se montre avec plus de brutalité.

Enfin, les paroissiens de Ville-Marie se sont retrouvés, après la visite au cimetière, sur le perron de l’église. Tout a disparu de l’aspect lugubre des visages assombris, un moment, par les prières pour les défunts. La gaîté a repris ses droits. Les femmes caquettent à tue-tête et les hommes allument leur pipe, s’interpellent, en phrases brèves, sur le temps qu’il va faire. L’opinion générale, c’est que la neige ne tardera pas douze heures et que l’hiver sera rude. L’on avait vu les écureuils et les suisses charroyer sans trêve, à joues pleines, pendant tout l’automne, des noisettes dans leurs trous, et des chasseurs avaient observé que les ours bruns des Laurentides creusaient plus profondément que de coutume leurs « caches » en-dessous des gros troncs abattus des arbres ; c’était là des signes d’un hiver neigeux et froid. Quoiqu’il en soit, la terre était suffisamment préparée pour recevoir la première bordée qui resterait, prédisait-on. Ce serait tant mieux ; l’on aurait ainsi, du jour au lendemain, de beaux chemins d’hiver et les hommes pourraient partir sans tarder pour les chantiers.

« Toi, André, vas-tu dans l’bois, cette année ? » demanda à André Duval un habitant du Rang Trois.

— Non, je m’repose, cet hiver ; c’est Jacques qui va m’remplacer.

— Ah ! ça va le forcer, hein, Jacques ? il doit pas guère aimer ça, les chantiers. Les amusements, c’est vrai, ça manque par là.

— Bah ! il va à Kipawa, tu sais ; c’est pas loin terriblement ; et il pourra venir plusieurs fois dans l’hiver. Et tu sais pas, mon garçon, il est pas mal changé, vas. C’est plus le même ; tiens, demande à Jean-Baptiste Morel.

Ce dernier, qui fumait tranquillement sa pipe près du groupe, fit simplement de la tête un signe affirmatif.

L’on parla des perspectives générales des prochains chantiers. Les chantiers, ou la coupe du bois, dans les forêts sans limites et riches de toutes les essences du « pays de Québec », c’est une question capitale pour les populations des campagnes. L’été, l’on vit de la terre ; l’hiver, pendant que la glèbe se repose, l’on demande à la forêt l’argent qu’il faudra, au printemps, pour acheter quelques nouvelles pièces du roulant de la ferme ou d’autres animaux pour grossir le troupeau. Pendant cinq mois l’on oublie la terre, comme si elle n’existait plus. L’on ne pense qu’à « faire du bois ». Tous les hommes valides, dès les premières neiges, s’empressent d’aller s’engager aux compagnies d’exploitation forestière, et pendant tout l’hiver, il ne restera plus à la ferme que les femmes et les vieux, et quelques garçons qui verront au train dans les étables :

« La compagnie Riordon engage des hommes en masse depuis quelques jours », annonça quelqu’un du village. « Ils veulent faire des gros chantiers, cet hiver, à cause des nouveaux moulins qui vont commencer à marcher au printemps. »

— Ah ! oui, approuve un employé de l’« Outaouais » qui allait plusieurs fois la semaine à Kipawa, j’ai entendu dire que les Riordon voulaient couper cet hiver quarante millions de pieds de bois ; ils engagent pour ça tous les hommes qu’ils peuvent trouver et ils paient des gages terribles. C’est effrayant de ce que ça a monté, les gages ! On paie un bon bucheux jusqu’à cent piastres par mois avec la nourriture.

— Eh, bateau ! s’exclama un vieux, dire que dans mon temps les maîtres-bucheux gagnaient vingt-cinq piastres par mois seulement ; j’ai été claireur, moi, pour quinze piastres, croyez-moi ou croyez-moi pas.

— Oui, c’est vrai, fit Jean-Baptiste Morel, quand j’allais aux chantiers, du temps de mon défunt père, j’ai clairé, moi, pour dix piastres, pas plus, avec la nourriture.

— Oui, c’est ça aussi qu’a changé, la nourriture, dit Pierre Morin, un riche cultivateur du village. De mon temps, c’était toujours pareil, pendant tout l’hiver : le matin, on avait des « beans » au lard ; au dîner, du lard salé avec des patates bouillies, des fois un morceau de bœuf, et de la mêlasse pour le dessert ; le dimanche, on avait une assiettée de soupe aux pois de plus ; pour le souper, des patates avec des grillades de lard. Ça changeait jamais, jamais. Tandis qu’aujourd’hui, ah ! bateau d’un nom ! on a du bacon, le matin, et souvent des œufs, comme dans les grands hôtels, mes enfants ; le midi, du « rosbif » et de la bonne soupe toujours, et des confitures avec des pains de Savoie pour le dessert… Oui, ça aussi, ça a changé, la mangeaille !…

Un vieux qui portait une belle barbe blanche en collier et que l’on appelait le père Jos. dit, branlant la tête, pendant que sa pipe de plâtre clignotait entre ses dents jaunes et longues mais en nombre suffisant pour tenir solidement le brûle-gueule :

« Ça empêche pas, mes vieux, qu’on avait, dans c’temps-là, bonguiennement plus d’« fun » qu’on en a au jour d’aujourd’hui, dans les « chanquiers ». On s’amusait, vous savez, dans mon temps, su l’Saint-Maurice où on faisait, comme vous savez, des « chanquiers » terribles. Su’l’Ottawa, on s’amusait, nous autres, un peu moins, rapport qu’il est bon d’vous dire qu’y avait là trop d’Englishs et d’Irlandais dans les campes et qu’on était toujours en chicane avec c’monde-là. Si vous aviez vu ça, mes p’tits ! Ça s’battait tous les saints soirs que l’bon Dieu amenait. Nous autres, vous savez, les Canayens, ça va pas avec les Englishs et les Irlandais. Ah ! les frappe-abords !… Mais su l’Saint-Maurice, ah ! nom d’un p’tit pétard de Sorel, ce qu’on s’est amusé là ! On était rien qu’des Canayens qu’aimaient à rire sans bon sens ; on pensait rien qu’au « fun ». On était une bande de « guiabes » qui passaient le temps, après le travail, à jouer des tours ; c’qu’on en a eu des « times» ! On faisait accroire aux nouveaux qu’on courait la chasse-galerie, vous savez, des voyages en canot d’écorce dans l’air, comme au jour d’aujourd’hui les « aroplanes » c’qu’on appelle ; on leur disait qu’on voyageait comme ça, la nuit, d’un chanquier à l’autre et qu’on allait voir nos blondes dans les paroisses ; aussi qu’on s’battait, derrière les campes, avec des loups-garous, des feux-follets, ou des grippettes. On arrangeait des « trics » pour leur faire voir que tout ça c’était vrai comme l’Évangile. Eux autres, les nouveaux, vous pensez, ça tremblait d’peur dans leurs pantalons, pendant qu’les anciens, on s’mourait d’rire… »

Tout le monde riait aux éclats aux propos et aux souvenirs enthousiastes du père Jos. Celui-ci, encouragé par la gaîté ambiante, lâcha de nouveau la bride à sa voix :

« Ou ben encore, l’soir, après l’souper, y avait toujours parmi not’gagne un bon « conteux d’contes » qu’en contait qui duraient des grandes veillées d’temps et, des fois, qu’on était obligé de r’mettre au lendemain soir ; ça faisait dresser, ma foi du bon Dieu, les cheveux su la tête ! Des fois aussi, un bon liseux lisait un feuilleton de gazette émotionnant sans bon sens. Ou ben encore, on chantait des chansons comiques et des complaintes longues comme d’icitte à aller au lac Écarté. On avait toujours aussi avec nous autres, un bon joueux d’violon ou d’accordéon, ou ben de ruine-babines qu’essayait d’accompagner les chanteux. On dansait aussi des danses carrées, des « arlepapes », des quadrilles que le diable m’emporte tout le campe en tremblait ; après ça, on s’couchait dans nos « beds » à trois ponts aussi fatigués, j’vous mens pas, par ces trémoussements-là que par le buchage de toute la journée. Et pi, comme on l’disait tantôt, on avait mangé, à tous nos trois repas, qu’des « beans » au lard et d’là mélasse. Mais on était content quand même, ben plus qu’les jeunesses d’aujourd’hui qui s’ront pas contents, eux autres, tant qu’ils verront pas un piano dans l’campe et un « graphone » pour danser des « quiounes… »

Au bord du chemin qui longe la place de l’église, un groupe de jeunes s’était formé au milieu duquel trônait Jacques Duval. Marguerite Morel était là ainsi que Léon Lambert. L’on commentait le dernier pique-nique en même temps que l’on organisait le programme des amusements de la saison d’hiver. Le premier article était la prochaine veillée de la Sainte-Catherine et Jacques Duval avait annoncé, à la grande joie de tous, qu’il ne partirait pour les chantiers qu’à la fin du mois, ce qui voulait dire après la fête des vieilles filles. Il annonça également qu’il avait appris plusieurs nouvelles chansons comiques épatantes. D’un commun accord, il fut décidé que cette veillée se ferait au village, chez Camille Gagnon dont les trois filles et les six garçons savaient si bien s’amuser et où il y avait un harmonium et un phonographe. La maison de Camille Gagnon était, d’ailleurs, depuis longtemps, le rendez-vous de toute la jeunesse de Ville-Marie. Jacques Duval y était comme chez lui et c’est là qu’il maintenait haut sa réputation de coq de la paroisse. Chez Camille Gagnon on se l’arrachait. Les annales sociales de la paroisse relataient de fameuses veillées dans cette maison hospitalière, en particulier, aux Fêtes, aux Jours Gras, à la Sainte-Catherine. De plus, madame Gagnon avait une réputation de faiseuse de tire peu ordinaire et le père Moïse Gagnon, alerte octogénaire qui vivait chez son fils Camille, à qui il s’était donné « en son vivant », était un « conteur de contes » que l’on venait entendre de très loin. Il y avait même une époque dans la vie du grand-père Gagnon où, dans les chantiers, on le faisait voyager de campe en campe pour conter des contes aux hommes. Certains jours, on allait le chercher à dix milles de distance…

Puis, sur la place de l’église, les groupes se dispersèrent. Comme le Rang Quatre n’est pas loin du village et qu’il fait beau, Jacques Duval a demandé à Marguerite Morel la permission de l’accompagner chez elle. Léon Lambert s’était discrètement retiré.

Déjà le crépuscule des jours courts de novembre commençait à tomber sur la route et sur les champs. Le froid était vif pour la saison, et la route, dure comme le granit, faisait résonner haut dans le silence vespéral les semelles des souliers cloutés. Tous les bruits se sont éteints dans la campagne, et Jacques et Marguerite sont seuls sur la route. Le silence qu’ils gardent d’abord, tous deux, comme la nature, est embarrassant ; aussi, Jacques, peu enclin à la rêvasserie sentimentale, sent-il le besoin de le rompre le plus tôt en engageant la conversation sur le sujet passionnant de l’heure :

« Nous sommes pas loin sans neige, hein, Marguerite ? »

— Oui, la bordée de la Toussaint va nous arriver peut-être demain ; on dirait qu’elle est en retard, un peu. Voilà un automne comme il y a longtemps que nous n’en avons pas eu. Chez nous, la terre est encore « meuble » et l’on pourrait semer de nouveau, je crois, dans les pièces basses.

Il y eut encore un silence que seuls coupaient les pas menus sur la route durcie. Puis Marguerite risqua, cette fois, la première :

« Et comme ça, Jacques, tu es bien décidé de partir pour les chantiers ? »

C’était les portes ouvertes aux éternelles doléances de Jacques Duval qui en profita et qui partit à la débridée à travers le champ de ses rêves.

« Mais il faut bien partir pour les chantiers puisque c’est l’une des duretés de cette vie de cultivateur. On ne fait rien sur la terre durant l’hiver et c’est au fond du bois qu’il faut aller continuer nos misères. Qu’on vienne donc nous chanter encore que c’est amusant cette vie des champs ! Quelle corvée jamais finie ! Le printemps, c’est les semences, et l’été, c’est les récoltes, après les foins, ensuite, c’est le labour d’automne quand il n’y a plus de terre neuve à faire. Comme c’est amusant ! Jamais un jour de répit ! Puis quand on en a fini avec la terre, il faut s’en aller dans le bois, s’enterrer vivant pendant des mois. Quelle belle vie ! Vrai, c’est drôle comme un cirque….

— Mon Dieu ! il y a des compensations, Jacques.

— Des compensations ? J’en connais pas, moi. On est des esclaves, rien que des esclaves ! On n’est pas maître de rien et tout est maître de nous autres, jusqu’aux animaux, jusqu’à l’herbe, Jusqu’au temps ! Et tout ça demande notre travail et nos sueurs. Et quand on en a fini avec les bêtes, avec l’herbe, avec les champs, il faut s’en aller vivre en sauvages au fin fond des forêts, mourir d’ennui, travailler comme des nègres. Pourquoi ? Pour gagner un peu d’argent afin d’acheter, au printemps, quelque chose de plus pour notre tourment : des animaux nouveaux qui réclameront plus de surveillance, un autre morceau de terre qui exigera plus de travail, des instruments neufs qui demanderont plus de soins. Et tout ça aura coûté des mois d’ennui et de misères, au fond des bois, « enterré » dans la neige. Non, mais quelle vie, quelle vie, Seigneur !

— Et tu penses toujours, Jacques, que la vie des villes est plus agréable ?

— Je connais les deux, Marguerite, et il n’y a pas de comparaison à faire.

Parce qu’il avait fait, de temps à autre, quelques courts voyages à Montréal, à Ottawa, et dans quelques petites villes de l’Ontario, Jacques Duval s’amusait à se convaincre et à convaincre les autres qu’il connaissait à la perfection cette vie des villes pour laquelle il n’avait jamais assez d’enthousiasme. Comme tous les campagnards, avant le déracinement, il ne voyait cette vie qu’à travers le prisme des plaisirs et, de ce côté, tout lui parlait d’une existence facile. Il ne s’était jamais mis dans la tête d’étudier le côté pratique et désenchanteur. Comme l’on ne peut calculer combien il faut qu’il y ait d’hommes qui tombent sur les champs de bataille ou meurent dans les hôpitaux avant qu’un soldat devienne maréchal, Jacques Duval ne voulait pas se demander combien de campagnards doivent pâtir, lutter, mourir de misère dans les villes pour que l’un d’eux finisse par faire fortune. Il ne voulait pas penser à ceux qui, partis de leur village, le pied leste, le cœur rayonnant, ont tendu la main, le soir, ont travaillé à des métiers inavouables, ont eu faim et ont poussé leur dernier soupir dans la salle des pauvres d’un hôpital.

Jabotant à langue folle comme un merle dans un sapin, Jacques Duval avec complaisance se mit à étaler devant Marguerite ses ambitions et le rêve incessant de sa vie. D’un coup d’aile, s’élançant vers les nuages bleus, il bâtit à Marguerite un nid mollet dans le duvet et dans la soie. Chassant la fiction, il cherchait à se complaire dans les choses les plus positives de la vie. Il se dit sûr de trouver une bonne place à Montréal, miroir aux alouettes des jeunes campagnards canadiens. Il n’avait donc pas à appréhender les jours de chômage forcé des débuts quand l’on cherche en vain le travail. Et alors, ses journées seraient pleines, occupées, fécondes en imprévus. Il n’aurait plus à ployer sous le fardeau d’ennui des journées silencieuses passées seul avec les bêtes et la glèbe. Puis, il avait pensé à un modeste et propret logement dans une rue tranquille et reposante ; il y aurait, en arrière, un petit coin de terre que l’on transformerait en un jardinet et où il viendrait assez de fleurs et de légumes pour entretenir le souvenir du pays natal. Quelles soirées reposantes, ils passeraient dans le logis douillet comme un nid de pinsons, bien clair, enveloppé dans les nappes réjouissantes de la lumière électrique, meublé avec confort, sans aucune des privations des rudimentaires maisons des campagnes où tout manque, où tout est incommode, et où, dans le silence énervant des soirs, l’ennui descend des plafonds obscurs que ne peuvent réussir à éclairer, même d’une lueur d’étoile, les feux tremblants et maladifs des fumeuses lampes à pétrole. Il disait la douce et égale chaleur des calorifères qui font oublier les caprices obstinés des lourds poêles de fonte qui transforment la maison en étuve quand se consument les bûches dont on les a bourrés jusqu’à la gueule et, l’instant après, dès que meurent les lueurs du brasier, forcent les gens à se serrer autour de sa refroidissante masse, ou à recourir aux draps des lits pour ne pas geler ; ou encore quand ils s’éteignent, au milieu de la nuit, transformant la maison en une glacière, faisant se couvrir le parquet de frimas et geler la pompe à eau dans laquelle, le matin, l’on ne cesse plus de verser des seaux d’eau bouillante pour y fondre la glace dure à faire fendre les tubes… Et puis, à la ville, source suprême des joies, il y a les théâtres où l’on peut aller, tous les soirs, rire comme des robinets ouverts ou pleurer ainsi que des fontaines et d’où l’on revient toujours content, joyeux, goûtant avec plus de plaisir encore les douceurs du logis, un moment abandonné, et qui semble plus clair et plus chaud. Il y a encore, les jours de congé, les promenades, ici et là, à travers la ville aux troublants imprévus, ou dans les banlieues aux aspects si variés ; il y a le fascinant Dominion Park avec ses amusements sans fin et où l’on peut passer des journées entières au milieu de surprises sans cesse renouvelées ; les promenades, le soir, au long des rues commerciales aux innombrables devantures ruisselantes et qui jettent des feux tels que le soleil en allume sur les flots du lac ; il y a aussi la visite des grands magasins à rayons remplis de tout ce que l’imagination la plus dévergondée peut rêver… Et que d’autres choses encore ! Cette vie-là, vrai, en toute conscience et bonne foi, peut-elle se comparer à celle que l’on souffre en ces trous de campagne où l’ennui étreint l’être d’un bout de l’année à l’autre, où rien, jamais, ne vient briser la pesante mélancolie, où un étranger qui vient frapper à une porte, une voiture qui passe sur la route, un animal qui court en liberté dans un champ voisin, sont des événements qui font courir les gens aux fenêtres des maisons…

Jacques Duval parla longtemps ainsi, amplifia la beauté de la vie des villes, exagéra les misères de l’existence dans les villages. Pour lui que la réalité meurtrissait, il comptait avec la réalité ; il ne pouvait prévoir quel obstacle empêcherait Marguerite d’associer sa vie à la sienne. La raison, cette âpre gardienne de nos jugements, avait beau lui insinuer qu’il est au monde d’autres questions que des questions d’amusements, son imagination exaltée bondissait par-dessus tout. Il fut d’une éloquence sincère. Dans le silence de la route, tantôt son verbe résonnait haut, sonore, comme l’appel d’un jeune orignal à la lisière d’un bois, tantôt se faisait bas et tendre, murmurant, ainsi qu’un sizerin à tête rouge à l’heure de la couvée, dans les frondaisons d’un saule. Il s’indignait et s’attendrissait tour à tour ; il avait des mots doucereux et câlins et des paroles de colère selon qu’il parlait de la ville ou de la campagne. Il déchargea son cœur de tout ce qu’il y avait enfermé de rancœur et chercha à remplir son âme et celle de sa compagne de toutes les joies rêvées pour meubler la vie qu’il avait imaginée.

À ce moment, Marguerite et Jacques longeaient un taillis qui bordait, de chaque côté, le bas du chemin du Rang Quatre qu’ils avaient atteint. Le silence du crépuscule s’était accentué et un immense repos gagnait la campagne. Mélangé de genêt, le jeune bois du taillis s’élevait en pente douce ; des halliers avaient poussé autour de souches d’anciens arbres depuis longtemps abattus et dont les troncs étaient à demi enfouis dans la mousse. Ils cheminaient côte à côte dans la mélancolie de la brunante qui avait submergé la lisière. L’air était encore plein de lueurs éparses et toute la vie invisible du petit bois ne pouvait toujours pas se taire. Les pas des deux promeneurs résonnaient avec sonorité sur le chemin et l’on entendait distinctement bruire sous les semelles les feuilles sèches détachées des bouleaux et qui roulaient devant eux. Au bord des champs, dans l’ombre envahissante, qui pesait sur elles, les maisons et les granges se renfrognaient pour la nuit. Un chien, au loin, à l’autre extrémité du Rang, jappa, et un autre à voix puissante lui répondit d’une ferme plus proche.

Jacques Duval ne parlait plus et Marguerite également gardait le silence. La jeune fille avait écouté sans l’interrompre l’ardent plaidoyer de son compagnon en faveur de la vie qu’il rêvait de lui faire partager. Elle n’avait pu s’empêcher d’admirer sa belle sincérité et avait pris plaisir à sa fougueuse éloquence. Mais elle se sentait forte, elle aussi, d’une conviction ardente, solide comme les racines d’un chêne. Plusieurs fois déjà elle l’avait exprimé à Jacques, cette conviction qui tirait sa force du plus profond des couches argileuses de la terre paternelle. Mais, ce soir mélancolique de la Toussaint, alors que venaient de sortir de ses lèvres des prières pour l’âme de ceux qui avaient fondé la terre du père, la sienne aussi, elle pensa que ce serait comme une sorte de sacrilège de s’obstiner à la défendre contre un dédain trop injuste. La puissance persuasive du souvenir des chers morts n’était-elle pas suffisante pour fortifier sa foi en elle, pour affermir sa résolution de ne jamais la quitter ; et, d’ailleurs, en ce moment même, sous la splendeur de la lune qui maintenant émerge des collines, grande comme une roue de charrette, la terre du père, dont elle et Jacques longent les premiers champs, toute blonde dans la lumière pâle, pleine des transparences nacrées des cieux libres, la terre n’apparaissait-elle pas assez douce, assez belle, assez cajolante pour ne pas se faire aimer par elle-même sans l’argumentation spécieuse d’acerbes discussions…

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent à la barrière à claire-voie qui séparait la route de la maison de Jean-Baptiste Morel. Jacques avait encore long à faire avant de gagner le Rang Trois et il ne voulut pas s’attarder davantage. Avant de quitter la jeune fille, il demanda, timide et doux :

« Tu m’as écouté, Marguerite ?… Tu m’approuves ?… »

Marguerite répondit :

« Ah !… Que c’est beau ! Regarde donc, Jacques, ce clair de lune… Comme la terre est blonde jusqu’au trécarré ! On dirait mon plancher après la lessive… »

La terre vacillait, semblait-il, moelleusement, sous la lumière laiteuse qui la baignait, et les arbres dansaient à la lune. Les perspectives ouvertes s’agrandissaient sur les collines, au loin. Dans les chaumes, de grands morceaux de clarté apparaissaient aussi blancs que des draps, mais ces coins lumineux étaient petit à petit mangés par l’ombre de bouquets d’arbres qui marchaient avec la lune. L’air était mort. L’astre seul resplendissait, marchant au pas, dans le ciel trop clair pour y voir luire les étoiles. Tout reposait et il y avait un charme infini comme le firmament à écouter fuir le bruit et gagner le silence.

« Bonsoir, Marguerite… »

— Bonsoir, Jacques…

Menus et rapides, les pas du jeune homme s’éloignèrent sur la route blanche plus dure, eut-on dit, sous cette lumière gelée de l’astre nocturne.