Le Foyer et les Champs/Les Amours de Roland

Le Foyer et les ChampsSociété centrale de librairie catholique (p. 77-85).

Les Amours de Roland.

Légende du Rhin.
à mon ami E. F.
Ich weiss nicht was ssoll es bedeuten
Dass ich so traurig bin ?
Ein Märchen aus alten zeiten
Das kommt mir nicht aus dem Sinn.
H. Heine


I.

C’était fête au château d’Ermann, comte du Rhin ;
Dans la salle d’honneur règne un bruyant entrain ;
Les gardes font la haie en cercle, et les trouvères
Joignent leurs chants d’amour au choc joyeux des verres.
Sous le lustre, on s’empresse autour d’un chevalier
Au teint brun, aux yeux noirs, portant un grand collier,
Un pourpoint de velours, et des chausses de soie.
Celui qui trône ainsi dans le bruit et la joie
C’est Roland, paladin, neveu de l’Empereur.
Ermann pour le fêter et pour lui faire honneur

A mis, comme échanson, sa gente damoiselle ;
Un hanap d’or en main, elle verse avec zèle,
Douce, les cheveux blonds sur la tempe aplatis,
Les yeux rêveurs plus bleus que des myosotis !
Roland la regarda : son cœur battit plus vite,
Et, présentant la coupe à sa voix qui l’invite,
Il trembla, ce bras fort du prince féodal
Qui tenait sans faiblir l’immense Durandal
En la faisant tourner pour moissonner les têtes ;
Et sa voix, comparable au souffle des tempêtes
Dans son grand cor d’ivoire au milieu des combats,
Expira sur sa lèvre et s’éteignit tout bas
Devant cette enfant faible et pourtant formidable.

Oh ! l’abîme profond et le gouffre insondable !
Roland, jamais vaincu, rencontrait son vainqueur !

Ils s’aimèrent !… L’amour, joyeux avril du cœur,
Leur donna ses chansons et ses roses nouvelles ;
Dans leur être ils sentaient comme un battement d’ailes ;
La gaîté sur leur front allumait sa lueur,
Et s’ils pleuraient, c’étaient des larmes de bonheur !…
Mais, tandis qu’ils rêvaient cet éternel mystère
De cacher leur amour dans ce coin solitaire,
Comme l’aigle bâtit sur un roc sourcilleux
Son aire où ses petits naîtront plus près des cieux,
Roland fut rappelé : son oncle Charlemagne
Voulait qu’il repoussât les Maures de l’Espagne.

Il comprit son devoir ; mais son cœur se fendit
Comme un marbre frappé de la foudre ; il maudit
Sa naissance, son rang et sa gloire passée
Qui devaient le jeter loin de sa fiancée.

Quand la nuit déploya son crêpe dans le ciel,
Il la prit par la main, et vint près de l’autel
Dans la blanche chapelle où reposait sa mère.
Là, le front incliné sous sa pensée amère
Il lui dit : « Hildegonde, aimes-tu bien Roland ?
L’aimeras-tu toujours ? » — « Oui, dit-elle, en tremblant —
— « Je jure devant toi sur mon glaive et mon âme
Continua Roland, de te prendre pour femme. »
— « Moi, je me donne à vous, dit-elle, ou bien à Dieu ! »

Et l’aurore entendit leurs derniers mots d’adieu…

II.

Roland se comporta vaillamment ; chaque bouche
Célébrait sa valeur, et l’ennemi farouche
Fuyait à son aspect comme un agneau sanglant
Devant un lion fauve à l’œil étincelant.
Il aimait d’autant plus bondir dans la bataille
Géant, qu’il n’avait pas de guerrier à sa taille,
Et qu’il pourrait offrir sa moisson de laurier
À sa chère Hildegonde attentive à prier !…
Mais sur son front vainqueur s’amoncelait l’orage :
Les Maures frémissant de l’éternel outrage

Qu’imprimaient à leur nom ses faits d’armes nouveaux
Lui tendirent un piège au col de Roncevaux.
Le paladin n’a pris qu’une petite escorte,
La lutte est inégale et cruelle !… N’importe !
Son épée étendit bien des morts à ses pieds,
Et les sons de son cor plaintifs, multipliés,
Courant dans les échos émus de la montagne,
Appelèrent en vain au secours Charlemagne :
Le traître Ganelon arrêta l’empereur ;
Et Roland vers le soir dans ce vallon d’horreur
Tomba sur le flanc nu d’une roche escarpée
Murmurant Hildegonde et baisant son épée !…

La France prit le deuil pour pleurer son trépas ;
Les cloches dans les airs confondirent leurs glas ;
Et tous les troubadours, par les monts et les plaines,
Allèrent soupirer aux pieds des châtelaines
La bataille suprême où succomba Roland
Et son amour brisé par ce trépas sanglant !…

III.

Sur les rives du Rhin, devant les Sept Montagnes
Quelle est cette humble vierge embrassant ses compagnes ?
Pourquoi ces cris d’adieu dans le soleil levant ?
Cette barque apprêtée au bord du flot mouvant ?
Tout n’est-il pas joyeux dans la jeune nature ;
Et toi, n’est-tu pas jeune, ô fraîche créature ?

Quelle main de ton front a fait tomber les fleurs
Pour y plonger l’épine, et fait jaillir les pleurs
De tes yeux, comme l’eau qui déborde d’un vase ?
Pourquoi ce vieillard blanc que la douleur écrase
Comme s’il descendait les marches d’un tombeau
Descend-t-il la montagne où plane le corbeau ?
Voilà le vent qui souffle et l’esquif se balance,
Voguant vers Nonnenwerth au milieu du silence ;
Et dès qu’il a touché cette île aux verts abords,
La cloche du couvent, comme un tocsin des morts,
Tinte dans l’air, et mêle à sa rumeur plaintive
Les cris désespérés qui partent de la rive !…

Sonnez, cloches des morts ! Cierges, allumez-vous !
Qu’on tende en noir l’autel !… pâles sœurs à genoux !
Car cette vierge en pleurs va mourir pour le monde
Et se donner à Dieu… priez pour Hildegonde !…

Cependant son vieux père était resté tout seul,
Drapé dans sa douleur comme dans un linceul,
N’ayant plus d’un vivant que la froide apparence
Et souhaitant la mort comme une délivrance.
Un soir un chevalier, sombre sous son manteau,
La visière abaissée, entra dans le château,
Et s’informa du comte Ermann auprès d’un garde.
Ermann vint. L’étranger le salue et regarde,
Ne le reconnaît pas, tant il a de pâleur
Et de rides, sillons que creuse la douleur !…
« Seigneur, je cherche Ermann qui m’a promis sa fille ? »

Le vieillard chancela mourant contre la grille…

Était-ce un spectre affreux qui le raillait, bourreau !…
Mais non ! c’était Roland, Durandal au fourreau,
Qui revenait vainqueur demander sa compagne
Lui qu’on avait cru mort dans les gorges d’Espagne !…

Au matin le soleil était tout radieux !
C’est comme une ironie implacable des cieux :
Quand le cœur se resserre et que les larmes coulent,
Que les rêves déçus devant la mort s’écroulent,
L’astre allume toujours son rayonnant flambeau,
Calme, comme une lampe au-dessus d’un tombeau !…
Roland morne, blêmi, les paupières gonflées,
S’enfonça dans la sombre épaisseur des vallées,
Fuyant avec l’effroi farouche du voleur,
Pour aller y cacher aux regards son malheur.
Ensuite il arriva sur le sommet tranquille
Dominant Nonnenwerth et le couvent de l’île,
Et comme il exhalait son cri de désespoir,
Il entendit soudain dans les hymnes du soir
Un chant mélodieux flottant vers les nuées.
Les fibres de son âme en furent remuées :
C’étaient les pâles sœurs qui chantaient le salut,
Et dans toutes ces voix du cloître il reconnut
La plus harmonieuse et la plus enflammée
Celle de l’humble enfant qu’il avait tant aimée !
Roland passa la nuit dans un creux du rocher,
Implorant Dieu, buvant ses pleurs, sans se coucher.
Le lendemain, au son des cloches argentines
Les nonnes se levant, chantèrent les matines,

Et la voix d’Hildegonde au milieu de ce chœur
S’élevant pure et fraîche, atteignait jusqu’au cœur,
Comme une flèche d’or, Roland dans son asile !
La communauté sainte à midi vint dans l’île,
Joyeuse et s’ébattant comme un essaim d’oiseaux.
Une nonne s’assit près des tremblants roseaux
Sous un saule, pensive à voir s’écouler l’onde,
Et sous son voile blanc Roland vit Hildegonde !…

Ô fiancée offerte à l’autel du Seigneur,
Avez-vous pu trouver près de lui le bonheur ?
Et son amour mystique à votre cœur qui brûle
A-t-il versé l’ivresse au fond de la cellule ?
Ne regrettez-vous rien de ce monde si beau,
De ce lit nuptial qui se change en tombeau,
Et de ces chants d’amour que votre lèvre oublie
Pour prier le Seigneur avec mélancolie ?…

Ô priez jeune fille ! ô pleurez chaste sœur !
Les pleurs, fraîche rosée, ont aussi leur douceur
Quand le flot douloureux contre le cœur déferle !
Devant Dieu chaque larme est une sainte perle !…

Roland, pendant six mois, entendit ce doux chant
Dans les feux de l’aurore et l’ombre du couchant.
Fendant six mois, il vit Hildegonde tremblante
S’asseoir plus inclinée et plus hâve et plus lente
Sous le saule-pleureur, dont les cheveux épars,
Comme un manteau de deuil, pendaient de toutes parts.


Les arbres verdoyants avaient jauni. L’automne
Envoyait aux échos son râle monotone ;
Les oiseaux éprouvaient des frissons dans leur vol,
Et les feuilles des bois, tournoyant sur le sol,
À leur ronde de mort dans les champs funéraires
Paraissaient convier les maigres poitrinaires ;
Et l’hiver approchait, triste comme un aïeul,
Enveloppé de neige ainsi que d’un linceul !…
 
Un soir la voix manqua dans les strophes latines
Et puis le jour suivant dans le chœur des matines :
Hildegonde avait fui devant le froid hiver !…
Et Roland vit bientôt au pied du saule vert
Que le vent respectait pour qu’il veillât la tombe,
Quatre sœurs qui creusaient un nid à la colombe !…

Le lendemain dès l’aube, au milieu du brouillard,
Un prêtre en surplis blanc, sombre et tremblant vieillard
Sur lequel le soleil jetait sa lueur fausse,
Chantant un chant funèbre approcha de la fosse,
Et les nonnes suivaient dans leurs habits de deuil
Les mains jointes, versant des pleurs sur un cercueil !…

Alors on entendit dans la montagne nue,
Comme un râle, éclater une voix inconnue,
Et quelques jours après un vieux pâtre, tentant
De retrouver sa chèvre égarée en broûtant,
Gagna la haute cîme, et trouva sous l’arcade
De la tour Rolandseck, que le lierre escalade,
Le corps rigide et froid du paladin Roland !…


Voilà pourquoi l’aïeule aux blancs cheveux, filant
Auprès des enfants blonds, l’hiver, dans les veillées,
— Lorsque le vent rugit aux portes verrouillées, —
Leur conte que le Rhin pousse d’amers sanglots
En frôlant Nonnenwerth dormant parmi les flots,
Et qu’au sommet du mont que le nuage effleure
Rôde toutes les nuits un fantôme qui pleure !…