Le Foyer et les Champs/Tentation

Le Foyer et les ChampsSociété centrale de librairie catholique (p. 62-68).

Tentation.

Rien n’est sûr que l’hymen.
(Légende des siècles) V. H.


La Muse.

Mon fils ! pourquoi rêver sur le bord de ton lit
Comme au seuil d’une tombe un archange de pierre,
Sans qu’un songe léger, refermant ta paupière
Et t’effleurant de l’aile, illumine ta nuit ?
Pourquoi dans tes deux mains caches-tu ton front pâle
Où des rides déjà flétrissent ton printemps ?
Pourquoi pleurer ; pourquoi regarder par instants
D’un air triste, le ciel où les astres d’opale
Font briller leurs flambeaux dans les sentiers de Dieu ?
Tu sembles envier les étoiles de feu
Et les nuages blancs dénouant leurs écharpes :
Mais n’as-tu pas un cœur que l’amour fait rêver

Et fait fondre en accords plus doux que ceux des harpes ?
Ta vie est une chaîne aisée à soulever ;
Avril, paré de fleurs, dans son berceau s’éveille.
Pourquoi, ta lampe et toi, s’épuiser à la veille ?…
Ouvre tes bras ! je viens, rêveuse, sur ton front
Poser ma lèvre ardente, où Musset et Byron
— Mes immortels amants, — ont suspendu leur âme :
Je suis la Muse, et j’ai la jeunesse et l’amour :
Laisse-toi fasciner par ces soleils de flamme
Qui dans l’ombre des nuits jettent l’éclat du jour.

Le jeune homme.

Muse, j’aimerais mieux te voir faible et pâlie
Dans des voiles de deuil déguisant ta beauté ;
Ce soir j’aimerais mieux que la mélancolie
T’amenât par la main vers mon cœur agité.
Est-ce un si grand bonheur, crois-tu, d’être au jeune âge ?

La Muse.

Demande-le au vieillard qui pleure son passé
Dont le cher souvenir dans le présent surnage.
Il voudrait retrouver dans son vieux corps glacé
Cette sève féconde autrefois sous l’écorce,
Arbre vivace alors, aujourd’hui tronc sans force !
De sa voix défaillante il voudrait rappeler
Cet essaim vaporeux et riant de ses rêves
Que les glaces de l’âge ont fait vite envoler
Comme au souffle du vent le sable d’or des grèves !…


Le jeune homme.

Mais ceux qui vers la tombe avancent à pas lents
Ne doivent pas sur nous jeter un œil d’envie ;
Plus que mes cheveux blonds j’aime les cheveux blancs,
Je préfère l’automne au printemps de la vie,
Au soleil qui se lève un soleil qui s’endort !
La jeunesse est un bien qu’on regrette à distance,
Que le temps exagère, et que notre inconstance
Fait plus apprécier en marchant vers la mort.
Car nous avons souvent ces heures de souffrance
Où le trépas surgit comme une délivrance,
Où le front est penché dans un pénible effort,
Où l’on fouille son cœur pour y trouver des armes
Dont on puisse frapper et tuer la douleur,
Sans n’y plus rien trouver qu’un flot sombre de larmes
Où la main cherche en vain l’épave du bonheur !…

La Muse.

Dans la coupe pourquoi toujours chercher la lie ?
Pourquoi toujours penser ? Celui qui pense a tort :
Il s’attache un boulet qu’il traîne avec effort.
Vive l’indifférence humaine et la folie !
Ceux-là seuls sont contents qui fermant les deux yeux
Se jettent dans le bruit où l’on s’étourdit mieux !
Suis-donc le tourbillon de la foule frivole ;
Laisse le flot des jours fuir, plus insouciant
Que la rose qui s’ouvre ou l’oiseau qui s’envole.
Fléchis sous la douleur comme un roseau pliant.

Lorsque la nuit aura fermé ses noires ailes,
Et fait place à l’aurore empourprant l’horizon,
Abandonne l’étude et ta froide maison
Et gagne les bois verts luisant des étincelles
Que le soleil tamise à travers les rameaux.
Cherche l’amour ! C’est là le remède à tes maux :
Comme Faust emporté par un sombre génie,
Tu pourras entrevoir ta Marguerite en pleurs
Humble, filant du lin dans sa chambre bénie
Où flottent les parfums des orangers en fleurs.
Tout poëte aux rayons de l’amour doit éclore
Et mêler à son nom le nom d’une beauté ;
Dante aime Béatrix et Pétrarque aime Laure,
L’amant mène l’amante à l’immortalité !
Qu’importe si bientôt la plus ferme tendresse
Doit périr, — tant le sort a de sévérité ! —
On jette le flacon quand on a bu l’ivresse,
Quand on ne l’aime plus, on quitte la maîtresse !…

Le jeune homme.

Ah ! tu veux me tromper, Muse ! Les passions
Les plus nobles de l’âme et les plus généreuses
Y laissent tôt ou tard d’âpres déceptions ;
Et ces amours d’un jour fausses et dangereuses
Effeuillent l’arbre en fleur de nos illusions !
Elles sont pour la lèvre un enivrant breuvage
Dont on sent le parfum sans en goûter le fiel,
Mais la coupe vidée est un pesant bagage
Alourdissant notre aile ouverte aux vents du ciel !

D’ailleurs le siècle même est un juge sévère
Il condamne le fils par la voix de sa mère
Quand son cœur de vingt-ans tressaille et veut aimer.

La Muse.

Toi qui n’aimas jamais pourquoi donc blasphémer
Ce mot mystérieux que la nature épelle !
J’aime ! chante la brise à la rose nouvelle,
J’aime ! redit l’étoile au soleil, son amant !
La nature a poussé ce cri dès son enfance
En levant ses deux bras vers le bleu firmament
Et le répétera quand faible et sans défense
Elle ira s’engloutir dans l’éternelle nuit !
Aveugle ! tu ne peux maudire la lumière !

Le jeune homme.

Ô Muse ! je la cherche et toujours elle fuit !
Hélas ! je suis aveugle, et mon erreur première
C’est d’aller mendier un cœur près des passants
Qui ne s’émeuvent point de mes tristes accents !
Je suis Pygmalion enlaçant Galathée
Et ne retrouvant plus dans ses bras impuissants
Qu’un marbre froid. Je suis un nouveau Prométhée
Ayant au fond de l’âme un peu du feu divin.
Muse ! j’ai soif d’amour, j’attends et c’est en vain !
Car la réalité qui me poursuit sans trêve
De sa main froide et nue a bien vite brisé
L’idéal que j’avais caressé dans mon rêve
Et que je crois voir luire à mon œil épuisé.

Je suis comme une fleur dont renaîtraient les charmes
Sous la pluie odorante ou l’éclat du soleil ;
Il faudrait à mon cœur pour sortir du sommeil
Que l’amour lui versât un sourire ou des larmes !…

La Muse.

Suis-moi, suis-moi. Je vais te rendre la gaîté ;
Tes soucis s’enfuiront au souffle de l’orgie,
Tu mettras tes chagrins sous la nappe rougie
Qui sera leur linceul ; et l’âpre volupté
T’enlaçant dans ses bras comme une fiancée
Versera ses baisers sur ton front soucieux.

Le jeune homme.

Mon cœur n’a pas d’écho pour ta voix insensée.
Tu marches dans la boue, ange tombé des cieux !
Il n’est qu’un seul amour capable sur la terre
D’apaiser cette ardeur qui brûle et nous altère,
Il n’est qu’une amitié ni qu’une affection
Dont nous vivions sans honte et sans déception,
C’est celle que l’on trouve au foyer domestique,
Dans le cœur d’une femme ayant sur les genoux
De petits enfants blonds qui forment entre nous
Avec leur bras d’ivoire une chaîne mystique !

La Muse.

Mon fils ! pardonne-moi. Le pardon est si doux.
J’ai voulu t’éprouver comme on éprouve un juste,

Voir si ta force était chancelante ou robuste,
Si Job priait encor soumis sur son fumier,
Si la blanche colombe allant vers le ramier
Tenait la branche verte à l’ombre de ses ailes.
Et j’ai vu ton esprit pensif, et captivé
Par le besoin d’aimer les choses immortelles.
Oh ! pour qu’il luise un jour cet idéal rêvé,
— Vestale agenouillée à l’autel de ton âme —
J’y garderai l’amour chaste, qui fait germer
Des fleurs dans le foyer et des fruits dans la femme,
Car l’amour c’est la vie, et l’amour c’est la flamme
Dont le flambeau d’hymen doit toujours s’allumer !…