Le Français/01
LE FRANÇAIS
I
Jean-Baptiste Morel n’est pas en train…
Cette accablante après-midi d’août, seul dans la cuisine de sa maison, il se plaît à évoquer tristement les hivers d’autrefois, les ardents étés pleins de travail, les renouveaux prometteurs de richesse et, surtout, ces automnes si tristes dont un seul était marqué pour lui de deux grands deuils. Les coudes nonchalamment appuyés sur la table, il songe aussi aux indécis lendemains, à la vieillesse prématurée, au destin de la terre, sa bonne vieille terre si rudement acquise, et à l’avenir de sa chère Marguerite, sa fille, le seul être qui maintenant restait avec lui au monde.
La journée était étouffante et, au dehors, la campagne suait, soufflait, haletait. On eut dit que la terre cuisait dans de la braise. Les saules et les érables-à-Giguère du jardin semblaient dormir sous le poids de l’air moite, immobile, pâmé, et c’est à peine si l’ombre de leurs branches animait les raies lumineuses qui passaient au-dessous des stores baissés des fenêtres.
Le soleil finissait cependant par allonger sur le parquet de grands traits minces qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblotaient au plafond. Des mouches circulaient en tous sens sur le tapis ciré de la table et bourdonnaient avec sonorité quand elles s’envolaient. Une grosse, toute verte et ventrue, qui cherchait une issue, vibrait et se cognait contre les murs ; de temps en temps, elle allait se poser sur un meuble où, se tenant immobile, elle ressemblait à une tête d’épingle à chapeau.
Tout est silencieux et la méridienne accable bêtes, choses et gens.
Jean-Baptiste Morel se souvient d’une après-midi, chaude comme celle-là, mais combien plus triste encore. Son fils unique, Joseph, était parti, ce jour-là, pour ne plus revenir. Depuis quatre ans, il dormait sous la terre bouleversée des Flandres brumeuses. Il était tombé, un matin de bataille, frappé d’une balle allemande. Que c’était triste à penser ! Joseph Morel avait alors vingt-deux ans, quand, un hiver, au lieu d’aller dans les chantiers comme la plupart des jeunes gens de la paroisse, il était parti pour Montréal où il avait pris du travail dans une fabrique de chaussures. Il avait promis à son père de revenir, dès les premiers jours du printemps, pour l’aider aux travaux de la terre. Il était sincère. Joseph, comme son père, aimait passionnément la terre et pour rien au monde il l’eut volontairement quittée pour toujours.
Mais la guerre alors ravageait, depuis quelques mois, la vieille Europe et mettait la France et l’Angleterre en péril. L’on enrôlait des soldats canadiens. Chaque jour, l’on pressait l’appel pour de nouveaux volontaires. L’on parlait même de conscription. L’Europe méditerranéenne était en grand danger, menacée d’être envahie par la barbarie des bois. Du Canada, des troupes partaient, nombreuses, pleines d’enthousiasme, volant au secours des deux mères-patries qui demandaient de l’aide à la jeune Amérique. Un jour, à la fin de l’hiver, Jean-Baptiste Morel apprit avec angoisse que son fils avait pris un engagement dans un régiment en entraînement à Québec et qui devait partir durant l’été. Ce fut un rude coup pour le père et surtout pour la mère qui ne put supporter d’ailleurs bien longtemps cette épreuve et qui, quelques semaines plus tard, quittait son homme et Marguerite pour le grand voyage de l’éternité.
Joseph Morel avait écrit à ses parents que la guerre ne serait pas longue, qu’elle se terminerait avant la fin de l’année et qu’il ne partait, en somme, que pour quelques mois ; il avait pensé que son devoir était de s’engager, lui, jeune, vigoureux, et que la terre, enfin, ne mourrait pas de son sacrifice momentané ; il avait assuré son père qu’il viendrait pour les labours d’automne et avait exprimé que jamais plus ensuite il ne quitterait la maison, que son éloignement temporaire lui rendrait, avait-il dit, encore plus chère.
Deux ans, Joseph Morel resta au front où il se battit en brave dans les rangs du 22e Bataillon Canadien-Français qui s’immortalisait. Il vit Festubert, Courcelette, Vimy où il fut blessé. Il écrivait souvent et ses lettres faisaient toujours savoir de bonnes nouvelles. Dans l’une, il annonçait à son père qu’il avait été fait sergent sur le champ de bataille ; dans une autre, il exprimait l’espoir très sérieux d’un retour prochain au pays, espoir que la sauvagerie de la lutte l’avait empêché d’entretenir dans ses lettres précédentes. Il y eut, ce jour-là, réjouissance à la maison. Mais les grandes joie sont courtes.
Un soir brumeux d’automne, au moment où Jean-Baptiste Morel et Marguerite se préparaient à prendre le repas de la fin du jour, ils avaient vu soudain entrer le curé du village, l’air soucieux, et, instinctivement, ils avaient compris :
« C’est fini ?… » eut la force de demander Marguerite.
Le père, lui, n’articula pas un mot.
Le prêtre fit signe qu’en effet c’était fini. Il jeta sur la table un télégramme qu’il avait reçu dans l’après-midi, du Ministère de la Milice, à Ottawa, et qui disait ces simples mots : « Le sergent Joseph Morel tué à Chéris, d’une balle ». C’était tout. Après quelques paroles de consolation, le ministre de Dieu était parti sur la route boueuse qui descend au village.
Le père est resté dans la cuisine pleine d’obscurité. Il n’a pas dit un mot depuis l’affreuse nouvelle ; et maintenant, silencieusement, il pleure de ces larmes d’homme qui font mal et qui rongent la face comme un acide.
À la terre de Jean-Baptiste Morel il manque à présent deux bras vigoureux, comme fait défaut, depuis bientôt deux ans, l’activité de la fermière qui de son cœur et de ses mains avait contribué, autant que son homme, à l’agrandissement du domaine.
L’hiver qui suivit la mort héroïque du soldat fut triste, on le conçoit, à la maison de Jean-Baptiste Morel. Ce dernier avait soudain, eut-on dit, vieilli de plusieurs années. Il négligeait la besogne et prenait comme un âpre plaisir à se plaindre sans cesse contre l’usure de son corps. Les voisins ne le voyaient plus. Durant tout l’hiver, il partagea son temps entre la cuisine de la maison où il fumait d’éternelles pipes, et ses étables où, le soir particulièrement, il allait parler à ses bêtes comme à des êtres qui pouvaient le consoler, leur confiant en phrases naïves et tendres les peines et les regrets qui gonflaient son cœur. Les bonnes bêtes, certains soirs, semblaient comprendre le maître. L’une d’elles, des fois, tournait tristement la tête vers lui et répondait à ses plaintes par un meuglement attendri qui remuait le cœur comme un cri humain. Et, dans cette atmosphère sourde, d’où s’échappaient de chaudes odeurs de litières de paille fraîche et où l’on n’entendait que le mouvement rythmé de solides mâchoires qui remuaient et le bruit mât des chaînes des licols aux nœuds luisants des mangeoires, Jean-Baptiste Morel, semblait-il, goûtait quelques instants d’un bonheur relatif…
Mais, à cette heure, en cette étouffante après-midi d’août, Jean-Baptiste Morel se sent tout à fait malheureux. C’est qu’il songe moins au passé auquel il a maintenant accoutumé toutes les pensées de ses jours, qu’à l’avenir de sa terre, à sa fille surtout. Toute sa vie maintenant se reporte sur Marguerite. C’est elle qui a entre ses mains le sort de la terre. Lui, ne vivra plus bien longtemps ; il se sent vieux. Mais il veut que la terre vive et demeure après lui. Puisqu’il n’a plus de fils, la terre restera à sa fille qui doit lui donner un gendre ; mais encore faut-il que ce gendre soit selon son cœur, selon l’amour douloureux, l’attachement passionné qu’il a voué à son bien qui résume pour lui toute la patrie. Il voulait, comme il disait souvent, garder à sa terre son âme. Elle ne devait être, pour cela, cultivée que par les siens ou par ceux qui étaient du pays et de sa race. Sa terre était couverte de trop de souvenirs attendrissants pour qu’il eût même la pensée de la livrer à des étrangers en la vendant. C’est son père qui avait commencé à la défricher alors que le pays du Témiscamingue s’ouvrait à peine à la civilisation. C’est son père qui avait bâti la maison, et c’est lui qui, détail touchant, contrairement à la plupart des colons, avait eu cette prévenance pour ses descendants de laisser debouts, d’entretenir même les saules du jardin qui faisaient aujourd’hui l’orgueil de sa maison. C’est ici, dans la pièce d’à côté, qu’il était mort après une longue vie de travail et de probité. C’est dans la même chambre que sa mère était aussi partie et que sa vaillante compagne l’avait quitté pour toujours. Enfin, c’est dans cette cuisine que Marguerite et lui avaient appris la douloureuse nouvelle de la mort du garçon. Les arbres du jardin, les murs de la maison, les vieux meubles usagés des pièces, tout lui parlait de ces êtres chers et il lui semblait souvent vivre au milieu d’eux, environné de leur ombre sacrée. Aussi, se détacher de sa terre, la vendre à des étrangers ou permettre même à l’un de ces derniers de la fouler, ce serait, lui semblait-il, faire mourir, une deuxième fois, le père, la mère, l’épouse, le fils. Voilà un crime qu’il ne commettra pas ; il le jure. Il conservera à sa terre son âme, cette âme faite des souvenirs de réconfortant et joyeux labeur, du rappel des misères, des peines et des deuils. Il en a le culte et il en a l’amour. Son cœur en est pétri au point de se faire dur souvent. Et puis, cette terre, il l’a tant travaillée ; autant et peut-être plus encore que le père.
Elle l’a fait vieux avant les ans. Aussi l’aime-t-il pour la peine qu’elle lui donne, pour les fruits qu’il lui arrache au prix de tant de fatigues et pour les trances où le tient d’un bout de l’année à l’autre l’incertitude de les recueillir ; pour ce travail, obstiné et obscur, qui n’aura pas toujours sa récompense ; il l’aime encore pour les beautés qu’il lui découvre sans cesse et qu’il sent ; pour ses arbres, ses belles herbes, ses rocailles ; pour ses fondrières et ses savanes si dures à égoutter, pour ses fleurs si belles mais qui sont des poisons aux plantes nourricières, pour ces dernières, receleuses de tant d’angoisses et de tant d’espoirs ; pour les oiseaux qui viennent y chercher la pâture et qui s’y arrêtent ; pour ses bestiaux qu’elle nourrit si amoureusement. Il l’aime pour la vigueur que sa culture le force à acquérir et la santé que le grand air qui la traverse et l’arôme vivifiant qui s’en échappe le contraignent à développer, à conserver ; et c’est pour tout cela qu’il l’a toujours labourée avec acharnement. Il l’aime enfin parce qu’il sait de combien de liens l’âme et le corps sont attachés à ce coin de la petite patrie, parce qu’il sait qu’à l’avoir brassée sans trêve ni repos pendant plus de trente ans, une force supérieure aux plus grands malheurs de la vie, s’est communiquée à lui. De ces malheurs, de ces calamités de la vie, il a enduré sa large part ; et il en attend encore. Mais il sent qu’il en est des douleurs comme des récoltes manquées ; il faut supporter la disette et attendre la moisson prochaine.
Tout cela, lui semblait-il, serait fini : ces joies âpres et ces espoirs pénibles, s’il allait vendre son bien ou le livrer à des mains étrangères. L’âme de la terre mourrait, et lui aussi, sans joie, sans récompense. Il ne voulait pas tuer l’âme de sa maison.
Et cette âme, il la sait incarnée dans Marguerite. Mais il n’ignore pas que sa fille seule ne peut continuer de faire vivre la terre. Elle doit lui donner un remplaçant avant qu’il meurt, lui aussi, comme le père…
Jean-Baptiste Morel songeait ainsi depuis des heures…
Marguerite entra dans la cuisine, venant du « fourni » où elle avait allumé le poêle pour la cuisson des aliments du souper et pour y faire chauffer ses fers à repasser. Elle alla remonter le store de la fenêtre, et la clarté du dehors aussitôt inonda la pièce… Puis, alerte, la jeune fille parcourut la cuisine, rangeant les meubles, les époussetant d’un coup sec et rapide de son tablier. Ensuite, elle se mit en frais de repasser sa robe blanche des dimanches qu’elle était allée chercher dehors où elle pendait d’une corde tendue entre le « fourni » et la maîtresse branche d’un saule du jardin. Elle avait donné à la planche à repasser sa position accoutumée, en forme de pont, un bout reposant sur la table et l’autre sur le dossier d’une chaise. De cette manière, Marguerite, debout au milieu de la pièce, avait toute la place voulue pour se mouvoir et placer ses objets. La planche était emmaillotée d’une couverture de laine à moitié éraillée et parsemée de larges taches jaunes, brûlures des fers trop chauds posés par distraction sur la bourrure de la planche… Après avoir humecté et roulé suffisamment la robe, elle l’étendit et, doucement, soulevant la planche d’un côté, laissa déborder un peu de la jupe qui pendait. Alors, elle alla chercher un des fers sur la plaque ardente du poêle, l’approcha de sa joue, pendant qu’elle revenait dans la cuisine, pour s’assurer qu’il était aussi chaud qu’elle le voulait, le frotta légèrement sur un morceau de drap placé à sa droite à cet effet, et commença l’opération du repassage. La robe qui, encore que bien étendue tout du long de la planche, formait d’abord une masse compacte, s’étala bientôt sous le va-et-vient vigoureux du fer chaud, et peu à peu prit une tournure élégante. Marguerite repassa ensuite de la même façon une chemise d’indienne de son père et donna quelques coups de fer à trois ou quatre mouchoirs. Le fer, entre ses mains, allait et venait avec rapidité, tout noir sur la blancheur éblouissante du linge ; elle maniait avec aisance le lourd instrument du repassage en personne accoutumée depuis longtemps aux rudes tâches de la ferme. Puis, quand elle eut remis en place les fers et la planche, Marguerite alla s’asseoir à la fenêtre qu’elle ouvrit toute grande, laissant pénétrer à flots de l’air en même temps que plus de lumière, et se mit à ravauder une pièce de l’habit des dimanches de son père. Sa main droite maniant l’aiguille se levait avec saccades, bariolant la trouée claire de la fenêtre lumineuse. De temps en temps, elle tournait la tête du côté de la porte du « fourni » et prêtait l’oreille aux bruits monotones qui venaient du poêle ; deux fois, elle se leva pour aller soulever le couvercle d’un chaudron où mijotait le hachis du souper qui répandait dans toute la maison une appétissante odeur de viande et de légumes trop cuits.
Jean-Baptiste Morel n’avait pas bougé durant tout le travail de sa fille. Il l’avait suivie attentivement dans tous les détails de ses allées et venues. Il la regardait, ému de fierté ; et il ne songeait plus qu’à elle maintenant.
Marguerite était une jolie fille, blonde, grande, les joues rouges comme en pleine maturité les pommes fameuses des côtes laurentiennes ; elle avait belle mine et grand air, les bras hardis, la taille mince et souple, de grands yeux bleus comme l’eau de la Baie-des-Pères par une belle journée de juillet. Les mèches de sa chevelure dont les nuances variaient avec leur épaisseur, partaient, de ci de là, à peu près brunes sur le front, dorées et allant en s’amincissant sur le cou. Pour peu qu’elle agitait la tête, les mèches folles prenaient leurs ébats. De toute la personne de cette jeune fille émanait comme une grâce empreinte de dignité et de noblesse. Elle avait vingt ans. Tout compte fait, Marguerite Morel était une jolie fille, pleine de jeunesse et de fraîcheur, possédant même certains détails de grâce privilégiée dont rêvent les femmes du monde qui veulent se venger d’être pâles et maigres. Dans la grande lumière qui entrait à flots par la fenêtre, les cheveux follets de sa chevelure s’embrasaient et faisaient comme une auréole à son visage penché au-dessus de son travail.
À la maison, Marguerite était chargée plus spécialement, à part le ménage de l’intérieur, des travaux du jardin. Là comme partout ailleurs, au poulailler, à la grange, elle abdiquait toute coquetterie, toute prétention juvénile. Sans pitié pour la délicatesse de ses mains, pour le frais incarnat de ses joues, la blancheur laiteuse de son cou et de ses bras, elle bêchait, sarclait, renchaussait, binait, fouillait la terre de ses doigts, durant des journées entières alors que le jardin, exposé au soleil, n’avait pas un coin d’ombre. Aussi quel air de santé rayonnante dans toute sa personne !
Depuis la mort de sa mère, c’est Marguerite seule qui besognait à tout le train de la maison. Elle avait l’accoutumance de tout. Toutes ses journées se passaient dans la dure tâche quotidienne à mener rondement et à bien. Aussi, était-elle faite, entièrement, à cette vie qu’elle ne rêvait jamais autre. Pourtant, c’était toujours la même existence quiète, modeste, uniforme ; les mêmes journées remplies par les mêmes serviles travaux ; les mêmes calmes soirées passées dans la cuisine à ravauder le linge en écoutant le brin de causette que venait faire, de temps en temps, un voisin avec Jean-Baptiste Morel.
Des jeunes gens étaient aussi venus, souvent, le soir, tendre leurs filets à la fille de Jean-Baptiste Morel qui, en plus de ses attraits physiques avait celui, toujours apprécié des jeunesses des paroisses, d’une instruction que n’avait pas la plupart des jeunes filles de l’endroit. En effet, sa première communion faite, Marguerite avait passé trois ans au couvent des Sœurs Grises de la Croix, au village. Ç’avait été pour céder aux instances de sa « vieille » que Jean-Baptiste Morel avait consenti au sacrifice de payer ces quelques années de couvent à sa fille. Sa femme, qui avait été élevée dans une vieille paroisse des entours de Québec, était quelque peu fière et prisait fort l’instruction du couvent chez les filles et celle des séminaires pour les garçons que, dans sa piété, elle eut voulu voir tous élever à la prêtrise. Vu leurs modestes moyens, elle n’avait pas cependant pensé à voir concrétiser ce rêve général sur son fils Joseph, ce qu’elle regretta amèrement, la pauvre femme, pendant les derniers jours de sa vie, quand elle se disait et exprimait souvent à son mari que si Joseph eut acquis l’instruction nécessaire à la prêtrise, il ne se fut pas enrôlé et la guerre l’eût épargné…
Mais les visites des farauds de la paroisse, le soir, chez Jean-Baptiste Morel, n’avaient eu, en vérité, guère de résultats ; elles avaient seulement rompu la monotonie de l’existence des Morel. Marguerite, avec opiniâtreté, se refusait à toute avance. Elle avait même repoussé d’excellents partis, des fils de cultivateurs qui avaient du bien et de l’avenir. Son père en avait été vexé et il ne pouvait comprendre ces refus ; mais il ne disait mot. Il se contentait de confier quelquefois ses ennuis à quelques-uns de ses amis qui ne comprenaient pas plus que lui cet entêtement de Marguerite. On en parlait souvent, chez les voisins, et l’on disait couramment, chez les uns, avec une certaine nuance de mépris, chez les autres, non sans quelque pitié, que Marguerite n’était pas une fille comme d’autres. Chez tous cependant l’on était d’avis qu’elle finirait bien, au bout du compte, par « mordre », et l’on précisait même que le dernier entêté qui continuait d’aller chez Jean-Baptiste Morel faire la jasette, les soirées des dimanches et des jeudis, Jacques, fils d’André Duval, le cultivateur le plus riche du rang Trois, emporterait le morceau. Jean-Baptiste Morel aimait à le croire. Il trouvait Jacques Duval de son goût et il avait, depuis quelques mois, d’autres raisons de souhaiter qu’un des jeunes gens de la paroisse finisse par capter la confiance de sa fille. Mais, en réalité, Jacques Duval ne paraissait pas plus chanceux que les autres. Même que Marguerite, depuis quelques mois, se montrait, semblait-il, plus farouche que jamais ; et Jacques, qui était pourtant le coq de la paroisse, perdait du terrain plutôt qu’il n’en gagnait. Voyant cela le père se désolait, et, de moins en moins, ne « comprenait pas ça »…
Cette après-midi d’août donc, comme son âme attendrie s’alanguissait en un besoin de consolation, il voulut s’épancher. Il regardait toujours, jusqu’à la fin de ses yeux, Marguerite, silencieuse et renfermée, besognant à son raccommodage de linge. Le père, devant sa fille, se sentait tout à coup gêné, petit, misérable, et le silence de la maison semblait l’impressionner davantage ; ce silence n’était troublé que par la pendule qui, dans la salle voisine, battait avec éclat son tic-tac monotone. Mais bientôt, Jean-Baptiste Morel, continuant haut, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce, l’expression de ses soucis, demanda :
« Penses-tu quelquefois à ce que va devenir ma terre, Marguerite ?… Tu devrais bientôt me donner un remplaçant avant que je m’en aille, moi aussi, comme les autres qui sont sortis de la maison… »
Marguerite, interdite d’abord, arrêta le mouvement de ses bras, leva sa jolie tête et regarda son père avec douceur. Puis, l’aiguille marcha plus vite ; le bras droit de la couseuse, dans la clarté de la fenêtre, un instant, battit des mesures saccadées…
« Tu réponds pas, Marguerite ?… » repartit le père avec plus de douceur encore… « T’as un cavalier, je suppose… le garçon d’un bon habitant de chez nous. J’en serais bien content, vas !… Tu penses pas, des fois, à Jacques Duval ?… »
Et il sourit malicieusement, n’osant presque regarder la jeune fille.
« Jacques Duval ?… » dit enfin Marguerite. « Mais non, père, je n’y pense pas… jamais ! »
Elle s’en fut dans le « fourni » soulever de nouveau le couvercle du chaudron, rentra dans la cuisine et pendit à un clou planté au milieu de la porte qui donnait sur la salle, sa robe blanche, toute raide, éblouissante, qu’elle tapota légèrement pour en arranger les plis…
« Tu veux donc pas te marier, Marguerite ?… Mais la terre ?… »
— « Me marier ?… Mais oui, père, je veux bien me marier !… »
— « Ah ! tant mieux ! »
— « Je veux me marier, mais, mon Dieu !… comment vous dire cela ?… Mais avec celui que j’aime. »
— « T’en aimes un, alors ?… »
— « Oui… j’ai un cavalier, père ; je l’aime. Mais il n’a pas d’argent ni de terre. Il n’a rien. Et puis, il ne sait même pas que je pense à lui. Pourtant, c’est lui que j’aime, lui seulement ; les autres, tous les autres, et avec eux Jacques Duval, c’est drôle ce que je vous dis là, mais ils m’ont l’air de « coureurs de lots »… Ils savent que vous allez me donner votre terre et ça m’a l’air bien plus la terre que moi qu’ils veulent… »
La jeune fille, résolument, laissant toute besogne, était venue se planter devant son père et, tout d’un trait, le front haut comme un épi de blé en pleine maturité, avait lancé sa façon de penser sur « les autres » et donné ses préférences. Le malheureux père semblait atterré ; des lueurs sombres, un instant, passèrent dans ses yeux où il n’y avait plus aucune trace de douceur.
« Pas d’argent !… pas de terre !… pas d’avenir !… », gronda-t-il, « mais c’est lui, pour lors, qui serait un coureux de lots ! Et sa famille ?… C’est pas un vagabond, j’suppose !… un enfant perdu, un immigré, comme il en vient des tas au pays ?… »
— « Père, il est honnête et bon comme du pain de notre blé ; vous le connaissez ; il vaut trois hommes à l’ouvrage ».
Jean-Baptiste Morel enfouit, un instant, sa tête dans ses mains. Il murmura, amer :
« Encore un malheur !… » Puis, relevant la tête et regardant fixement sa fille : « Tu dis que je l’connais, ton cavalier ?… Voyons voir son nom ? »
Marguerite hésita, rougit, perdit, une minute, sa belle et fière assurance, puis, enfin, devant son père qui, un moment, sourit de sa confusion, répondit avec un air d’innocence baptismale :
« C’est Léon Lambert, père !… »
Aussitôt, rouge comme une pivoine de son parterre qu’elle cultivait avec tant de soin, elle se tourna vers la fenêtre qui découvrait presque toute la terre qui s’étendait jusqu’aux taillis du trécarré… Aussi loin qu’elle put, dans la clarté pâle de cette après-midi déclinante d’août, elle plongea ses regards par-dessus la terre, la fouillant dans tous ses recoins pendant que derrière elle, le père, immobile, les coudes sur les genoux, la tête levée vers la fenêtre, sur sa fille, la regardant jusqu’à la fin de ses yeux, ahuri, ne bougeant pas plus qu’un piquet de clôture de ses champs, songeait creux. Il lui semblait voir dans le vol des mouches qui, gonflées, vertes, s’engouffraient au dehors, par la fenêtre débordante de lumière, comme l’envol de ses chers espoirs de gendre qui serait le garçon d’un riche habitant de la paroisse… « Pas d’argent !… pas de terre !… pas d’avenir !… peut-être pas de famille !… », murmure-t-il sourdement avec un sourire amer qui fait se croiser sur sa face parcheminée cent rides prématurées…
D’abord, Jean-Baptiste Morel sentit sourdre en lui comme une grande colère. Il allait accabler sa fille, mais il se fit violence et mit du temps à se remettre. C’était terrible ce qu’il venait d’apprendre si brusquement. Il ne vit tout d’abord que la catastrophe : la fin de sa terre. Pour lui, il n’y avait pas d’autre perspective. Lui, laisser sa terre entre les mains d’un étranger, c’était la fin des fins ! Malheur de malheur ! ah non, jamais !… Il l’aimait trop, sa terre, pour en arriver à cette apostasie. Ne pourrait-elle donc pas, pourtant, à présent qu’il l’avait tant travaillée, lui donner un peu plus de récompense ? En cette minute angoissante, il se plaît à détailler dans son esprit tout le travail qu’elle lui a coûté. Le souvenir des labeurs de chaque saison lui courbe de nouveau les épaules et inonde de sueurs son front… Il pense encore : quand il avait travaillé pendant toute la belle saison à faire de la terre, à labourer, à herser, à semer, à égoutter, à faucher, moissonner, faire les clôtures, creuser les fossés, il lui fallait, l’automne venu, battre le grain, nettoyer les étables, soigner les bestiaux, scier, fendre et corder la provision de bois de chauffage pour l’hiver, ou encore, se transformer en menuisier, forgeron, serrurier, charpentier ; s’ingénier à rajuster, à clouer les montants des portes et des fenêtres des bâtiments, les ais et les gonds des contrevents, raboter les pavés, rafistoler ceci, cela et cela encore !… tout était toujours à recommencer sur la ferme ! Puis, l’hiver, souvent, du moins quand le père vivait, il lui fallait partir pour les chantiers, au fond des bois, loin de la famille, peiner, geler, travailler dur pour gagner l’argent nécessaire à la maison. Ah ! il avait été rude ce trimage constant, éreintant ! Tout cela, seulement, pour avoir le plaisir, avant de s’en aller, de laisser aux siens une belle terre payante et d’avenir, reluisante au soleil, et de se dire, à l’heure dernière, qu’il avait, au moins, travaillé pour sa famille, pour sa race, pour son pays. N’aurait-il donc pas raison de se fâcher un peu contre elle, sa chère Marguerite qui, d’une simple parole, par l’aveu d’un caprice, venait de briser tant d’espoirs ?…
Son dévouement à la terre avait créé chez Jean-Baptiste Morel des sentiments qu’en un autre temps et en un autre milieu, l’on n’eut pas hésité à qualifier de chevaleresques. La terre avait pour lui un caractère sacré. Porter atteinte à son intégrité, en détacher une parcelle, l’eut révolté ainsi qu’un sacrilège.
Il tirait son courage, sa probité, sa gloire, sa religion, du noble asservissement de la terre. Nativement robuste, aussi serré de grain que la terre forte de ses champs, il avait fortement subi l’influence du sol où il était né. Il était devenu farouche à tout ce qui ne regardait pas le bien de sa terre.
Mais le malheur, en ces dernières années, avait travaillé son âme et son corps ; et de tous les sentiments ardents qui l’animaient naguère n’étaient plus restés, à bien dire, en son cœur, que l’amour violent pour sa terre et sa tendresse pour Marguerite. Sa figure était l’une de celles qui ont gardé de la réflexion et de la souffrance, des creusements et comme des touches irréparables. Il était, pour l’instant, plus renfermé que jamais et sa pensée semblait comme fatiguée… Il ne se fâcha pas. Il ne dit mot, croyant maintenant plutôt à un caprice de sa fille…
Tout à coup, Marguerite qui continuait de se tenir à la fenêtre, tressaillit. De derrière les étables, un jeune homme venait de surgir en grande allure ; il semblait de haute taille dans la clarté rayonnante de cette fin d’après-midi. Une faulx solidement campée sur son épaule, les pas assurés, il apportait, semblait-il, avec lui, la santé et la joie de l’espace. Des gouttes de sueur filtraient à travers la loque de sa chemise dépoitraillée ; il chantait à tue-tête :
« Mignonne, quand la nuit descendra sur la terre,
Nous irons écouter la chanson des blés d’or !… »
Jean-Baptiste Morel fit un geste d’ennui, comme s’il s’éveillait : « le Français ! » murmura-t-il.